CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le féminisme en éthique a suscité une des discussions les plus stimulantes des théories de la justice dans le monde académique anglo-saxon, rendant difficilement contestable leur cécité à l’égard des femmes, de leurs expériences et de leurs intérêts. Dans cet article, je voudrais présenter quelques points de la discussion ouverte par le féminisme en éthique à partir du concept de care couvert en français par les termes de sollicitude, soins, attention, souci de l’autre, responsabilité [1]. Bien qu’elle soit à l’origine une réponse aux préjugés à l’égard des femmes dans le domaine moral, la perspective du care élabore une analyse plus large des relations sociales organisées autour de la dépendance et de la vulnérabilité, point aveugle de l’éthique de la justice. Les questions que l’éthique du care adresse à l’éthique de la justice et à son mode de raisonnement prennent appui sur une analyse d’expériences moralement pertinentes qui seraient liées aux relations asymétriques de soins et de prise en charge des personnes dépendantes. Cette analyse de la dimension morale de la vie sociale associe une approche descriptive et empirique et une approche normative et conceptuelle. Elle conjoint en ce sens les questions philosophiques et sociologiques plus étroitement que ne l’admet la présentation habituelle d’une séparation entre ces deux approches. C’est à ce titre, entre autres, que le débat autour de l’idée d’une conception morale différente intéresse les analyses sociologiques de la dimension morale de la vie sociale.

2Je présenterai d’abord brièvement l’hypothèse de la « voix différente » soutenue par Carol Gilligan qui a été le catalyseur du débat entre l’éthique de la justice et l’éthique du care. Les discussions sur ce qui distinguerait en un sens crucial ces deux éthiques, sur leur compatibilité ou au contraire incompatibilité, sont difficilement dissociables de la controverse sur le care comme éthique féminine. La sollicitude est-elle une orientation morale féminine ? Si tel était le cas, cela suffit-il à en faire une éthique féministe ? Ces questions déterminent largement les diverses interprétations données à l’éthique du care et ses rapports avec la justice et donne un aperçu de la complexité des usages de la catégorie « femme ». Il est utile pour cette raison de situer les analyses du care par rapport à la réflexion engagée sur ce point par les analyses du genre.

Le genre et le déni des injustices

3Le féminisme n’est pas seulement un projet politique visant à mettre fin à la subordination des femmes. Un tel projet relie de façon étroite un point de vue politique et normatif à l’analyse des situations de subordination. Au cœur de cette entreprise, la vigilance critique conjugue un aspect normatif et un aspect épistémique. Cette vigilance qu’on pourrait supposer instruite par une expérience continue de la subordination s’exerce à propos des voies multiples par lesquelles l’inégalité des sexes se trouve déniée ou dépouillée de signification sociale, morale, politique.

4Le concept de genre est un outil interprétatif pour caractériser le contenu de ces inégalités et expliquer leur manque de visibilité [2]. Les analyses qu’il génère sont principalement orientées vers le compte rendu de la différence des sexes et des traitements différentiels constituant des inégalités non justifiables, en particulier celles qui sont tenues pour négligeables ou accidentelles dans des domaines d’activité se prévalant de principes de neutralité. L’analyse des processus par lesquels sont entretenues les croyances dans le fondement biologique ou naturel de la différence des sexes est souvent associée à la thèse de la construction sociale du genre [3]. Dans cette perspective, les catégories comme « homme », « femme », « masculin », « féminin » ne peuvent plus être prises pour allant de soi. Car leur usage ordinaire masquerait le caractère social de cette catégorisation dichotomique et de son emploi. Le concept de genre vient saisir la dimension hiérarchisante de la dichotomisation des sexes. Le genre n’est pas une donnée brute mais un principe de hiérarchisation sociale à l’œuvre dans nos manières ordinaires de sentir, de penser et d’agir.

5La catégorie « femme » devient dès lors une notion au maniement complexe. Privilégier ce qui serait commun aux femmes peut apparaître comme un artifice idéologique ou normatif au vu de la diversité des situations selon des lignes de classe, de « race », de culture. Cette mise en question de la catégorie « femme » sur des arguments sociologiques a été principalement élaborée dans le cadre de discussions sur la théorie féministe elle-même. Elle rend désormais impossible d’ignorer l’entrecroisement de ces principes de diversification sociale et leur possible conflictualité. Ce retour vers des principes élémentaires de distribution des places sociales vient compléter et renforcer la problématisation des attributs sexués élaborée dans l’analyse de la différenciation des sexes [4].

6Les perspectives féministes sont souvent identifiées aux recherches sur le genre, lesquelles n’adoptent pas nécessairement la thèse de la construction sociale [5]. Cette thèse a cependant le mérite d’avoir permis de s’interroger sur les présuppposés ou les préjugés d’entreprises de connaissance qui ont suspendu l’application de leurs principes devant la différence des sexes et la dimension sexuée de la vie sociale.

7Cependant, la déconstruction de la différence dichotomique des sexes et de la catégorie « femmes », aussi poussée et convaincante soit-elle, parvient difficilement à entamer le déni des injustices dans le traitement différentiel des sexes. L’analyse du genre qui prend pour objet la production même de la différence des sexes semble de ce fait vouée à la réitération : car il s’agit de montrer comment cette différence est reconfirmée en permanence, en particulier lorsqu’elle s’applique à des domaines de conduite et d’activités pour lesquels l’idée d’un fondement biologique de la différence et du traitement différentiel perd son caractère d’évidence. Elle tend en outre à rendre contestable toute référence aux femmes puisque cette référence présupposerait et consoliderait une vision « essentialiste », contredisant la visée de la perspective du genre. Elle contient de ce fait le risque de conduire le féminisme à une impasse, comme le soutient Joan Tronto : « Le défi le plus décisif porté à la théorie féministe est l’argument selon lequel la catégorie même de femme est si suspecte que toute théorie qui assume l’existence de femmes est également suspecte. À cet égard, toutes les théories féministes deviennent suspectes, hormis celles qui récusent la possibilité d’une large entreprise théorique de libération. » [6]

