« Quand une science naturelle fait des progrès, elle ne les fait jamais que dans le sens du concret, et toujours dans le sens de l’inconnu. Or, l’inconnu se trouve aux frontières des sciences, là où les professeurs “se mangent entre eux”, comme dit Goethe (je dis mange, mais Goethe n’est pas si poli). C’est généralement dans ces domaines mal partagés que gisent les problèmes urgents. »
1Ce n’est peut-être pas un hasard qu’une tentative de refonder une sociologie morale [2] surgisse en France au moment où les questions d’éthique dans le domaine médical prennent de l’ampleur. En effet, on voit s’ouvrir, d’abord aux États-Unis dans les années 1970, ensuite en France et ailleurs à partir des années 1980, un espace public de débat, spécifiquement éthique, qui porte sur l’orientation de la recherche biomédicale et les pratiques thérapeutiques qui lui sont associées. À l’origine de ce débat se trouvent un certain nombre de pratiques, pour la plupart expérimentales, qui transgressent les normes déontologiques traditionnelles de la profession médicale. L’image familière du médecin en « colloque singulier », dont la mission principale est de soigner son patient, s’estompe au profit de celle du médecin-chercheur, entouré d’une équipe et d’un impressionnant plateau technique, qui ajoute à sa mission de soins celle de faire avancer les connaissances. Si certains actes et pratiques répréhensibles sont rapidement identifiés et proscrits, la valeur, bonne ou mauvaise, de la plupart des innovations thérapeutiques est loin d’être évidente [3].
2Aux États-Unis, le débat portera sur cette mutation des rapports de soins et ses effets sur la qualité morale des relations entre soignants et soignés. En France, ces interrogations seront pendant quelque temps reléguées au deuxième rang, pour privilégier les questions relatives aux pratiques qui mettent en péril des valeurs considérées comme fondatrices du lien social. Un grand nombre de débats concerneront la procréation : assistance médicale à la fécondation, diagnostic anténatal et avortement, utilisation thérapeutique de tissus fœtaux – toutes des pratiques qui mettent en cause une certaine manière de concevoir ce qui est « normal », voire « naturel ». Les doutes exprimés ne portent pas prioritairement sur l’efficacité ou la sécurité des procédés techniques, ni même sur la manière dont elles transforment la relation entre médecin et malade : ils mettent en relief avant tout une hésitation des acteurs sur la moralité des options thérapeutiques mises à leur disposition.
3Les premiers sociologues à s’intéresser à une sociologie morale à cette époque mettront leurs théories et outils d’analyse à l’épreuve de ce terrain [4]. Mais face à ce défi surgit rapidement la question de savoir si la sociologie possède une approche empirique des controverses morales, et surtout des dilemmes moraux pratiques, qui soit à la hauteur des situations éminemment problématiques qu’on lui demande d’analyser. Je parle exprès de dilemmes, puisque dans un grand nombre de situations, il ne semble pas y avoir de meilleure solution. En effet, ces situations imposent aux acteurs le choix entre deux solutions aux implications mal maîtrisées, ou le choix entre le recours à une référence normative familière, mais inadéquate, et l’élaboration d’une nouvelle référence dont la pertinence normative est inconnue. Il revient au sociologue d’étudier la manière dont les acteurs se saisissent (ou non) de ces dilemmes.
Approches de l’objet en sociologie morale
4On pourrait concevoir une sociologie morale comme l’étude de faits sociaux qui posent explicitement à une société des questions éthiques [5]. Les techniques d’intervention sur la fécondité ne sont que quelques exemples d’une liste bien plus longue (expérimentation sur les sujets humains, euthanasie, discrimination, xénophobie, torture, peine de mort, génocide, etc.), dont la dimension moralement problématique peut être explorée, tout d’abord, au travers de ses aspects publics et institutionnels. Ainsi : comment et à quel moment certaines questions morales deviennent-elles objet d’un débat public ? Quels moyens la société crée-t-elle pour gérer ces débats ? Qui acquiert dans ce contexte des compétences éthiques ? Comment se fait-il que certaines questions échappent au débat public dans certaines sociétés, alors qu’elles font l’objet d’un vif débat dans une société « voisine » ? Par exemple, la fin de vie, âprement discutée aux États-Unis et en Angleterre depuis la fin des années 1960, ne surgira comme objet de débat public en France que vers la fin du XXe siècle.
5Dans cette perspective, l’étude des conduites de rupture ou des pratiques sociales dissidentes occupe une place de choix, car elles contestent des normes communément admises, au nom d’un désaccord estimé moralement justifié. L’exemple classique est le mouvement pour la contraception et l’avortement libres dans les années 1970, mais aussi plus récemment la polémique qui s’instaure autour de l’euthanasie. Les acteurs postulent que leur désaccord avec une norme dominante est raisonnable, mérite discussion et, à terme, un changement de l’état du droit en la matière. Certes, ces mouvements qui font émerger des pratiques secrètes ou clandestines pour les constituer en objet de débat ne permettent de saisir qu’une seule facette d’un problème moral plus large, mais ils ont pour mérite d’attirer l’attention sur l’absence réelle de consensus social autour de cette question [6].
6Or une telle approche ne couvre pas la totalité des faits qui pourraient concerner une sociologie morale, car de nombreuses questions surgissent au quotidien, dans des situations ou sous une forme qui ne permettent pas de les identifier d’emblée comme étant morales. Selon plusieurs approches sociologiques de l’acteur en situation, celui-ci dispose de manières de penser et d’agir socialement admises, souvent parfaitement intégrées à sa propre manière de faire, qui lui permettent de résoudre, de manière plus ou moins adéquate, les difficultés auxquelles il est confronté. Tant que ces manières d’agir et de penser vont de soi, elles ne font l’objet d’aucune interrogation particulière : l’acteur a « la conscience tranquille » et ses actes ne lui posent pas de problème. Tout au plus admet-il se soumettre à des contraintes nécessaires, mais désirables, à la vie en société. Mais des circonstances exceptionnelles viennent parfois mettre en doute la justesse d’un geste, d’un acte ou d’une décision censé « aller de soi » : l’acteur a la conscience troublée et se voit obligé d’expliciter les présupposés normatifs de son action – jusqu’ici intégrée comme une seconde nature – pour pouvoir les réexaminer. Une sociologie qui se borne à étudier les objets explicitement identifiés comme relevant d’un problème moral se révèle alors insuffisante car, dans cette phase préalable à tout débat public, l’objet moralement controversé n’est pas encore constitué comme tel.
La sociologie morale comme perspective
7Une sociologie qui prend la morale non plus comme objet mais comme perspective spécifique sur l’objet, quel qu’il soit, paraît mieux adaptée à l’analyse de tout ce qui surgit d’abord comme difficulté pratique ou question sensible dont le caractère moral ne s’impose pas d’emblée. La recherche doit être menée, en quelque sorte, en deçà de la controverse morale, pour comprendre la manière dont un problème moral abstrait surgit concrètement dans une pratique et comment il est saisi (ou non) comme tel. L’essentiel dans une telle approche n’est pas de juger la qualité morale de la solution apportée par les protagonistes [7] mais de les observer en train de délibérer, décider et agir, afin d’identifier leurs préoccupations normatives et d’analyser la manière dont ils s’y prennent pour décider de la meilleure (ou la moins mauvaise) manière de résoudre le problème posé. Cette posture du sociologue ne peut se comprendre comme une neutralité axiologique car le chercheur, tout comme les acteurs sur le terrain, ne peut éviter d’être interpellé par les questions que soulèvent les pratiques qu’il observe : bien au contraire, elles constituent son objet principal. Mais dans le domaine médical où les innovations se succèdent à une vitesse inquiétante, le bien-fondé d’une pratique nouvelle est rarement donné d’emblée ; sa validité et sa légitimité sont ainsi l’enjeu constant des échanges dont le sociologue est le témoin et qu’il essaie d’éclairer.
