CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Christian Baudelot et Michel Gollac. — Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France. — Paris, Librairie Arthème Fayard, 2003.

1L’ouvrage de Christian Baudelot et Michel Gollac est triplement ambitieux : dans son questionnement éminemment philosophique – peut-on être heureux au travail ? ; dans sa volonté politique – mieux saisir les « nouvelles lignes de fracture au sein de la société française » (p. 11) révélées lors des consultations électorales du printemps 2002 ; dans les outils mobilisés – enquête statistique de grande envergure, nombreux entretiens, séminaires de réflexion accompagnant les différentes étapes de la recherche.

2De quoi s’agit-il ? Les enquêtes, statistique et qualitative, ont été menées entre 1996 et 1999 au Laboratoire des sciences sociales de l’École normale supérieure, en partenariat avec l’INSEE et la Direction de l’animation de la recherche, des études et de la statistique (DARES). Menée auprès de 6 000 personnes constituées comme « un échantillon représentatif de la population française », cette recherche visait à étudier les liens entre bonheur et travail. Les chercheurs se sont ainsi efforcés aussi bien de repérer ceux ou celles qui se disent heureux (ou malheureux) au travail que d’en identifier les causes sociales, économiques, organisationnelles ou idéologiques. Quand l’enquête statistique identifie « une structure latente de comportements et d’attitudes qui dessine le fond de carte de l’espace où se situent et évoluent les individus » (p. 44), les entretiens, réalisés le plus souvent par des étudiant(e)s de DEA ou des doctorant(e)s en sociologie, amplement cités et discutés dans le corps de la démonstration, « explorent les modalités de l’inscription des individus à l’intérieur des grands cadres » (p. 44).

3Ces deux chercheurs, et leur large équipe, partent d’un postulat, posé d’emblée et peu discuté tout au long du livre : le caractère central du travail dans la construction sociale et identitaire des individus. « Le travail est bel et bien un « grand fait de fonctionnement », comme disait Mauss, un fait social complet dont l’analyse invite à prendre en compte un très grand nombre de dimensions du système social tout entier » (p. 14). La démarche est également inspirée des nombreux débats qui, notamment depuis le début du XVIIIe siècle, ont opposé d’éminents philosophes. Quand Helvetius prônait les vertus de l’occupation pour elle-même, Diderot nous mettait en garde contre les possibilités d’abus de pouvoir des employeurs et Marx invitait à privilégier le seul travail qui permet de conjuguer réalisation de soi et construction du lien social. Les utopies sont nombreuses et fondent l’objectif affiché par cette enquête : bonheur (malheur) et travail peuvent se conjuguer à certaines conditions sociales, matérielles ou humaines qu’il s’agit de révéler. Cette question serait même devenue d’autant plus urgente que les nouvelles pratiques managériales sollicitent « davantage l’implication personnelle et subjective des travailleurs » (p. 39), pouvant créer des sources renouvelées de plaisir ou de souffrance au travail. L’enquête a ainsi porté sur le rapport subjectif au travail des individus rencontrés, et ce dans ses nombreuses dimensions : satisfaction, autonomie, contraintes, conditions de travail, rémunération, sentiment d’exploitation ou d’injustice.

4Une première partie, « Faut-il travailler pour être heureux ? », repère les conceptions du bonheur dans notre société et leurs déterminants sociaux – genre, catégorie socioprofessionnelle et origine sociale sont ici discutés. Sans être inéluctable, l’influence de la catégorie socioprofessionnelle apparaît déterminante. Elle joue avant tout sur la conception même du bonheur. Quand les catégories socialement favorisées tendent à se définir par l’ « être » ou le « faire » dans le digne prolongement des conceptions aristotéliciennes du bonheur (être en harmonie, se sentir tranquille, faire un métier intéressant), les moins favorisées se définiraient plutôt par référence à l’ « avoir », au fait de posséder (un logement, une famille, l’amitié, un travail). Dans cette conception générale du bonheur, le travail prend une place ambiguë. Il est avant tout cité comme un élément du bonheur par ceux (ou celles) qui n’en ont pas ou qui l’exercent dans des conditions difficiles (précarité, horaires, faible intérêt). Le manque ou la moindre qualité du travail seraient un frein au bonheur alors même que sa présence assurée et valorisée le rendrait secondaire, au moins dans les dires des répondants. C’est alors qu’apparaît une troisième différence sociale. Si la question porte sur les « motifs de satisfaction » au travail, les résultats s’inversent, une fois encore, de manière relativement prévisible : la satisfaction au travail augmente en effet à mesure que la place des individus dans la hiérarchie sociale s’accroît. Quand par exemple moins de 30 % des ouvriers non qualifiés de l’industrie voient plus de motifs d’insatisfaction que de satisfaction dans leur travail, plus de 70 % des chefs d’entreprise ou plus de 65 % des professeurs se déclarent globalement satisfaits. Les auteurs y voient, là encore, la trace de conditions de travail et d’emploi nettement différenciées, les uns pouvant s’impliquer dans des activités autonomes, régulières et stables quand les autres sont soumis à des cadences, des contraintes ou des conditions de travail et d’emploi difficiles.

