CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Bien qu’il existe une tradition dispositionnaliste en sociologie [1], la notion de disposition morale n’y apparaît guère. Je me propose cependant de montrer qu’elle joue un rôle important dans la thématisation de la question morale chez des auteurs présentant des visions aussi contrastées de la morale que Durkheim et Bourdieu. Cette notion est utilisée pour tenter de résoudre certaines difficultés que la sociologie éprouve à concilier les explications de la genèse sociale de la morale avec l’autonomie du sujet moral. Durkheim cherche à donner un fondement positif et empirique aux thèses kantiennes aussi bien dans le domaine des catégories de la raison pure que dans celles de la raison pratique et de la morale.

2Mais il ne conteste ni « l’irréductibilité de la raison, à l’expérience individuelle » ni surtout « l’irréductibilité de l’idéal moral au mobile utilitaire » [2]. Cependant, dans son souci de fonder positivement la nécessité morale, il ne peut échapper à la question de savoir comment la morale, à l’instar de la société en général, « est aussi représentée en nous ». Il est ainsi amené pour les besoins de sa recherche empirique, particulièrement dans le domaine de l’éducation, à utiliser des argumentations faisant appel à des notions comme celles de dispositions ou vertus morales qui préfigurent d’une certaine manière l’habitus bourdieusien. Bourdieu cherche également à expliquer comment la société est en nous grâce à sa notion d’habitus. Mais il est amené à affaiblir l’hypothèse durkheimienne d’irréductibilité des valeurs morales à l’utilitarisme à un point tel que certains ont pu y voir un abandon, dans la mesure où il vise à fonder la vertu sur une notion d’intérêt personnel généralisé inspiré de Max Weber. Une telle opposition entre Durkheim et Bourdieu, par d’autres aspects si proches, appelle une élucidation. Les racines de cette opposition sont à rechercher dans la construction particulière des dispositions morales chez Bourdieu du fait de leur appartenance à un habitus doté de propriétés particulières propres à répondre aux besoins de sa sociologie de la reproduction. Je voudrais le montrer en examinant chez chacun de ces auteurs la moralité sous son double aspect d’acte à travers la notion de pratique et de disposition à agir moralement que recouvre la notion d’altruisme.

3L’analyse sociologique de la moralité est difficilement séparable de son analyse philosophique de sorte qu’il a paru nécessaire de présenter en contrepoint, quelques éléments des doctrines de philosophes auxquels se sont affrontées ces sociologues. Kant d’abord, contre lequel bataillent aussi bien Durkheim que Bourdieu ou Weber ; mais également, de façon plus discrète, Aristote auquel Bourdieu ne fait que de brèves allusions mais dont la doctrine des vertus permet une compréhension plus profonde des embarras de la position bourdieusienne dans le domaine de l’action morale.

1.La moralité dans les sociétés modernes

4Il n’y a pas, déclare Durkheim, de peuple qui n’ait sa morale mais celle de nos sociétés n’est plus une morale religieuse (L’éducation morale [1925], 1963, ci-après EM, p. 5). Afin d’en tirer les conséquences pour l’éducation morale, Durkheim se livre à une analyse de la moralité et de son émergence chez l’enfant au cours de laquelle il établit avec Kant un dialogue conflictuel. Il revendique son opposition générale au système kantien et à sa méthode tout en reprenant, en les adaptant, quelques-unes de ses distinctions les plus intéressantes pour son analyse des règles et de l’action morales.

1 . 1. Règles et autorité morales

5Durkheim analyse les règles morales comme des ressources qui nous disent comment agir dans des cas donnés. La spécificité de la règle morale réside dans le fait que nous devons lui obéir une fois que nous l’avons déterminée. L’observation montre que nous disposons d’ « une infinité de règles spéciales, précises et définies qui fixent la conduite des hommes pour les différentes situations qui se présentent le plus fréquemment » (EM, p. 21) et que ces règles ne dérivent pas d’un principe moral unique qui leur donnerait sa substance et sa réalité. Au contraire, de tels principes, kantiens ou utilitaristes, sont construits par abstraction à partir de ces règles qu’ils résument de façon plus ou moins heureuse. Durkheim oppose le principe théorique, de l’ordre de la science, à la règle d’action « véritable, agissante et instituée » (EM, p. 22). La règle est agissante parce qu’elle définit une manière d’agir qui s’impose à nous sans que nous ayons besoin de la déduire de principes plus élevés au moyen d’un raisonnement déductif qui lui donnerait une justification principielle proprement morale. Le rejet durkheimien de la recherche d’un principe moral unique est certes en complète opposition avec la méthode kantienne. Néanmoins, Durkheim partage avec Kant le souci de ne pas passer pour un créateur de morale et rejette le constructivisme dans ce domaine comme dans d’autres.

6Kant ne cherche pas à inventer de nouveaux principes moraux mais à formuler le principe suprême de la moralité susceptible de rendre compte de « l’idée commune du devoir et des lois morales » (Fondements de la métaphysique des mœurs, ci-après FMM, p. 47). Tout le monde s’accorde, pense-t-il, pour associer à la valeur morale l’idée d’obligation valable pour tous les êtres raisonnables et, de ce fait, à faire reposer les lois morales sur la raison et non sur l’expérience. Durkheim prend également comme point de départ de son analyse de la moralité l’existence d’une conscience morale commune : « Nous ne nous demanderons pas d’abord quel doit être le contenu de la morale... nous observerons quels sont les actes auxquels, en fait, la conscience morale attache universellement cette qualification » (EM, p. 48). Il s’appuie également sur la conscience publique pour refuser aux actes poursuivant des fins personnelles le caractère d’acte moral : « Il est incontestable qu’aux yeux de la conscience publique ils sont et ont toujours été dénués de toute valeur morale » (ibid.).

7Durkheim transforme également la doctrine kantienne de l’autorité morale tout en conservant d’une certaine manière ses fondements anthropologiques. Kant utilise un modèle de l’action morale qui s’appuie sur certaines prémisses anthropologiques. Tout être raisonnable possède une volonté qui est la faculté d’agir d’après des règles que sa raison lui dicte. Malheureusement, la volonté est aussi affectée par la sensibilité même si, à la différence des animaux, elle n’est pas nécessitée par elle (Kant, 1976, p. 438). Or, une action n’a de valeur morale, soutient Kant, que dans la mesure où elle est le produit d’une volonté pleinement conforme à la raison et non d’une inclination de la sensibilité qui ne se commande pas. Il ne reste alors rien pour déterminer la volonté qu’un commandement de la raison qui prend la forme d’un impératif. Durkheim reprend cette analyse mais remplace en quelque sorte les commandements de la raison par ceux de la société [3] en en appelant, contrairement à Kant, à la sensibilité du sujet. Il observe en effet que la société ne nous impose ces règles que pour notre bien car en assignant des bornes à notre nature elle nous permet de la dépasser pour réaliser « les formes supérieures de notre activité » (EM, p. 59), que seule la vie en société peut nous procurer. Bien et devoir ne sont que les deux aspects d’une même réalité.

8Si la relation de Durkheim à Kant n’est pas une simple relation d’opposition [4], l’accent mis sur le rejet des thèses kantiennes peut être plus ou moins important. On peut voir chez Durkheim un rejet de la morale kantienne au profit d’un empirisme tempéré par une reconnaissance de l’importance de certaines catégories kantiennes propres aux philosophies rationalistes de sorte que ce qui est moral devient souvent synonyme de social (Shilling et Mellor, 1998). À l’inverse, on peut souligner comme P. Ladrière (1996), que sa morale du devoir comporte un élément de désirabilité. Cet élément de désirabilité nous introduit à l’idée de disposition dans le domaine de la morale.