8Une telle approche des pratiques pose toutefois au sociologue un défi épistémologique : le sociologue doit avoir les moyens de prendre au sérieux les questions morales telles qu’elles se posent subjectivement aux acteurs. Si nous prenons pour exemple les techniques d’intervention sur la fécondité, ces interrogations sont avant tout celles des hommes et des femmes dont la fécondité est immédiatement en jeu : elles portent avant tout sur la manière dont il est acceptable et légitime de disposer de son corps sexué. À quel âge et dans quelles circonstances peut-on devenir parents ? Est-il acceptable, et alors dans quelles circonstances, d’empêcher, voire d’interrompre une grossesse en cours ? Quelles sont les conditions sociales minimum nécessaires pour rendre pensable et acceptable la venue au monde d’un enfant ? Ces interrogations normatives sont, certes, celles de toujours, mais les techniques d’intervention sur la fécondité changent le contexte de leur décision et les implications de leur choix. D’autres interrogations sont entièrement nouvelles : Est-il légitime de faire don de ses gamètes à un tiers médical pour combler le désir d’enfant d’un couple inconnu ? Est-il souhaitable de connaître l’état de santé et le sexe de son enfant avant sa naissance, surtout lorsque l’objet de cette connaissance est une décision d’interruption de grossesse ? Est-il acceptable de résoudre un problème d’infertilité en faisant naître un enfant génétiquement identique à l’un de ses deux parents ? Est-il moralement acceptable de faire un enfant pour en guérir un autre, ou de créer des embryons pour mener des recherches à visée thérapeutique ?
9La place même de la sexualité dans une démarche procréatrice qui se veut de plus en plus maîtrisée apparaît comme l’une des difficultés primordiales face aux choix que certaines de ces situations imposent. Car les femmes et les hommes ne peuvent recourir seuls à ces techniques qui sont offertes, pour la plupart, sous contrôle médical. Ils voient alors s’immiscer dans leurs décisions procréatrices d’autres protagonistes qui, du fait de la nature technique de leur intervention et des exigences déontologiques que celles-ci entraînent, se trouvent confrontés à leurs propres questions. Quelles circonstances justifient que soit proposée une alternative aux rapports sexuels comme mode de concevoir un enfant ? Puisque le médecin est directement impliqué dans la conception de cet enfant, jusqu’où est engagée sa responsabilité face aux prises de risques pour la santé ou la vie de l’enfant, même lorsque les futurs parents acceptent la probabilité de ce risque ? Et jusqu’où cette responsabilité est-elle engagée face à la possibilité de faire naître l’enfant dans un contexte familial atypique (famille monoparentale, famille avec parents d’un même sexe, futurs parents malades ou handicapés, etc.) ? Même les demandes légalement recevables posent problème à certains médecins : Que faire des couples dont l’infécondité relève éventuellement de difficultés d’ordre sexuel ? Ou des couples qui ont déjà des enfants par un mariage précédent ? Et ceux où il y un écart d’âge très important entre l’homme et la femme ? Et que faire des couples où le risque de transmettre une maladie grave (sida, chorée de Huntington) justifie l’assistance à la procréation, mais où le pronostic vital du conjoint atteint est compromis ? Ces configurations procréatrices nouvelles conduisent à des situations de prises de décision inédites, où les prétentions morales des uns et des autres peuvent être tout aussi estimables et où il devient alors capital de savoir qui, au nom de quelle priorité, aura en dernière instance le droit de trancher.
10Une sociologie qui voudrait étudier ces situations où les lignes habituelles de conduite des acteurs sont remises en question doit poser des jalons d’une approche empirique de l’acteur en tant que sujet de réflexion et de décision. Une telle démarche exige autre chose qu’un maniement convenable des méthodes d’enquête qualitative : elle suppose une approche du raisonnement élaboré par des personnes singulières aux prises avec une décision. Mais comment aborder et approfondir les interrogations personnelles et singulières en sociologie, sans pour autant abandonner la spécificité de la discipline ?
Le sociologue et l’individuel
11La place appropriée des faits individuels en sociologie n’est pas une question nouvelle. Elle revient régulièrement dans la discipline depuis ses origines, tant dans les œuvres des fondateurs, tels que É. Durkheim et M. Weber, que dans celles d’autres sociologues de l’époque, moins connus ou tout simplement moins cités : Gabriel Tarde, Marcel Mauss, Georg Simmel, Charles Horton Cooley, W. I. Thomas, George Herbert Mead, pour ne nommer que quelques-uns. Sans épuiser les références possibles dans ce domaine, on peut citer Talcott Parsons ou les interactionnistes de l’École de Chicago, dont Herbert Blumer, Howard Becker, Erving Goffman et Anselm Strauss, voire aussi, plus proche de nous, Raymond Boudon qui soutient en sociologie le postulat de l’individualisme méthodologique [8]. De tous ces travaux sont issus de nombreux termes pour désigner l’individu en situation et/ou en interaction sociale (acteur, agent, rôle), mais la problématique, identifiée par certains avec la psychologie sociale, tend à souffrir d’une polarisation épistémologique (articulation de l’individu et de la société, du psychique et du social, ou de la subjectivité et de l’objectivité), qui met entre parenthèses des éléments aussi importants que la condition corporelle des acteurs, la complexité de leur positionnement social et leur capacité à s’interroger sur le sens moral de leur action.
12Diverses approches conceptuelles de l’individu ont été proposées en sociologie, mais on peut identifier au préalable, et de façon très schématique, trois types d’approches.
À un niveau très élémentaire, l’individu est l’unité de compte pour établir la présence et mesurer la variation d’un phénomène à l’intérieur d’une société donnée. Divers types de comportements – la criminalité, le vote, le divorce, l’avortement, le suicide – font l’objet d’un traitement statistique qui les comptabilise et les classe. Mais ce n’est pas leur traitement statistique qui constitue, à proprement parler, l’approche sociologique du fait individuel, car la fréquence et la répétition d’un phénomène ne suffisent pas pour le qualifier de social. Connaître les statistiques relatives au nombre annuel d’accidentés de la route ou de malades du sida ne suffit pas pour expliquer et comprendre des faits sociaux comme la violence routière ou les modes de transmission du virus du sida. En revanche, une corrélation entre deux faits statistiques peut constituer une explication sociologique dans la mesure où elle contribue à mettre en évidence une logique causale sous-jacente aux actes individuels qu’elle comptabilise. Cette explication reste cependant une déduction hypothétique fondée sur une conceptualisation idéal-typique du phénomène étudié.
13À un niveau plus directement sociologique, on peut distinguer sommairement deux manières de qualifier le fait individuel comme fait social [9]. Bien que complémentaires – Talcott Parsons a été le premier à le suggérer [10] –, elles ont longtemps été perçues comme opposées ; d’ailleurs, dans leur pratique, beaucoup de sociologues tendent à privilégier l’une de ces deux démarches.
