1Avec les critiques suivantes, Mauss essaie de créer des passerelles entre les recherches ethnologiques dans l’espace germanique et en France [1]. Elles lui donnent l’occasion de se situer par rapport aux théories « culturo-historiques » (kulturhistorisch) allemandes. L’historicisme allemand représente un évolutionnisme différent de l’évolutionnisme biologique et de l’évolutionnisme britannique (Sir James Frazer). Il étudie l’évolution (Entwicklung) spécifique des différentes cultures et les contacts et la coopération entre elles. Mauss ne discute pas l’historicisme ethnologique dans la tradition d’Adolf Bastian et Franz Boas . Il est confronté à une variante de cet historicisme, à savoir le « diffusionnisme » défendant la théorie des aires de civilisation (Kulturkreise) ainsi qu’à la théorie idéaliste de l’esprit et l’historicité des cultures entreprise par Ernst Cassirer (1874-1945). L’opposition entre la construction sociologique et les conceptions historicistes détermine l’attitude de Mauss envers Cassirer et envers les diffusionnistes. Mauss dégage trois « terrains de contact » : 1 / les théories diffusionnistes et la sociologie durkheimienne des faits sociaux décrivant des objets ethnologiques ; 2 / les sociologues-ethnologues allemands et français s’appuient sur des études sur le totémisme en Australie et en Nouvelle-Guinée ; 3 / la sociologie durkheimienne et la science de la culture de Cassirer mettent l’accent sur la pratique symbolique.
2Élève néokantien de Georg Simmel, Ernst Cassirer transforme la critique de la raison d’après Emmanuel Kant en critique de la culture. À côté de la fonction pure de la connaissance, Cassirer perçoit la fonction de la pensée langagière. La philosophie kantienne centrée sur la connaissance de soi est élargie pour devenir une théorie des formes symboliques fondant l’unité culturelle. Cassirer distingue les sciences naturelles (logique « nomothétique ») et les sciences de la culture (logique « idéographe »). Le monde historique – la culture « primitive » et la civilisation technique – ne se limite pas à une seule forme idéographe. Il est engendré par une multitude de formes symboliques. La culture est un ensemble de symboles réunissant des dimensions sociales, matérielles et mentales. Pour avoir une idée concrète des objets culturels Cassirer s’appuie sur les collections et atlas iconographiques de la fondation Warburg (Hambourg) et se fait conseiller notamment par Fritz Saxl . Derrière l’approche pluridisciplinaire – Cassirer exploite les sources linguistiques, biologiques, ethnologiques, médicales, physiques, etc. – se cache pourtant une vision totalisante : la langue, le mythe et l’art ne sont que l’expression d’un tout culturel. La culture est régie par un principe général, l’action de l’esprit (Geist). Les résultats des recherches empiriques servent à identifier dans la matière historique le cours universaliste du monde. L’esprit de l’histoire procède en trois étapes : mythe / religion, langage / art et connaissance.
3La Philosophie der symbolischen Formen comporte trois volumes : vol. 1 : Die Sprache (1923), vol. 2 : Das mythischen Denken (1925), vol. 3 : Phänomenologie der Erkenntnis (1929). Dans le deuxième, Cassirer jette lui-même un pont entre la sociologie de Durkheim et sa propre pensée. Il critique le nominalisme de Durkheim, selon lequel le totem établit une relation arbitraire entre le signe et l’objet végétal ou animal de vénération. Cassirer veut établir un lien plus étroit entre la particularité de l’objet et la tendance du sentiment mythique. Mais il reste évolutionniste dans ce sens que l’esprit (Geist) montre une ligne ascendante allant de la pensée mythique à la connaissance moderne.
4Mauss présente le deuxième volume de la Philosophie der Symbolischen Formen et l’ouvrage antérieur Sprache und Mythos. Ein Beitrag zum Problem der Götternamen. Cassirer aurait méconnu la théorie de Durkheim sur le totémisme. La différence faite par Cassirer entre Fakta et Faktoren pour se démarquer de Durkheim est sans fondement pour Mauss puisque son oncle souligne les effets des faits sociaux. La pensée de Cassirer décrivant des formes générales de mentalité ressemblerait davantage à celle de Lucien Lévy-Bruhl. Cassirer n’observe que les représentations d’êtres vivants et de choses (les rites et les mots) et néglige leur correspondance avec les choses et les choses sociales. Il voit l’esprit (Geist) là où Durkheim et Mauss voient le concret : les esprits, le corps...
Notes
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[1]
[Voir la note « Mauss _ex "Mauss, Marcel"_ et l’ethnologie allemande », de Th. Keller, infra.]