8À la différence des analyses du genre, les contributions des perspectives féministes au domaine de l’éthique ne sont pas ordonnées par l’exploration d’un concept décisif comme le genre. Pour Alison Jaggar [7], il s’agit plus d’un engagement à lutter contre la situation inférieure des femmes dont la contribution à ce domaine d’enquête a été marginale. Comme le montre la pluralité des courants qui l’animent [8], cet engagement peut être compris très diversement et conduire par exemple à mettre en évidence au sein de l’éthique des préjugés défavorables aux femmes ou à remédier au déséquilibre produit par l’absence des voix des femmes dans le domaine éthique. Les débats autour de l’éthique de la sollicitude ont joué un rôle central dans le développement du féminisme en éthique, bien qu’il ne se résume pas aujourd’hui à l’exploration de cette option [9]. Ces analyses assument l’existence « des femmes », non en un sens qui impliquerait une essence, mais en un sens qu’on pourrait dire négatif en faisant apparaître les pertes qu’entraîne leur ignorance pour les théories morales. Dans cette perspective, l’importance du travail de Carol Gilligan [10] qui a popularisé l’idée d’une éthique de la sollicitude, a été de montrer les effets de cette dissymétrie – faite à la fois de préjugés et d’ignorance à l’égard des femmes – sur la théorie du développement moral de Kohlberg, dominante dans les années 1980.

Déficience ou différence

9Gilligan met en question la prépondérance de l’éthique de la justice dans le domaine du développement moral. Elle avance une objection majeure à l’idée soutenue par Kohlberg [11] selon laquelle le degré le plus élevé de raisonnement moral met en œuvre des principes de justice abstraits et impartiaux. Elle démontre empiriquement que ce n’est pas toujours le cas, et qu’en particulier les femmes – mais pas seulement elles – considèrent d’autres facteurs comme des principes de décision morale tout aussi importants. Le souci de maintenir la relation lorsque les désirs et les intérêts divergent, la prise en compte des particularités de la personne et de la situation, l’engagement à répondre aux besoins concrets, le rôle accordé aux sentiments et aux émotions dans la compréhension des situations, caractérisent, entre autres, cette façon de définir les problèmes moraux et d’y répondre. Mais ces considérations informant la définition de la question morale tout comme le type de raisonnement qui l’organise ne trouvent pas leur place dans le développement moral décrit par Kohlberg, si ce n’est comme expressions d’une « déficience » morale.

10L’hypothèse de la voix différente est en ce sens une réponse au « constat », par la psychologie du développement moral, de la déficience des femmes. On peut distinguer dans cette réponse deux aspects principaux : le renvoi de la question de la déficience à la théorie elle-même et l’articulation autour de l’idée de care des réponses qui, dans le modèle de Kohlberg, pouvaient apparaître incohérentes ou rester inaudibles. D’après ce modèle, la maturité morale se constituerait en suivant une progression à travers six étapes, regroupées en trois niveaux : un premier niveau préconventionnel défini par un rapport particulier à l’autorité parentale ; un second niveau conventionnel où l’important est l’ajustement au groupe et la conformité à ses règles ; enfin, un niveau critique postconventionnel où les règles et principes de justice sont soumis à des tests.

11Il n’est pas possible de restituer ici l’examen des multiples difficultés de la théorie de Kohlberg à saisir la signification morale des réponses non « conformes » à son modèle du développement moral [12]. Un exemple permet de saisir comment ce modèle peut conclure à la déficience morale des femmes. La difficulté des femmes à accéder au stade supérieur de la maturité morale, l’étape postconventionnelle, se traduit dans l’enquête de Kohlberg par leur présence massive au stade intermédiaire (le stade 3) où elles reviennent après un bref passage à l’étape postconventionnelle où elles ne parviennent pas à se stabiliser. Ce stade intermédiaire correspond à celui où l’on conçoit la conduite morale comme celle qui consiste à faire plaisir aux autres. Or, comme le montre Susan Moller Okin [13], si l’on reprend les réponses, on s’aperçoit qu’il y a confusion entre deux idées au moins : la conduite morale est celle qui fait plaisir aux autres ; la conduite morale est celle qui aide les autres. Cette confusion est renforcée par la façon d’interpréter qui sont ces « autres » dont se soucient les personnes interrogées. Pour Kohlberg, il ne peut s’agir que de proches, ou de personnes avec lesquelles des relations personnelles existent. Pourtant, les citations des entretiens de Gilligan laissent entendre que ces autres ne sont pas toujours à l’évidence des proches. Les « autres » qui sont objet de care composent un cercle beaucoup plus large que les seuls proches, incluant ceux que l’on ne connaît pas et ceux que l’on n’aime pas. La classification au stade trois des femmes qui parlent d’aider les autres et de ne pas leur causer du tort serait donc une erreur lorsqu’il s’agit en réalité d’exprimer un souci universalisable pour le bien-être de l’humanité car ce stade ne reconnaît que le souci pour les autres avec lesquels les personnes ont des liens directs et personnalisés.

12Il est difficile de ne pas mettre en relation une confusion de cette taille avec quelques-unes des idées les plus reçues au sujet des femmes, de la morale, et de la politique : les femmes sont censées être moins capables que les hommes, à cause de leur nature ou de leur rôle social, de mettre la raison au-dessus des sentiments, de s’abstraire de leurs préoccupations particulières et de leurs engagements affectifs pour considérer le bien supérieur de la communauté. Elles sont davantage susceptibles d’agir pour faire plaisir à leurs proches et gagner leur approbation. Elles sont supposément inadaptées ou moins adaptées que les hommes à l’impartialité, intrinsèquement liée à la première des vertus politiques, la justice.