La première – problématique plutôt durkheimienne – définit des conduites individuelles comme faits sociaux lorsqu’elles sont des conduites observables, ayant une raison d’être extérieure à l’individu, mais à laquelle, en tant que membre d’une société, il se conforme. En d’autres termes, selon la célèbre formule de Durkheim, ce sont « des manières d’agir, de penser et de sentir extérieures à l’individu et qui sont douées d’un pouvoir de coercition en vertu duquel elles s’imposent à lui. (...) N’ayant pas l’individu pour substrat, ils ne peuvent en avoir d’autre que la société, soit la société politique dans son intégralité, soit quelques-uns des groupes partiels qu’elle renferme, confessions religieuses, écoles politiques, littéraires, corporations professionnelles, etc. » [11]. L’accent est mis dans cette démarche sur l’extériorité et la contrainte : le fait social, qui précède, transcende l’individu et lui survit, s’impose à lui comme condition de sa participation à la vie sociale. Ce qui amène Durkheim à définir ainsi la sociologie : « ... on peut appeler institution toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité ; la sociologie peut alors être définie : la science des institutions, de leur genèse et de leur fonctionnement » [12].
Dans la seconde démarche – problématique plutôt wébérienne – les conduites individuelles sont définies comme sociales lorsqu’elles sont investies, par celui qui agit, d’un sens qui tient compte des comportements d’autrui et qui les vise. Dans la terminologie de Weber : « Nous entendons par “activité” un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance), quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par activité “sociale”, l’activité qui, d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement. » [13] Weber met l’accent sur une interaction où l’attribution de sens est une activité nécessaire – fondatrice même – de l’échange social. C’est ainsi que Weber est amené à définir autrement que Durkheim sa discipline : « Nous appelons sociologie... une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets... Pour la sociologie, c’est précisément l’ensemble significatif de l’activité qui constitue l’objet d’appréhension. » [14]
14Prises ensemble, ces deux perspectives confèrent aux conduites individuelles une double dimension sociale, l’une institutionnelle, l’autre relationnelle. N’insister que sur une seule de ces deux démarches peut conduire à une analyse réductrice des faits sociaux, soit parce que l’on évacue l’individuel sous prétexte que la société est réglée uniquement par ses lois et ses déterminismes, soit parce que l’on considère les comportements individuels sans référence à la société particulière dont ils relèvent. Or, c’est plutôt au croisement de ces deux traditions sociologiques que l’on peut tenter de saisir comment un fait de société se manifeste dans la vie d’un individu, surtout lorsqu’il devient pour cet individu un dilemme moral pratique.
15Marcel Mauss, le neveu de Durkheim, tentera, à sa manière et dans son propre contexte, d’ébaucher les moyens d’une rencontre entre ces deux traditions. En effet, les débuts de la sociologie française furent marqués par les controverses entre Durkheim et Gabriel Tarde sur l’explication des faits sociaux. Durkheim affirmait que l’explication du social était irréductible à tout autre type de fait et tenait pour cette raison à se démarquer de ce qu’il appelait le « psychologisme » de Tarde. Mais après la mort de Durkheim en 1919, ainsi que l’hécatombe qu’a constituée pour le milieu de la sociologie la Première Guerre mondiale, l’idée d’une représentation collective commune à un « corps social » qui transcende les individus commence à être questionnée. Marcel Mauss notamment s’interroge sur l’indépendance du fait social par rapport au fait psychologique [15]. Il cherche ainsi à ouvrir un dialogue et à établir des terrains d’entente avec des psychologues, démarche qu’il explicite dans des articles sur les rapports entre psychologie et sociologie (1924, 1934) [16]. Mais c’est dans son essai sur Les techniques du corps (1931) [17], qu’il développe une approche propre au fait individuel, médiatisé par la condition corporelle – approche qui réhabilite et renouvelle l’imitation, un des concepts fondamentaux de Gabriel Tarde.
16L’art d’utiliser le corps humain comporterait trois dimensions – le social, le biologique et le psychologique – qui font varier d’une société à l’autre les limites des capacités d’utilisation du corps. Ces capacités variables d’une culture à une autre se cristallisent en « techniques du corps », actes traditionnels et efficaces selon la définition de Mauss. Elles sont transmises par une éducation fondée sur l’imitation de personnes d’autorité ou de confiance, et c’est dans cette « imitation prestigieuse » que réside sa dimension sociale :
« Ce qui se passe, c’est une imitation prestigieuse. L’enfant, l’adulte imitent des actes qui ont réussi et qu’ils ont vu réussir par des personnes en qui ils ont confiance et qui ont autorité sur lui. L’acte s’impose du dehors, d’en haut, fût-il un acte exclusivement biologique, concernant son corps. L’individu emprunte la série des mouvements dont il est composé à l’acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres. C’est précisément dans cette notion de prestige de la personne qui fait l’acte ordonné, autorisé, prouvé, par rapport à l’individu imitateur, que se trouve tout l’élément social. Dans l’acte imitateur qui suit se trouvent tout l’élément psychologique et l’élément biologique. Mais le tout, l’ensemble est conditionné par les trois éléments indissolublement mêlés. » [18]
17La démarche intellectuelle de Mauss nous permet de comprendre comment des manières de faire, socialement sanctionnées, sont inculquées dans une relation structurée à des personnes de confiance et d’autorité. Cependant, elle nous laisse en deçà de notre tentative de comprendre comment l’acteur affrontera les dilemmes pratiques qui mettent ces manières de faire en question.
L’acteur comme sujet d’une expérience morale singulière
18Même le sociologue le plus « wébérien » approche rarement l’individu en tant que sujet d’une expérience morale singulière. Confronté à des faits individuels, il préfère se servir d’explications qui retiendront uniquement les aspects « idéal-typiques » du comportement observé. L’individu est conceptualisé comme membre d’une société particulière, d’une classe sociale, d’une profession, voire acteur d’un scénario social où il joue son rôle. L’homo sociologicus est indivis, cohérent dans ses actes, agi par et agissant sur le social. Mais comment comprendre l’action innovante ou imprévue d’un sujet, les changements d’orientations, les contestations ou les désaccords au sein d’un groupe si l’acte d’un sujet est censé être toujours cohérent avec les contraintes extérieures ou l’attente des autres ?
19Cette position épistémologique, qui postule a priori une cohérence logique des actes, convient peut-être aux analyses de corrélations statistiques, où l’acteur est un idéal type, ou même aux terrains classiques de la sociologie, où l’acteur est collectif (un groupe, un mouvement social, un parti politique, etc.). Mais dès lors que le sociologue aborde les sujets en situation, et en particulier lorsqu’il est question d’étudier des faits sociaux qui touchent à des phénomènes dits « naturels » (comme la maladie ou la sexualité), il devient difficile de saisir, dans une telle perspective, la dimension proprement sociale de ces faits où l’individuel, le singulier, le corporel sont d’emblée au premier plan.
20Les problèmes que pose l’expérience singulière pour l’analyse sociologique se sont rapidement imposés dans mes toutes premières recherches sur le mouvement pour l’avortement libre [19]. Mes contacts initiaux avec ce terrain avaient permis de constater un décalage entre le discours d’un mouvement dont le but était l’abrogation de la loi de 1920, et les discours de femmes demandant une interruption de grossesse. Ce décalage renvoyait à des interprétations différentes de ce que pouvait signifier pour une femme l’expérience d’une grossesse imprévue. Le fait que le mouvement avait une pratique clandestine d’avortement favorisait l’affrontement entre ces deux discours : l’un clairement orienté vers son but politique, et pour lequel l’interruption d’une grossesse non désirée allait de soi ; l’autre peu formalisé, exprimant le souci posé par une grossesse malvenue mais qui n’était pas sans soulever doutes et hésitation.