9L’idée de Durkheim est de fonder l’éducation morale sur des bases préexistantes dans la constitution anthropologique de l’être humain. Ainsi, le respect de l’autorité morale qui est au fondement du devoir trouve son origine dans deux prédispositions naturelles de l’enfant, la réceptivité à l’habitude et la réceptivité à la suggestion (EM, p. 113). Durkheim y voit un point d’appui pour contenir l’instabilité de l’enfant en lui donnant progressivement le goût de la vie régulière et le sentiment obscur qu’il existe un ordre normal des choses. Il ne pense pas cependant qu’il existe une sorte de continuité entre la réceptivité de l’enfant à l’habitude et à la suggestion et « la représentation claire de la règle morale » (EM, p. 117) car les prédispositions peuvent servir les fins les plus opposées selon la manière dont on les emploie. La nature n’offre que des virtualités très générales qui ne se détermineront dans un sens ou un autre que suivant l’action de l’éducateur. Le maître doit faire prendre conscience à l’enfant que cet ordre normal des choses est le produit de forces extérieures à sa volonté devant lesquelles elle doit s’incliner. Mais l’enfant doit être conscient lorsqu’il obéit, qu’il aurait pu ne pas le faire. L’autorité morale à laquelle il se soumet et que le maître lui transmet plutôt qu’il ne l’inculque est celle des grandes idées morales de son époque dont il doit sentir lui-même la grandeur et qu’il doit respecter pour la faire passer de sa conscience dans celle de l’enfant. Elle découle d’une source impersonnelle car si « l’autorité morale est la qualité maîtresse de l’éducateur » (Durkheim, 1980, p. 67), elle n’est aussi « qu’un aspect de l’autorité du devoir et de la raison » (1980, p. 68) qui, de ce fait, s’applique à tous y compris au maître lui-même tenu de l’appliquer. En comprenant cela, l’élève acquiert « le respect de la légalité, de la loi impersonnelle, tirant son ascendant de son impersonnalité même », sentiment qui est, souligne Durkheim, à la base de la conscience publique. Ce n’est donc pas tant le fait que la loi soit impersonnelle parce que ne découlant pas de la volonté du maître (ou du maître du maître) que l’exigence finalement plutôt kantienne qu’elle doive s’appliquer à tous, y compris à ceux qui l’appliquent aux autres, qui est pour Durkheim à l’origine de l’efficacité de l’autorité morale.

1 . 2. La théorie des fins impersonnelles et la possibilité de l’altruisme

10Chez Kant comme chez Durkheim, le critère de la moralité des actes est fondé sur une analyse de la notion de fin. Les fins de l’action morale sont universelles chez Kant et impersonnelles chez Durkheim. Les difficultés de sa théorie des fins impersonnelles amènent cependant Durkheim à la compléter par une théorie de l’altruisme faisant intervenir certaines propriétés des agents là où l’universalisme kantien exige précisément de la moralité qu’elle soit indépendante de la constitution particulière de la nature humaine.

Les fins de l’action

11Kant affirme que la règle que doit suivre l’action morale doit être telle que nous puissions vouloir qu’elle devienne une loi universelle valant pour tous les êtres raisonnables. Elle ne peut donc dériver de la constitution particulière de la nature humaine qui ne procure que des règles correspondant à nos penchants et inclinations (FMM, p. 100). Elle doit être le produit de la volonté en tant que faculté de se déterminer soi-même alors que les inclinations de la sensibilité, qu’il qualifie de « pathologique(s) », ne peuvent se commander. Cette analyse le conduit à distinguer deux types de fins. Les fins subjectives ou mobiles des actions reposent sur les inclinations de la sensibilité et n’ont de valeur que pour nous. Les actions qui les poursuivent ne sont bonnes qu’en vue de ces fins. Une fin objective ou motif a par contre une valeur absolue parce qu’elle ne peut servir de moyen pour aucune autre fin de sorte que « étant une fin en soi », elle est « nécessairement une fin pour tout homme » et constitue un motif valable pour tout être raisonnable (FMM, p. 105). Le principe des actions qui visent des fins objectives est exprimé par l’impératif catégorique qui commande d’agir en traitant l’humanité comme une fin et jamais simplement comme un moyen.

12Durkheim s’inspire de cette analyse pour distinguer les fins personnelles qui concernent l’agent des fins impersonnelles relatives à autre chose que l’agent (EM, p. 48). Il affirme sans ambages que, quoi qu’aient pu soutenir les moralistes utilitaires qui ne sont jamais que des « théoriciens », il « n’a jamais existé un seul peuple où un seul acte égoïste, c’est-à-dire visant l’intérêt individuel de celui qui l’accomplit, ait été considéré comme moral » et que, par conséquent, les actes prescrits par les règles de la morale poursuivent des fins impersonnelles (EM, p. 50). Cette distinction semble quelque peu réminiscente de la distinction kantienne si l’on traduit simplement celle-ci en fin subjective relative aux intérêts du sujet et en fin objective relative à ceux de l’humanité tout entière. Mais la notion d’intérêt est source de difficultés. En effet, remarque Durkheim, si rechercher son intérêt n’est pas moral, pourquoi rechercher celui d’autrui serait-il moral ? Un tel principe moral s’effondre de lui-même puisque si je renonce à quelque chose en faveur du voisin, celui-ci devrait faire de même et le renoncement deviendrait impossible parce qu’il serait général. La charité, en conclut Durkheim, est une vertu réservée à quelques-uns (EM, p. 50). L’objet de l’acte à visée impersonnelle peut-il alors être le groupe, voire l’humanité tout entière ? Mais si l’intérêt d’un individu a une valeur morale égale à zéro, la somme de tous les zéros est toujours égale à zéro. Pour résoudre ces paradoxes, Durkheim va tenter d’éliminer la notion d’intérêt en construisant une théorie de l’altruisme fondée sur l’idée que les fins de l’action morale ne sont pas individuelles mais supra-individuelles de sorte que « le domaine de la morale commence là où commence le domaine social » (EM, p. 51).

La possibilité de l’altruisme

13L’attachement à un groupe social, second élément de la moralité chez Durkheim, exprime la face séduisante et attractive de la moralité. L’attirance que l’on éprouve pour la société sous ses divers avatars, famille, patrie, humanité, prend sa source dans l’ensemble des tendances altruistes et désintéressées qu’il importe par conséquent de développer chez l’enfant, à condition naturellement qu’elles existent et que l’enfant ne soit pas un pur égoïste. Il propose de définir l’altruisme comme une tendance dont les objets ont « une existence propre, distincte de la nôtre... En les aimant, nous aimons autre chose que nous-mêmes » (EM, p. 181). Et Durkheim de citer pêle-mêle famille, corporation, patrie, humanité, science, art, profession, moralité, en bref la société et ses institutions. L’égoïsme au contraire vise « un élément de notre individualité, notre corps, notre santé, notre fortune, notre condition sociale, notre réputation, et tout ce qui, indirectement, peut nous servir à atteindre des fins personnelles » (EM, p. 180). La différence entre ces deux tendances « se réduit à celle qu’il y a entre la notion d’un objet extérieur à l’individu et la notion d’un objet qui lui est immanent » (EM, p. 181).

