1Le néophyte qui entrerait dans une maison centrale [2] pourrait s’attendre à trouver, chez des condamnés pour infractions lourdes (meurtre, viol, vol à main armée...), qui ont donc tous bafoué l’ordre social, de la cohésion et de la solidarité contre les citoyens qui les ont exclus et le personnel qui les garde. Il serait bien étonné, en rencontrant individuellement les condamnés, de voir chacun dénigrer son codétenu et se glorifier de sa propre « moralité ». Par contre, s’il tendait l’oreille dans les cours de promenade, il serait immédiatement rassuré sur l’ « amoralité » et l’ « asociabilité » de ces détenus en les entendant se vanter de leurs longues condamnations et des crimes qu’ils ont commis ou qu’ils commettront une fois libérés. S’il a lu nombre de ces témoignages d’anciens condamnés évoquant la « hiérarchie » entre les catégories de détenus, parfois frappées d’ostracisme, le visiteur serait à nouveau surpris de l’apparente bonne relation qu’entretiennent en promenade ou dans une salle d’activités tel détenu qu’il sait être condamné pour un crime sexuel avec tel autre, incarcéré, lui, pour un vol à main armée. Il serait toujours stupéfait de la constante tonalité morale des discours tenus par des individus qui ont si lourdement enfreint la loi. Comme si le fait d’être enfermé derrière les barreaux exacerbait la disjonction entre légalité et moralité. Le sens moral devenant l’ultime et seul critère décisif d’humanité auquel le transgresseur à la loi pourrait désormais se raccrocher [3].
1. Une « culture carcérale » ?
Études carcérales anglo-saxonnes
2Les valeurs des détenus ont été présentées par les sociologues anglo-saxons dans leurs nombreuses recherches sur la prison, des années 1940 aux années 1970.
3Dans ces études, la population carcérale est décrite comme une « communauté particulière » et la prison comme le lieu d’une « sous-culture » [4]. Les détenus partageraient ainsi un code de valeurs spécifiques et très fortement investies qui s’opposeraient aux valeurs communément admises dans la société globale, et dont les règles détermineraient le comportement de chacun envers les codétenus et le personnel. D’une part une loyauté totale envers les codétenus – « N’exploite pas les autres détenus », « Respecte la parole donnée », « Ne faiblis pas dans l’adversité », « Ne balance pas »... D’autre part une hostilité permanente aux personnels qui représenteraient les citoyens ordinaires : « Ne parle jamais à l’ennemi ».
4À partir de ce code s’articuleraient des « rôles » sociaux divers et hiérarchisés, chacun désigné par un terme argotique : le square John, le détenu « non criminel », est en prison accidentellement et participe avec ardeur au programme de réhabilitation proposé par l’institution. Il entretient peu de contact avec les autres condamnés ; le right guy, le « mec bien », a derrière lui une importante carrière criminelle et l’expérience de la prison. Très respecté des autres détenus, il se situe au sommet de la hiérarchie carcérale. Il ne s’intéresse guère au programme de réhabilitation et n’entretient avec le personnel que des contacts de nature utilitaire ; le politician, spécialiste de la fraude ou du recel, se distingue par son intelligence plus que par sa force physique, et établit autant de contacts avec le personnel qu’avec les détenus ; l’outlaw, jeune asocial en pleine gloire criminelle, résout ses problèmes par la violence et rejette entièrement le programme de l’institution. Les autres détenus se méfient de lui. Enfin, le ding, condamné pour des délits sexuels, est rejeté à la fois par les détenus et le personnel, et se fait aider par les psychologues et les psychiatres [5].
5Certains sociologues, comme Clemmer (1940), ont pensé cette « sous-culture » carcérale dans une perspective culturaliste : elle est endogène et transmet aux nouveaux arrivés un ensemble de normes et de valeurs support de leur nouvelle identité. D’autres, à la suite de Cohen (1955), comme Schrag (1960) et Sykes (1961), ont considéré cette sous-culture dans une perspective fonctionnaliste : « Un ensemble d’individus partage un même monde de valeurs, qui forge les normes permettant l’interprétation des choses et des événements permettant que s’instaure, entre eux, une communication assurant le bon déroulement de l’interaction » [6].
6Suivant la théorie des sous-cultures, ces chercheurs ont alors postulé que les valeurs des détenus étaient spécifiques, voire même opposées aux valeurs conventionnelles [7]. Ils ont également considéré que les valeurs énoncées par les condamnés, imposées par la sous-culture à laquelle ils appartenaient, étaient nécessairement intériorisées. Enfin, l’identité et la conduite des détenus seraient déterminées par la transmission culturelle et l’intériorisation de ces normes et valeurs (Ogien, 1995).
7S’inscrivant dans la perspective thérapeutique des fondateurs de l’école de Chicago qui cherchaient à dégager les méfaits de l’environnement sur les conduites individuelles, ces sociologues tentèrent alors de mesurer les facteurs criminogènes de l’enfermement, et d’évaluer dans quelles mesures les différents types d’ajustement des détenus à la « culture carcérale » étaient susceptibles d’affecter le réajustement futur de l’individu à la société libre. Pour cela, ils ont cherché à évaluer le degré d’assimilation du détenu à ces valeurs, évaluation qui devait aussi prédire le degré d’engagement de ce dernier dans l’activité délinquante [8].
8Dans l’ensemble de ces études, ces chercheurs ont en fait présenté des valeurs sans décrire leur contexte d’énonciation. Ils ont décrit des rôles sans distinguer le discours convenu – c’est-à-dire celui qu’il faut énoncer – des faits, et plus particulièrement des comportements effectifs. Ainsi, par exemple, à propos de ces rôles, on ne sait pas qui désigne qui aux yeux de qui, ni quand ni où. Et d’ailleurs, qui distingue ces rôles ? Est-ce les sociologues eux-mêmes ? Si oui, comment les ont-ils définis ? Est-ce les détenus ? Et dans ce cas, quel type de détenus ? Car si le right guy – détenu respecté – a toutes les chances de se présenter ainsi, le ding – détenu rejeté – ne va certainement pas se caractériser sous ce terme. Ils rassemblent pêle-mêle : la conduite de l’individu – mais sans dire auprès de qui et dans quelle circonstance –, la présentation de soi – mais sans définir qui se présente ainsi et à qui –, et l’image qu’en perçoivent les autres – mais sans chercher qui sont ces autres ni dans quelle situation ils le perçoivent ainsi.
9Les chercheurs semblent avoir considéré le discours des détenus comme un discours de sociologues, c’est-à-dire explicatif du comportement, sans considération pour la dimension pragmatique de la parole [9]. Pourtant, en prison peut-être plus qu’ailleurs, la prise en compte de cette dimension de la parole est primordiale.
Importance de l’activité discursive en prison
10Du fait des contraintes institutionnelles (impossibilité de partager le quotidien des détenus et grandes difficultés de participer à leurs activités...), le sociologue ou l’ethnologue en prison travaillent essentiellement à partir du discours des acteurs. Réalité méthodologique qui s’accorde parfaitement avec la réalité empirique.
11En prison – tout au moins en maison centrale [10] –, une grande partie de l’activité est en effet une activité discursive. Les activités – éducatives, sportives ou rémunératrices – y sont restreintes et répétitives. Restriction et répétition accrues par le peu de personnes rencontrées : les intervenants extérieurs sont certes de plus en plus nombreux, mais restent dans les salles d’activités et pénètrent rarement le lieu de vie des condamnés (cours de promenade, bâtiment des cellules...).
12L’abondance de la parole contrebalance alors l’indigence de l’activité : on dit d’autant plus qu’on fait peu et toujours la même chose. Ou plutôt, nous le verrons, on fait en disant. On dit alors ce qu’on était, ce qu’on est et ce qu’on sera, et plus souvent encore ce qu’on a fait et ce qu’on fera. À la personne extérieure à l’institution (au chercheur notamment) ou au nouveau venu, on annonce avec constance et ostentation la « spécificité » de ses valeurs, on énumère des catégories distinctes et hiérarchisées de détenus [11].