21Comment le sociologue doit-il traiter des comportements à première vue inexplicables, socialement irrationnels (c’est-à-dire non dirigés vers un but socialement compréhensible, mal intégrés aux attentes sociales) ? Si une femme dit ne pas vouloir en ce moment un enfant, pourquoi n’utilise-t-elle pas ou abandonne-t-elle momentanément un moyen de contraception ? Comment se fait-il qu’une femme, ayant déjà subi un avortement et bien renseignée sur les moyens de contraception, revienne pour un autre avortement ? L’hypothèse de la rationalité de l’acteur, fortement ébranlée, est concurrencée par celle du recours au pathologique, à l’anormalité ou à l’exception. C’est la solution qu’adoptent Jean Kellerhals et Willy Pasini dans leur ouvrage Le sens de l’avortement [20], solution qu’avait déjà suggérée Weber : « Pour l’étude scientifique qui construit des types, la façon la plus pertinente d’analyser et d’exposer toutes les relations significatives du comportement, conditionnées par l’affectivité et exerçant une influence sur l’activité, consiste à les considérer comme des “déviations” d’un déroulement de l’activité en question, construit sur la base de la pure rationalité en finalité. » [21]
22L’idée de considérer ces comportements « conditionnés par l’affectivité » comme des déviations par rapport à une conduite considérée comme adaptée aux attentes de la société, ne paraît pas satisfaisante. Elle rend sociologiquement suspecte toute expression affective et invalide d’emblée toute tentative de prendre au sérieux l’irrationalité supposée d’une conduite. Tout comportement apparemment inexplicable dans sa détermination et/ou sa finalité sociale est renvoyé au pathologique ou ignoré, car censé être à la limite du social, donc hors champ de la sociologie. Pourtant, maints travaux en sociologie mais aussi en ethnologie et en psychanalyse ont montré qu’il est trop simpliste de considérer que l’individu, ayant un fonctionnement interne qui échapperait à l’emprise du social, serait le domaine réservé du psychologue.
Premières recherches sur la structuration sociale de l’activité mentale
23Grâce à l’influence de la philosophie pragmatique sur les sciences sociales américaines [22], on ne retrouve pas outre-Atlantique la même défiance envers une approche des faits sociaux par l’expérience singulière. Le pragmatisme aura d’ailleurs une forte influence sur certains sociologues considérés comme précurseurs de ce qu’on connaîtra plus tard comme l’interactionnisme symbolique. C’est le cas de Charles Horton Cooley (1864-1929) et de George Herbert Mead (1863-1931), tous deux contemporains de Durkheim (1858-1917) et de Mauss (1872-1950) qui, comme ce dernier, se sont penchés sur les rapports entre vie sociale et vie mentale. Cooley est le plus souvent connu en France pour être à l’origine de la notion de groupe primaire, notion qui surgit pourtant dans le cadre d’une théorie plus large sur la nature proprement sociale de la vie mentale. Dans son ouvrage Human Nature and the Social Order [23], il postule l’existence d’un « Soi spéculaire » (looking-glass self) : l’autre, par rapport auquel le soi peut s’imaginer et dans le regard duquel il peut se refléter, est indispensable à la construction de soi. Mais l’autre est aussi une construction intériorisée, et c’est dans la vie mentale que soi et autrui coexistent et se transforment mutuellement. Cela conduit Cooley à avancer que le lieu par excellence de toute interaction sociale est la vie mentale : « L’homme est une chose et les diverses idées que nous entretenons à son propos en est une autre. Mais cette dernière, l’idée personnelle, constitue la réalité sociale immédiate, la chose par laquelle les hommes existent l’un pour l’autre, et travaillent directement sur la vie l’un de l’autre » (ma traduction) [24]. Si nous pouvons lui reprocher, comme l’a fait d’ailleurs Georges Herbert Mead, une conception trop immatérielle de la vie sociale, nous lui devons d’avoir repéré dans l’activité psychique des processus ayant une pertinence pour l’analyse sociologique [25].
24George Herbert Mead a pris la relève des travaux de Cooley, affirmant de manière encore plus ferme l’origine proprement sociale de l’esprit : « Notre thèse est que l’esprit ne peut jamais trouver son expression, et n’aurait jamais pu exister ailleurs que dans le cadre d’un milieu social, et qu’il suppose et comporte dans sa nature un ensemble organisé, ou un modèle, de relations et interaction sociales, spécialement celles de la communication au moyens de gestes agissant comme symboles significatifs qui créent un univers de discours. » [26] Il propose également une explication de l’intériorisation d’autrui. L’autre chez Mead n’est pas une personne particulière mais un « autrui généralisé » (generalized other), c’est-à-dire un ensemble structuré de rôles sociaux qui, une fois intériorisé, permet à chacun de prendre part aux tâches ou aux situations communes. Cette intériorisation d’autrui s’opère par la capacité de l’individu à « prendre le rôle de l’autre » (taking the role of the other), c’est-à-dire à anticiper les attentes d’autrui et à agir en conséquence, processus qui devient le véhicule de l’apprentissage des normes de conduites et des valeurs requises par la société. Mead propose ainsi une autre version de l’ « imitation prestigieuse » de Mauss, axée non pas sur la transmission des techniques corporelles mais sur une capacité réflexive et la médiation symbolique d’un langage et de gestes partagés.
25Mais à la différence de Cooley, les travaux de Mead se centrent plutôt sur l’acte, unité visible d’analyse : car c’est dans l’acte que l’individu accomplit sa perception de la réalité, son orientation envers autrui et la vie en société. L’acte est l’aboutissement d’un processus de communication entre soi et autrui, qui s’élabore entre la vie psychique de l’individu et sa matérialisation dans l’interaction sociale. Mais selon Mead, l’importance de la vie psychique pour le sociologue se fonde non seulement sur le fait qu’elle est le produit d’une intériorisation d’un « autrui généralisé », mais aussi sur le fait qu’elle devient ainsi la source d’attribution de sens aux conduites sociales :
« Dans le processus de communication surgit un monde social de “sois” placé au même niveau de réalité immédiate que le monde physique qui nous entoure. C’est de ce monde social que surgissent les expériences internes que nous désignons comme psychiques ; elles servent en grande partie à interpréter ce monde social, tout comme les sensations et les perceptions psychiques servent à interpréter les objets physiques de notre environnement. Si tout cela est vrai, les groupes sociaux ne sont pas des entités psychiques, mais des données immédiates, même si l’expérience interne est essentielle pour leur interprétation » (ma traduction) [27].
26Les travaux de Cooley et de Mead introduisent ainsi l’esprit (the mind) comme champ pertinent de l’analyse sociologique. Ils permettent de mieux comprendre cette activité comme produit de la vie sociale, mais aussi d’identifier l’expérience psychique des relations interindividuelles comme lieu où s’élaborent une compréhension de la vie sociale et une capacité d’agir et d’interagir [28].