14Durkheim semble reprendre une vieille distinction entre ce qui est intrinsèque en tant qu’appartenant à l’objet lui-même et ce qui est extrinsèque et qui vient du dehors [5]. Une propriété intrinsèque est intuitivement une propriété que l’objet a par lui-même sans rien devoir aux objets qui lui sont extérieurs [6]. Pour éviter la circularité, il faut cependant pouvoir distinguer l’objet de son extérieur. Une autre difficulté de cette distinction provient du fait que pour posséder une propriété intrinsèque, un objet n’a pas besoin d’être accompagné d’autres objets. Il peut être solitaire. La solitude serait alors une propriété intrinsèque, ce que l’on peut trouver contestable car la solitude dépend de ce qui est à l’extérieur. On pourrait alors penser que le fait pour un objet d’avoir ou de ne pas avoir la propriété intrinsèque ne dépend pas de ce qui lui est extérieur [7]. S’il en était ainsi, beaucoup d’objets qui, selon Durkheim, donnent naissance à des tendances égoïstes comme la réputation et la condition sociale ne seraient pas intrinsèques puisqu’ils sont nécessairement accompagnés. Pour échapper à ces difficultés, il serait possible de rejeter tout simplement la distinction de l’intrinsèque et de l’extrinsèque en soutenant que tout ce qui constitue notre individualité nous est en quelque sotte extérieur. Notre individualité serait de part en part sociale. Durkheim rejette une telle perspective car l’autonomie de la volonté ne constituerait plus un élément nécessaire de la moralité mais « le produit de je ne sais quelle hallucination de la conscience publique » (EM, p. 92).

15Ces objections disparaissent si l’on remarque que Durkheim soutient qu’on ne peut s’attacher à une chose extérieure sans nous représenter cette chose au moyen d’une idée ou d’un sentiment de sorte que par l’intermédiaire de cette représentation, la chose extérieure devient un élément de nous-mêmes, « un état de notre conscience » (EM, p. 182). La distinction entre les deux espèces de tendances est fondée sur la distinction de deux types d’objets, les uns qui ne dépendent pas de mon existence et les autres qui en dépendent. Cependant, les objets qui ne dépendent pas de mon existence ne peuvent exister pour moi que si j’en ai conscience et par conséquent « les choses, les êtres du dehors pénètrent dans notre conscience » (EM, p. 183) et inversement. « Notre individualité est donc toute relative », en conclut Durkheim (ibid.) qui y voit la raison pour laquelle le pur égoïsme est impossible. Mais on pourrait en dire autant du pur altruisme, si bien que la distinction entre altruisme et égoïsme semble quelque peu brouillée. Durkheim la maintient cependant en remarquant que certains éléments de notre individualité sont plus constitutifs de notre personnalité que d’autres. Ce sont par exemple la forme de notre corps, notre condition sociale, notre caractère, etc. D’autres éléments faisant partie de nous se rapportent à des êtres distincts de nous comme le sont les représentations de nos parents, amis, famille, patrie, etc. Les tendances égoïstes prennent pour objet les premiers éléments et les tendances altruistes les seconds.

16Durkheim adopte une ontologie de l’individu fondée sur l’existence d’éléments constitutifs de notre individualité, c’est-à-dire de propriétés à la fois intrinsèques et essentielles. Or, il est tout à fait possible de distinguer essentialité et intrinsécalité (Ferro, 2002, p. 535). Certaines propriétés ou prédispositions seraient intrinsèques en ce sens qu’un individu pourrait les posséder ou non indépendamment de ce qui lui est extérieur et ces propriétés ne le définiraient pas dans son essentialité. Bourdieu adoptera au contraire une position inverse en soutenant que l’individu n’est rien d’essentiel parce que toutes ses propriétés sont extrinsèques car sociales et relationnelles. Cette position l’amènera à un certain scepticisme sur la possibilité de faire de l’altruisme une vertu que l’on peut s’attendre à trouver de façon non exceptionnelle dans nos sociétés.

2.La moralisation des sociétés modernes

17On ne saurait imaginer en matière de morale de positions plus dissemblables que celles de Durkheim et de Bourdieu. La société est à l’origine de la morale pour le premier alors que le second la voit au contraire comme un obstacle peut-être insurmontable à son émergence. La morale dont il s’efforce de découvrir le fondement paradoxal semble bien n’être, aux yeux de Durkheim, qu’une morale par prétérition tant elle s’appuie sur la poursuite de fins personnelles que Durkheim place au fondement des actes sans valeur morale. La tradition de la sociologie morale lui semble assez étrangère puisque ce n’est qu’en 1994, dans Raisons pratiques, que, à la surprise de nombre de ses lecteurs (Colliot-Thélène, 1995), il traite explicitement du sujet en essayant d’apporter un fondement à la morale tout en maintenant sa sociologie de l’agent intéressé et en restant dans le cadre d’une approche dispositionnelle de la réalité sociale [8]. Il me semble toutefois que sa sociologie éprouve des difficultés dans cette entreprise parce que ni sa notion de connaissance pratique ni la théorie de l’habitus qui en dérive ne sont propices au traitement de la morale. On cherchera à l’établir en examinant d’abord les éléments principaux de sa conception de la connaissance pratique exposée dans l’une de ses œuvres les plus anciennes, L’Esquisse d’une théorie de la pratique [9] (ci-après ETP), puis sa tentative de fondation de la morale sur la base de la notion d’acte désintéressé qu’il développe dans Raisons pratiques.

2 . 1.Structure de la connaissance pratique

18Les thèses de Bourdieu sur l’action et les connaissances pratiques prennent naissance dans une réflexion sur les difficultés éprouvées dans ses premières recherches d’ethnologie. L’ethnologue a tendance à remplacer la compréhension de l’action de celui qu’il observe par la constitution d’un « répertoire de règles » (ETP, p. 159) que l’agent est censé suivre dans sa pratique [10]. Cela provient du fait que le point de vue du chercheur, nécessairement en retrait de l’action qu’il observe, lui masque la maîtrise pratique que l’agent a de son action. Il ne voit pas parce qu’il ne peut pas voir de là où il est, mais il ne voit pas non plus qu’il ne voit pas. Bourdieu, au contraire, s’efforce de « construire les principes générateurs des pratiques » (ETP, p. 163) qu’il appelle habitus.

19L’habitus est « un système de dispositions durables et transposables » (ETP, p. 178) inculquées aux organismes [11] « durablement soumis aux mêmes conditionnements » (ETP, p. 187). Qu’un organisme placé dans certaines conditions acquière des dispositions spécifiques n’est pas extravagant. Le jeune enfant acquiert des dispositions linguistiques à parler la langue du milieu où il grandit. De ce fait, cette langue continue à être utilisée et par là à se reproduire. Bourdieu généralise ce phénomène à l’ensemble des dispositions que l’on peut acquérir en société en conservant l’idée que ces dispositions engendrent la reproduction des structures sociales. C’est la fonction principale de l’habitus qui doit être conçu de façon à pouvoir la remplir. Plus important encore pour la reproduction, les principes qui composent l’habitus génèrent non seulement certains types de conduites mais en excluent d’autres, comme le refus du jeu de l’honneur dans la société kabyle [12] qui consisterait à tendre l’autre joue et non à se venger mais qui pourrait interrompre les régularités dont les structures sociales sont le produit (ETP, p. 240). De telles exclusions ne fonctionnent jamais mieux que lorsqu’elles ne sont pas le résultat d’un choix conscient du sujet, toujours suspect de pouvoir faire peser sur la conformité la menace de sa liberté de choix fondée sur son autonomie morale, mais bien le produit d’une sorte d’automatisme agissant en dehors de la conscience de l’agent.

20La comparaison de l’habitus à une compétence linguistique [13] (ETP, p. 187) a cependant des limites. Cette comparaison paraît suggérer que l’acquisition d’un habitus se fait de la même manière que l’apprentissage de la langue maternelle par immersion dans un milieu linguistique sans inculcation explicite de règles. Bourdieu affirme en effet que pour acquérir un habitus, « on n’imite pas des “modèles” mais les actions des autres » (ETP, p. 189) et, à force de les imiter, on intériorise « le petit nombre de principes pratiquement cohérents » (ETP, p. 190) qui les ont engendrées. Ce n’est pas un processus conscient d’apprentissage de règles mais plutôt un processus inconscient de familiarisation. Un tel mode d’acquisition de l’habitus semble parfaitement adapté à la reproduction sociale. Cependant, les liens entre compétence linguistique et reproduction ne sont pas aussi rigides que Bourdieu le suppose, ne serait-ce que parce que la connaissance de sa langue maternelle permet d’apprendre d’autres langues et d’abandonner si on le désire sa langue maternelle.