Des paroles disjointes des activités pratiques
13La difficulté, pour les interlocuteurs, de vérifier la teneur des propos tenus (qu’ils concernent des actes commis à l’extérieur ou à l’intérieur de la prison, ou plus simplement la nature des interactions entre soi) – ou même l’obligation de faire semblant d’y croire, nous le verrons – et l’incapacité, pour leurs auteurs, de les mettre en pratique en temps et en lieu où ils les formulent, explique très certainement en partie la volubilité de ces discours : les acteurs ne sont pas contraints par l’adéquation entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font ou ont fait. Ou, pour le dire plus simplement, les détenus ne sont pas obligés de prouver ce qu’ils racontent.
14Ces discours sont surtout spécifiques en ce qu’ils n’accompagnent pas une activité précise. Parce qu’ils sont éloignés de la réalité pratique à laquelle ils sont censés se rapporter, ils sont finalement peu rattachés à l’expérience personnelle de ceux qui les énoncent. Certes, si les détenus ont bien commis certains des actes dont ils se vantent, si des violences physiques ou morales entre détenus sont bien perpétrées en prison, le discours qui les entoure dépasse très largement ces actions : les faits auxquels cette parole se rapporte importent moins que la parole elle-même. Cette parole compte ensuite moins dans son contenu que pour ce qu’elle dit de la personne qui la tient. Et elle vaut moins pour ce qu’elle dit de cette personne que pour l’efficacité de son énonciation dans ce lieu-là à ce moment-là. Dès lors, le discours devient en lui-même un fait social à étudier.
« Culture » ou discours
15L’importance du discours et sa prise en compte comme un fait social en lui-même conduisent à considérer les valeurs présentées par les sociologues anglo-saxons et les rôles qui en découleraient, à partir de la manière dont les détenus les présentent et ce qu’ils ont à en dire, en dégageant l’efficacité de ces discours, c’est-à-dire en appréhendant la dimension pragmatique de la parole et les contraintes de la situation.
16Dans cette perspective, il ne s’agit plus de travailler sur le respect ou le non-respect des normes et des valeurs énoncées – nous verrons d’ailleurs que les détenus ne croient guère à ce qu’ils disent au-delà de la situation d’interlocution –, mais sur la circulation et l’énonciation de valeurs dans un endroit circonscrit, selon la situation d’interlocution et les rapports sociaux qu’elles autorisent, c’est-à-dire sur des actes de paroles, et donc sur l’action. Il s’agit aussi, comme le proposent notamment les ethnométhodologues, de distinguer l’identité de la personne et sa conduite (et ici plus particulièrement ses propos).
17Nous nous éloignons ainsi du « paradigme normatif » auquel se sont référés les sociologues anglo-saxons qui se sont penchés sur la question carcérale – l’individu intériorise des valeurs et des normes de conduite transmises par la culture ou la structure sociale –, pour nous approcher du « paradigme interprétatif », selon lequel « l’individu est pris dans des situations d’action et (...) peut juger de l’opportunité de respecter – ou de suivre à sa manière – les contraintes des systèmes de valeurs dont il connaît l’existence et qui s’actualisent dans l’activité pratique » [12].
18Si travailler sur la « culture » ou « sous-culture » d’une « communauté » conduit à considérer la « viscosité » [13] des valeurs et la nature de leur intégration par les acteurs concernés, traiter de la parole incite au contraire à porter un regard sur leur fluidité, leur élasticité, leur circulation et sur leur manipulation par les acteurs. Nous verrons alors que les valeurs énoncées en prison valent finalement moins pour elles-mêmes et leurs prescriptions – les condamnés ont peu l’occasion de les mettre en pratique, nous l’avons dit –, que pour ce que leur énonciation autorise.
19Alors que les chercheurs anglo-saxons ont présenté une population carcérale particulière dans sa constitution même, traité de rôles congruents aux identités et évoqué les valeurs dans leur qualité intrinsèque, je considère les « rôles » ainsi définis comme des « figures morales », c’est-à-dire des représentations d’individus idéaux, construites par les détenus à partir de valeurs empruntées aux différents registres dont ils disposent (leur expérience propre, mais aussi le cinéma, la presse ou les romans, la radio ou la télévision), et qu’ils mobilisent selon la situation. Posées au-delà des individus, ces figures apparaissent alors comme des repères à partir desquels ils tentent de construire leur identité et leurs rapports sociaux.
20Avant de présenter ces figures et leur utilisation, présentons brièvement les contraintes sociales dans lesquelles se trouvent les condamnés.
2. Réordonner son monde
21Enfermé avec quelques trois cents autres condamnés dans un espace de 3 ha environ [14], le détenu doit, pour une question de survie sociale, réordonner son nouveau monde en se différenciant de ses codétenus et en s’affiliant à un groupe.
22Il doit avant tout se battre contre l’assimilation aux « criminels » qui l’entourent, se différencier et contrer la promiscuité physique et sociale très forte dans laquelle il se trouve. Il est en effet contraint de vivre avec des individus d’âges différents, d’origine ethnique, culturelle et sociale diverses, mais surtout avec des condamnés pour des crimes et délits distincts, au passé carcéral vierge ou conséquent. Cette promiscuité avec des individus si différents, de surcroît, des criminels – le « criminel », c’est toujours l’Autre – rend nécessaire, si le détenu veut pouvoir être soi, la mise à distance de l’autre : « À coté des différences dues à l’isolement, il y a celles, tout aussi importantes, dues à la proximité : désir de s’opposer, de se distinguer, d’être soi », écrit Lévi-Strauss [15]. Néanmoins, si tous se distinguent de l’Autre de la même façon, il ne s’agit pas, nous le verrons, d’un groupe qui se distingue d’un autre groupe – en l’occurrence une « communauté » avec ses valeurs, comme les sociologues anglo-saxons ont présenté la population carcérale –, mais d’individus qui se distinguent d’autres individus à l’intérieur d’une collectivité, face à une autre collectivité, celle des gens de l’extérieur.
23Si l’assimilation n’est pas viable socialement, la distinction seule n’est pas plus supportable. Pour établir des rapports sociaux avec ceux qui l’entourent, le détenu doit trouver une place en s’affiliant à un groupe, ce qui passe par la construction de l’Autre et la classification des individus qu’il rencontre, c’est-à-dire par une mise en ordre symbolique d’une population construite par d’autres que lui. Ces groupes se construisent et se déconstruisent cependant au gré des situations rencontrées par les acteurs, selon les nécessités du moment. Le condamné se distingue et réordonne alors son monde à partir de l’énonciation de jugements moraux portés sur son propre crime et sur celui de l’autre, à partir de valeurs qu’il s’attribue à lui-même et dont il dote les autres, et par l’attribution à lui-même et à l’autre d’identités morales différentes. Cela pour plusieurs raisons.
24Le détenu est d’abord pris dans un faisceau de discours juridiques et judiciaires sur lesquels viennent se greffer de multiples considérations morales. Il est incarcéré à l’issue de discours juridiques et institutionnels : les rapports écrits des forces de l’ordre, du magistrat instructeur, des psychologues et psychiatres, des témoins de moralité, et des débats oraux lors du procès. Ces discours juridiques et moraux ont été le plus souvent relayés par le discours médiatique. Ensuite, tout au long de leur peine, leurs capacités sociales et morales de réinsertion sont évaluées par le personnel (juge d’application des peines, travailleur social, psychiatre et/ou psychologue) au travers d’entretiens individuels. Pris dans ces discours – qu’il les approuve ou, comme c’est plus souvent le cas, s’y oppose –, le condamné répond par son propre discours qu’il situe nécessairement sur le même plan.