13La possibilité même d’entendre ce que disent des femmes, d’entendre dans des entretiens autre chose que la confirmation d’idées enracinées dans les stéréotypes du genre, nécessite de mettre en doute l’évidence d’un point de vue moral qui accuse une discontinuité remarquable avec certaines expériences « ordinaires », en l’occurrence celles des femmes, mais pas exclusivement celles-là. Il ne s’agit cependant pas d’une mise en question frontale de l’éthique de la justice, juste d’un déplacement :

14« La perspective de la justice, souvent prise comme synonyme de raisonnement moral, est recadrée comme une manière de voir les problèmes moraux et la perspective du care est mise en évidence comme une vision ou un cadre alternatif. La distinction entre justice et care comme perspectives ou orientations morales alternatives est fondée empiriquement sur l’observation qu’un déplacement du centre d’attention, de préoccupations de justice vers des préoccupations de sollicitude, change la définition de ce qui constitue un problème moral, et amène à voir la même situation de façons différentes. Théoriquement, la distinction entre justice et sollicitude recoupe les divisions familières entre pensée et sentiment, égoïsme et altruisme, raisonnement théorique et raisonnement pratique. Elle attire l’attention sur le fait que toutes les relations humaines, publiques et privées, peuvent être caractérisées à la fois en termes d’égalité et en termes d’attachement, et que tant l’inégalité que le détachement constituent des bases de préoccupation morale. Puisque tout le monde est vulnérable aussi bien à l’oppression qu’à l’abandon, ces deux visions morales – l’une de justice, l’autre de sollicitude – sont récurrentes dans l’expérience humaine. Les injonctions morales à ne pas agir injustement envers autrui et à ne pas lâcher quelqu’un dans le besoin saisissent ces préoccupations différentes. » [14]

15C’est l’affirmation de l’existence de deux orientations morales, et d’un basculement toujours possible entre les deux termes de l’alternative, qui enclenche le débat avec les défenseurs d’une conception de la moralité comme éthique de la justice. Les prétentions de l’éthique de la justice à couvrir en totalité le domaine moral sont mises en doute par les données empiriques produites par Gilligan. Celles-ci rendent difficile de nier que le seul langage de la justice est inapte à saisir les préoccupations morales des personnes interrogées, leurs expériences et leur point de vue. La thèse de Gilligan fait valoir que ces expériences et ces préoccupations différentes constituent une orientation morale différente dotée d’une cohérence que le langage du care permet de saisir. C’est cette tâche d’articulation et d’explicitation que prennent en charge les analyses en termes de care. Elles ont de ce fait tendance à formuler les concepts de base de cette perspective en marquant ce qui les distingue de ceux du langage de la justice.

Les inflexions qui font la différence

16Donner une description de ce que « dit » cette voix différente ou de ce qu’elle comporte de différent par ses inflexions est nécessairement complexe au vu des interprétations multiples et divergentes qui en ont été données. Elle est cependant décrite typiquement comme différente non seulement en ce qu’elle produit des évaluations d’action différentes de celles qui sont fournies par les conceptions morales occidentales traditionnelles, en particulier celles des Lumières, mais aussi en ce qu’elle parviendrait à ces évaluations par un type alternatif de raisonnement moral [15].

17« Dans cette conception, le problème moral surgit de responsabilités conflictuelles plutôt que de droits concurrents et requiert pour sa résolution un mode de pensée qui est contextuel et narratif plutôt que formel et abstrait. Cette conception de la moralité et des relations comme ce qui est concerné par l’activité du care centre le développement moral autour de la compréhension de la responsabilité et des relations, de même que la conception de la moralité comme équité rattache le développement moral à la compréhension des droits et des règles. » [16]

18À la différence de la pensée de la justice faisant appel à des principes moraux universels, rationnels appliqués de manière impartiale, la pensée du care met l’accent sur la réactivité (responsivness) à des situations particulières dont les traits moraux saillants sont perçus avec acuité par une posture plus émotionnelle d’empathie, et de bienveillance. Le raisonnement du care ne valide pas ses réponses en référence à des principes généraux, mais prend la forme d’une narration où les détails concrets, spécifiques prennent sens et deviennent intelligibles dans les contextes de vie des personnes. Il compose, à travers une trame narrative des éléments de la situation concrète, un tableau des traits saillants moralement pertinents pour l’appréhension ou la résolution d’un dilemme moral. « La différence entre accord et compréhension saisit les logiques différentes de raisonnement de la justice et du care, la première recherchant des bases pour un accord, la seconde pour la compréhension, l’une supposant la séparation et par conséquent, le besoin d’une structure externe de connexion, l’autre supposant la connexion et, de ce fait, le potentiel de la compréhension. » [17]

19Cette pensée serait centrée sur la particularité des situations et des personnes de par sa focalisation sur les besoins spécifiques. C’est un style de raisonnement non médiatisé par le recours à des principes généraux, apportant des réponses aux besoins des personnes en ce qu’elles sont uniques, non substituables ou interchangeables. La pensée du care se distinguerait, sous cet aspect également, de la pensée de la justice qui ne considère qu’un « autrui généralisé »  [18], ou comme des vecteurs de caractéristiques communes et générales [19]. Centré sur la particularité, le care est censé impliquer le refus de l’impartialité et conduire à des réponses non reproductibles.

Une éthique féminine ?

20L’hypothèse de la voix différente a été comprise d’abord comme l’hypothèse d’une éthique féminine du care, qui serait différente d’une conception masculine de la moralité comme éthique de la justice. Cette interprétation a largement déterminé les questions posées à l’idée de sollicitude et, de ce fait, a orienté l’explicitation des potentialités de cette notion et de ses limites. En quel sens est-il justifié de faire référence aux femmes pour qualifier cette perspective différente ?

21Ce que les enquêtes de Gilligan mettent en évidence, c’est que les deux perspectives sont alternativement endossées par la plupart des sujets bien qu’il paraisse impossible de les tenir simultanément. Les données empiriques présentées par Gilligan sont nuancées et ne permettent pas de trancher aisément la question du lien entre genres et orientations morales. De même ses commentaires oscillent entre l’idée que le care n’est pas « réservé » aux femmes pas plus que la perspective de la justice ne serait propre aux hommes ; et d’autre part une interprétation qui fait de la voix différente une voix féminine.

22Ce qui semble avéré d’un point de vue empirique à partir des travaux de Gilligan, c’est que l’adoption de la seule perspective de la justice (l’absence d’alternance entre les deux points de vue moraux) ne se trouve que chez certains hommes, jamais chez les femmes, ni non plus parmi les hommes qui conçoivent la maturité morale autrement que ce que postule le modèle de Kohlberg (valorisation de l’autonomie et du respect des droits d’individus séparés). L’adoption alternative de l’une et l’autre de ces deux perspectives n’est pas aussi nettement sexuée.