21La notion d’habitus doit cependant être compatible avec l’autonomie de la pratique. Pour Bourdieu, cette nécessité ne provient pas d’un souci de maintenir l’autonomie morale de l’agent mais de la volonté de rejeter à la fois le mécanisme et le libre arbitre comme principes explicatifs des pratiques. Or, l’habitus est un système de dispositions et le rôle conceptuel d’une disposition est d’établir une relation de détermination entre un comportement et une situation ou un type de situations plus ou moins vaguement défini. Pour éviter que les comportements ne soient que des réactions mécaniques à un groupe limité de situations définies chacune par un ensemble stable de stimuli, Bourdieu suppose que l’habitus se modifie en intégrant les expériences passées et rend possible de ce fait « l’accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce aux transferts de schèmes permettant de résoudre les problèmes de même forme » (ibid.). Toutefois, pour maintenir l’aspect dispositionnel de l’habitus, Bourdieu restreint cette autonomie en affirmant que la pratique n’est que « relativement autonome » (ibid.) par rapport à la situation car le principe générateur qu’est l’habitus se manifeste par des comportements « qui tendent à reproduire les régularités immanentes aux conditions objectives de la production de leur principe générateur » (ETP, p. 179). L’habitus est un produit du passé qui « survit dans l’actuel et tend à se perpétuer dans l’avenir » (ETP, p. 185). Bourdieu fournira par la suite une explication plus détaillée de la relation entre structure de l’habitus et espace social qui permet cette perpétuation (cf. infra). Mais il semble néanmoins difficile d’échapper au dilemme entre reproduction et autonomie.

22L’une des multiples solutions présentées par Bourdieu consiste par exemple à inclure dans l’habitus un principe d’intériorisation de la restriction des chances objectives qui empêche l’agent de voir toutes les possibilités de la situation pour éviter l’émergence de conduites contraires à la reproduction. Cette restriction du domaine d’activité de l’agent fait penser aux procédés des praticiens de l’Intelligence artificielle qui, n’arrivant pas à doter leurs créatures de suffisamment d’intelligence pour se comporter dans un univers trop complexe, remédient à cette difficulté en construisant un environnement simplifié adapté à leurs capacités (Merchiers et Pharo, 1992). Mais, de même qu’on oppose à l’IA que des succès partiels dans des domaines limités ne nous obligent pas à croire que l’intelligence puisse être simulée dans toute sa généralité, des modifications de l’habitus adéquates à la résolution d’un problème particulier ne nous obligent pas à croire que la théorie de l’habitus puisse résoudre dans toute sa généralité le dilemme entre reproduction et autonomie.

2 . 2. Les difficultés de l’altruisme

23L’altruisme en tant que possibilité d’un acte désintéressé est hautement improbable dans les univers sociaux que décrit Bourdieu. Cela n’empêche cependant pas la société de bénéficier de ce qu’on peut qualifier de profits sociaux des conduites intéressées. Bourdieu en donne dans l’Esquisse quelques illustrations tirées de ses études d’ethnologie kabyle. Ainsi, l’obligation d’honneur pour le garçon d’épouser sa cousine parallèle lorsqu’elle n’arrive pas à trouver de mari connaît toutes sortes d’accommodements pouvant aller jusqu’à la fuite du jeune homme, fournissant ainsi à sa famille une excuse pour échapper à l’obligation. Entre les pratiques effectives et les règles juridiques et coutumières, il existe des médiations constituées par les stratégies des agents ou des clans familiaux qui mettent en balance profits symboliques et matériels de respecter ou non la règle. Bourdieu parle « d’enchevêtrement de stratégies » (ETP, p. 209) à propos de ces calculs inspirés à la fois par l’intérêt personnel ou du groupe et le respect de valeurs traditionnelles qui apportent des profits dits symboliques parce que ce sont justement des valeurs que la société honore [14]. Pour résoudre la tension entre ces deux types d’explication Bourdieu s’efforce de rendre compte du respect des valeurs par l’intérêt en montrant que dans certains cas, les agents ont intérêt à la vertu. Il lui faut pour cela redéfinir les notions d’intérêt et de désintéressement ou d’altruisme.

L’intérêt peut-il être désintéressé ?

24Bourdieu rejette la perspective de la moralité individuelle qui n’est plus comme chez Durkheim la condition de la moralité sociale mais un trait contingent et rare, ou, selon l’expression de Max Weber qu’il reprend (RP, p. 164), une affaire de virtuoses. Il revendique comme une originalité de sa sociologie le fait de considérer l’intérêt comme le motif explicatif de toutes les conduites humaines (RP, p. 149). On connaît les difficultés d’une telle position. Ainsi, A. Caillé (1981) dénonce l’axiomatique de l’intérêt comme inintéressante pour la sociologie en raison de l’opacité et de la polysémie du concept d’intérêt [15]. Bourdieu, qui fait allusivement référence à cette critique (RP, ibid.), pense la démonter en précisant le sens du concept. Il généralise la notion d’intérêt à toutes sortes d’intérêts non lucratifs, sur le modèle wébérien de l’intérêt religieux. Cela lui permet d’échapper au réductionnisme de l’intérêt au sens étroit du terme (poursuite de profits économiques) et de relier « les espèces d’ “intérêt” » (RP, p. 160) à sa théorie des champs.

25Avant d’examiner cette théorie, on peut toutefois se demander si le procédé définitionnel de Bourdieu échappe réellement à une critique d’ordre sémantique. Dans un ouvrage introductif à l’éthique, S. Blackburn (2001) dénonce plusieurs idées qui, si elles s’avéraient pertinentes, rendraient l’éthique impossible. Parmi elles, l’explication des conduites par l’intérêt. Si tout motif d’action est couvert par un concept générique comme l’intérêt (divisé chez Bourdieu en différentes espèces), aucune explication ne peut se fonder sur l’absence d’intérêt ni d’ailleurs expliquer la conduite d’un agent par une prise en compte insuffisante de son propre intérêt. Bien entendu, Bourdieu tente d’échapper à de telles critiques en construisant par exemple la notion d’intérêt comme illusio (RP, p. 152), c’est-à-dire d’intérêt que seul un acteur plongé dans un certain champ est capable de voir mais que les agents hors champ ne perçoivent pas [16]. Néanmoins, on ne voit pas bien ce que pourrait être dans sa perspective une conduite désintéressée.

26Certes, nous affirme-t-il, « la notion d’intérêt s’oppose à celle de désintéressement » (RP, p. 151). Mais il semble difficile de voir dans l’idée de désintéressement autre chose qu’un intérêt non lucratif. On trouve ainsi l’expression d’intérêts « le plus souvent “désintéressés” au sens économique du terme » (RP, p. 70), ou encore d’univers sociaux qui ont en commun d’avoir comme logique fondamentale « le désintéressement (au sens de refus de l’intérêt économique) » (RP, p. 160). Parfois même, « l’image de désintéressement » (RP, p. 217) ne repose que sur « le refoulement ou la censure de l’intérêt économique » (RP, p. 211). Le désintéressement serait surtout le résultat de la perspective théorique ou scholastique du chercheur fondée sur « la neutralisation des intérêts et des enjeux pratiques » de l’agent (RP, p. 227). Cette perspective empêcherait, par une sorte d’illusio à rebours, le chercheur de percevoir les stratégies matrimoniales de l’agent qui cherche à « maximiser les profits matériels et symboliques procurés par le mariage » (RP, p. 226).

