1Depuis son apparition, la sociologie a toujours établi une relation privilégiée avec la morale, que ce soit chez ses précurseurs britanniques comme Adam Smith ou David Hume, ou chez ses fondateurs français comme Auguste Comte ou Émile Durkheim. Cette relation n’a en fait jamais complètement disparu des préoccupations théoriques des chercheurs, ne serait-ce qu’en raison du succès universel de la sociologie de Max Weber, qui a fait du « rapport aux valeurs » l’un des déterminants de la vie sociale. Elle a néanmoins connu, au cours du XXe siècle, quelques éclipses et vicissitudes notables.
2La sociologie morale était déjà présente, en association avec le droit, dans le premier volume de L’Année sociologique de Durkheim en 1896, où elle constituait la troisième section des « analyses et notices bibliographiques » sous le titre : « Sociologie morale et juridique ». À en juger par les comptes rendus de ces premières années, les publications françaises ou allemandes sur les rapports de la sociologie et de la morale étaient alors assez nombreuses – l’ouvrage classique de Lucien Lévy-Bruhl, La morale et la science des mœurs, date de 1903, et Durkheim lui-même publie son texte fondateur sur la détermination du fait moral en 1906 [1]. Mais il semble que, par la suite, ces études des rapports entre « morale théorique » et « science des mœurs » se soient faites plus rares et que la « sociologie de la vie morale », comme l’appelait Gurvitch en 1937 [2], ait été progressivement supplantée en France par les approches historiques, économiques et politiques des phénomènes sociaux, sous l’influence notamment des idées marxistes et du structuralisme. Aux États-Unis, la sociologie de Talcott Parsons, notamment, a assuré la continuité avec l’intérêt initial de Durkheim et de Weber pour la morale, sous la forme d’un arrière-plan théorique de la sociologie de la déviance et de l’intégration normative. Mais les préoccupations descriptives du fonctionnalisme sociologique ont finalement pris le pas sur la thématisation de la dimension morale de la vie sociale.
3C’est seulement à la fin des années 1970 qu’on a pu assister en France à un renouveau de la sociologie morale, initié d’abord par des auteurs qui venaient de la sociologie des religions et qui se proposaient, dans le cadre d’un projet de « sociologie de l’éthique », de réagir à l’évitement de la morale par les sociologues en reprenant l’héritage durkheimien d’étude du fait moral, ainsi que le programme wébérien d’analyse des valeurs et de la rationalité morale [3]. D’un autre côté, une meilleure connaissance de la sociologie américaine, quoique souvent limitée à l’ethnométhodologie et à l’interactionnisme goffmanien, la mise en discussion de la sociologie critique de Pierre Bourdieu et l’écho chez les chercheurs français de la théorie communicationnelle de Jürgen Habermas ont favorisé l’apparition d’une nouvelle « sociologie politique et morale » centrée sur l’analyse des modes de justification publique [4]. Enfin, la théorie cognitive de l’action de Raymond Boudon a permis de jeter de nouveaux ponts entre la rationalité cognitive et la rationalité axiologique, trouvant notamment dans celle-ci un moyen de résoudre un certain nombre de paradoxes de la théorie du choix rationnel [5]. Ce renouveau de la sociologie morale a également été favorisé par les nouveaux liens qui ont été tissés, à partir des années 1980, entre sociologie et philosophie, sur la base notamment des apports de la philosophie analytique de l’action et de la morale, dont on trouvera différents échos dans les articles du présent volume.
4C’est sur cet arrière-plan de réinterrogation des fondamentaux de la sociologie qu’a pu se développer, quoique dans des cercles encore assez restreints, une perspective de recherche considérant la morale comme un caractère spécifique de la vie sociale des êtres humains. Cette perspective a donné lieu à un certain nombre de travaux empiriques, en particulier dans le domaine de l’éthique biomédicale [6], dont l’émergence a également joué un rôle dans la remise au premier plan du thème éthique en sociologie, en France comme à l’étranger [7]. L’idée d’une sociologie de l’éthique [8] ou de la morale exprime d’ailleurs ce souci des sociologues de se saisir d’un nouvel objet d’étude qui affleure dans le débat social et qui, sur l’exemple de la médecine, va ensuite apparaître dans beaucoup d’autres domaines : la science, l’économie, l’éducation, les relations internationales... Mais l’attention à ce type d’objets va bien au-delà de l’extension du domaine traditionnel de la sociologie, dans la mesure où la tentative d’objectivation de la morale, qui ne réfère pas à des particuliers physiques bien circonscrits, a inévitablement des conséquences sur le rapport des sciences sociales aux faits objectifs.
5C’est d’ailleurs pourquoi il semble possible de parler de sociologie morale, comme on parle de philosophie morale, en acceptant ainsi de voir l’effort pour dire ce qu’est la morale dans la vie sociale déteindre, d’une certaine façon, sur la discipline de recherche elle-même qui se voit attribuer aussi un caractère moral. Non pas que les sociologues de la morale auraient, sur le plan moral, un quelconque privilège par rapport à leurs confrères, ou que le sociologue de la morale pourrait se départir de toute réserve axiologique ou normative dans son traitement des faits sociaux. Mais la morale ne fait pas partie de ces objets sociologiques (s’il en existe !) que l’on pourrait connaître par des méthodes purement externes et complètement neutralisées, comme on suppose qu’elles doivent l’être dans les sciences en général. Au contraire, l’extériorité et la visibilité du génitif ne peuvent être assurées ici que sur la base d’une évaluation interne du sens normatif que l’on donne à l’objet. Il paraît en effet impossible de repérer un fait normatif comme tel sans prendre la mesure du parcours de validité de ses propres variables car, si on ne sait pas à quoi ce fait oblige ou ce qu’il valorise, on n’aura tout simplement pas compris de quel fait normatif il s’agit. Cela n’implique certes aucune prise de parti préalable, mais constitue déjà une façon, pour le sociologue, de mêler ses propres outils normatifs à ceux des sujets étudiés. Et ce mélange rend immanquablement morale la sociologie de la morale, car en envisageant, ne serait-ce que virtuellement, la posture d’esprit qui sied à un certain devoir-être, un sujet normalement constitué ne peut éviter de tirer certaines conséquences en termes de sympathie, d’indifférence ou de rejet.