5Mais la position professionnelle n’est pas tout. La trajectoire sociale ou le sexe éclairent différemment une même situation de travail. Selon qu’on est fils d’ouvrier ou de cadre intellectuel, selon qu’on est une femme ou un homme, on vivra différemment une même situation professionnelle dans la mesure où l’on se perçoit en ascension ou en déclassement social ou que l’on définit son travail de manière centrale (pour un homme) ou secondaire (pour une femme). Au risque de simplifier le raisonnement des chercheurs, une femme d’origine sociale peu favorisée aura ainsi plus de chances de se satisfaire d’une position professionnelle donnée qu’un homme fils de cadre, et ce que l’on parle de salaire, d’intérêt au travail ou de carrière.

6La deuxième partie, « Le bonheur des uns et le malheur des autres », affine l’analyse en s’interrogeant sur « les aspects du travail qui rendent ce rapport heureux ou malheureux » (p. 163). Cette nouvelle perspective saisit la grande complexité du rapport au travail selon un double constat. Une grande majorité de répondants (62 %) dit ne pas trouver de plaisir au travail. Ce dernier reste d’abord défini comme une obligation, notamment (mais pas seulement) dans les catégories sociales les moins favorisées (ouvriers ou employés), le plaisir relevant a priori plutôt de la sphère hors travail. Pour ceux ou celles qui y trouvent quand même du plaisir, surreprésentés dans les catégories sociales élevées, leur définition varie grandement selon « quatre grands registres » – faire, être en contact, s’occuper de, voyager et s’enrichir – et en relation avec les conditions d’exercice de l’emploi et de sa reconnaissance sociale : « Lorsque la liberté au travail est mince, le salaire bas et la position méprisée, les sources du plaisir sont rares » (p. 190). L’analyse factorielle des multiples réponses données par les enquêtés font ainsi apparaître deux axes principaux de rapport au travail : le degré de bonheur d’une part, le niveau de contraintes perçues d’un autre. En conclusion, quatre rapports idéaux typiques au travail sont ainsi définis révélant quatre vécus subjectifs au travail : un fort degré de bonheur associé à une forte pression personnelle qui définit le travail comme une passion ; un faible degré de bonheur modéré par une faible pression subjective qui rend le travail « acceptable » (le « retrait » est la norme) ; un faible degré de bonheur au travail associé à de fortes pressions personnelles qui rend le travail source de souffrances et de sentiments négatifs élevés ; enfin, un fort degré de bonheur permis grâce à un faible degré de pressions subjectives. Mais d’où viennent ces formes différenciées de rapport au travail ? Tel sera l’objet de la troisième et dernière partie.