25Exclu et considéré comme un « criminel », en prison pour avoir transgressé la moralité la plus communément partagée par les citoyens libres, le détenu doit aussi contrer les jugements d’amoralité portés à son encontre et retrouver une identité honorable vis-à-vis de lui-même et des gens de l’extérieur. Il doit colmater l’ordre moral dans lequel il a ouvert une brèche en commettant son infraction, et montrer que lui aussi est capable de partager des valeurs.
26En arrivant en prison, le détenu perd également son affiliation sociale et familiale qui le distinguait jusque-là. Dorénavant, il est reconnu à travers la qualification de l’infraction pour laquelle il a été condamné, la nature et la longueur de la peine qui lui a été infligée et son placement dans cet établissement-là. Dépouillé et privé de la plupart des distinctions concrètes et ordinaires de la société extérieure, il ne lui reste plus, pour se différencier et se classer, que les catégories abstraites communes que sont les valeurs.
27L’entreprise de réordonnancement du monde, qui occupe tant les condamnés, est alors inhérente aux relations carcérales qui se font et se défont selon la situation. Ce qui conduit sans doute Antoinette Chauvenet à constater qu’ « en prison, il n’y a pas beaucoup d’autres choses à observer que des relations. La prison est un lieu saturé de relations d’un type particulier, caractérisées notamment par leur tension, un milieu épuisant par son trop-plein de social » [16]. Néanmoins, l’étude de ces relations ne peut être réalisée indépendamment de l’étude de l’activité symbolique de classification des condamnés les uns par les autres.
3. Figures carcérales
28Les condamnés réordonnent leur monde, construisent leur identité pénale et leurs relations carcérales autour de trois types de figures morales : des figures à partir desquelles ils se distinguent de leurs codétenus et se situent face à la personne libre ; des figures qui leur permettent de se construire une identité d’inclus au sein de la prison ; et des figures à partir desquelles ils tentent de communiquer les uns avec les autres. Selon la situation – le lieu et les personnes avec qui ils sont en rapport –, les détenus mobilisent tel type de figures plutôt que tel autre.
29Si, à travers l’énonciation de ces figures, les condamnés cherchent à montrer combien ils sont moraux, ils professent, en même temps que des valeurs relatives au mal ou à l’absence de mal commis envers autrui au moment du crime, des valeurs plus proprement sociales et esthétiques révélant la place dans la hiérarchie sociale carcérale de celui à qui elles sont attribuées. Là, finalement, chacun trouve une place plus enviable que celle qu’il occupait dans la société extérieure.
Figures leur permettant de se situer et de se présenter face à la personne libre [17]
30Face à la personne libre (le chercheur notamment) qui s’intéresse à la vie carcérale, les condamnés se différencient de leurs pairs en distinguant des catégories hiérarchisées de détenus incarnées dans des figures désingularisées et idéales : « Vous savez, m’apprennent-ils les uns après les autres, la population carcérale est très hiérarchisée. Il y a plusieurs catégories de détenus ! » Par là, ils cherchent moins à renseigner l’ethnographe sur la population carcérale qu’à se positionner vis-à-vis de leurs codétenus et du chercheur. Ces figures, qu’ils présentent comme des « catégories de détenus », ne sont pas, en effet, constitutives de la population pénale [18]. Elles sont déclaratives, c’est-à-dire qu’elles n’existent que dans le discours et ne trouvent leur sens et leur efficacité que dans leur énonciation. D’ailleurs, lorsque les condamnés me les présentent, ils ne nomment jamais de codétenus.
31— Le « politique ». La figure du « politique » est située au sommet de la hiérarchie carcérale. Selon les détenus, le « politique » ne cherche pas à intégrer la société contre laquelle il se bat. Il n’agit pas pour son intérêt personnel – s’il vole, c’est seulement pour l’organisation dont il se réclame –, il est « intelligent », « réfléchi » et « instruit ». Il est donc humain et civilisé. En fait, c’est « un bon garçon qui se bat et sacrifie des années de sa vie pour ses idées ».
32— Le « voyou », ou encore le « truand », le « bandit », le « grand criminel »... jouit d’un grand prestige : « C’est encore mieux qu’une personne normale. » L’illégalité de ses actes est contrebalancée par son appartenance à une communauté supérieure, exclusivement masculine dont les membres partagent des valeurs plus strictes que les citoyens qui l’ont condamné [19] : « Celui qui trahit est tué », non pas simplement emprisonné. En outre, le « voyou » ne s’attaque pas aux citoyens ordinaires, mais à d’autres « voyous » ou aux membres des forces de l’ordre, ce qui le protège de toute accusation d’amoralité. Car ses infractions sont bien définies : « Pour le voyou, ça va du vol à main armée, règlement de compte, à l’enlèvement. » Ces crimes caractérisent alors la nature et le mode d’action du « voyou ». En maintenant l’individu à distance, l’arme à feu, marque de virilité, lui permet de ne pas atteindre le corps de sa victime (le « voyou » ne tire jamais si on ne l’y oblige pas). Les « règlements de compte » signent son appartenance à une communauté à part et son adhésion à des valeurs certaines. Les « enlèvements » prouvent sa capacité de réflexion à long terme, son esprit d’organisation, son sang-froid, et donc sa maîtrise sur le milieu. Le « voyou » contrôle aussi sa parole, qualité bien humaine : « Le banditisme, c’est le sens de la parole, le sens du respect ! » ou « Tu ne verras jamais un voyou avouer. Même avec le rat dans la bouche, il n’avoue rien ! » Autant de maîtrises qui indiquent la place élevée du « voyou » dans l’ordre de la culture. Dès lors, s’il est rejeté à la marge de la société, c’est parce que les citoyens ordinaires l’envient : « Ils sont jaloux ! » En le construisant comme sujet d’envie, les détenus réinscrivent le « voyou » au sein de la société. Son activité est d’ailleurs assimilée à un métier – « C’est comme celui qui va travailler chez Renault. C’est un travail ! C’est un dur travail ! » –, valeur importante chez l’homme ordinaire. Pour mieux affirmer la supériorité et la moralité du « voyou », les condamnés opposent cette figure à celle, décriée, des « délinquants ».
33— Les « délinquants » (le terme est toujours employé au pluriel, comme pour mieux opposer leur trivialité à la « singularité » du voyou) sont, pour les détenus les plus âgés, les jeunes capables de tout, « sans foi ni loi, qui cassent tout et qui entrent ! » [20]. Les condamnés reprennent alors le discours que les citoyens ordinaires tiennent sur « les jeunes sans éducation ni moralité » : « ils ne respectent plus rien, ils n’ont pas le respect des valeurs. Ils vous mettent un coup de fusil. Pour vous prendre une bague, ils vous coupent le doigt ! ». De par leur absence de valeurs, les « délinquants » menacent les valeurs du « voyou » et, de fait, la position sociale de ce dernier. Entretenir des contacts avec eux risquerait de le souiller et de lui faire perdre sa supériorité.
34— Le « braqueur » forme, avec le « politique » et le « voyou », l’élite ordinaire de la population carcérale. C’est le « top », la « classe ». C’est un « bon gars », un « brave mec ». Situé en deuxième dans la hiérarchie après le « politique », le « braqueur » attaque les banques, les bijouteries et les bureaux de poste, l’arme à la main, symbole viril. Il fait du « travail propre et honnête ». Un travail « propre », parce que le braqueur domine le milieu, parce que les braquages exigent de l’ingéniosité et du raisonnement. Un travail « honnête », car le braquage a lieu dans un territoire semi-public (une banque ou une poste) ; voler de l’argent, c’est voler du « papier », un bien non investi affectivement, donc un non-bien. Qui plus est, ce non-bien appartient à l’État, et donc à une non-personne. « Propre et honnête » aussi, parce que le « braqueur », courageux, s’oppose à au moins aussi fort que lui – l’État et les forces de l’ordre –, et qu’il met sa vie en jeu. Tenue à distance grâce à son arme, la victime ne risque pas de le salir. Ce travail est « propre » également, car sans sueur : le « braqueur » n’est pas un « pue-la-sueur », ce citoyen ordinaire qui gagne son argent à la sueur de son front et qui, de ce fait, donne une mauvaise odeur à l’argent [21]. Enfin, le « braqueur » agit pour un butin qui lui permet, non pas d’assouvir des besoins élémentaires, mais de goûter au luxe et de vivre parmi les grands de ce monde, preuve de sa place élevée dans le monde civilisé.