La valeur heuristique de l’hypothèse freudienne d’un inconscient
27Les travaux de Sigmund Freud peuvent paraître, à première vue, étrangers à nos préoccupations. Pourtant, la démarche de Freud présente une ressemblance avec ce qui précède du fait qu’elle aborde la vie psychique de l’individu à partir des rapports entretenus par celui-ci avec les personnes proches, rapports sur lesquels prend appui sa démarche thérapeutique propre, le transfert. Freud lui-même a reconnu, dans Psychologie des masses et analyse du moi, que son objet d’étude, les relations de son patient avec les personnes de son entourage, pouvaient se percevoir comme des faits sociaux :
« Certes, la psychologie individuelle est réglée sur l’homme pris isolément et elle s’attache à savoir par quelles voies celui-ci cherche à accéder à la satisfaction de ces motions pulsionnelles, mais, ce faisant, elle ne se trouve que rarement en mesure – dans des conditions d’exception déterminées – de pouvoir faire abstraction des relations de cet individu avec d’autres individus. Dans la vie d’âme de l’individu, l’autre entre en ligne de compte très régulièrement comme modèle, comme objet, comme aide et comme adversaire, et de ce fait la psychologie individuelle est aussi, d’emblée, simultanément, psychologie sociale, en ce sens élargi mais tout à fait fondé. Le rapport de l’individu à ses parents et à ses frères et sœurs, à son objet d’amour, à son professeur et à son médecin, donc toutes les relations qui jusqu’à présent sont devenues préférentiellement objet de l’investigation psychanalytique – peuvent revendiquer d’être appréciées comme phénomènes sociaux... » [29]
28On retrouve ici, formulées d’une autre manière, les relations socialement structurantes dont il était question dans Les techniques du corps. Mais on retrouve également une autre idée, qui pousse plus loin la pertinence sociologique de l’acte selon G. H. Mead : celle que la vie de l’esprit se manifeste dans les relations sociales.
29En abordant la vie psychique de l’individu à partir de rapports entretenus par celui-ci avec des personnes proches significatives, Freud récuse l’opposition entre psychologie individuelle et psychologie sociale. Les rapports interpersonnels sont pour lui l’objet commun à la psychologie et à la sociologie, même si la construction de l’objet et le but de l’analyse ne sont pas les mêmes. En montrant, dans la suite de Psychologie des masses et analyse du moi, comment, par le biais des mécanismes d’identification, un phénomène collectif – la foule – peut être déconstruit pour faire apparaître la structure de relations qui le sous-tend et le caractérise, Freud pose le lien affectif comme fondement du lien social. De plus, en expliquant comment l’appareil psychique se différencie de manière dynamique par l’intériorisation de relations significatives structurantes pour l’individu, Freud – tout comme Cooley et Mead, mais de manière plus fouillée – met en lumière la structuration sociale de l’activité mentale individuelle. Cette activité, telle qu’elle s’exprime dans les dires et les actes du sujet, sert à révéler au sociologue le champ de rapports dans lesquels se situe l’acteur, espace psychique (plus ou moins) structuré, qui donne à l’acteur des repères normatifs lui permettant d’attribuer du sens à ses actions et d’adhérer (ou non) aux valeurs de la société.
30Dans une telle perspective, les « contraintes » sociales qu’évoque Durkheim se font rarement sentir de façon abstraite. La réalité d’un devoir, d’une obligation ou d’une sanction s’incarne toujours dans le rapport à certaines personnes (joliment désignées en anglais comme significant others) qui, par leur position à l’égard d’un sujet, exercent sur lui une influence ou un pouvoir. Les règles du jeu social qui s’exercent dans ces relations, une fois intériorisées et assumées, permettent aux contraintes de perdurer – en souvenir, pourrait-on dire, de la relation à la personne qui les a imposées. Mais ainsi se crée la possibilité d’un conflit ; car les règles que nous apprenons au sein de chaque relation « significative » ne sont pas toujours concordantes. Les relations interindividuelles sont de ce fait posées comme lieux où se joue la transmission de repères sociaux et culturels (les rôles, les techniques, mais aussi les normes et les valeurs inhérentes à ceux-ci), et où se négocie leur éventuel changement.
31En rétrospective, on ne peut que s’interroger sur le degré de connaissance et l’usage des travaux de Freud par des sociologues comme Mauss [30], Cooley et Mead [31]. Plus tard cependant, Talcott Parsons fera explicitement référence à ses écrits et en soulignera l’intérêt pour l’explication en sociologie. Dans une série d’articles écrits pendant les années 1950 (dont quelques-uns sont repris dans le recueil Social Structure and Personality [32]), il a tenté d’élaborer une articulation de ces deux disciplines. Pour lui, le point de départ essentiel est le concept d’interaction et, en ce sens, la théorie freudienne de la relation d’objet serait, avec un peu de réinterprétation, une analyse du rapport de l’individu à la structure de la société [33]. Cela signifierait une interpénétration entre personnalité psychique et structure sociale, qui peut être abordée du côté de la sociologie par le concept de rôle, et du côté de la psychanalyse par celui de besoins relationnels. Or si cette contribution de Parsons semble pertinente pour une mise en évidence de ce qui dans la théorie freudienne est théorie sociale, l’application postérieure de ses idées à l’étude de la famille a produit des résultats statiques et quelque peu caricaturaux, surtout en ce qui concerne les rôles des différents membres de la famille [34]. Parsons reste prisonnier d’une conception idéal-typique de l’acteur, dont les actes seraient toujours en cohérence avec les prescriptions normatives sanctionnées. Son approche ne permet pas de traiter le conflit de normes ou la mise en cause d’un ordre « normal » des choses.
32De notre point de vue, l’apport de la théorie freudienne qui permet le mieux d’appréhender les interrogations morales des acteurs en situation est le postulat d’une vie psychique dont tous les éléments ne sont pas également accessibles à la conscience. Il permet de supposer l’existence chez l’individu d’éléments non intégrés (ou non intégrables) à la vie sociale, souvent non symbolisables, qui attendent toutefois la brèche leur permettant de manifester leur présence (par un geste ou un événement pulsionnel non maîtrisé ou par un acte contestataire publiquement assumé), pour refuser une adhésion à l’une ou l’autre des manières sanctionnées de penser et d’agir (par exemple, ne pas faire un enfant en dehors du couple, ou ne pas mettre fin à la vie d’autrui). Ce postulat fait ainsi intervenir, dans l’analyse d’un événement ou d’une conduite bien localisée dans le temps et dans l’espace, le souvenir de relations conflictuelles d’un autre temps et d’un autre lieu, ravivé par la situation présente et dont ces éléments « déviants » auraient pu être l’enjeu. L’individu n’est plus un support formaté à la vie sociale mais le sujet incarné d’une expérience subjectivement éprouvée, constamment réactualisée.
33Tout en suivant une démarche sociologique, il devient ainsi possible d’appréhender l’individu confronté à un dilemme moral pratique comme sujet situé par rapport à d’autres dans le temps et dans l’espace présents, mais aussi comme porteur d’une histoire singulière qui structure son rapport au passé et à l’avenir, et donc aux décisions présentes. Notons qu’est ainsi respectée cette double dimension des relations sociales : d’une part celle relative au cadre institutionnel et relationnel dans lequel évolue l’individu ; et d’autre part, celle de la présence à la fois objective et subjective de chaque individu dans l’espace social. Se dessine ainsi un champ de relations où s’exercent des influences multiples et parfois paradoxales, faisant du sujet singulier qui parle, qui décide, qui agit, le siège d’injonctions normatives qui cohabitent en tension. Les éléments « déviants » qui émergent pour résoudre cette tension projettent l’individu dans une situation inattendue, l’obligeant à redéfinir sa place dans un champ relationnel où seront négociées de nouvelles règles, ou à faire, si possible, marche arrière pour revenir au statu quo ante.