7Alors qu’il s’agissait jusque-là de repérer l’ « investissement » ou le « retrait » des individus au travail à travers l’identification d’indices subjectifs de satisfaction, de plaisir ou d’envie de transmettre son travail à ses enfants, cette dernière partie, « Résistances collectives, souffrances individuelles », s’intéresse aux « souffrances » personnelles révélées par l’enquête à travers les nombreuses « plaintes » portant sur la trop forte intensité du travail, la complexité mal maîtrisée, les horaires trop lourds ou encore l’absence de reconnaissance salariale et symbolique du travail. À l’inverse de l’insatisfaction au travail, davantage énoncée sur un registre collectif, la plainte est ici individuelle. Or, « au contraire du retrait et de l’investissement, l’expression d’une souffrance au travail semble relativement peu influencée par les grands clivages sociaux que repèrent le diplôme, le statut d’indépendant ou la catégorie socioprofessionnelle » (p. 222). Les auteurs y voient plutôt le signe de l’évolution des formes d’organisation de la production qui toucheraient les membres des diverses catégories sociales : précarisation de l’emploi, intensification du travail, montée des contraintes (horaires notamment), déstabilisation des professionnels reconnus ou complexification toujours plus grande de l’activité de travail. La mise en œuvre de nouvelles exigences productives, organisationnelles ou sociales aurait rendu la vie au travail douloureuse pour ceux ou celles qui ne réussiraient pas à « suivre », à s’adapter, l’expression de cette souffrance n’ayant pas encore, ou pas vraiment, été relayée par de nouvelles revendications collectives (syndicales certes, mais également sociales). L’argument se nourrit largement des travaux des psychologues et des sociologues qui, tels Christophe Dejours, Luc Boltanski, Ève Chiappello ou Robert Castel, ont, ces dernières années, participé à élaborer ce même constat associant nouvelles formes productives et individualisation trop souvent douloureuse de l’activité de travail. Or, selon les auteurs, cette souffrance devrait bientôt donner lieu à l’expression de revendications collectives fondées sur une double critique « artiste » et « sociale ». Nourries de causes jugées objectives – de « mauvaises conditions de travail et d’emploi » – la souffrance au travail devrait sortir du registre du malheur individuel.

8Ce livre recèle de grandes richesses sociologiques. Écrit avec esprit et vivacité, il donne à voir aussi bien les fractures, les tensions et les ambivalences qui traversent le monde du travail moderne que le sens de ses multiples évolutions. Source de bonheur ou de malheur, le travail crée trop souvent encore du déplaisir, voire de la souffrance qui, selon les auteurs, dépasserait les sources de bonheur. Deux critiques principales seront cependant soulevées, liées selon nous à la trop grande ambition théorique et empirique de cette recherche.

9Il nous semble que les auteurs tendent à interpréter de manière parfois trop extensive des données somme toute fort complexes et ambivalentes. Baudelot et Gollac montrent bien tout au long de leur démonstration, et ce avec la plus grande honnêteté, les difficultés d’interprétation auxquelles ils sont confrontés, une même réponse pouvant renvoyer à des réalités sociales très différenciées, voire contraires, selon l’individu rencontré. Question récurrente dans l’usage des questionnaires, cette difficulté prend ici une acuité d’autant plus grande que les deux chercheurs visent non pas à décrire des pratiques ou des comportements, mais le vécu subjectif des français face au travail. Malgré l’usage extensif d’entretiens menés avec certains enquêtés, on a sans cesse l’impression que l’interprétation présentée aurait pu avantageusement être remplacée par d’autres possibilités d’analyse. Ainsi, « se plaindre » auprès d’un enquêteur peut aussi bien relever du registre de la revendication professionnelle, du ressenti immédiat dans l’activité de travail, d’un jugement porté sur l’absence de perspectives de carrière ou de la difficulté à assumer une activité peu reconnue socialement. Dans un même ordre d’idées, se montrer « satisfait » peut aussi bien relever d’une stratégie de présentation de soi à autrui, du plaisir quotidien à travailler ou de la satisfaction d’exercer une profession socialement valorisée. Or, ces difficultés d’interprétation ne nous semblent qu’imparfaitement résolues, rejaillissant en retour sur la validité de la thèse défendue dans l’ouvrage. Ainsi, dans la troisième partie, la « souffrance au travail » est interprétée comme le produit d’une évolution objective des conditions de travail : flexibilité, intensification, déstabilisation de stables, horaires alourdis... Une autre interprétation n’était-elle pas envisageable ? Ne peut-on voir dans la montée de cette plainte le fruit de l’évolution des attentes sociales des salariés envers leur activité professionnelle, ces derniers étant imprégnés d’une nouvelle « culture psychologique » qui fait du travail un lieu d’expression de soi et de respect de sa dignité. Aussi bien l’évolution des nouvelles exigences managériales vers une plus grande individualisation de la gestion des ressources humaines, que les nouvelles conceptions « psychologistes » du travail portées par les salariés tendraient à construire de nouvelles plaintes individuelles. Le matériau présenté et la discussion engagée ne permettent guère de trancher entre ces deux analyses (et d’autres seraient sûrement envisageables).