27Bourdieu se demande bien s’il ne serait pas possible d’envisager, fût-ce à titre de perspective idéale, la notion d’un intérêt tellement particulier qu’il serait « intérêt au désintéressement ou mieux, une disposition désintéressée ou généreuse » (RP, p. 160). Il envisage ainsi qu’il puisse exister « des univers sociaux dans lesquels la recherche du profit strictement économique peut être découragée par des normes explicites ou injonctions tacites » (RP, p. 162) de sorte que les individus soumis à ces champs acquièrent « des habitus “désintéressés”, des habitus antiéconomiques, disposés à refouler les intérêts, au sens étroit du terme (c’est-à-dire la poursuite des profits économiques) » (ibid.). On a cependant observé que de tels champs ne se distinguent pas des autres par l’absence d’intérêts, mais par la spécificité de ces intérêts (Curtis, 1997) parce qu’ils procurent aux agents des « profits d’universel » (RP, p. 244) qui, quoique non lucratifs, se conforment formellement à la logique de la théorie économique des incitations (Favereau, 1998). Cette conception réductionniste du désintéressement à un intérêt non économique ou à l’illusion d’une absence d’intérêt est le produit de l’éclatement de l’intérêt en espèces d’intérêts dont chacune est propre à un champ d’activité spécifique sur le modèle wébérien des sphères de valeur.

Valeurs et intérêts

28Bourdieu fonde sa théorie des champs sur le constat d’un processus de différenciation progressive du monde social que l’on trouve chez Spencer, Durkheim et Weber (RP, p. 158). Il reprend en particulier de l’analyse de Max Weber sur la domination hiérocratique [17] l’idée que les transformations économiques et sociales n’ont qu’une influence indirecte sur la constitution progressive du champ religieux. Elles suppriment des obstacles économiques au développement d’un corps de spécialistes pourvus d’intérêts religieux (matériels et symboliques) qui, à son tour, a partie liée avec la rationalisation éthico-rationnelle (rational-moralistisch) de la religion (Bourdieu, 1971). Le champ religieux devient pour lui le modèle d’univers sociaux ou champs ayant des lois propres et jouissant d’une autonomie relative vis-à-vis du reste de la société et particulièrement du champ économique. La dissociation des fins lucratives et des fins artistiques et l’apparition au XIXe siècle du champ artistique avec sa doctrine de l’art pour l’art en sont d’autres exemples typiques [18].

29L’idée wébérienne de différenciation du monde social s’inspirait de la théorie néokantienne des sphères de valeur [19] qui faisait de la culture « une mosaïque de domaines de normativité » (C. Turner, 1992, p. 71). Les valeurs propres aux sphères de la science ou de l’art prétendaient à l’universalité au même titre que la moralité que Kant mettait au sommet des activités humaines. Weber pour sa part y repère six sphères distinctes, religion, économie, politique, esthétique, érotique et intellectuelle (philosophie et sciences). On peut voir dans cette « différenciation des sphères sociales en institutions spécialisées quasi autonomes » une caractéristique de la modernité (B. S. Turner, 1992, p. 13). Weber y voit plutôt une construction idéaltypique qui présente ces sphères « dans leur rationalité achevée » tout en admettant qu’elles peuvent apparaître ainsi dans la réalité (Weber, 1996, p. 411).

30Cette perspective permet à Weber de mettre en évidence deux types de conflits engendrés par les tensions entre ces différents ordres du monde. Tout d’abord, la religion chrétienne dont l’éthique de la fraternité qui est en quelque sorte un altruisme généralisé exige de traiter les autres comme ses frères [20] entre en conflit avec les intérêts particuliers des autres activités mondaines, ceux de la sphère politique par exemple, car « la force de la religion chrétienne de l’amour... ne dérive pas d’intérêts “sociopolitiques”... mais précisément de la suppression totale de ces intérêts » (Weber, 1995, p. 363). Mais également avec ceux de la sphère économique car « le profit sans scrupules... a existé en tous lieux et à toutes les époques de l’histoire... La mentalité de l’aventurier qui se moque des barrières éthiques a existé partout » (Weber, 2000, p. 101). De même, la religion est de tout temps entrée en tension avec la sphère de la sexualité qui « à côté des intérêts “vrais” ou économiques, et des intérêts sociaux de puissance et de prestige constitue la composante fondamentale... du comportement des humains » (Weber, 1995, t. 2, p. 373). Les religions passent le plus souvent des compromis éthiques avec ces divers intérêts sur le modèle bien connu de l’assouplissement progressif de la prohibition de l’usure par l’Église catholique.

31Par contre, la gestion par l’éthique religieuse des conflits avec les intérêts mondains trouve ses limites lorsque ces intérêts se transforment en valeurs ayant une prétention à l’universalité susceptible de mettre en danger l’éthique religieuse. Une telle transformation est précisément à l’œuvre dans la sphère de l’économie lorsque l’ascète protestant, « virtuose de la vertu religieuse exercée en ce monde à l’intérieur d’une profession » (Weber, 1995, t. 2, p. 307), opère une rationalisation religieuse du monde là où le catholicisme passait un compromis entre les nécessités mondaines et celles de l’autre monde. Et, paradoxalement, conclut Weber, la victoire du capitalisme qui en résulte permet à ce dernier de se passer de l’éthique religieuse. L’impersonnalité du marché qui fonde la liberté du marché en excluant tout lien personnel peut alors devenir une valeur culturelle et prétendre s’étendre aux autres sphères pour fournir une fondation à l’unité de la culture [21]. De tels processus d’universalisation des valeurs sont aussi à l’œuvre dans la sphère de l’esthétique, de la sexualité et de la politique. Il semble donc légitime de distinguer la notion d’intérêt sous la forme d’intérêts lucratifs, de pouvoir, sexuels, esthétiques ou autres que Weber emploie lorsqu’il traite des tensions entre l’éthique et les nécessités du monde de la notion de valeur caractérisant les conflits qui résultent de la prétention d’une valeur à s’imposer aux autres sphères. Si l’on suit Weber, il parait difficile de rendre compte de l’action par des motifs intéressés d’une part et d’autre part du désintéressement qui, en tant qu’altruisme généralisé, exige, on l’a vu, la suppression totale des intérêts. Mais il semble encore plus difficile de surmonter les conflits qui résultent de l’universalisation de valeurs irréductibles les unes aux autres de sorte que la solution bourdieusienne des profits d’universalisation s’avère illusoire.

Engagement et personnalité

32Chez Weber comme chez les néokantiens, la valeur n’est pas comme l’intérêt un concept dérivé de la pratique mais un élément transcendantal sans la reconnaissance duquel la pratique elle-même ne serait pas possible. L’intention de Weber n’est cependant pas de faire, comme certains néo-kantiens, de la religion et de son impératif éthique d’altruisme généralisé une valeur ultime prétendant fournir les bases de celles des autres sphères. Au contraire, la théorie des sphères de valeur n’a d’intérêt pour lui que pour montrer ce qui advient de la culture lorsque l’une des sphères, prétendant donner à ses valeurs un statut universel et inconditionnel, relègue les autres sphères à de simples domaines d’activité sans normativité propre. Les valeurs de cette sphère transforment alors la culture en un monde dans lequel les individus vivent leur activité comme un événement dans une seconde nature [22]. L’engagement dans des valeurs est pour lui un élément constitutif de la subjectivité et une manifestation d’altruisme dans la mesure où se dévouer à une cause qui exprime ces valeurs est toujours se dévouer à « quelque chose de plus grand que soi-même » (C. Turner, 1992, p. 157). Si « la personnalité consiste dans une relation stable à des valeurs ultimes » (C. Turner, 1992, p. 76), cet engagement ne fait pas de l’individu un défenseur fanatique de ses valeurs car la notion même d’engagement implique que l’individu est conscient de cet engagement et n’est pas pris au piège de ces valeurs. Cela lui permet de reconnaître les obstacles à leur réalisation qui proviennent des convictions des autres.