23Le lien entre l’hypothèse de la voix différente et l’hypothèse du genre (qui fait dépendre la première de la validité de la seconde) est objet de controverses [20]. La réfutation de la seconde – le genre – entraînerait pour certains l’invalidation de la première – la voix différente. Pour ceux qui soutiennent l’intérêt de la première, l’hypothèse de la voix différente ne dépend pas de la validité de l’hypothèse du genre.

24Même si les données empiriques ne consolident pas l’hypothèse d’un lien entre genre et orientation morale, il est significatif que la thèse de la voix différente reste le plus souvent comprise comme celle d’une conception morale féminine ou encore comme une orientation morale plus accessible aux femmes qu’aux hommes. Pourquoi la sollicitude est-elle si facilement qualifiée d’éthique féminine ? Comment comprendre l’attraction exercée par cette catégorisation ?

Moralisation du genre et division du travail moral

25Cette association qui conforterait l’idée d’une sensibilité morale des femmes est sans doute une des raisons pour lesquelles les analyses du care ont été accueillies avec réticence par les féminismes attachés à une tradition universaliste.

26C’est à expliquer la persistance d’une telle association en dépit des réfutations empiriques que se consacrent certaines interprétations du care comme perspective qui ne s’oppose pas à celle de la justice. En effet, la dissociation du genre et du souci d’autrui a pour conséquence de déstabiliser la compréhension du care et de la justice comme deux orientations morales distinctes ayant chacune un champ d’application propre. Cette dichotomisation ne résulterait-elle pas de la catégorisation de genre ? Est-elle un obstacle ou un instrument de la compréhension de la voix différente et de sa revendication de justice ?

27L’explication avancée par Marylin Friedman se présente explicitement comme une réponse à la question de l’attraction exercée par l’idée d’une éthique féminine.

28Selon Marilyn Friedman, des normes morales sont rattachées aux stéréotypes de genres ou, si l’on préfère, les genres « typiques » sont conçus de façon moralisée. « La moralité (...) est fragmentée en une division du travail moral selon les lignes de genre » [21] ; cette division du travail moral, sa « raison » est enracinée dans l’histoire de la famille, de l’état, de l’économie. Les tâches de gouvernement, de régulation de l’ordre social et de gestion des autres institutions « publiques » ont été monopolisées par les hommes comme « leur » domaine privilégié ; et les tâches de maintien des relations personnelles ont été privatisées, laissées ou imposées aux femmes. Les genres ont été conçus en termes de projets moraux distincts. Certains idéaux moraux, certaines valeurs, vertus et pratiques sont culturellement considérés comme projets ou domaines particuliers des genres. Ces conceptions déterminent ce qui est considéré normal, attendu pour chacun ou au contraire considéré comme incongru, choquant, etc. Ce que Gilligan aurait capté, c’est la voix morale symboliquement féminine, en la dissociant de la voix morale symboliquement masculine.

29Cette conception moralisée des genres expliquerait la persistance de l’idée d’une éthique féminine. Car elle concerne plus les préoccupations morales que nous attribuons aux femmes et aux hommes que les différences statistiques réelles entre le raisonnement moral des hommes et des femmes. Cette dichotomie règle nos attentes à l’égard de leurs conduites comme elle règle nos interprétations.

30En somme : « Quelles que soient les préoccupations morales des hommes, elles seront classées et valorisées comme affaire de droits et de justice ; quelles que soient les questions morales qui préoccupent les femmes, elles seront traitées et dévaluées comme affaires de soins et de relations personnelles. » [22]

31L’association entre genres et orientations morales apparaît bien comme un fait têtu. Si, comme le soutient Friedman, le lien n’est pas empirique mais conceptuel, « les femmes » disposées à la sollicitude (ou à l’inverse réticentes) ne sont pas des femmes réelles, mais « les femmes » comme catégorie normative. De même que le fait de qualifier une conception morale de « bourgeoise » ou de « populaire », est moins informatif de son contenu que de l’évaluation normative dont elle fait l’objet de la part de son auteur, ou de logiques de distinction sociale, de même la classification des questions et préoccupations morales comme féminines ou masculines nous dit peu de choses de leur contenu mais en suggère une évaluation. La division du travail moral le long des lignes de genre accentue la dichotomie entre les perspectives de la justice et celle du care, entre les sphères publique et privée, entre l’orientation morale qui s’appuie sur des règles dans les relations entre inconnus et celle qui s’appuie sur les particularités contextuelles dans les relations avec des proches. La moralisation des genres aboutit à la neutralisation ou à la disqualification des préoccupations et des expériences qui s’écartent du paradigme de la justice et de son mode de raisonnement. Or, ces préoccupations se recoupent plus fortement que ne le laisse envisager une conception moralisée du genre. Des préoccupations de justice sont importantes dans les relations interpersonnelles de proximité où prédomineraient l’exigence de sollicitude. L’idée d’un ajustement du care à la sphère privée et de la justice à la sphère publique renforce la dichotomie entre les deux perspectives, laissant la famille hors du champ d’application des principes de justice [23]. L’argument de Friedman concerne la pertinence de considérations de justice dans les relations interpersonnelles et de proximité. Ces considérations de justice ne sont en aucun cas hors champ dans ce type de relations. Ce type d’engagement n’est pas incompatible avec l’engagement plus personnalisé et émotionnel du care, en particulier dans les relations familiales. L’exemple de la famille montre bien que les relations de care ne sont jamais de « pures » relations de soins, dans lesquelles des considérations complexes de justice seraient inappropriées ou déplacées. À l’inverse, dans le domaine public l’adéquation ou la pertinence des préoccupations du care se trouve confirmée dans les situations d’assistance ou d’aide, de catastrophes naturelles ou humanitaires. D’autres interprétations du care visent, comme on le verra par la suite, à tirer les implications de l’inscription des activités et dispositions de care dans la trame de l’organisation sociale et à argumenter en faveur du care comme concept public et politique.