10Ces difficultés nous mènent à une deuxième critique, relative cette fois à l’objet de recherche choisi : le bonheur au travail. Comme l’expriment si bien Baudelot et Gollac, la définition du bonheur est soumise à de larges variations historiques et sociales. La possibilité même d’un bonheur sur terre, l’analyse de ses « raisons », de ses « causes » ont fait l’objet de si nombreux débats philosophiques et politiques qu’on aurait peut-être préféré que la conception même du bonheur ait fait l’objet de cette enquête. Il ne s’agirait plus tant de savoir si le travail peut rendre heureux dans notre société – et à quelles conditions – que de s’interroger sur la place du bonheur (ou du malheur) au travail dans l’imaginaire social contemporain. Peut-on alors envisager, comme le font les auteurs, des causes objectives du bonheur au travail ? D’objectif atteignable, le bonheur devient plutôt une norme sociale dont les définitions et les possibilités varient au gré des idéologies, des interactions, des discours, des conditions de travail et d’emploi qui l’accompagnent au travail, dans la famille, dans les médias ou dans les livres de psychologie. Cette critique explique d’ailleurs sûrement notre difficulté à saisir la définition du bonheur (du malheur) à partir de laquelle raisonnent les chercheurs. Peut-on confondre ce terme avec les idées jugées le plus souvent équivalentes de « satisfaction », de « plaisir », d’ « envie de transmettre sa profession », de « sentiment de justice », de « souffrance », ou encore d’ « implication au travail » ?

11Ces critiques sont bien sûr le signe de l’intérêt et de la richesse des questions soulevées par cet ouvrage, du matériau recueilli au cours de ces trois années et des différents niveaux d’analyse développés tout au long des quatorze chapitres. Il devrait d’ailleurs nourrir les débats qui agitent aujourd’hui la sociologie sur la place du travail dans la construction sociale et identitaire de l’individu contemporain.

12Marie BUSCATTO
Laboratoire G. Friedmann
Université Paris I - Panthéon-Sorbonne - CNRS

Grandeur et misère des métiers dans le salariat : F. Osty, Le désir de métier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, 245 p. / F. Piotet (dir.), La révolution des métiers, Paris, PUF, « Le lien social », 2002, 362 p.

13Qu’est-ce qu’un métier ? La question mérite d’être posée dans une société salariale qui place l’emploi au premier plan. Le métier pourrait n’avoir de validité qu’au sein de l’artisanat, à travers une forme instituée, procurant autonomie économique et technique à un groupe professionnel, et perdre toute pertinence au sein du salariat. De fait, l’usage de ce terme remplit une fonction idéologique [1], qui masque généralement « la distance entre les pratiques effectives et l’imaginaire social » qu’il évoque. Le métier se prête d’autant plus à de telles manipulations qu’il s’agit d’une notion ambiguë [2]. En effet, il désigne à la fois une caractéristique individuelle, c’est-à-dire « un ensemble de capacités techniques de travail », et une activité collective qui est le propre d’un secteur d’activité ou d’une entreprise. Il peut donc être revendiqué de toutes parts, aussi bien par les employeurs, qui définissent leur activité en termes de métier comme le souligne l’ouvrage dirigé par F. Piotet (2002), que par des salariés qui expriment un « désir de métier » dans leur activité, ainsi que le développe F. Osty (2003) dans l’ouvrage issu de sa thèse.

14Comment ces revendications croisées se rencontrent-elles ? Les deux ouvrages ont en commun de souligner qu’elles se traduisent par des conflits de propriété. Qui, en effet, possède la définition légitime du métier : les directions d’entreprise ou les salariés « qui opposent leur enracinement de métier à une gestion “rationnelle” de la main-d’œuvre » [3] ? De fait, les salariés ne sont pas dans une position favorable sur ce point. L’entreprise ne fonctionne pas comme une corporation, c’est-à-dire comme une organisation stabilisée ayant l’autorisation légale de capter un marché, au sein de laquelle l’activité de production et l’activité de formation se confondent [4]. Elle revendique au contraire de pouvoir évoluer librement face à des marchés instables, d’adapter son offre de produits et ses techniques de travail au gré des opportunités et réclame, pour ce faire, une main-d’œuvre disposée à la suivre. Dans ces conditions, les différentes composantes du métier se dissocient. Selon la terminologie de Hugues, on peut dire que l’écart se creuse entre la licence qui permet l’accès à un marché du travail et le mandat confié au travailleurs. L’entreprise normalise ses métiers pour des usages flexibles de la main-d’œuvre et les qualités requises pour réaliser ces mandats ne sont en aucun cas la propriété collective d’un groupe professionnel. Qu’elles soient définies par un poste de travail ou par une « compétence » à prendre des responsabilités dans le travail, ces qualités restent indéfectiblement la propriété des organisations qui les requièrent. L’entreprise s’estime d’ailleurs la seule habilitée à les évaluer.