35— Le « proxénète », lui, est un « voyou » de moindre envergure. Il lui est reproché d’être à mi-chemin entre l’homme et la femme. Le proxénète brouille les genres. Parce qu’il gagne son argent par les femmes, il déroge à la séparation de l’espace masculin et de l’espace féminin, séparation toujours respectée par le « voyou ». « Incapable de tenir un calibre à la main », son arme à lui pour obtenir de l’argent, c’est la femme. Contrairement au « braqueur », il n’a ni les qualités mentales d’un homme véritable, comme le courage et l’ingéniosité – « C’est facile de faire de l’argent dans le proxénétisme. C’est rien du tout de mettre une nana au tapin ! » –, ni ses qualités physiques, puisqu’il agit sans arme, et donc sans virilité. « Maniéré et efféminé », il se comporte comme une « gonzesse » : « Il est un peu comme une femme, c’est le truc à câliner. » En fait, « le proxénète est un homme raté. Il n’a pas de stature. » Son argent ne peut qu’être sale.
36— Le « stup », c’est-à-dire le trafiquant de drogues, soulève plus d’indignation encore que le proxénète. Désigné comme une chose – c’est une « ordure » et une « saloperie » –, le « stup », qui ne touche lui-même jamais à la drogue, est un « vendeur de mort ». Il s’attaque aux citoyens ordinaires, et plus précisément aux jeunes. Lorsqu’ils évoquent cette figure, les condamnés s’identifient aux gens de l’extérieur, et mettent en avant leur expérience personnelle, ce qui leur donne le droit de porter un jugement. Beaucoup se découvrent pères de famille : « J’ai des enfants, et ça peut les toucher ! » D’ailleurs, la plupart ont eu « un camé dans leur famille » et savent donc de quoi ils parlent.
37— Le « pointeur », lui, est situé au bas de la hiérarchie de valeurs. Sa figure s’oppose presque terme à terme à celle du « braqueur ». Ni « voyou » ni « délinquant », le « pointeur » est, à l’origine, le détenu qui a violé, et plus spécifiquement un enfant. Plus généralement, la figure du « pointeur » s’étend à tout homme qui s’attaque à plus faible que lui : femmes, enfants et vieillards, familiers ou non, qu’il viole, frappe ou tue. Pour le « voyou », le « pointeur » est un « fumier », littéralement de la déjection d’animal. C’est aussi un « salopard », un « sale mec ». Trois traits principaux le caractérisent et font de lui un homme « sale ». Alors que le « voyou », le « politique » et le « braqueur » sont des êtres différents qui n’attaquent pas les citoyens ordinaires, le « pointeur », lui, est un citoyen ordinaire qui agresse les siens, des « innocents ». Initialement simple travailleur, il appartiendrait à la « communauté » des gens de l’extérieur, au même groupe social et moral que les juges, les forces de l’ordre, les membres de l’administration pénitentiaire. Non seulement ses actes ne sont pas sous-tendus (et donc pas justifiables) par une appartenance à une « communauté » différente, comme les autres, mais il a aussi bafoué les règles de sa propre société. C’est donc un traître. Enfin, le « pointeur » est « sale », parce que ses crimes ne sont pas commandés par la raison, mais par des pulsions, et donc par un corps non domestiqué. Agissant pour les besoins primaires de son corps, il est du côté de la nature. Les « pointeurs » seraient les plus nombreux en prison.
38— Une hiérarchie malléable
39Grâce à ces figures finalement très banales et vraisemblablement partagées par les citoyens ordinaires, les détenus réordonnent symboliquement leur monde, se distinguent de l’Autre détenu et échappent quelque peu à la promiscuité carcérale. Non seulement parce qu’ils se présentent comme des êtres différenciés, mais aussi parce que la hiérarchie ainsi posée sert de mise à distance symbolique de l’autre détenu : le « politique » ne parle pas au « braqueur » qui ne parle ni aux « délinquants » ni aux « pointeurs » qui, eux, n’ont pas le droit d’adresser la parole aux « voyous ». Notons que cette mise à distance symbolique est d’autant plus nécessaire que la distinction de « catégories » de détenus rend plus évidente et plus insupportable encore la promiscuité et l’indifférenciation auxquelles ils tentent d’échapper.
40Le processus de distinction évolue selon la place à laquelle le condamné estime se trouver au sein de la hiérarchie carcérale et selon la place qu’il pense lui être attribuée par les codétenus ou par l’ethnographe à qui il a souvent raconté ses infractions. Ceux qui se situent au sommet, les plus nombreux, distinguent l’autre détenu à partir de son crime, révélateur de celui qui l’a commis, puisqu’il dévoile sa communauté d’appartenance, sa « mentalité », ses valeurs.
41Cette distinction se double de la mise en place d’une hiérarchie stricte, dont le sommet est néanmoins susceptible d’être nivelé en cas de besoin : le condamné pour trafic de stupéfiants peut rassembler le « braqueur », le « proxénète » et le « stup » dans la figure plus large de « voyou polyvalent » qui a su se recycler après la disparition des grosses sommes dans les coffres des banques. Le simple voleur peut également réfuter l’ingéniosité dont la plupart affublent les « voyous » et les « braqueurs » : « Il y en a beaucoup, arrivés à 50 ans, ils comprendront jamais. Ils ont fait vingt ans, ils vont refaire un braquage, les mêmes conneries ! Moi, je faisais de petits cambriolages et tout ça, eh bien je vous dis que je prenais plus que les gros braqueurs ! Moi, je préfère prendre 10 000 F. Et si je me fais prendre, je prendrais même pas un an ! »
42Le condamné peut aussi niveler la hiérarchie et ne distinguer que deux grandes catégories de détenus : « Il y a deux genres de délits : ceux que tu commets pour le bénéfice, et ceux que tu commets pour des raisons sentimentales. La différence est là ! » Ce détenu retrouve donc ici les paramètres qui distinguent le « voyou » du « pointeur » : appât matériel et financier (de l’ordre de la culture) pour le premier, satisfaction corporelle (de l’ordre de la nature) pour le second.
43Les condamnés situés du fait de leur crime au bas de la hiérarchie, peuvent opérer une distinction plus générale entre deux catégories d’individus : le « taulard », individu marginal, qui trouve son identité au sein de la prison, et « celui qui est là par accident », et qui donc « n’a rien à faire en prison ». Cette distinction porte maintenant moins sur l’individu que sur le groupe social auquel il appartient. Cependant, ces condamnés retrouvent la hiérarchie en plaçant plus bas qu’eux le « pointeur » et le meurtrier d’enfants ou de personnes âgées.
44Enfin, le « pointeur » ainsi désigné [22] et qui, lui, reconnaît son crime, met son point d’honneur à refuser l’ensemble de ces distinctions : tous sont des hommes égaux, égaux même aux gens de l’extérieur. La seule distinction qu’il admet est celle du rapport de l’individu à sa peine – lui reconnaît sa faute et donc sa condamnation –, là où il est sûr d’occuper, cette fois, une place de choix.
45Il s’agit donc plus, à chaque fois, de manipuler la hiérarchie afin de l’adapter à son cas et sa propre histoire que de transformer le contenu et les caractéristiques morales attribuées à chacune de ces figures. Car si l’enjeu est de se classer, il est aussi et surtout de ne pas être déclassé, l’appartenance au groupe des puissants donnant à l’individu le sentiment de sa bonté, voire de sa supériorité morale personnelle.