32L’essentiel de l’argument porte sur la compatibilité conceptuelle et empirique ou la conjugaison des deux sortes d’engagement dans les relations sociales et politiques ; les dérapages les plus flagrants seraient bien plus liés à un genre de purification dans le domaine normatif, en délestant par exemple la justice de tout souci du bien-être d’autrui et inversement le souci d’autrui de tout engagement de justice qu’aux difficultés à les faire tenir ensemble.

33Si le care reste le plus souvent perçu comme une éthique des femmes, c’est en raison d’une conception du genre qui le constitue en attribuant des normes morales ou des projets moraux différenciés et différenciateurs aux catégories du féminin et du masculin. La moralisation du genre parachève le travail de dichotomisation des sexes et radicalise l’opposition entre l’engagement du care et l’engagement de la justice. La nécessité de « démoraliser le genre », à laquelle conclut l’auteur, peut également se comprendre comme une tentative de saisir la spécificité (non genrée) d’une orientation morale que l’engagement de justice laisse hors de son champ. La prise en compte des particularités des personnes et des situations, l’engagement à l’égard d’autrui saisi sous cet aspect de ce qui en fait une personne particulière, c’est-à-dire non interchangeable, caractériserait l’orientation du care par différence avec l’orientation de justice qui engage un rapport avec les autres sous l’aspect de leur commune humanité. C’est sur ce point que Friedman situe la divergence significative, et la question de leur incompatibilité.

Dépendance et vulnérabilité

34Parler de la « moralité des femmes » serait non seulement une erreur factuelle et une espèce dangereuse de raccourci au niveau conceptuel, mais aussi une erreur politique : c’est l’idée de Joan Tronto qui défend un argument politique pour une éthique du care. Défendre une éthique du care au nom d’une moralité des femmes contribue non seulement à la dévaloriser et à en contenir la portée, mais surtout à consolider les termes d’une problématique faisant des femmes des outsiders politiques perpétuels.

35Le problème est bien celui-là : que l’on ait fait de la sollicitude une affaire de femmes. En développant une analyse historique et sociologique des conditions dans lesquelles la sollicitude est devenue une affaire de femmes ou assignée principalement aux femmes, il s’agit pour Tronto de montrer comment une dimension centrale de la vie humaine est invisibilisée, marginalisée, dévalorisée. Cette analyse insiste sur la centralité du care pour la vie humaine en distinguant deux aspects de cette orientation : le care comme disposition et le care comme activités ou travail [24].

36Privilégier l’analyse du care comme disposition, mais surtout dissocier la disposition de la dimension pratique du care ne permet pas de saisir les modalités de cette forme de responsabilité à l’égard d’autrui et leur inscription dans l’organisation sociale.

37En mettant en évidence la marginalisation et la dévalorisation de ces activités sur des lignes sexuées, mais aussi sociales et « raciales », l’analyse fait valoir que ces activités et dispositions constituent en quelque sorte la partie immergée de l’iceberg. L’iceberg, en l’occurrence, est celui de l’autonomie. La perspective du care suppose de reconnaître de façon plus réaliste que ne le font les théories sociales et morales « majoritaires » que la dépendance et la vulnérabilité ne sont pas des accidents de parcours qui n’arrivent qu’aux « autres » quels qu’ils soient : ce sont des traits de la condition de tout un chacun, même si les mieux lotis ont la capacité d’en estomper la rigueur ou d’en nier l’acuité. Elle exprimerait en un sens les expériences et le point de vue de celles et de ceux qui ont pour fonction de contribuer à l’autonomisation des personnes (enfants, mais aussi adultes compétents dont l’autonomie repose sur des réponses non reconnues à des besoins déniés comme tels) ou de pallier des déficiences d’autonomie (personnes âgées ou malades dépendants). Donnant un sens et une valeur morale aux activités répondant à ces besoins, elle éclaire la face « cachée » d’une éthique ne reconnaissant que des individus séparés (ne dépendant pas d’autrui). Cette interprétation du care place de ce fait en première ligne la question de la prise en charge et de la distribution des activités du care, des lignes ou des principes selon lesquelles une telle distribution peut être juste et appropriée.

38La dépendance et la vulnérabilité ne concernent pas les seules catégories sociales « dans le besoin », ce que laissent entendre les interprétations de la sollicitude comme pratique mise en œuvre dans les politiques sociales. L’idée de care, et l’éthique qu’elle soutient, ne peut se réduire à des pratiques de soins, aussi importantes soient-elles, qui seraient circonscrites dans des cadres sociaux, institutionnels ou culturels établis en fonction d’une frontière contestable du public et du privé. C’est plutôt à faire éclater ces cadres que pourrait conduire cet argument politique pour une éthique du care. De la même façon que le care ne se résume pas à une pratique encadrée institutionnellement, il n’est pas non plus le seul fait des relations personnelles de proximité même si l’idée de care permet aussi de reconsidérer ces relations personnelles et d’en comprendre autrement l’importance d’un point de vue moral. Les théories morales « majoritaires » (utilitariste et kantienne) qui ne considèrent que les relations entre égaux ne donnent aucune place à ces relations organisées par la dépendance et la vulnérabilité, aux relations non choisies et asymétriques qui composent la plupart des relations réelles, personnelles ou impersonnelles. C’est cette expérience de l’interdépendance, des relations inégales et non choisies, de relations où la responsabilité à l’égard de la personne dépendante implique plus que des devoirs – de l’attachement aussi – qui serait à la source d’une orientation morale distincte de celle de la justice [25].

39La relation maternelle est parfois prise comme paradigmatique de la sollicitude, de ses vertus et de ses limites, en particulier concernant le problème de la justification morale [26].

40Si la réduction de la perspective du care à une éthique féminine constitue un obstacle à la reconnaissance de sa valeur morale, cet obstacle est redoublé par le rapprochement de la sollicitude avec une éthique de la relation maternelle. Cette réduction supplémentaire conjoint paradoxalement des positions aussi divergentes que celle de l’indifférenciation des sexes [27] et celle qui conduit à exclure la sphère domestique et les questions universelles d’éducation des enfants du domaine où s’appliquent les principes de justice. Il ne serait pas superflu d’examiner les présupposés de positions qui contribuent pour des raisons et de façons différentes à ne rendre possible l’accès des femmes à la scène publique qu’à la condition d’être « dématernisées », suivant l’expression de Françoise Collin [28].