15Si l’entreprise est bien en position de force pour imposer sa définition des métiers, qu’advient-il des collectifs de travail qu’elle rassemble et de leur revendication de « métier » ? Les ouvrages de F. Osty et de F. Piotet fournissent sur ce point des éclairages sensiblement différents. Pour F. Osty (2003, 18-19), l’entreprise doit se faire un devoir de satisfaire ce « désir de métier » qui s’exprime trop souvent dans la plainte du manque de reconnaissance. Au regard des terrains étudiés [5], les salariés semblent pourtant en position de force pour peser sur la reconnaissance de leurs compétences mais il n’en est rien. Offrant des espaces d’autonomie « enserrés dans de fortes contraintes de gestion » (Osty, 2003, 18), l’entreprise ou l’administration créent les conditions de l’engagement subjectif au travail et stimulent le désir de métier sans toujours y répondre. Le métier est convoqué pour ses vertus envers les individus, à qui il ouvre un « horizon de projection donnant du sens à l’activité de travail » et favorisant « l’accomplissement de soi » (ibid., p. 19). Il permet au management de revaloriser symboliquement certaines filières d’emploi, mais dans le cadre d’une gestion des hommes qui reprend vigoureusement « en main la gestion des savoirs de métier » (ibid., p. 19). C’est pourquoi l’expérience du métier en entreprise est une « aventure risquée » (ibid., p. 233). Marquée par la « conquête d’espaces d’autonomie » dans un contexte de « renforcement de la régulation de contrôle », elle atteste d’une prise de « responsabilité sociale » (ibid., p. 234) dans le travail, menacée de non reconnaissance.

16L’ouvrage de F. Osty milite donc en faveur d’une entreprise qui soit un véritable « espace d’animation des métiers » (p. 238). Pour l’auteur, un triple processus doit lui permettre de reconnaître, mais aussi de faire émerger les « dynamiques sociales de métier » qui sont en germe dans les situations de travail. Celles-ci doivent tout d’abord comporter des zones d’autonomie qui conditionnent le développement d’un rapport subjectif au travail et stimulent le désir de métier. Le maintien « d’aléas et d’événements fortuits » (p. 206-207) ou la présence de « risques » (p. 209) dans le travail auraient sur ce point des effets structurants car ils requièrent la mobilisation de capacités de jugement et de diagnostic. De plus, ils sollicitent des valeurs d’ordre éthique qui font émerger du sens et confrontent l’individu au résultat de son action. Cette expérience subjective du métier doit toutefois pouvoir s’inscrire dans un cadre collectif. C’est au sein de groupes primaires que peuvent se développer une coopération et une circulation des savoirs, à l’aide d’échanges et de retours d’expériences ; mais c’est aussi à ce niveau que surgissent des tensions entre les représentations du métier, revendiquées par les collectifs, et celles véhiculées par l’institution. Enfin, constatant que les règles de gestion de la qualification sont « un opérateur bien faible de la reconnaissance » (p. 219), l’auteur appelle de ses vœux une « plus grande congruence entre les principes de gestion des individus et la réalité des situations de travail » (p. 223), à l’aide d’une gestion des compétences permettant de surmonter les rigidités de la gestion statutaire en vigueur dans la plupart des terrains étudiés. Dans cette optique, une réhabilitation du rôle des hiérarchies de proximité, engagées dans l’animation des équipes et dans l’orchestration des compétences mobilisées, serait nécessaire car c’est à leur niveau que se situent les « arènes » légitimes de jugement des compétences et de reconnaissance des métiers.