46Malgré ces recompositions de la hiérarchie, tous s’y réfèrent et mobilisent les mêmes paramètres. Les représentations qui permettent la classification reposent sur des oppositions communes et conventionnelles : virilité/féminité, richesse/pauvreté, jeunesse/vieillesse, travail intellectuel / travail manuel, réflexion/pulsion... D’un très grand conformisme, les valeurs présentées appartiennent néanmoins plus à la classe populaire qu’à la classe bourgeoise. Plus généralement, à partir du crime commis, de l’identité de la victime (un particulier, une banque...) et des liens qui unissent l’infracteur à sa victime (connue ou non, proche ou non), les détenus définissent et qualifient les condamnés suivant une échelle allant du plus moral au moins moral, du plus propre au plus sale, et finalement du plus humain au moins humain – classification anthropologique on ne peut plus banale et ancienne [23].
47Les détenus se différencient donc des citoyens ordinaires (souvent avec gloriole), non pas en professant des valeurs spécifiques, mais en se présentant comme des individus plus à même de distinguer le grain de l’ivraie, et qui donc partagent des valeurs plus fortes et plus strictes que les magistrats qui les ont assimilés en les enfermant dans un même lieu. S’ils en viennent à vanter certains crimes – les braquages, par exemple – et donc à distordre certaines valeurs communes, ils y sont contraints du fait des éléments – le crime et l’exclusion – à partir desquels ils doivent construire leur différenciation sociale.
48Notons également que les condamnés dressent des communautés d’appartenance : « communauté des voyous » ou « communauté des citoyens ordinaires ». Celui qui appartient à une autre communauté – le « voyou » – est présenté comme le plus civilisé. Celui qui appartient à la communauté des citoyens ordinaires – le « pointeur » (délinquant sexuel) – est le plus animalisé. Dans ce jugement, l’identité de la personne que l’on agresse compte plus que l’acte lui-même – tuer, par exemple. Les détenus nous montrent ainsi que c’est finalement moins les considérations de ce qu’il est bien ou mal de faire qui entrent en ligne de compte dans leur jugement moral que leur groupe d’appartenance et celui des individus envers qui ils agissent. Ou, pour le dire autrement, c’est moins les valeurs du bien et du mal qui changent, que le contour des communautés d’appréciation auxquelles elles se rapportent [24]. Ces communautés définissent la nature des personnes envers lesquelles les condamnés estiment avoir des devoirs moraux et, du même coup, le droit de certains membres de juger de leur moralité.
49Mais ces communautés d’appréciation, contrairement à ce qu’ont pu en dire les sociologues de la vie carcérale, sont avant tout énoncées – c’est-à-dire qu’elles n’existent que dans le discours. Leur existence semble en effet fortement liée au contexte de leur présentation. Servant d’appui à la mise en ordre de leur monde et aux justifications malheureuses – parce que formulées sur la défensive –, elles permettent aux détenus d’expliquer leur présence en prison et leurs conduites communément jugées amorales.
Figures leur permettant de se construire une identité d’inclus
50Les détenus doivent aussi, au sein de la prison, se construire une identité sociale, au sens où Goffman définit ce terme [25]. Pour cela, ils créent deux autres figures qui se rapportent maintenant moins aux infractions commises et aux victimes qu’à leur peine et à la nature de leur enfermement. Ces caractéristiques concernent exclusivement leur identité d’exclu vis-à-vis de l’extérieur, et donc d’inclus au sein de la prison. La description de ces deux figures est alors plus constituée de considérations sociales et esthétiques que de considérations proprement morales sur ce qu’il est bien ou mal de faire.
51Lorsque les échanges avec l’ethnographe concernent plus spécifiquement la vie carcérale, les condamnés évoquent ainsi les figures du « DPS » (détenu particulièrement signalé) [26] et du « perpète » (condamné à la réclusion criminelle à perpétuité). L’ethnographe en perçoit également l’importance par les marques de déférence qu’il observe dans les cours de promenade à l’égard de certains « DPS » ou « perpètes ». Ces deux figures, extrêmement valorisées, incarnent en effet la « noblesse » carcérale. Car ne jouissent de la qualification de « DPS » et/ou de « perpète », les seuls « DPS » ou condamnés à la réclusion à vie pour des actes « honorables » selon les valeurs énoncées précédemment, tels que les crimes contre des membres des forces de l’ordre ou contre d’autres « voyous ». Sinon, le sigle DPS et/ou la condamnation à perpétuité démultiplie l’amoralité du crime commis.
52— Craint officiellement par le personnel, qui place à son encontre les mesures les plus sécuritaires, le « DPS » est admiré par les détenus. La sécurité renforcée, et donc sa mise à distance symbolique des citoyens libres, font du « DPS » le « voyou » condamné et incarcéré. Son existence réaffirme que la prison est le lieu des « voyous », et confirme ainsi, à l’intérieur, une identité qui n’existait que par rapport à l’extérieur. De fait, le « DPS » possède les qualités aristocratiques du « voyou » : la droiture, le sens de la parole...
53— La figure du « perpète », détenu à la fois craint, admiré et respecté – il est de bon ton de se montrer avec lui, tout au moins de lui serrer la main –, est sans doute la plus importante de toutes. Elle permet en effet aux détenus de se construire une identité en prison, c’est-à-dire de transformer momentanément leur identité d’exclu provisoire en exclu définitif : la société extérieure devient la marge, la prison la société ordinaire. En se référant et en s’identifiant au « perpète », les codétenus se resituent dans le long terme et introduisent une part de stabilité dans leur construction identitaire. Figure de l’exclusion extrême, le « perpète » est le pilier de la prison qui, sans lui, ne serait qu’un lieu de passage. Un lieu atemporel même, car les condamnés (même ceux condamnés à perpétuité) n’y sont enfermés que pour un temps, ne s’y trouvent finalement que pour en sortir un jour. Aussi restent-ils dans une espèce d’entre-deux dans lequel il leur est difficile de se construire une identité d’inclus en prison. Le « perpète » – qui personnifie le « vrai détenu » – apparait alors comme un élément primordial à leur construction identitaire : lui sera toujours là. Enfin, jouissant, dans les représentations tout au moins, de la liberté de ses actes – que risque-t-il de plus ? –, obligé de survivre et de construire sa vie au sein des murs, ses valeurs servent d’étalon et son comportement devient la référence pour ses codétenus.
54Figures leur permettant de communiquer
55Les figures précédentes ne concernent que leur identité de criminels et d’inclus. Existant essentiellement dans le discours (notamment celles qui leur permettent de se situer vis-à-vis de la personne extérieure), elles ne conditionnent pas réellement les relations des uns avec les autres. D’abord parce qu’elles ne valent, dans la réalité, que pour un nombre restreint de condamnés : la population carcérale n’est pas composée, loin s’en faut, uniquement de « politiques », « braqueurs », « DPS » et autres « perpètes ». Surtout, ces figures sont beaucoup trop générales et cette hiérarchie beaucoup trop contraignante pour leur permettre de communiquer : quels qu’ils soient, tous se croisent tous les matins, partagent les mêmes douches et la même « gamelle », et se côtoient dans les ateliers de travail ou les activités socio-éducatives. Si cette hiérarchie était appliquée dans les faits, pas deux ne se parleraient, puisque la plupart disent appartenir à l’élite carcérale, c’est-à-dire être des « braqueurs » ou des « voyous », et rejettent les autres dans le groupe des « stups » ou des « pointeurs ». De plus, pour vivre et communiquer avec leurs codétenus, les condamnés doivent aussi réinsérer de la singularité.
56Ils construisent alors leurs relations quotidiennes autour de deux nouvelles figures qui, en intégrant des éléments des précédentes et en annihilant certains, résultent de leur réaménagement pour finalement les surpasser. Dans la réalité quotidienne, la population pénale est ainsi plus largement composée de « bons mecs » et de « sales types » que le détenu nomme et qu’il définit par des traits personnels, notamment son caractère. Ce qui semble donc plus « vrai » et plus intime. Ne reposant plus sur des faits « objectifs » (l’infraction commise, la longueur de la peine), ces deux nouvelles figures sont moins strictes et moins contraignantes que les précédentes, et permettent aux détenus de se dégager des valeurs énoncées précédemment.