Limites du raisonnement de justice

41Que la prise en compte de la dépendance et de la vulnérabilité et de ses implications pratiques soit constitutive d’un point de vue moral « différent » interroge le raisonnement moral de la justice et la façon dont il traite la différence comme particularité. Il faut en effet comprendre ce qui, dans ce mode de raisonnement, conduit à minorer ou rejeter les questions soulevées par les perspectives féministes, en particulier celles qui ont trait à la sphère domestique et à la famille, où le care apparaît nettement comme un bien et une charge à distribuer.

42Cette interrogation peut aboutir à une mise en cause de la validité de ce raisonnement moral et soutenir que le care constitue une alternative à la justice. Il ne s’agit plus alors de dire que nous avons tous besoin de soins, d’attention particularisée et d’empathie, mais d’affirmer que cela suffit à définir la relation morale [29]. Il semble toutefois impossible à la plupart des analyses prenant appui sur l’idée du care de soutenir une telle position. Les questions de justice surgissent inévitablement lorsque l’on s’interroge sur les critères d’une distribution appropriée du care et que l’on considère la relation entre ce bien et d’autres bénéfices et charges sociales. Se passer de la justice serait irréaliste et dangereux du point de vue des femmes, si l’on entend par justice, suivant Hume, cette vertu qui remédie aux limites de la sympathie.

43Dans cette optique compatibiliste, d’autres critiques pointent les difficultés du raisonnement de la justice à prendre en considération comme moralement pertinentes les expériences liées aux situations d’interdépendance, de vulnérabilité. Ces limites du raisonnement de la justice tiendraient principalement à son niveau inapproprié d’abstraction, ainsi qu’à son exigence d’impartialité comme condition du point de vue moral. L’abstraction en l’occurrence est inappropriée lorsqu’elle amène par exemple à ne considérer, dans les raisonnements relatifs aux questions de distribution, que des adultes en bonne santé. Elle l’est également lorsqu’elle conduit à ne prendre en considération qu’un autrui « généralisé » et non des autres concrets. Cette sorte d’abstraction aboutirait à dissoudre la différence ou les différences entre les points de vue à considérer.

44Il ne convient pas ici de développer ces critiques visant le type d’abstraction du raisonnement de la justice. Il importe en revanche de souligner qu’elles indiquent une autre voie du raisonnement et du lien moral, celle de la contextualisation, que l’on trouve à l’œuvre dans l’attention portée aux expériences humaines concrètes. Un raisonnement contextuel attaché à saisir les situations et leurs particularités serait moins susceptible d’ « oublier » des expériences moralement pertinentes comme celles qui informent la perspective de la sollicitude.

45L’accent mis sur la pensée contextuelle peut être vu de façon positive comme une tentative de reconstruire le raisonnement de justice en prenant au sérieux les apports de l’analyse du care à la compréhension du raisonnement moral [30]. Les arguments en faveur du contexte – contre une abstraction excessive ou inappropriée – peuvent paraître familiers aux chercheurs s’inscrivant dans une perspective de sociologie compréhensive ou de sociologie pragmatique. La saisie du « point de vue de l’acteur », de ses raisons et de ses justifications s’appuie sur une approche contextuelle qui ne paraît pas à première vue éloignée de ce que prônent les défenseurs du care. La critique de l’abstraction du raisonnement de justice suggère une approche similaire des exigences d’une analyse contextuelle qui soit en continuité avec les expériences des acteurs. Elle indique également qu’une compréhension appropriée des points de vue des acteurs ne dissocierait pas de façon radicale l’aspect descriptif de l’aspect évaluatif.

46La question de l’impartialité occupe une place centrale dans le débat entre l’éthique du care et l’éthique de la justice. Depuis Kant, l’impartialité est fermement associée au point de vue moral et au raisonnement de justice. L’orientation vers la sollicitude, centrée sur la particularité, impliquerait un rejet de l’impartialité, ou du moins une impossibilité de satisfaire à cette exigence. L’analyse du care, en convergence avec d’autres analyses cherchant des alternatives aux cadres utilitariste et kantien, donne des raisons de penser que particularisme et partialité ne sont pas nécessairement des obstacles au point de vue moral, et qu’en ce sens, moralité et justice ne seraient pas inconditionnellement liées à l’adoption d’un point de vue impartial. Cette argumentation, trop longue à déployer ici [31], diffère d’une autre critique de l’impartialité qui juge l’exigence peu réaliste. L’impartialité requiert un détachement des perspectives situées et des points de vue particuliers qu’elles génèrent. Un tel détachement serait impossible : c’est à partir de perspectives toujours particulières et situées que le raisonnement moral ou politique est mené et mis en forme. Mais ce détachement peut aussi être jugé insoutenable : la pluralité des points de vue, leurs différences seraient « masquées » par l’exigence d’impartialité, aboutissant en réalité à imposer un point de vue « dominant » se prétendant universel et impartial. Or, disent les critiques, ce point de vue serait tout aussi partiel et particulier que ceux qu’il prétend considérer et représenter. L’adoption d’une perspective fémininiste engagée à mettre en évidence les préjugés défavorables aux femmes oriente l’attention vers le biais « masculin » ou « andro-centrique » des théories morales « majoritaires ». Le point de vue andro-centrique serait criticable, non parce qu’il serait partiel et situé, mais parce qu’il prétend être neutre et universel. Il présume connus les points de vue particuliers et méconnaît en fait leurs différences. Sur la base de telles présuppositions, les différences ne trouvent pas leur place (ou leur voix) dans cette conception de l’impartialité [32]. Comment le point de vue impartial pourrait-il, dans ces conditions, permettre de considérer également les points de vue partiels et situés ?