17Au nom d’une « sociologie centrée sur l’analyse de l’équilibre des systèmes » (p. 107) – et non sur les acteurs –, cet ouvrage met en évidence, avec subtilité, les conditions sociales de l’efficacité organisationnelle telle que la conçoivent les employeurs. Le désir de métier des salariés constitue pour le management une opportunité qu’il aurait tort d’ignorer tant elle est prometteuse d’une convergence d’intérêts. Le « métier » réactualise ainsi une vieille ambition patronale d’association des salariés [6] au destin de l’entreprise, susceptible d’offrir « le remède à la séparation grandissante du travail et du travailleur » [7]. Au-delà du risque de confusion entre théorie sociologique et visée politique des entrepreneurs que comporte la sociologie de l’entreprise, en particulier lorsqu’elle évacue la question des paradigmes qu’elle mobilise [8], on peut s’interroger sur les conséquences de ce recours au métier pour les salariés.

18Si la rhétorique du métier atteste d’un désir d’appropriation des situations de travail, qui n’a d’ailleurs pas attendu les injonctions à la participation de ces dernières décennies pour se manifester, l’attention qui lui est portée conduit à s’interroger sur les configurations organisationnelles dans lesquelles elle s’inscrit. Dans une entreprise appelée à devenir un « espace d’animation des métiers », quelles sont les perspectives de mobilité offertes aux salariés et quelle allure prennent les parcours professionnels ? Les formes actuelles de rationalisation résultent d’un double processus de centralisation des décisions stratégiques et de décentralisation des décisions opératoires, qui s’accompagne d’une intensification du travail marquée par des exigences renforcées de polyvalence et de disponibilité. La montée en responsabilité des salariés, circonscrite à l’espace du service ou de l’atelier, dessine ainsi des strates de mobilités horizontales évacuant la question des filières promotionnelles. Ces poches de polyvalence limitent en effet les perspectives de carrière à des espaces confinés. En dehors du diplôme ou de la mobilité externe, on voit mal comment les salariés peuvent s’extraire de situations de travail présentées comme l’aboutissement de leur horizon professionnel. L’impasse dans laquelle se trouvent les carrières ouvrières, avec la disparition de la figure de l’ouvrier professionnel [9], et la mise à mal des perspectives de promotion sociale par le travail qui en résulte apparaissent, dans ces conditions, moins comme un cas particulier que comme la trame d’un modèle appelé à se généraliser à d’autres catégories.

19À défaut d’espérer une sortie par le haut de leur « métier », les salariés disposent-ils de ressources de négociation pour agir sur la définition de leur mandat ? Les travaux rassemblés par F. Piotet fournissent sur ce point d’intéressants éléments de réponse. Les salariés sont observés à travers leur capacité à développer certaines formes d’ « auto-organisation ». Dans le cadre d’une sociologie centrée sur l’analyse des groupes, ces travaux mettent en évidence les stratégies de résistance des collectifs de travail à la rationalisation qui leur est imposée. C’est ainsi qu’apparaissent des divergences entre les buts poursuivis par les salariés et ceux de l’organisation. Cela est particulièrement visible dans les métiers de service au public, où l’innovation organisationnelle secrète des revendications identitaires, prenant appui sur d’inégales capacités stratégiques. F. Piotet montre ainsi comment les conseillers financiers de la Poste parviennent à détourner l’exercice d’un métier censé dynamiser l’activité bancaire de l’établissement, mais conçu dans une logique bureaucratique. Pour sortir des contradictions qui en résultent, ils le désertent à chaque fin de « contrat », afin d’en tirer au plus vite les dividendes pour leur carrière ultérieure et lui infligent un turn-over élevé. F. Piaud signale, pour sa part, que les recompositions de la fonction commerciale chez France-Telecom sont issues d’un rejet de la figure du vendeur au profit de celle du conseiller, davantage compatible avec les valeurs des agents. En revanche, les agents de sécurité du métropolitain étudiés par N. Leroux apparaissent démunis pour résister à la rationalisation qui leur est imposée. Contraints de rompre avec les pratiques professionnelles de leur groupe de référence – les policiers en civil –, ils se sont vu offrir une contrepartie – l’accès à une formation diplômante – destinée à favoriser une ouverture à laquelle ils n’ont pas intérêt. Ils se retrouvent ainsi prisonniers d’un statut avantageux dont ils déplorent qu’il les déprofessionnalise, selon un paradoxe déjà souligné par P. Naville [10].