6D’autre part, il est courant aujourd’hui d’opposer l’éthique à la morale, en donnant alors à la racine grecque un sens moins prescriptif et plus prospectif qu’à la racine latine. La morale fait en effet penser à un ordre normatif au sens « lourd », si l’on peut dire, ou encore conventionnel et préétabli, tandis que l’éthique apparaît comme ce à quoi un sujet libre et responsable doit recourir dans les situations inhabituelles ou d’incertitude, du genre de celles, précisément, dont se saisissent les comités d’éthique. Et l’éthique paraît parfois immunisée contre les excès du moralisme ou de la moralisation, donnant l’impression d’être la nouvelle bonne façon de restaurer une attitude morale, dont on a parfois et à juste titre des raisons de craindre le pire. Toutefois, il existe également un usage déontologique du terme éthique qui, au contraire, semble référer davantage aux règles qu’aux orientations subjectives. D’autre part, l’éthique peut aussi apparaître comme une sorte de science ou de discours sur la morale, exprimant, sous un angle un peu plus doctrinal, le contenu de ce qu’on appelle aujourd’hui la philosophie morale. Enfin, toute la tradition de la philosophie morale, qui utilise régulièrement et souvent de façon indifférenciée l’un et l’autre termes, montre la difficulté de les opposer de façon claire – à commencer par le jeu de mot d’Aristote sur l’ethos, dans ses deux orthographes, au début du second livre de l’Éthique à Nicomaque [9], qui souligne le lien entre l’éthique et l’habitude. Compte tenu de ces entrecroisements sémantiques et de la difficulté à disjoindre le sens des deux racines, il sera certainement utile de tenir compte des inflexions sémantiques du langage courant – par exemple, on a peu de chance de réunir un « comité de morale » à l’hôpital ou de faire des « leçons d’éthique » à ses enfants – mais sans doute inutile de durcir artificiellement l’opposition entre l’éthique, la morale, ou encore la moralité.
7Aujourd’hui, et quoi qu’il en soit des termes, nombre de chercheurs admettraient sans peine l’importance des normes et des valeurs morales pour la vie sociale. Néanmoins, la place de l’éthique et de la morale dans la recherche en sciences sociales demeure encore assez peu distincte. Les questions initiales de la sociologie morale durkheimienne ou de la sociologie wébérienne des valeurs, comme par exemple la détermination du fait moral, les modes d’arbitrage entre les points de vue ultimes ou le statut de la rationalité morale, ont fait l’objet de nouveaux éclairages tant de la part de sociologues que de philosophes, et un certain nombre de réflexions théoriques ont fait écho à l’apparition de plus en plus fréquente du thème éthique dans les discussions sociales. Mais le domaine et la portée de la sociologie morale restent encore à circonscrire et à préciser, notamment dans ses rapports avec la philosophie morale et l’enquête sociologique. L’occasion nous est donc offerte, avec ce numéro de l’Année sociologique qui réitère, à plus de vingt ans d’intervalle, un projet analogue paru dans cette même revue [10], de faire un point sur l’état actuel et les perspectives de la sociologie morale et de réfléchir sur les relations épistémologiques entre éthique et sociologie tant sur un plan général (rationalité, objectivité, dispositions ...) que par rapport à certains domaines particuliers (biomédecine, féminisme, psychologie, droit, prisons, économie, relations internationales...)
Notes
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[1]
Rééd. in Sociologie et philosophie, Paris, PUF, 1974.
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[2]
Cf. G. Gurvitch (1937), Morale théorique et sciences des mœurs, Paris, PUF, 1961.
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[3]
Cf. François-André Isambert, Paul Ladrière, et Jean-Paul Terrenoire, Pour une sociologie de l’éthique (1978), Revue française de sociologie, XIX, p. 323-339 ; François-André Isambert. Les avatars du fait moral (1982), L’Année sociologique, vol. 30, 1979-1980, p. 7-55, rééd. in De la religion à l’éthique, Paris, Cerf, 1992 ; Paul Ladrière, Pour une sociologie de l’éthique, Paris, PUF, 2001.
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[4]
Cf. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
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[5]
Cf. par exemple Le juste et le vrai, Paris, Fayard, 1995, ou Raison, bonnes raisons, Paris, PUF, 2003.
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[6]
Cf. Simone Bateman Novaes (éd.), Biomédecine et devenir de la personne, Paris, Le Seuil, 1991.
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[7]
Cf. Renée Fox, Experiment Perilous : Physicians and Patients Facing the Unknown, New Brunswick ; London : Transaction Publishers, 1998.
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[8]
Cf. aussi J.-L. Génard, Sociologie de l’éthique, Paris, L’Harmattan, 1992.
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[9]
En passant du ? bref : ???? des habitudes au ? long de ???? ou ????? (1103 a 17), on passe aussi à l’éthique – ou à la morale, puisque Aristote ignorait le latin.
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[10]
Cf. le numéro dirigé par François-André Isambert, Sociologie de l’éthique, L’Année sociologique, vol. 30, 1979-1980, paru en 1982.