47Ces critiques de l’impartialité mobilisent une théorie des points de vue (standpoint theory) reprenant les grandes lignes d’une analyse marxiste [33]. L’idée que les conditions matérielles d’existence génèrent des expériences différentes, et partant des conceptualisations et des perspectives différentes, compose une des bases du modèle standard de la sociologie. Celui-ci prend acte de ces différences, faisant de la diversité et de la relativité des perspectives et des points de vue moraux, la leçon principale de l’analyse sociologique. Différences et diversité morale sont préservées au prix d’une autre réduction : la dimension morale du phénomène est réduite à son caractère social. Cette réduction renforce les penchants relativistes d’une sociologie arrimée à la dichotomie des faits et des valeurs.

48Le traitement des différences et de la diversité morale constitue en ce sens un problème commun aux deux types d’approche. Si les critiques féministes de l’impartialité visent un compte rendu de la moralité qui inclut les différences (sans les gommer), l’analyse sociologique, dans ses développements les plus récents, prend en charge la diversité morale ou la pluralité des principes moraux en rejetant les sirènes du sociologisme et du relativisme.

49Les préoccupations que formulent les perspectives féministes dans le domaine éthique ne différeraient pas en ce sens important des préoccupations d’une sociologie morale attentive au fait de la pluralité humaine.

50Dans cette présentation forcément schématique et partielle des perspectives féministes en éthique, j’ai mis l’accent sur la force critique de l’idée du care. Elle attire l’attention vers les aspects ignorés de la vie sociale qui sont endossés principalement par des agents marqués du sceau de leurs « particularités » (femmes, pauvres, minorités ethniques). Elle rend compte de cette ignorance à partir d’une analyse du genre comme principe de division du travail social et moral. L’un des apports majeurs de cette analyse réside dans sa capacité à faire apparaître la façon dont ces activités nécessaires au maintien de la vie humaine et à certaines formes du lien social sont socialement dévalorisées, et leur valeur morale déniée en étant associée à une spécificité féminine. La perspective du care réinterroge aussi l’opposition entre sphère privée et sphère publique, faisant de cette séparation la condition de l’invisibilité des activités et des dispositions nécessaires à la constitution des individus autonomes et au maintien d’un réseau de relations sociales. En reconstruisant ainsi le cadre social, moral et politique dans lequel ces activités et ces dispositions deviennent significatives, l’analyse du care met en cause les prétentions d’une éthique de la justice à statuer sur ce qui compte comme expériences morales significatives. L’exigence d’un compte rendu de la moralité qui soit en continuité avec les expériences morales « ordinaires » apparaît alors comme une exigence « minimale » à l’égard des analyses du domaine moral, qu’elles soient philosophiques ou sociologiques, bien qu’elle ait sans doute des implications différentes pour chacune. Pour une sociologie considérant à nouveaux frais la dimension morale de l’activité sociale, cela implique, me semble-t-il, de respécifier les obstacles à la compréhension du point de vue de l’acteur en sorte de ne pas risquer de méconnaître la portée morale de certaines expériences et de leurs expressions. Une séparation trop stricte entre une approche normative et une approche descriptive semble bien constituer l’un de ces obstacles.