57— La figure du « mec bien » est une figure de présentation de soi. Libéré de l’emprise de ses affects ou capable de maîtriser ses émotions – le « mec bien » est « froid » –, il agit par raison ou calcul : « Un mec comme Pierre, on ne le reverra pas [en prison]. Ou on le reverra, mais il aura calculé. Pierre, c’est un mec posé. » Il est alors capable de « tuer » : « Lui, il a tué ! », admire un condamné. Mais c’est surtout par sa « mentalité » que le « mec bien » se distingue des autres détenus. « Avoir de la mentalité » est un trait de caractère qui se ne définit pas.
58L’expression a une valeur performative : dire d’un détenu qu’ « il a une bonne mentalité », c’est proférer que c’est un « mec bien ». Avoir de la « mentalité » surpasse alors la commission d’actes amoraux selon les valeurs présentées plus haut : « Moi, je regarde la mentalité, pas ce qu’ils ont fait ou ce qu’ifs peuvent faire ! » Et c’est tout le pouvoir d’un autre « mec bien » que de savoir distinguer un crime de son auteur. Enfin, la « mentalité », qui tient de l’ordre de la nature – « La mentalité, on naît avec. Ca ne s’acquiert pas ! » –, permet de dépasser le clivage posé entre le « voyou » et le citoyen ordinaire : « On peut avoir cette mentalité sans jamais avoir volé. Ca peut être quelqu’un de normal ! J’en connais ! ».
59Cette « mentalité », le « mec bien » la prouve par son attitude, valeur esthétique plus que morale. Il « sait se tenir » – il traverse les cours de promenade la tête haute, le torse bombé – et « sait se conduire » – il ne participe pas au bavardage carcéral (qui porte essentiellement sur le crime de l’un, la condamnation de l’autre, l’arrivée du nouveau juge d’application des peines...). Il ne parle jamais de son crime, ne s’en vante pas, ce qui lui permet de taire un crime éventuellement peu « respectable » au vu des valeurs carcérales énoncées. Les qualités du « mec bien » sont néanmoins suffisamment fortes pour l’excuser d’un crime méprisable.
60En fait, ce « mec bien » doit être maintenu dans la sociabilité carcérale. Car en engendrant les marques de déférence à son égard, il oblige le codétenu à s’ouvrir sur les autres, à ne pas rester replié sur lui-même. Ce qui permet à tous de se définir et de se classer les uns par rapport aux autres. En même temps qu’il autorise les relations interpersonnelles, le « mec bien » apparaît donc comme un élément stabilisateur primordial des rapports sociaux.
61— La figure du « sale type » ou du « sale mec » est, au contraire, une figure accusatoire. Le « sale type », c’est toujours l’autre : le « pointeur » et la « balance ». La figure du « sale type » est néanmoins construite en deux temps. Les détenus présentent d’abord un « sale type » qu’ils nomment et qui leur permet d’en venir au vrai « sale type » qu’ils ne peuvent décrire car, en fait, il est invisible. Le « sale type » nommé est toujours un Autre culturel, qui obéit à un autre système de valeurs, de normes et de conduites sociales, économiques, symboliques que celui qui parle. En fait, c’est celui qui n’appartient pas au réseau de sociabilité de celui qui l’évoque, du fait justement de cette différence culturelle. Il s’agit presque toujours d’un individu autrefois inséré dans la société, souvent originaire d’un milieu plus favorisé. C’est-à-dire un dominant de l’extérieur [27].
62Mais ce n’est pas tant cet individu originaire d’un autre milieu que le condamné doit éloigner de lui (même si cela reste nécessaire), puisqu’il est déjà différent (et donc déjà ailleurs). Il lui faut plutôt chasser celui qui, en plus d’être enfermé dans le même espace que lui, lui ressemble, le vrai « sale type », invisible celui-là. Car il s’agit, encore une fois, de distinguer et de repousser l’autre de soi afin de pouvoir être soi. Le danger de l’assimilation vient alors de l’ensemble des condamnés, que l’on présente comme des « sales types » mais que l’on ne peut pas définir précisément : des individus qui se cachent et que l’on recherche, mais que l’on prend soin de ne jamais trouver. Car le condamné se trouve devant ce paradoxe : il doit tenir l’autre à distance, intellectuellement, en le différenciant de lui (notamment en le qualifiant de « sale type »), tout en devant subir en permanence sa présence à ses côtés. Le lieu clos dans lequel il est confiné l’empêche d’en faire sortir l’autre. S’il trouvait réellement les « sales types », il lui faudrait se résoudre à vivre l’invivable avec eux. C’est pourquoi les « sales types » existent moins dans la réalité que par la dynamique qu’ils génèrent. La recherche et la traque d’individus invisibles tenant lieu, en elles-mêmes, de mise à distance symbolique. Pour alimenter la recherche, les « sales types » doivent donc rester invisibles [28]. Enfin, ne pas les identifier clairement laisse une marge de manœuvre : s’il faut un jour côtoyer ces « sales types » dans une salle de cours ou dans un atelier de travail [29], il sera toujours possible d’en faire des condamnés fréquentables. Ne pas les identifier clairement permet de ne pas se confronter à la rupture totale, et d’accepter la vie commune tout en gardant ses distances.
4. Stigmates et faux-semblant
Faux-semblant
63Ces figures exposées sont censées refléter des catégories de détenus. Les condamnés doivent s’y référer pour montrer une figure honorable aux gens de l’extérieur, endosser une identité d’inclus en prison et communiquer. Mais ces figures ne peuvent en aucun cas représenter des identités sociales réelles (Goffman, 1975).
64Aucun détenu ne présente en effet les attributs exclusifs de chaque figure. À Poissy on est, en effet, bien plus souvent condamné pour des faits peu estimables au regard des valeurs carcérales : affaires de mœurs, infractions contre la législation des stupéfiants, assassinat d’un « innocent ». Si 20 % des détenus de Poissy sont là pour « vols qualifiés », ils n’ont pas tous attaqué des banques ou des bureaux de poste. Ils ont également saccagé des lieux privés, appartements ou maisons. Ils ont commis des infractions parfois restées impunies ou qui ont été l’objet de condamnations antérieures, actes souvent peu honorables. Les braqueurs ont pu être aussi des proxénètes occasionnels ou réguliers. Des condamnations pour des agressions sexuelles s’ajoutent parfois aux condamnations pour vols. La majorité des détenus seraient donc des « ordures », auxquels il ne faudrait pas adresser la parole. Enfin, lors de mon travail de terrain, sur 260 hommes, seuls quelque vingt étaient condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité et/ou « DPS ». Les détenus sont donc plus souvent des condamnés ordinaires, c’est-à-dire condamnés à des peines à temps et auxquels le ministère de la Justice ou de l’Intérieur n’a pas jugé bon d’accoler l’étiquette de « Détenus particulièrement signalés ».
65Les condamnations pour ces actes peu honorables, et les peines moyennement longues, se transforment en « stigmates », si l’on entend par ce terme, avec Goffman, un « attribut déplaisant qui détonne par rapport au stéréotype que nous avons quant à ce que devrait être une certaine sorte d’individus » [30]. Comme les condamnés se représentent et classent ceux qui les entourent à partir des figures exposées, ces stigmates les rendent « différents des autres membres de la catégorie de personnes qui (leur est) ouverte » [31]. Ils sont tous déviants par rapport aux figures présentées. Il leur faut donc cacher ces stigmates à tous. Et pratiquer le faux-semblant (Goffman, 1989). C’est pourquoi les détenus tentent de passer pour ce qu’ils ne sont pas. Et vont donc aller à l’encontre de l’amendement attendu par le personnel et plus généralement par la société, et donner d’eux, cette fois, une image d’individus asociaux et amoraux.