33La logique bourdieusienne de l’investissement dans les intérêts spécifiques d’un champ d’activité implique par contre une dimension de méconnaissance car « le rapport de croyance, d’illusio, d’investissement est d’autant plus total, inconditionnel, qu’il s’ignore comme tel » (Bourdieu, 1980, p. 112), ce qui rend difficile toute posture de retrait et de reconnaissance des convictions d’autrui. À la différence des valeurs, les intérêts bourdieusiens ne sont pas susceptibles de fonder des actes altruistes. Cette logique s’appuie sur l’habitus dont l’une des fonctions est de permettre la reproduction de la structure sociale qui l’a engendrée. L’habitus ne peut remplir cette fonction que parce qu’il est construit de façon à assurer l’homologie entre les préférences [23] de l’agent et celles de son environnement. Le sociologue doit cependant se garder comme de la peste du mode de pensée substantialiste « qui est celui du sens commun et du racisme » (RP, p. 18) parce que « le réel est relationnel » (RP, p. 17). La signification sociologique des entités qui peuplent notre univers ne repose pas sur des « propriétés nécessaires et intrinsèques » (RP, p. 19) mais sur des propriétés qu’elles tiennent de leur relation aux autres entités de l’univers social. Cette « sociologie relationnelle » dont la logique s’inspirerait de la linguistique saussurienne (Schinkel et Tacq, 2004) pousse à son extrême limite l’idée durkheimienne de relativité de l’individualité puisque les agents ne se distinguent plus que par des différences sociales, certes, mais purement arbitraires [24]. On peut, si l’on veut, appeler valeur leurs préférences à condition de ne pas oublier que ces « valeurs » n’ont d’autre signification sociologique que d’exprimer de pures différences et ne sauraient de ce fait élever une prétention à l’universalité qu’aux yeux d’agents dont l’immersion dans un univers social les rend sujet à une sorte d’illusio. Les fondements durkheimiens de l’altruisme et de l’égoïsme disparaissent mais ces qualités se projettent sur la société qui voit « le règne de la vertu » s’instaurer dans certains univers sociaux en dépit de la vertu intéressée de leurs membres [25].

34Les particularités de l’habitus bourdieusien expliquent bien davantage les difficultés de son auteur à rendre compte de l’action morale que sa nature dispositionnelle. D’autres conceptions de l’individualité permettent de rendre compte de l’altruisme social. Parmi elles, celle d’Aristote dont les vertus, à la différence des habitus, n’exigent pas de l’individu qu’il reproduise d’autres traits de la société que ceux qui visent la recherche du bien.

3.Le système des vertus chez Aristote

35Les relations entre motifs vertueux et non vertueux chez Aristote résultent d’une construction complexe du système des vertus qu’il a développé dans ses écrits sur l’éthique et principalement l’Éthique à Nicomaque [26]. Ce traité peut être considéré comme une recherche de ce qui permet l’action morale. La réponse d’Aristote réside dans la notion dispositionnelle de vertu déduite de son analyse de la structure de l’action pratique.

La structure de l’action pratique

36Il y a chez Aristote une opposition tranchée entre savoir et savoir-faire. À la différence de Kant pour qui la raison pratique est la raison pure appliquée à l’action, la philosophie chez Aristote, science qui vise le savoir, est distincte de la science pratique qui concerne l’action (praxis) ou la production (poiésis). Aristote sépare les choses sur lesquelles on peut raisonner de façon purement logique et celles sur lesquelles on opère au moyen d’un raisonnement pratique. S’agit-il dans les deux cas du même concept de raisonnement ou de deux concepts différents ? C’est une question controversée [27] mais qui demeure au cœur de la sociologie contemporaine, comme le montre le projet de Bourdieu de rendre compte de la spécificité de la pratique par la notion d’habitus. Pour Aristote, le savoir théorique n’est pas comme on le dit souvent incomplet – la théorie ne suffit pas, il faut aussi avoir de la pratique pour agir correctement dans de nombreux domaines – il est d’un autre ordre que le savoir pratique. Aristote ne néglige pas l’expérience. Mais ce qui est essentiel à l’action, et qui n’existe pas dans le savoir théorique, c’est un désir, celui du bien véritable qu’Aristote définit comme le souverain bien ou fin parfaite que l’on vise pour elle-même. Cette fin est le produit de l’activité de l’âme dirigée par la vertu. Pour expliciter ce terme de vertu, Aristote va élaborer tout un système de distinctions portant sur les différentes sortes de vertus en relations étroites avec sa théorie de l’âme.

37L’âme qui correspond en partie à notre notion moderne d’esprit est au corps d’un être vivant ce que la forme est à la matière. Pour résumer l’analyse très complexe de la relation de l’âme au corps que fait Aristote [28], il suffit de retenir que l’âme est quelque chose d’immatérielle qui n’est pas réellement distincte du corps vivant. L’âme elle-même regroupe différentes facultés dont la faculté intellective ou intelligence propre aux humains et à certains animaux capables de faire preuve d’une sorte d’intelligence dans l’action. Le but de l’action n’est cependant pas déterminé par l’intelligence mais par l’appétit ou le désir. Chez les humains toutefois, ce désir peut être freiné par la raison. L’intelligence proprement humaine est capable de se dissocier de l’appétit en vue de la spéculation qui est recherche de la connaissance et non pas action.

38Dans l’Éthique, Aristote ne considère l’âme que du point de vue particulier de l’âme humaine et non de l’âme en général ni de son rapport au corps. En tant que moraliste, il faut laisser de côté ce qui dans l’âme ne participe pas à la nature vraiment humaine, telle que la connaissance du corps humain, qui ne peut nous enseigner ce que sont les vertus de l’âme. Sur ce point, la distinction thomiste des deux types d’habitus est justifiée. Boudon (2003 b, p. 142) rappelle en effet que Thomas d’Aquin distinguait deux types d’habitus, les habitus corporis et les habitus animae, c’est-à-dire les habitus corporels et les habitus mentaux. Seuls les seconds sont placés sous le contrôle de la volonté du sujet. Boudon reproche à Bourdieu d’avoir gommé cette distinction en assimilant les habitus sociaux aux habitus corporels. De ce fait, les habitus qui causent l’action des agents ne sont plus sous le contrôle de ces derniers et, comme ils sont acquis par la socialisation, l’agent devient, selon les termes de Boudon, « un objet soumis à des forces qui lui seraient extérieures » (ibid.).