34Cette attention portée à la subjectivité de l’acteur ne traduit pas une tentative d’introduire en sociologie une quelconque dimension inconnaissable ou ineffable de l’expérience. Elle découle de la nécessité d’objectiver la marge de manœuvre que cherche à conserver tout acteur face à la pesanteur des contraintes sociales. Cette négociation d’une marge de manœuvre est particulièrement évidente dans les situations de décision où sont en jeu des choix qui engagent la responsabilité de l’acteur. Elle peut se manifester comme interrogation éthique, c’est-à-dire comme questionnement de la validité (ou de la pertinence) des normes sociales admises et de la possibilité de leur dépassement. Elle peut au contraire se manifester comme sentiment d’un interdit moral, c’est-à-dire comme impossibilité d’agir, ou même de se permettre une réflexion éthique autonome, due à l’emprise sur cette réflexion d’arguments d’autorité. Ce sentiment d’interdit ne signifie pas nécessairement une hétéronomie morale de l’acteur, s’exprimant par un « il ne faut pas... » ou un « je ne dois pas... » ; il peut être l’expression d’une conviction morale, qui se traduit par un « je refuse de... ».
À titre d’exemple : le sociologue, l’acteur et le devenir des embryons conçus in vitro
35Pour mieux comprendre comment travailler dans une telle perspective, prenons un exemple de dilemme pratique posé par la technique de fécondation in vitro. Cette méthode palliative de traitement de la stérilité permet d’obtenir la fécondation d’un certain nombre d’ovocytes en dehors du corps de la femme ; les embryons ainsi conçus sont transférés quelques jours plus tard avec un instrument adapté dans l’utérus de la femme. Cependant, cette méthode aboutit la plupart du temps à la création d’un nombre d’embryons beaucoup trop important pour qu’ils puissent être tous transférés à l’utérus en une seule fois ; les risques pour la santé de la femme et des enfants à naître en cas de grossesse multiples ne sont pas négligeables. C’est pourquoi les embryons en surnombre sont congelés, pour transfert lors d’un cycle suivant.
36Or à plusieurs reprises [35], les médecins ont été confrontés à la situation suivante. Un couple stable et solidaire demande une assistance à la procréation pour un motif, généralement l’infécondité, qui ne pose aucun problème de principe à l’équipe soignante. Ces couples sont pris en charge et, lors d’une première tentative de fécondation in vitro, les embryons en surnombre sont mis « en pension », c’est-à-dire il sont congelés et conservés en milieu hospitalier. Brusquement le mari décède, dans des conditions n’ayant pas de rapport direct avec la tentative de concevoir un enfant. Le décès intervient cependant à un moment très rapproché d’une intervention de procréation assistée (trois jours après un transfert, quelques semaines après une demande de transfert, ou le jour d’une fausse couche après transfert d’embryon), et parfois dans une situation où la femme a pu faire la preuve de sa fécondité (il y a eu grossesse et fausse couche suite au premier transfert). Dans un très court laps de temps – de quelques jours à quelques semaines après le décès du mari – la femme demande le transfert des embryons restants [36].
37Le caractère tout à fait insolite de cette situation est patent. Dans la « nature » pour ainsi dire, une femme peut, sans le vouloir, se trouver enceinte d’un homme qui décède, mais elle n’aurait pas pu – avant l’existence de cette nouvelle technique – revendiquer de porter l’enfant d’un homme mort. La fécondation in vitro rend possible l’émergence de situations normativement inédites, où s’expriment des désirs relevant jusque-là de l’ordre du fantasme.
38Pour une femme confrontée depuis des années à une infécondité, les embryons en pension constituent le plus souvent, de fait de son âge, sa dernière chance de connaître la maternité. Même si elle n’avait pas envisagé d’élever seule un enfant, le caractère urgent et incontestable de sa revendication ne fait, pour elle, aucun doute. Pour les médecins, le caractère acceptable de cette demande est loin d’être évident. Ils ont accepté de traiter cette infécondité précisément parce que les demandeurs constituaient un couple dont le souhait d’avoir un enfant ne présentait aucun caractère hors norme – fait devenu une exigence légale depuis la loi no 94-654 du 29 juillet de 1994 [37]. Mais la femme étant désormais veuve, les médecins hésitent à contribuer à la naissance d’un enfant qui ne connaîtra pas l’homme à l’origine de sa conception et qui, selon les dispositions juridiques en vigueur, ne pourra pas être reconnu comme son fils. Toutefois, une potentialité d’enfant existe, précisément parce que ces techniques ont été mis à la disposition de ce couple ; le bien-fondé d’une décision éventuelle de refuser le transfert des embryons restants ne fait souvent pas l’unanimité des membres de l’équipe médicale.
39L’évidence du caractère déraisonnable, voire pathologique, d’éléments jusqu’ici considérés non intégrables à la vie sociale ne s’impose plus d’emblée, du fait qu’une technique permet la réalisation de désirs auparavant inexprimables. La recherche d’une solution par analogie avec des situations connues ne peut être qu’approximative dans un contexte où les conditions techniques, corporelles, et institutionnelles de la procréation ne sont plus les mêmes. De toute façon, on n’oblige pas la femme enceinte dont le mari décède d’interrompre sa grossesse, et la question de savoir s’il est bon pour un enfant de naître dans un contexte où il ne connaîtra jamais son père n’est pas différente de celle que peut se poser toute femme enceinte sans conjoint qui hésite à poursuivre sa grossesse. En revanche, la fécondation in vitro crée la possibilité d’une fécondité qui peut se prolonger, avec assistance médicale, au-delà de la rupture de vie commune d’un couple. Les embryons ayant été conçus dans une fin reproductive que la veuve est prête à mener à son terme, mais dans des circonstances où elle ne peut réaliser seule ce projet, se pose la question inédite de savoir qui peut légitimement décider du devenir de ces embryons et quelles sont les options moralement acceptables à prendre en considération.
40Toute décision de poursuivre ou non le traitement implique donc un renouvellement des termes dans lesquels se pose la question des conditions estimées acceptables pour mettre au monde un enfant. L’argument des risques pour l’enfant de ne jamais connaître son père est certes important, mais reste en deçà de la nouveauté des problèmes posés par une pratique qui transforme les conditions dans lesquelles se matérialise un embryon. Surtout, il ne tient pas compte des transformations du champ relationnel induit par les innovations techniques en matière de fécondation, notamment la place importante occupée par les professionnels médicaux et surtout la place centrale des embryons, désormais visibles et accessibles à intervention en dehors du corps de la femme. La question devient alors celle de savoir si, après avoir mobilisé des moyens techniques coûteux pour concevoir des embryons dans le but de faire naître un enfant, il est acceptable de changer leur destin, c’est-à-dire de les utiliser autrement ou de les détruire, surtout lorsque cette décision se heurte à la volonté de procréer d’un des géniteurs à l’origine de leur conception.
41Le sociologue qui prend ainsi au sérieux les interrogations morales des acteurs ne cherche pas à donner à leur place la « bonne » réponse à leur dilemme, et ce d’autant moins que la valeur morale des solutions possibles est loin d’être évidente. Il ne prétend pas non plus remplacer l’apport incontournable du philosophe moral qui cherche les arguments rationnels pour justifier ou condamner une conduite déterminée. En revanche, le sociologue peut mettre en évidence les questions contingentes qui affectent la manière dont la question morale trouve son actualité (dans le cas que nous avons évoqué, les raisons qu’il y aurait ou non de mener à son terme la potentialité de vie d’un embryon). Il peut contribuer à réorganiser les termes dans lesquels seront traités certains dilemmes moraux pratiques, surtout en y aménageant une place pour ce qui émerge comme question nouvelle.