66Ainsi, pour dissimuler leurs stigmates, les détenus taisent leurs crimes peu respectables et enjolivent les faits : le meurtre d’un citoyen ordinaire devient l’assassinat d’un membre de l’armée de terre, le cambriolage chez un particulier devient le casse d’une banque, l’agression d’un automobiliste se transforme en descente dans un casino de province, pendant lequel un complice abat un membre des forces de l’ordre. Plus hardis encore, beaucoup se vantent même de crimes qu’ils n’ont pas commis, respectables ceux-là, comme les braquages. À défaut de pouvoir se présenter comme des « perpètes », ils se disent « longues peines ». Une lourde condamnation devient un élément de fierté : « Moi, je suis condamné à vingt ans, pas à cinq ! », se vante ainsi un détenu auprès d’un autre. D’autres se valorisent en alourdissant leur peine : le condamné à cinq ou huit ans se prétend en prison depuis déjà dix ans. Certains vont se prévaloir d’un ancien statut de « DPS » : « Je ne le suis plus, mais je l’étais ! », d’autres expliquer leur présence en maison centrale parce que jugés dangereux : « Si je suis à Poissy, c’est par rapport à la discipline. Ils pensent tous : “Il va s’échapper !” ». Ils se prétendent innocents pour le crime pour lequel ils ont été condamnés, mais affirment en avoir commis bien d’autres et assurent en commettre de nouveaux une fois libérés. Ce qui leur permet de se présenter comme plus forts que la police et la justice.
67Enfin, le condamné dissimule ses stigmates en montrant qu’il connaît les valeurs carcérales et qu’il y adhère : il crie sa haine du « pointeur » et pourchasse les « sales types » : « Moi, les pointeurs, je les mate ! » Il est justement obligé de faire ce que le « bon mec » ne fait pas : se vanter, « s’occuper des histoires des autres »... Et risque donc, de fait, de se décrédibiliser. Mais c’est là le prix à payer s’il veut éviter d’être considéré comme un « sale type ». Le détenu entre ainsi dans un cercle infernal.
« Un monde tout à fait loufoque »
68Tous savent qu’ils sont dans le faux-semblant. Ils en savent en effet sur les uns et les autres beaucoup plus qu’ils ne le laissent paraître. Ils l’ont appris par les surveillants, les codétenus eux-mêmes, la presse... En outre, pratiquant eux-mêmes le faux-semblant, ils sont parfaitement à même de le déceler chez les autres. Lors de nos entretiens, les condamnés me disent ainsi être conscients de l’absence d’adéquation entre les dires et les faits : « Bouabane se fait passer pour un braqueur, alors que c’est un violeur. Mais je lui dirai, un jour, à Bouabane. Il faudra qu’il s’explique ! » Ils dénigrent l’image que les uns et les autres cherchent à donner d’eux : « Les gens ne sont pas nature. Ils se la jouent Belmondo, grand voyou » ou « 90 % des détenus se sophistiquent une image totalement fausse ! » Ce qui conduit un détenu à conclure : « C’est un monde tout à fait loufoque ! »
69Si, malgré ce dénigrement, les condamnés continuent à pratiquer le faux-semblant, c’est que cette parole trompeuse doit être utilisée dans cette situation-là. Comme le recommande Austin : « Il faut se rendre compte que “vrai” et “faux” (...) ne recouvrent absolument pas des notions simples ; mais seulement une distinction générale où ils représentent ce qu’il est juste et convenable de dire – par opposition à ce qu’il serait malvenu de dire – en ces circonstances, à cet auditoire, dans ce dessein et cette intention. » [32] Pour que le lien s’établisse, tous doivent en effet suivre la même procédure, c’est-à-dire faire semblant et accepter le faux-semblant de l’autre. En ce sens, lorsqu’ils pratiquent le faux-semblant, les détenus restent dans la normalité. C’est pourquoi celui que tous savent condamné pour un viol, mais qui pourchasse les « pointeurs », est accepté. Au contraire, celui qui reconnaît une condamnation pour une agression sexuelle sera perçu comme un individualiste menaçant les relations sociales, et non comme un homme franc – et donc vertueux. Aussi risque-t-il d’être exclu de la vie sociale.
5. Se retrouver comme un citoyen ordinaire
70Ce faux-semblant leur permet surtout de dépasser les figures carcérales trop contraignantes, et donc de se retrouver. En autorisant l’impasse sur le crime qui les a conduits en prison, il ouvre plus qu’il ne ferme la possibilité à une nouvelle relation : « Je te raconte des mensonges, tu écoutes les miens, puis nous essayons de nous rencontrer sur autre chose. » De nouveaux rapports, proches de ceux entretenus par les citoyens ordinaires, peuvent alors s’instaurer. Comme si les figures exposées, qui ne seraient finalement là que pour être surpassées, devaient les aider à retrouver les paramètres divers sur lesquels reposent les rapports sociaux à l’extérieur, comme l’affiliation sociale et familiale, ou encore les affinités personnelles.
71Les trois types de figures dégagés – qui leur permettent de se présenter à la personne extérieure, de se construire leur identité d’inclus en prison et de communiquer – suivent en effet une évolution du général vers le singulier, pour finalement permettre aux détenus, dans leur dépassement même, d’introduire du soi et d’enrichir leurs rapports d’éléments plus diversifiés. Les premières figures – le « politique », le « voyou », le « pointeur »... –, reposent ainsi sur des caractéristiques générales, finalement déconnectées de toute expérience personnelle ; les figures du « DPS » et du « perpète » introduisent, elles, quelques éléments de la situation pénale du détenu, comme la nature de sa peine ; les figures du « mec bien » et du « sale type », opérantes dans la réalité quotidienne sont, elles, singularisées et reposent sur des traits plus intimes. Et finalement, lorsqu’il dit ne pas être dupe du faux-semblant que ces figures le conduisent à pratiquer, le condamné s’exclut pour un temps des contraintes sociales dans lesquelles il est pris, et récupère une possibilité de parler différemment de lui et de son histoire : « Il n’est pas celui qu’il prétend être », « les figures ne sont rien d’autres que des constructions ». Ce faux-semblant lui offre ainsi une possibilité nouvelle de se distinguer de la population pénale en le rapprochant, cette fois, et par l’entremise de l’ethnologue, du citoyen ordinaire.
Conclusion
72Travailler sur l’énonciation des valeurs des détenus en prenant en compte le contexte de la parole nous éloigne du concept de « culture » carcérale, de ses rôles sociaux et de ses valeurs. Si les valeurs que nous avons trouvées à la maison centrale de Poissy sont bien celles dégagées par les sociologues anglo-saxons dans leurs études sur la « communauté des détenus », elles sont plus des repères qui permettent aux condamnés de construire leurs rapports sociaux selon les contraintes de la situation que des prescriptions. Contrairement aux rôles sociaux, les figures définissent moins des identités qu’elles ne sont des références à l’intersection desquelles les détenus tentent de construire leur identité morale, qui n’est finalement qu’une identité sociale reposant sur un système de classement ordinaire appauvri.
73L’énonciation constante de valeurs provient de la nécessité de vivre ensemble et de se retrouver en tant qu’individu singulier tout en s’affiliant à un groupe, même représenté. Ainsi, lorsqu’ils énoncent leurs valeurs, les détenus s’attachent plus à distinguer et à catégoriser des individus avec les éléments qu’ils ont en leur possession, qu’ils ne révèlent une spécificité morale. En classant l’autre et soi-même, ils construisent des groupes différenciés qui rendent possible des alliances et des oppositions, et donc des rapports sociaux. Les condamnés recréent ainsi un monde commun sur la base d’un système de classement simplifié. Les catégorisations, qui reposent sur des valeurs conventionnelles, sont néanmoins spécifiques en ce que les détenus construisent leur monde et leurs relations à partir de ces seules valeurs.