L’acquisition des vertus morales

39Mais cela n’implique pas qu’il ne faille considérer dans l’étude de l’action humaine que la partie intellective de l’âme ou même que l’intelligence spéculative qui est vraiment le propre de l’homme. Aristote, dans l’Éthique, distingue deux parties de l’âme, comme dans le modèle platonicien : une partie privée de raison et une autre douée de raison. À l’intérieur de ces deux parties, il distingue ensuite des sous-parties auxquelles il associe des vertus spécifiques. La partie rationnelle comprend deux vertus principales, la sagesse (sophia) et la sagacité ou prudence (la phronèsis, traduite en général par prudence mais que d’autres, comme R. Bodéüs, 2002, traduisent par sagacité). La sagesse est la vertu du philosophe et la prudence celle de l’homme d’action. Dans la partie irrationnelle de l’âme, il distingue une sous-partie susceptible d’obéir à la raison ou d’être sous son contrôle. Cette sous-partie constitue le caractère, composé des vertus morales. Les vertus morales sont des dispositions. Disposition provient du terme grec hexis traduit en latin par habitus et en français par mode d’être, manière d’être, disposition permanente, état. Chez Aristote, hexis se distingue de diathesis qui est une disposition passagère, si bien que certains exégètes comme R. Bodéüs traduisent hexis par état et non disposition réservé à diathesis [29]. Il qualifie par exemple les vertus morales d’états du caractère et les vertus intellectuelles d’états de l’intelligence. Les vertus morales disposent l’âme d’une certaine manière. Ce sont, pourrait-on dire, des sortes de dispositifs qui modulent nos passions, qui les tempèrent, comme la vertu de tempérance, ou qui nous font surmonter notre crainte dans certaines situations, comme le courage, ou qui nous font éprouver certaines passions dans certaines situations, comme la justice.

40Ce sont des dispositions que nous sommes naturellement prédisposés à acquérir, à condition de les perfectionner par habitude. Aristote met toutefois en garde contre une sorte d’automaticité entre le fait d’être placé dans une certaine situation d’apprentissage et l’acquisition de ces vertus car certains les acquièrent et d’autres pas. Acquérir la vertu n’est pas non plus acquérir une science. L’humain en tant qu’espèce possède en puissance certaines capacités comme celle de devenir savant. L’acquisition d’une science transforme son état car il passe d’ignorant à savant alors que son état ne se transforme pas par l’exercice de cette science. Par contre, Aristote pense que c’est en pratiquant la vertu qu’on devient vertueux. On peut sans doute admettre que cela s’acquière par la pratique, mais en quoi consiste exactement la pratique et quel genre de connaissance requiert-elle ? La réponse d’Aristote est complexe et appelle certainement des élucidations.

41E. Anscombe (2002) considère par exemple que la connaissance pratique est une sorte de connaissance a priori. Que veut dire Aristote lorsqu’il dit que l’agent doit savoir comment il agit ? Anscombe suppose qu’il s’agit d’une connaissance spécifique qui s’exerce dans l’action intentionnelle [30] par contraste avec celle que l’on obtient en observant ce qui se passe dans le monde. Elle veut souligner que l’agent est capable de fournir la plupart du temps le contenu de son intention sans avoir besoin pour le savoir de recourir à une description en termes physiques de ses mouvements corporels qu’il ne connaît d’ailleurs pas clairement. On a pu lui reprocher le caractère trop abstrait de cette analyse et lui préférer la notion de « répertoire d’actions que j’ai à ma disposition pour pouvoir faire ce que j’ai l’intention de faire, antérieurement à toute observation » (Romano, 2003, p. 75). On peut aussi soutenir que l’on n’a plus besoin d’observer ce qu’on fait pour l’accomplir que lorsqu’on est devenu une sorte d’expert dans cette activité, mais certainement pas lorsqu’il faut en faire l’apprentissage pour acquérir ce qu’Aristote nomme une hexis (ibid., p. 77). Néanmoins, l’intérêt de la démarche d’Anscombe me semble être de montrer qu’il est exceptionnel de se tromper dans l’accomplissement de son intention, bien qu’il soit fréquent d’échouer à réaliser ce qu’on veut (Anscombe, 1992, p. 149). Une telle analyse semble jeter un doute sur les théories qui fondent les actions, interactions et échanges symboliques des agents sur la méconnaissance des principes qui les guident. On peut également accepter l’idée que « la connaissance pratique n’est pas uniquement une connaissance exécutive » (Romano, 2003, p. 86) parce que, comme l’a soutenu Aristote, elle possède son propre savoir qui est la phronèsis.

42La phronèsis, qui est en rapport avec les vertus morales particulières, est la vertu du raisonnable au sens de bon sens et du calcul au sens de délibération car, assure Aristote, « délibérer et calculer, c’est au fond la même chose » (EN, p. 237). Il ne cherche pas à définir le concept de délibération car ce n’est pas sa manière de procéder (Natali, 2002), mais il donne des exemples qui laissent penser qu’on ne délibère pas sur tout ce qui intéresse les humains mais seulement sur ce qui dépend de nous et peut être effectué par nous.

43L’action chez Aristote est l’effet de la prudence et de la vertu morale. Socrate, aux dires d’Aristote, estimait que les vertus étaient des formes de la raison et même des espèces de science, alors que lui est seulement d’avis qu’il n’y a pas de vertu morale qui ne soit accompagnée de raison. On ne peut être vertueux sans prudence ni prudent sans vertu morale. Autrement dit, la prudence sait ce qu’il faut exécuter mais sa capacité de l’exécuter lui vient de son association étroite avec la vertu et non de sa nature intellectuelle ou rationnelle qui permet seulement la délibération (Bodéüs, 2002, p. 196).

Conclusion

44Vouloir rendre compte de la genèse sociale de la morale tout en préservant l’autonomie morale du sujet qui la rend possible est une entreprise difficile comme en témoigne l’examen de la possibilité de l’altruisme, l’un des éléments constitutifs de la moralité sociale. Cependant, toutes les sociologies n’éprouvent pas les mêmes difficultés.

45Durkheim pouvait envisager sans trop d’embarras le développement de valeurs altruistes en se fondant à la fois sur l’existence de prédispositions de nature anthropologique et sur l’absence de continuité entre l’habitude et la disposition morale, en raison de l’indétermination des prédispositions qui n’était levée que par l’efficacité de l’éducation. Il ne semble pourtant pas dénué à certains moments de ce pessimisme quant à la possibilité du changement social que l’on attribue souvent à Bourdieu. Il n’est pas suffisant qu’une société se contente d’un altruisme de réciprocité qui rejette le crime et développe les échanges pour être une bonne société. Ce n’est là, pense-t-il, qu’une morale minimale et médiocre. Mais il reste prudent dans son évaluation des capacités humaines à aller au-delà et se contente d’assigner à la société l’objectif minimal lui aussi « d’un peu de bien à réaliser, une contribution originale à apporter au patrimoine moral de l’humanité » (EM, p. 11). Ce n’est peut-être pas si éloigné de la possibilité que Bourdieu croit découvrir d’améliorer à des conditions assez rédhibitoires la moralité de certaines activités sociales.

46Toutefois, Durkheim se demandait à quelles conditions un contexte social serait favorable à l’acquisition d’une vertu morale comme l’altruisme, alors que Bourdieu juge inéliminable l’intérêt personnel et confie à la société le traitement social du problème de l’altruisme. L’émergence de la morale dans certains domaines de la société est fondée sur la conversion des mobiles « pathologiques » kantiens exprimant les inclinations de la sensibilité en motifs exprimant la logique à prétention universaliste d’un champ sous l’effet de contraintes sociales relativement traditionnelles que sont les sanctions positives ou négatives propres à un type d’activité. Dans cette transformation paradoxale de l’égoïsme en « altruisme » les intérêts individuels sont maintenus. La particularité de l’habitus est de relier rigidement la formation des dispositions intéressées aux propriétés du champ de façon à en assurer la reproduction sociale.

47Ce qui rend impossible la morale n’est pas tant la nature dispositionnelle de l’habitus, car l’autonomie d’action de l’individu n’est jamais illimitée, que le fait que les transformations conscientes de sa conduite de vie s’inscrivent dans les limites autorisées par le maintien de la contrainte de reproduction sans qu’il s’en rende compte, de sorte que, comme dirait Weber, les individus vivent leurs activités comme des événements dans une seconde nature.

