CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L?ethnologie diffusionniste relie Ratzel et Gräbner à Wirz , Vatter et Baumann en passant par Schmidt et Koppers . La conception d?une diffusion des civilisations les situe dans le temps et entre en contradiction avec l'idée selon laquelle les cultures dites « primitives » se caractérisent par l'absence de l'histoire. Le géographe Friedrich Ratzel (1844-1904) a entrepris des travaux sur la diffusion d?armures, d?arcs et de flèches dans le Pacifique Nord et l'espace indo-africain. Le conservateur de musée Fritz Gräbner (1877-1934) devient avec Bernhard Ankermann (1859-1943) le fondateur de la théorie des aires de civilisation. Dans Methode der Ethnologie (1911), Gräbner propose de reconstruire l'histoire des peuples et civilisations à travers la diffusion des objets – armes, outils, habits, habitats, ornements, rites d?enterrements, motifs mythiques – dans des espaces définis. Le critère de la forme doit garantir que ce n?est pas la fonction qui génère des ressemblances entre objets de cultures différentes. L?existence de la même forme dans des aires différentes reflète la migration de traits culturels, puis leur diffusion et leur mélange. Les aires de civilisation se recoupent par le biais de migration, récupération, conquête... Dans Das Weltbild der Primitiven, publié en 1924, Gräbner présente les clans totémiques à descendance masculine. Il voit dans les cultures avancées un mélange entre culture matriarcale et patriarcale.

2Le père Wilhelm Schmidt (1868-1954), originaire de Westphalie, est, avec son élève Wilhelm Koppers (1886-1961), fondateur de l'école culturo-historique de Vienne. La théorie des aires de civilisation de Schmidt s?appuie sur la méthode de Gräbner . Schmidt et Koppers distinguent trois aires de civilisation primaires (Primärkulturkreise) : clans totémiques exogames à descendance masculine (cultures spécialisées des chasseurs et des pêcheurs des côtes), familles larges à descendance masculine (cultures des nomades et pasteurs) et civilisation exogame matriarcale (cultures agraires). Les aires de civilisation secondaires résultent de recoupements d?aires de civilisation primaires. Gräbner et Schmidt opposent, dans une perspective historique, une civilisation à clans à une civilisation à deux classes, les classes matrimoniales du clan (également inventées en Australie) s?éloignant du totémisme. Dans son livre Ethnologische Bemerkungen zu theologischen Opfertheorien de 1922, le père Schmidt attaque la théorie « psychologico-évolutionniste » du sacrifice de Mauss . Schmidt nourrit le phantasme d?une culture originaire (Urkultur antérieure aux civilisations primaires) chez les cueilleurs et chasseurs en Afrique centrale, en Inde, en Asie du Sud-Est et en Amérique du Sud qui vénèrent un être suprême. Schmidt et Koppers résument leur théorie diffusionniste dans Völker und Kulturen, I. Gesellschaft und Wirtschaft der Völker (Regensburg, Habbel 1924).

3Paul Wirz , Ernst Vatter et Hermann Baumann (Roger Caillois s?inspire plus tard des livres de ce dernier) poursuivent les théories diffusionnistes en éliminant certains traits abscons (notamment l'idée d?un monothéisme original). L?ethnologue et anthropologue suisse Wirz (né en 1882 à Moscou, mort en 1955 en Papouasie) voyage en Europe, Afrique, Inde, Ceylan et dans les Indes néerlandaises. Les objets collectionnés par Wirz en Nouvelle-Guinée néerlandaise se trouvent aux musées de Bâle et d?Amsterdam. L?ethnologue et ethnographe allemand Ernst Vatter (1888-1948) est spécialiste des colonies néerlandaises (l'actuelle Indonésie) [1]. Il est coéditeur des œuvres de Carl Strehlow qui transmet avec son fils Theodor les mythes migratoires des Aranda australiens : les exploits héroïques des ancêtres totémiques, qui sont sortis de la terre à un endroit précis, se sont déplacés et ont laissé leurs traces en formant les paysages et créant les plantes, les animaux et les hommes. Ils ont introduit les rites d?initiation, les techniques de chasse, l'ordre matrimonial et les lois de la tribu. Les descriptions des Strehlow sont incompatibles avec une vision selon laquelle la culture « primitive » serait « figée ». Les cultures totémiques ont une histoire migratoire mettant en contact les différents clans.

4Les recherches sur les aborigènes d?Australie et leur culture totémique inspirent les sociologues-ethnologues des deux pays. Mais tandis que Durkheim s?appuie sur les descriptions de Spencer et Gillen du « corrobori » (une folie collective), Mauss tient également compte de la description des rites entreprise par le missionnaire protestant Carl Strehlow . Durkheim part d?un noyau religieux commun aux cultures « primitives » et modernes. Il identifie l'origine de la socialisation dans le partage du profane et du sacré lors des rites des aborigènes. L?extase pendant la fête renvoie à une force extérieure qui est réifiée dans les totems. Les civilisations totémiques « se trompent » et méconnaissent le caractère symbolique de la religion. Les analogies que Durkheim et Mauss établissent entre les classifications des groupes sociaux et celles des choses et êtres vivants réunis dans les différents totems constituent une sociologie comparative de règles par opposition à l'historicisme allemand qui suppose une relation de pure succession de faits divers et contingents.

5Bien que Mauss dématérialise davantage que Durkheim le « fait social » dans les civilisations totémiques, il reste fidèle à son oncle. Il constate que la théorie de Wirz et Vatter est dépendante de celle de Gräbner et Schmidt et essaie de les éloigner des « aventureuses hypothèses » concernant une culture à deux classes divisant une tribu. Le sens sociologique de Wirz lui aurait permis de faire des observations solides sur des clans totémiques exogames à descendance masculine. Mauss maintient une conception sociologique totalisante au lieu d?expliquer, comme Wirz, l'organisation sociale par une histoire migratoire mélangeant une civilisation à clans et une autre à deux classes, il part d?une organisation en différentes phratries.

6Mauss ne nie pas la réalité de l'histoire migratoire, mais le diffusionnisme n?est pas pour lui le remède à l'évolutionnisme de Frazer. Il constate les convergences entre les conceptions du totémisme de Vatter et Durkheim – il est par exemple impossible de séparer le côté religieux du social du phénomène du totémisme. Mais malheureusement la théorie d?une culture à deux classes réapparaît également chez Vatter qui oppose les classes matrimoniales au totémisme. La division des civilisations australiennes de Gräbner et Schmidt permet à Vatter de donner une vue culturhistorique (kulturhistorisch) du totémisme australien. À ce « château de cartes » Mauss oppose le comparatisme solide des sociologues.

Notes

  • [1]
    [Cf. E. Vatter _ex "Vatter, Ernst"_, 1932, Ata Kiwan. Unbekannte Bergvölker im tropischen Holland _ex "Holland, Sir Thomas Erskine"_. Ein Reisebericht, Leipzig, Bibliographische Institut, 294 p. (note de Th. K.).]
Thomas Keller
Université de Provence, Aix-Marseille I
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/08/2007
https://doi.org/10.3917/anso.041.0033
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