74Les valeurs énoncées tiennent plus du contexte et des modalités de leur énonciation que d’une éventuelle spécificité de la population carcérale ou de sa supposée sous-culture. Et leur formulation importe plus que leur contenu : l’important est de nommer des catégories et de s’affilier à un groupe. Dès lors, la nature de l’intégration des détenus aux valeurs énoncées, avec lesquelles ils prennent d’ailleurs leur distance dans certaines circonstances, est d’un intérêt secondaire.
75Enfin, si les condamnés se vantent de crimes qu’ils ont ou non commis et/ou qu’ils commettront, et s’ils pratiquent le faux-semblant, c’est parce qu’ils y sont contraints par l’organisation sociale dans laquelle ils se trouvent. Les valeurs énoncées ne disent rien de l’engagement criminel d’un individu – ce que se sont pourtant attachés à évaluer les sociologues anglo-saxons –, puisque ce sont les contraintes sociales qui les conduisent à les proférer. Si, certes, beaucoup recommencent une fois sortis, ce ne sont pas ces propos qui annoncent les « récidives », puisqu’ils résultent des contraintes de ce lieu de rassemblement et d’enfermement de criminels. Les condamnés font moins l’apologie du crime qu’ils ne disent, selon les contraintes de la situation, qu’ils sont, tels les citoyens ordinaires, des individus moraux, c’est-à-dire capables de construire un système de classement qui établit des hiérarchies de valeurs.
Notes
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[1]
Cet article doit beaucoup aux discussions échangées avec Isabelle Bouard et Laurence Proteau, et aux différentes relectures de Patrick Pharo. Je les remercie bien sincèrement.
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[2]
Où sont enfermés des condamnés à de longues peines.
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[3]
Cet article est issu d’un travail de terrain ethnographique effectué pendant deux années (1992-1994) à la maison centrale de Poissy, prison moyennement sécuritaire où se trouvaient prés de 260 condamnés à de longues peines (entre cinq ans et perpétuité). Accueillie par le service socio-éducatif de l’établissement, j’ai pu profiter de la liberté de mouvement des éducateurs ; je me rendais dans les cours de promenade, les salles d’activités, le centre scolaire, et rencontrais donc les détenus dans leur lieu de vie, sans la présence de surveillants à mes côtés. Je retrouvais individuellement les condamnés dans un petit bureau du bâtiment des cellules, où nous discutions parfois des heures durant. J’ai longuement explicité les modalités du déroulement de l’enquête et de l’établissement des relations dans Prison. Une ethnologue en centrale, Paris, Odile Jacob, 2000, chap. 2.
-
[4]
Ce postulat d’une « culture carcérale » appartient au champ théorique de la sociologie de la déviance aux États-Unis. Albert Ogien a magistralement présenté les grands courants de cette sociologie. Je m’en suis beaucoup inspirée et y renvoie donc le lecteur ; Albert Ogien, Sociologie de la déviance, Paris, Armand Colin, 1995.
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[5]
Il s’agit ici de la typologie dressée par Clarence Schrag dans Crimeville : A sociometric Study of a Prison Community, Seattle, University of Washington, 1950. Il en existe d’autres, mais celle-ci a souvent été reprise dans les différentes études.
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[6]
Ogien, op. cit., p. 95.
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[7]
Sans que l’on sache si la représentation de cette spécificité découle du fait que la population carcérale est pensée comme une « communauté particulière » ou si, au contraire, la supposée spécificité de ces valeurs conduit les chercheurs à postuler l’existence d’une culture carcérale.
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[8]
À partir d’une méthodologie par questionnaires, Wheeler (1961) et Garabedian (1963) ont étudié le degré de conformité des valeurs des détenus à celle du personnel de surveillance (censé partager les valeurs conventionnelles) : plus le degré de conformité était élevé, et moins le détenu était censé partager les valeurs carcérales.
-
[9]
Il est intéressant de noter que certains de ces chercheurs sont d’anciens détenus ou deviendront directeurs d’établissements pénitentiaires.
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[10]
Il existe en effet plusieurs catégories d’établissements selon qu’ils accueillent les prévenus, les condamnés à de courtes peines, les condamnés à de longues peines, les récidivistes ou les primaires, les détenus en début ou en fin de parcours carcéral... Les caractéristiques de la population accueillie et le règlement influent inévitablement sur la vie sociale qui s’y déroule.
-
[11]
La prégnance de ces discours a peut-être conduit les sociologues à insister sur la spécificité des valeurs énoncées en prison. Mais ces valeurs ne tirent-elles pas alors leur spécificité de l’insistance de leur énonciation plutôt que de leur contenu ?
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[12]
Ogien, op. cit., p. 192.
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[13]
Je reprends ici le terme d’Albert Ogien (1995).
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[14]
Tout au moins à la maison centrale de Poissy.
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[15]
Lévi-Strauss, 1997, p. 17.
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[16]
Antoinette Chauvenet, « L’échange en prison », in Faugeron, Chauvenet, Combessie, 1996, p. 49.
-
[17]
Ces figures sont développées dans Léonore Le Caisne (2000).
-
[18]
Si ces figures ne se rattachent pas directement à la constitution de la population d’un établissement, elles en tirent néanmoins leur tonalité. Ainsi, dans une prison plus sécuritaire que ne l’était à l’époque la maison centrale de Poissy, et dans laquelle était incarcéré l’assassin du juge Michel, les condamnés évoquaient la « catégorie » des « tueurs de juge ». Catégorie dont personne ne m’a jamais parlé à Poissy.
-
[19]
On retrouve ce contre-balancement dans la presse, le cinéma et la littérature, où les membres des « communautés criminelles » ainsi présentées (la mafia par exemple) sont supposés partager des valeurs extrêmement strictes. Le caractère illicite des transgressions des membres de ces communautés semblant être, là encore, compensé par l’extrême moralité présumée de leurs auteurs. Moralité supposée qui permet de maintenir les transgresseurs dans le domaine de l’humanité. Cette « moralité » se rapporte alors plus à des valeurs de groupe – loi du silence sur certains faits commis par les membres du groupe, hospitalité obligée mais sélective... –, qu’à une règle morale qui s’appliquerait à chacun envers tous.
-
[20]
Les plus jeunes (jusqu’à 25 ans environ) ne distinguent pas les « délinquants » du « voyou ».
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[21]
Rappelons pourtant que le « voyou » effectue un « dur travail comme l’ouvrier de chez Renault ». Serait-il donc lui aussi un « pue-la-sueur » ? Les contradictions dans les propos montrent que nous avons bien là affaire à du discours de circonstance.
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[22]
Nous verrons que dans la réalité quotidienne, les « pointeurs » sont très peu nombreux à être nommément désignés.
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[23]
C’est à partir de ces classifications que les colonisateurs stigmatisèrent les colonisés. Plus récemment, les « classes laborieuses » au XIXe siècle étaient perçues comme des « grands mal lavés » (Elias, Scotson, 1997).
-
[24]
Sperber, 1993.
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[25]
« Par identité sociale, j’entends les grandes catégories sociales (ainsi que les organisations et les groupes qui fonctionnent comme des catégories) auxquelles l’individu peut appartenir ouvertement : génération, sexe, classe, régiment, etc. » (Goffman, 1984-2, p. 181-182).
-
[26]
Étiquette apposée par le ministère de l’Intérieur ou le ministère de la Justice du fait de l’affiliation supposée du condamné au « grand banditisme » ou de son comportement agressif ou contestataire en détention.
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[27]
La mobilisation des seules valeurs pour définir un individu leur permet ainsi de détruire les classements de la société conventionnelle et de récupérer une place plus enviable en prison.
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[28]
Il n’y a pas pour autant désingularisation, car ce « sale type » existe bien, et si on le connaissait, on le nommerait.
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[29]
Dans ces lieux, les rapports sociaux se construisent vraisemblablement à partir d’autres valeurs. Mais je n’y ai pas eu accès.
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[30]
Goffman, 1989, p. 17.
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[31]
Ibid., p. 12.
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[32]
Austin, 1991, p. 148.