42Mais c’est précisément cette approche empirique du problème moral, tel qu’il se pose aux acteurs comme dilemme pratique, qui met en évidence les limites de la conceptualisation sociologique de l’acteur. Pour mieux comprendre les enjeux spécifiques d’une situation, il est nécessaire de pouvoir objectiver les conditions et contraintes qui structurent et limitent – parfois excessivement – le raisonnement moral pratique des acteurs. Ce travail passe nécessairement par une compréhension plus approfondie de l’acteur comme sujet de réflexion et de décision, ce qui suppose une capacité théorique à aborder autrement les conduites considérées à première vue comme « irrationnelles ». Le travail à faire en ce sens reste énorme, mais, à terme, il sera peut-être possible d’ouvrir le débat moral à autre chose qu’une polarisation excessive autour de positions de principes, où l’on préfère ignorer la complexité du raisonnement soumis à l’épreuve de réalité.
Notes
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[1]
Publié dans le Journal de Psychologie, XXXII, no 3-4, 15 mars - 15 avril 1936. Voir Sociologie et anthropologie, précédé d’une « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » par Claude Lévi-Strauss, Paris, PUF, 1973, p. 363-386, p. 365.
-
[2]
Un article collectif de F.-A. Isambert, P. Ladrière et J.-P. Terrenoire, 1978, « Pour une sociologie de l’éthique », Revue française de sociologie, vol. XIX, no 3, p. 323-339, sera à l’origine de la création d’une unité de recherche dans ce domaine, l’Équipe de sociologie éthique et pratiques symboliques, devenue en 1986 le Centre de sociologie de l’éthique et en 1996, le Centre de recherche Sens, Éthique, Société.
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[3]
Ce domaine de recherche sera largement exploré par F.-A. Isambert, dont les travaux sont commentés et cités dans mon article sur les enjeux de cette transformation de la pratique médicale, « La bioéthique comme objet sociologique », Cahiers internationaux de sociologie, 1998, vol. 104, p. 5-32.
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[4]
Lors de sa création en 1978, les membres de l’Équipe de sociologie éthique et pratiques symboliques ont consacré une grande partie de leurs travaux empiriques à ce type de terrain : une étude de la presse sur la contraception et l’avortement (Isambert, Ladrière, 1979), une enquête sur le diagnostic prénatal (Isambert et al., 1980 ; Isambert, 1980), et une action thématique programmée sur les enjeux sociaux de la biologie (Isambert et al., 1983).
-
[5]
Dans cette phrase, on peut considérer que les mots « morale » et « éthique » sont utilisés de manière interchangeable. Cependant, il est utile de faire une distinction heuristique entre la morale (ensemble de prescriptions que se donne un groupe ou une société pour assurer la vie bonne et le bien faire) et l’éthique (souci de s’interroger sur la meilleure manière de se conduire ou de faire dans une situation où un choix est possible). Cette distinction permet de faire la différence entre des préoccupations essentiellement normatives – par exemple, le souci de fixer une ligne (socialement) acceptable de conduite pour un groupe ou pour une société – et des interrogations sur la justesse d’une conduite et des normes qui la régissent. C’est cette distinction qui donne à la sociologie morale (et que les « refondateurs » ont préféré appeler sociologie de l’éthique) son caractère de sociologie critique.
-
[6]
On pourrait aussi analyser comme conduites de rupture des actes qui sont moralement répréhensibles de manière beaucoup plus indiscutable (viol, meurtre, actes terroristes) ; tout comme les actes moralement controversés, ils contestent une adhésion à des normes communes, et l’existence même de ces actes appelle une explication. Mais à l’inverse des pratiques dissidentes, qui visent souvent à terme une reconnaissance du bien fondé de la position des contestataires et une intégration de la pratique controversée parmi les actes socialement admis, les conduites répréhensibles signent le plus souvent un rejet des normes et des valeurs en vigueur dans une société.
-
[7]
Le sociologue n’est cependant jamais neutre face à ce qu’il observe : c’est un fait dont il doit tenir compte pour maîtriser au mieux les biais de sa propre position, tant dans la mise en place du dispositif que dans l’analyse de données recueillies.
-
[8]
Voir notamment son ouvrage La logique du social. Introduction à l’analyse sociologique, Paris, Hachette, 1990, ainsi qu’un livre récent d’entretiens avec lui, menés par Robert Leroux, Y a-t-il encore une sociologie ?, Paris, Odile Jacob, 2003, où il revient sur sa démarche à la lumière des critiques de ses contradicteurs.
-
[9]
Dans La logique du social, R. Boudon propose une troisième approche du fait individuel, qu’il attribue à Vilfredo Pareto : à la différence du fait économique, le fait social serait un acte individuel apparemment non logique, que le sociologue a pour tache d’analyser et expliquer. L’intérêt et les limites de cette approche peuvent, dans l’optique de cet article, être abordés par le biais de la position wébérienne, comme nous l’exposerons plus loin.
-
[10]
T. Parsons, The Structure of Social Action, New York, McGraw-Hill, 1937.
-
[11]
É. Durkheim. Les règles de la méthode sociologique (15e éd.), Paris, PUF, 1963, p. 5.
-
[12]
É. Durkheim, ibid., préface à la 2e édition.
-
[13]
M. Weber, Économie et société. Traduit de l’allemand par Julien Freund, Pierre Bertrand, Éric de Dampierre, Jean Maillard et Jacques Chavy, sous la dir. de Jacques Chavy et Éric de Dampierre, Paris, Plon, 1971, p. 4.
-
[14]
M. Weber, ibid., p. 4, 11.
-
[15]
Il faut comprendre le « fait psychologique » de Mauss comme un « fait individuel » et ne pas le confondre avec ce que les durkheimiens appellent un « fait mental » qui dépasse l’expérience singulière des individus.
-
[16]
« Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie » (1924), in Sociologie et anthropologie, précédé d’une « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » par Claude Lévi-Strauss, Paris, PUF, 1973, p. 281-310 ; « Fragments d’un plan de sociologie générale descriptive : classification et méthode d’observation des phénomènes généraux de la vie sociale dans des sociétés de type archaïques (phénomènes généraux spécifiques de la vie intérieure de la société) » (1934), in Marcel Mauss, Œuvres, 3 : Cohésion sociale et divisions de la sociologie, présentation de Victor Karady, Paris, Minuit, 1969, p. 303-358, voir notamment la troisième partie « Rapports des phénomènes généraux de la vie collective avec les autres phénomènes de la vie humaine. A) Psychologiques », et la quatrième partie « Rapports généraux des phénomènes sociaux avec les autres phénomènes humains. B) Biologiques (Anthropo-sociologie) ». Ces articles permettent de faire l’hypothèse que Mauss s’est intéressé aux travaux de S. Freud, ce qui a été confirmé par Denise Paulme, l’une des élèves des Mauss, à l’occasion d’un colloque sur l’Essai sur le don, tenu à la Maison des sciences de l’homme à Paris au printemps de 1997. Mauss n’aurait jamais introduit les travaux de Freud dans son cours, mais aurait souvent discuté de ceux-ci avec ses élèves, après ses cours, au café.
-
[17]
« Les techniques du corps » (1936), in Sociologie et anthropologie, précédé d’une « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » par Claude Lévi-Strauss, Paris, PUF, 1973, p. 363-386.