Notes

  • [1]
    L’anglais n’a qu’un seul mot – care – là où le français les multiplie. Les termes français peuvent être distingués selon qu’ils indiquent des types de sentiments ou des types d’action. Le concept de care saisit les deux aspects simultanément, c’est pourquoi je préfère utiliser le terme anglais. Comme on le comprendra dans la suite, une des difficultés de l’éthique de la sollicitude est l’articulation entre le care comme activité pratique et le care comme sentiment. Je remercie Bernard Conein pour cette remarque et l’aide qu’il m’a apportée en relisant les diverses versions de cet article.
  • [2]
    Les analyses du genre, à la différence des travaux de l’éthique féministe, font depuis plusieurs années l’objet de traductions et de publications en français rendant compte des convergences et divergences sur le thème dans le monde anglo-saxon et francophone. Voir en particulier les dossiers coordonnés par Françoise Gaspard et Jacqueline Heinen, « Égalité, une utopie ? », Cahiers du Genre, no 33, 2002, et par Ilana Löwy et Hélène Rouch, « La distinction entre sexe et genre », no 34, Cahiers du Genre, 2003 ; Thanh-Huyen Ballmer-Cao, Véronique Mottier et Léa Sgier (dir.), Genre et politique, Paris, Gallimard, « Folio », 2000,  ; Dominique Fougeyrollas-Schwebel, Christine Planté, Michèle Riot-Sarcey, Claude Zaidman (dir.), Le genre comme catégorie d’analyse. Sociologie, histoire, littérature, Paris, L’Harmattan, « Bibliothèque du féminisme », 2003 ; Rose-Marie Lagrave, Agathe Gestin, Eléonore Pinard et Geneviève Pruvost (dir.), Dissemblances. Jeux et enjeux du genre, Paris, L’Harmattan, Bibliothèque du féminisme, 2002.
  • [3]
    Pour reprendre la question de Ian Hacking – la construction sociale de quoi ? –, on peut dire que l’idée de construction sociale s’applique le plus souvent au genre, et plus souvent au genre qu’au sexe. La force de la thèse tient à sa capacité à problématiser les liens entre genre et sexe. Les usages politiquement corrects du terme de genre suggèrent toutefois que cette force a fini par s’émousser, comme le note Joan Scott dans sa préface à l’édition revue en 1999 de son fameux Gender and the Politics of History, New York, Columbia University Press, p. XII.
  • [4]
    Elsa Dorlin, « Corps contre nature. Stratégies actuelles de la critique féministe », L’homme et la société, 150/151, 1, 2004, p. 45-72.
  • [5]
    Judith Butler, par exemple.
  • [6]
    Joan Tronto, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Londres, Routledge, 1993, p. 12.
  • [7]
    Alison Jaggar, « Tendances contemporaines de l’éthique féministe », Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1996, p. 553-559.
  • [8]
    Will Kymlicka, Contemporary Political Philosophy, Oxford, Clarendon Press, 1990, p. 262-286.
  • [9]
    Samantha Brennan, 1999, « Recent work in feminist ethics », Ethics, vol. 109, no 4, July 1999, p. 858-893.
  • [10]
    Carol Gilligan, In a Different Voice, Harvard University Press, 1982. Traduction française par Anne-Marie Kwiatec, Une si grande différence, Paris, Flammarion, 1986.
  • [11]
    Lawrence Kohlberg, Essays on Moral Development, vol. 1 : The Philosophy of Moral Development, New York, Harper & Row, 1981 ; et vol. 2 : The Psychology of Moral Development, New York, Harper and Row, 1984.
  • [12]
    Notamment le caractère exclusivement masculin de l’échantillon utilisé dans les études à partir desquelles le modèle a été développé, mais aussi la nature des tests utilisés pour mesurer la maturité morale. Annette Baier, « The need for more than justice », Moral Prejudices, Cambridge Mass. et Londres, Harvard University Press, 1995 (repris de Marsha Hanen et Kai Nielsen (eds), Science, Morality and Feminist Theory, University of Caligary Press, 1987).
  • [13]
    Susan Moller Okin, « Thinking like a woman », dans D. Rhode (ed.), Theoretical Perspectives on Sexual Difference, New-Haven, Yale University Press, 1990, p. 145-159, 288-291.
  • [14]
    Carol Gilligan, 1987, « Moral orientation and moral development », dans Held Virginia (ed.), Justice and Care : Essential Readings in Feminist Ethics, Boulder, CO, WestviewPress, 1995, p. 31-46.
  • [15]
    Je me suis appuyée pour ce difficile exercice de constitution d’une description « typique » sur Alison Jaggar, « Caring as a feminist conception of moral reasoning », dans Virginia Held (ed.), Justice and Care : Essential Readings in Feminist Ethics, Boulder, CO, Westview Press, 1995, p. 179-202 ; et sur Joan Tronto, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Londres, Routledge, 1993, p. 61-97.
  • [16]
    Carol Gilligan, In a Different Voice, Harvard University Press, 1982, p. 19.
  • [17]
    Carol Gilligan, 1987, « Moral orientation and moral development », dans Held Virginia (ed.), Justice and Care : Essential Readings in Feminist Ethics, Boulder, CO, WestviewPress, 1995, p. 43.
  • [18]
    Seyla Benhabib, 1987, « The generalized and the concrete other : The Kohlberg-Gilligan controversy and feminist theory », dans Situating the Self, New York, Routledge, 1992, p. 148-178.
  • [19]
    Lawrence Blum, « Gilligan and Kohlberg : Implications for moral theory », Ethics, 98 (3), 1988, p. 474-491.
  • [20]
    Marilyn Friedman, 1987, « Beyond caring : The de-moralization of gender », dans V. Held (ed.), Justice and Care, WestviewPress, 1995, p. 61-78 (repris de Marsha Hanen et Kai Nielsen (eds), Science, Morality and Feminist Theory. University of Caligary Press, 1987).
  • [21]
    Marilyn Friedman, ibid., p. 64.
  • [22]
    Marilyn Friedman, ibid., p. 65.
  • [23]
    Susan Moller Okin, Justice, Gender and the Family, New York, Basic Books, 1989.
  • [24]
    Joan Tronto, op. cit, p. 101-124.
  • [25]
    C’est l’idée développée par Annette Baier, op. cit., 1995.
  • [26]
    Jaggar, « Caring as a feminist practice of moral reason », p. 179-202.
  • [27]
    Par exemple Marcella Yacub, Le crime était presque sexuel, Paris, Flammarion, « Champs », 2003, p. 283-370.
  • [28]
    Françoise Collin, Le différend des sexes, Éd. Plein Feux, 1999, p. 19.
  • [29]
    Nel Noddings, Caring : A Feminine Approach to Ethics and Moral Education, Berkeley, University of California Press, 1986 ; Sara Ruddick, « Preservative love and military destruction », dans J. Trebilcot (ed.), Mothering : Essays in Feminist Theory, Totowa, NJ, Rowman and Allanheld, 1983, p. 237-261.
  • [30]
    Elizabeth Kiss, « Justice », dans Alison Jaggar et Iris M. Young (eds), A Companion to Feminist Philosophy, Malden Mass et Oxford, Blackwell, 1998, p. 487-499.
  • [31]
    Je me permet de renvoyer à un article reprenant ces questions dans une analyse sociologique de l’impartialité : Patricia Paperman, « La contribution des émotions à l’impartialité des décisions », Information sur les sciences sociales, 39 (1), 2000, p. 29-73.
  • [32]
    Iris Marion Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, New-Jersey, Princeton University Press, 2000.
  • [33]
    Un exposé utile des aléas de cette théorie et de ses rapports avec le féminisme se trouve dans Dietmut Bubeck, « Feminism in political philosophy : Women’s difference », dans Miranda Fricker et Jennifer Hornsby (eds), Feminism in Philosophy, Cambridge University Press, 2000, p. 185-204. En sociologie, on peut se référer aux travaux de Dorothy Smith, en particulier « Women’s perspective as a radical critique of sociology », Sociological Inquiry, 44 : 1 (1974) ; reproduit dans Evelyn Fox Keller et Helen E. Longino (eds), Feminism and Science, Oxford University Press, 1996, p. 17-27.
Français

RéSUMé. — L’article présente certains aspects de la discussion sur la justice ouverts par les perspectives féministes en éthique à partir du concept de care et s’interroge sur la portée de ces analyses pour une sociologie morale. Les perspectives féministes en éthique mettent en évidence les préjugés relatifs aux femmes dans le domaine de la théorie morale qui aboutissent à réduire la portée morale des relations traditionnellement assignées aux femmes et, de ce fait, à soutenir un compte rendu de la moralité privilégiant une justice aveugle aux relations organisées par la dépendance et la vulnérabilité. L’exigence d’un compte rendu de la moralité qui soit en continuité avec les expériences et les points de vue moraux « ordinaires » apparaît alors comme une exigence « minimale » à l’égard des analyses du domaine moral, qu’elles soient philosophiques ou sociologiques.

Patricia Paperman
Université Paris 8 et GSPM
(Groupe de sociologie politique et morale)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/08/2007
https://doi.org/10.3917/anso.042.0413
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