48Pour Weber et les néo-kantiens, dont la théorie des sphères de valeur inspirera la théorie des champs, la morale kantienne du devoir n’est plus la seule à fournir une valeur à l’acte mais les valeurs ne sont pas des intérêts si bien que les individus n’y sont pas en principe contraints par leurs inclinations. L’engagement dans des valeurs ne piège pas non plus l’individu dans un fanatisme l’empêchant de reconnaître les obstacles à leur réalisation qui proviennent des convictions des autres et limite de ce fait la prétention de la morale à éliminer les valeurs des autres sphères de la société.

49C’est l’originalité de l’idée d’Aristote dans sa théorie des vertus que de relier ce qui est irrationnel à ce qui est rationnel, alors que Bourdieu n’envisage qu’un seul type de dispositions qui n’est en un sens ni rationnel ni irrationnel mais adapté au champ, et que Kant rejette, dogmatiquement dirait Weber, tout ce qui n’est pas de l’ordre de la raison pure, excluant d’une certaine manière tout ce qui fait non pas la nature humaine mais la culture. À la différence des dispositions morales de Durkheim, les vertus morales ne sont pas acquises par l’éducation (Aristote se demande même si l’éducation morale est vraiment possible) mais dans l’expérience de la vie par rencontres répétées avec des situations sans que l’on puisse bien préciser le genre de situations propices à cette acquisition, si bien que les conditions de la moralité de la société résident dans la vertu des membres de la population.

Notes

  • [1]
    Selon l’expression de B. Lahire (2002) qui a beaucoup contribué à son développement ; sur la notion de disposition, voir Merchiers (2000), ainsi que Chauviré et Ogien (2002).
  • [2]
    Durkheim, 1991, p. 63 ; Boudon (1999) montre que Durkheim ne se satisfait pas de l’explication kantienne de cette irréductibilité et cherche à la remplacer en proposant une théorie réaliste de la connaissance et de la morale.
  • [3]
    Comme le remarque P. Pharo (2004, p. 100), cet « externalisme sociologique » entre en tension avec l’autonomie morale du sujet. C’est peut-être pour cela que dans l’Éducation morale, on ne trouve pas le chapitre correspondant à l’autonomie morale dans la seconde partie de l’ouvrage consacré aux conséquences à tirer pour l’enseignement de la nature de la morale.
  • [4]
    À un point tel que l’on peut même parler d’ « isomorphisme » entre les deux auteurs à propos des premières considérations sur la morale auxquelles se livre Durkheim dans La division du travail social (Isambert, 1996).
  • [5]
    Définition du Lexis qui fait remonter cette distinction à 1314.
  • [6]
    Cf. Ferro, 2002.
  • [7]
    Cf. Lewis et Langton, 2002, pour cette analyse.
  • [8]
    Philosophie dispositionnelle de l’action selon ses propres termes, dans Raisons Pratiques, ci-après RP, p. 9.
  • [9]
    Ouvrage publié en1972, mais, précise Bourdieu, à partir de notes de 1960-1965.
  • [10]
    Alors que d’autres sociologues adoptent le postulat de la sociologie compréhensive selon lequel tout individu peut être en principe compris (Boudon, 2003 a), Bourdieu pense que le postulat de compréhension immédiate n’est qu’une projection ethnocentrique de l’agent sur autrui (ETP, p. 166).
  • [11]
    Organismes « que l’on peut si l’on veut appeler individus », concède poliment Bourdieu (ibid.).
  • [12]
    Les travaux empiriques à partir desquels ont été élaborées ces thèses sont résumés dans les trois essais d’ethnologie kabyle qui précédent l’Esquisse.
  • [13]
    La compétence linguistique est un schème immanent à la pratique linguistique et non une norme de grammairien ou un principe chomskyen de générativité (cf. ETP, p. 199).
  • [14]
    On voit que de telles explications échappent à l’alternative de l’agent calculateur rationnel et de l’agent normatif puisque les deux types de motifs sont impliqués dans ces descriptions. Cf. la remarque de Boudon (2007 a, p. 26) sur la faiblesse de cette distinction qui n’est pas exclusive.
  • [15]
    Par exemple, « le fait d’être intéressé est-il la même chose que celui d’être égoïste ? » (Caillé, 1981, p. 261). Cette question rappelle les interrogations de Durkheim.
  • [16]
    P. Ladrière (1997) souligne de façon fort pertinente que l’illusio veut cristalliser la dimension d’engagement dans une pratique propre à un champ et expliquer pourquoi on y porte de l’intérêt. Cette dimension qui apparaît également dans la sociologie wébérienne éclaire significativement les différences entre ces deux auteurs (cf. infra, p. 472).
  • [17]
    In Wirtschaft und Gesellschaft, t. II, p. 688-726.
  • [18]
    Durkheim affirmait au contraire de façon tout aussi péremptoire : « Qui peut contester pourtant que, de tout temps, l’humanité a mis les valeurs artistiques et spéculatives bien au-dessus des valeurs économiques ? » (1996, p. 125).
  • [19]
    Développée par des auteurs comme Rickert et Windelband.
  • [20]
    Cette rationalisation de l’éthique religieuse concerne la plupart des grandes religions du monde, cf. Weber, 1996, p. 417 sq.
  • [21]
    C. Turner, 1992, p. 104.
  • [22]
    Selon une formule de C. Turner (1992, p. 46) qui rappelle de manière frappante l’image bourdieusienne de l’habitus comme une seconde nature.
  • [23]
    Les préférences peuvent exprimer des intérêts mais ne peuvent être assimilées à des valeurs.
  • [24]
    L’idée de distinction comme pure différence se veut une critique du caractère désintéressé que Kant attribue au jugement de goût.
  • [25]
    On pense à la réplique d’un personnage d’Ionesco : « Seule la marine est honnête, la marine mais pas les marins. »
  • [26]
    Éthique à Nicomaque dans la traduction du Livre de poche (ci-après ENlp) et Éthique de Nicomaque dans la traduction Garnier-Flammarion (ci-après ENgf).
  • [27]
    E. Anscombe (2002) pense qu’Aristote ne faisait que tracer un parallèle entre les deux et que le véritable raisonnement pratique ou syllogisme pratique a pour conclusion une action et non un énoncé vrai.
  • [28]
    La théorie de l’âme d’Aristote est exposée dans le De Anima. C’est une théorie faisant principalement appel aux notions de capacité et de disposition (Merchiers, 2004).
  • [29]
    C. Tiercelin (2002) remarque que cette distinction renvoie aussi à la question de savoir si la nature d’une chose est ou non indépendante de ses dispositions. Elle ne l’était pas pour Aristote mais la conception humienne, rylienne et, pour certains, tout simplement moderne, des dispositions en fait au contraire des propriétés contingentes.
  • [30]
    Une action est intentionnelle si elle peut être décrite comme une réponse à la question « Pourquoi ? » de façon à ce que son auteur puisse reconnaître ce qu’il faisait dans cette description (Anscombe, 2002, p. 47-48).
Français

RéSUMé. — La sociologie morale s’est en partie construite contre la morale kantienne du devoir chez Durkheim, Weber ou Bourdieu avec des résultats inégaux, comme le montre ce texte, en ce qui concerne le maintien de l’autonomie morale de l’agent sans laquelle il n’y a plus de morale que le nom. Le traitement de l’altruisme, valeur morale par excellence, constitue un bon indicateur de ce maintien. L’importance et la nature des fondements dispositionnels de la pratique des agents chez ces sociologues fournit un élément explicatif essentiel de la réussite variable de l’entreprise consistant à expliquer la genèse sociale de la morale en maintenant l’autonomie de l’agent. La perspective aristotélicienne des vertus morales peut être de ce point de vue avantageusement comparée aux solutions présentées par Durkheim ou Bourdieu.

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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/08/2007
https://doi.org/10.3917/anso.042.0455
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