-
[18]
« Les techniques du corps » (1936), ibid., p. 369.
-
[19]
S. Bateman Novaes, La demande d’avortement, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1979 (thèse de troisième cycle). Voir également mes articles : « La grossesse accidentelle et la demande d’avortement », L’Année sociologique, 1979-1980, no 30, p. 219-241 ; « Les récidivistes », Revue française de sociologie, 1982, vol. 23, no 3 (juillet-septembre), p. 473-485.
-
[20]
Genève, Librairie de l’Université de Georg et Cie, SA, 1976. Voir notamment le chapitre VIII « Le recours répété à l’interruption de grossesse », p. 213-241.
-
[21]
M. Weber, op. cit., p. 6.
-
[22]
Notamment chez Georges Herbert Mead, Herbert Blumer et le courant interactionniste. Parmi les philosophes pragmatiques, on trouve aussi William James, psychologue expérimental et auteur de The Varieties of Religious Experience : A Study in Human Nature (New York, Collier Books [1961], 1979), une étude de faits renvoyant à des phénomènes qu’on pourrait appeler « surnaturels ».
-
[23]
Charles Horton Cooley, Human Nature and the Social Order, introduction by Philip Reiff, foreword by Georges Herbert Mead, New York, Shocken Books, 1964.
-
[24]
« The man is one thing and the various ideas entertained about him are another ; but the latter, the personal idea, is the immediale social reality, the thing in which men exist for one another, and work directly upon one another’s lives » (C. H. Cooley, p. 123).
-
[25]
Voir la critique faite de l’approche de Cooley à la note 26 de la page 224 dans George Herbert Mead, Mind. Self and Society from the Standpoint of a Social Behaviorist, edited and with an introduction by Charles W. Morris, Chicago, University of Chicago Press [1934], 1967. La note correspondante se trouve à la page 190 de la traduction française : L’Esprit, le Soi et la Société, traduit de l’anglais par Jean Cazeneuve, Eugène Kaelin et Georges Thibault, préface de Georges Gurvitch, Paris, PUF, 1963.
-
[26]
L’Esprit, le Soi et la Société, p. 189.
-
[27]
« In the process of communication, there appears a social word of selves standing on the same level of immediate reality as that of the physical world that surrounds us. It is out of this social world that the inner experiences arise which we term psychical, and they serve largely in interpretation of this social world, as psychical sensations and percepts serve to interpret the physical objects of our environnent. If this is true, social groups are not psychical but are immediately given, though inner experiences are essential for their interpretation » (Georges Herbert Mead, « Cooley’s Contribution to American Social Thought », in American Journal of Sociology, 1930, no 5, vol. XXXV, publié en préface de Human Nature and the Social Order, op. cit., p. XXXV).
-
[28]
Je remercie Pascale Molinier de m’avoir signalé une préoccupation symétrique chez certains psychologues contemporains de Cooley et Mead, sur un tout autre continent, comme par exemple chez Lev Sémionovitch Vygotsky (1896-1934). Ce psychologue russe, dont l’un des ouvrages, Mind in Society : The Development of Higher Psychological Processes (1930), rappelle le titre de celui de Mead, souhaitait établir la préséance de l’expérience sociale sur le développement mental. Cette idée est mise en œuvre – entre autres – à travers la notion d’une zone proximale de développement (la différence entre la capacité de l’enfant à résoudre seul des problèmes et celle à résoudre le problème avec l’assistance de son entourage) : « ... derrière tous les processus mentaux, il y a des relations réelles à des gens » (Vygotsky aujourd’hui, sous la dir. de B. Schneuwly et J. P. Bonckart, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, coll. « Textes de base en psychologie », 1985, p. 203).
-
[29]
S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), in Sigmund Freud : Œuvres complètes. Psychanalyse, vol. 16. Directeurs de la Publication : A. Bourguignon, P. Cotet. Directeur scientifique : J. Laplanche. Paris, PUF, 1991, p. 5.
-
[30]
Voir fin de la note 13, ci-dessus.
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[31]
Mead fait un commentaire sur la conception de « censeur » psychologique (psychological « censor ») chez Freud dans une note à la page 255 de Mind, Self and Society, p. 217 de la traduction française.
-
[32]
New York, The Free Press, 1965.
-
[33]
T. Parsons, ibid., p. 20, 107.
-
[34]
Cela découle en partie de la rigidité inhérente au fonctionnalisme dans la théorie de l’action, mais peut-être aussi aux difficultés propres à cette double valeur de la théorie freudienne. Les écrits de Freud sont émaillés d’exemples qui sont l’illustration à la fois d’un processus psychique et de la manifestation sociale (ou matérielle dans le cas des symptômes) par laquelle on a pu le postuler. Il sera nécessaire de pouvoir distinguer entre ces deux niveaux, ce qui obligera le sociologue à définir sa terminologie propre et à développer une démarche méthodologique qui permette d’appréhender clairement la dimension sociale de ces processus. Sans quoi on risque de « psychanalyser » les rapports sociaux, les expliquant ou les justifiant par l’existence de processus psychiques fondamentaux. Cela nie à la fois l’indépendance des deux domaines, malgré leur interpénétration, ainsi que la diversité des solutions culturelles trouvées pour des problèmes d’ordre psychique.
-
[35]
Tout au moins jusqu’en 1994, lorsque la loi no 94-654 du 29 juillet 1994, relative au don et à l’utilisation des éléments des produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, a clairement interdit la pratique de transfert d’embryons après le décès du conjoint, en précisant que les deux membres du couple doivent être « vivants ». Si cette disposition de la loi n’a jamais fait l’objet d’un réel consensus, la révision récente de cette loi, finalement votée le 6 août 2004, n’apporte pas de changement sur ce point.
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[36]
Les données rapportées ici proviennent d’une enquête faite sur cinq cas de demandes de transfert d’embryons après le décès du conjoint, menée dans le cadre de la préparation d’un avis du Comité consultatif national d’éthique sur cette question. Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé, Le transfert d’embryon après décès du conjoint (ou du concubin), Avis no 40, 17 décembre 1993. Voir aussi S. Bateman, « À propos du transfert d’embryon après le décès du conjoint », in Travaux du Comité consultatif national d’éthique, 20e anniversaire, Didier Sicard (coor.), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2003, p. 70-76.
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[37]
La révision récente de cette loi, votée le 6 août 2004, précise : « L’assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à la demande parentale d’un couple. Elle a pour objet de remédier à l’infertilité dont le caractère pathologique a été médicalement diagnostiqué ou d’éviter la transmission à l’enfant ou à un membre du couple d’une maladie d’une particulière gravité. L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants, en âge de procréer, mariés ou en mesure d’apporter la preuve d’une vie commune d’au moins deux ans et consentant préalablement au transfert des embryons ou à l’insémination. Font obstacle à l’insémination ou au transfert des embryons le décès d’un des membres du couple, le dépôt d’une requête en divorce ou en séparation de corps ou la cessation de la communauté de vie, ainsi que la révocation par écrit du consentement par l’homme ou la femme auprès du médecin chargé de mettre en œuvre l’assistance médicale à la procréation » (art. L. 2141-2 du Code de la Santé publique).
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[*]
Que soient vivement remerciés Isabelle Baszanger, Michèle Fellous, Pascale Molinier, et Patrick Pharo pour leurs commentaires critiques et suggestions à diverses étapes de la production de ce manuscrit.