20De fait, en montrant comment la professionnalisation, entendue comme l’accès à un statut garanti avec plus ou moins de force par la loi ou la négociation collective, tend à se transformer, les travaux rassemblés dans cet ouvrage redonnent une actualité singulière aux analyses de P. Naville. D’une part, ils rappellent que la professionnalisation s’inscrit dans le processus séculaire de séparation du travail et du travailleur. L’exemple de la femme de ménage, analysé par K. Vasselin, montre combien se distendent historiquement – mais avec quelles résistances ! – les liens entre l’activité ménagère et la condition domestique. On ne peut que constater qu’il en va de même avec l’activité syndicale. M. Correia montre qu’elle ne se réduit plus au militantisme de conviction, incarné par la figure du « professionnel charismatique », et que se dessinent des carrières dans « l’emploi d’organisateur syndical » ou dans le « métier de gestionnaire du social ». Ce faisant, l’ouvrage nous rappelle que la professionnalisation passe par la construction d’un métier qui n’est pas la propriété d’un individu ni d’un groupe, mais d’un secteur d’activité. En l’occurrence, celle des femmes de ménage passe par la structuration de deux branches professionnelles, le nettoyage industriel et l’aide à domicile, de même que celle des « éboueurs » passe par leur entrée dans la branche propreté sous l’appellation de « ripeur ».

21L’entreprise revendique de plus en plus la maîtrise et la « normalisation des métiers », en modélisant ses emplois à partir de référentiels de formation maison, comme le montre A.-C. Dubernet pour la coiffure, la métallurgie et la propreté urbaine. L’entreprise et la branche montent ainsi en puissance dans la conception de certifications définies au plus près de leurs usages. Une illustration supplémentaire de ce pilotage de la professionnalisation des salariés par les entreprises réside dans la rhétorique professionnelle qu’elles mobilisent pour faire reconnaître leurs « métiers » et leurs « formations ». Ainsi que le soulignent K. Vasselin et A.-C. Dubernet, outre que ces initiatives neutralisent l’intervention syndicale, tant elles semblent correspondre aux revendications des salariés, elles se doublent de la généralisation d’une individualisation de la reconnaissance des compétences au détriment de la reconnaissance collective des qualifications. Ce faisant, l’entreprise reporte sur le salarié, au nom de la compétence, la responsabilité d’un emploi dont elle se désolidarise.

22Contrairement aux groupes professionnels institués [11], les collectifs de métier qui émergent dans le salariat constituent des formes sociales fragiles. Leur reconnaissance sociale est-elle alors souhaitable ? Là où M. Dadoy [12] annonçait avec vigueur, dans un contexte de compétition économique rendant instables les systèmes de travail, la nécessité d’une « revitalisation des métiers » comme garde-fou contre l’instabilité professionnelle, F. Piotet fait preuve de davantage de circonspection. Le métier constitue, selon elle, une notion à double tranchant : désignant traditionnellement un « état » qui protège des vicissitudes de l’emploi, il est source d’idéal car promesse d’autonomie, mais peut s’avérer socialement dangereux car il érige des barrières génératrices d’exclusion. Ainsi, l’actuelle « révolution des métiers » donne au diplôme un rôle croissant dans l’accès à l’emploi, voire à la promotion, et contribue à une segmentation accrue des marchés du travail.

23Les nouveaux « métiers », parce qu’ils exigent une compétence qui n’aura de validité que dans le champ étroit de l’entreprise, n’assurent pas aux salariés les garanties que devrait leur procurer leur professionnalisation, en termes de statut d’emploi et de support pour la mobilité. Est-ce à dire que le métier ne constituerait alors, comme le suggère F. Osty, rien d’autre qu’une « posture », qui favorise l’intégration sociale et professionnelle ? Cette expérience du métier, vécue en deçà de sa « forme organisée » (Osty, 2003, 235), attesterait d’une prise de « responsabilité sociale » dans le travail, ouvrant la voie à « la reconnaissance du sujet dans les sociétés modernes » (ibid.). Il reste à savoir si l’on peut se féliciter de voir la consécration de l’employabilité reposer sur la reconnaissance d’une qualité individuelle, si propice à la naturalisation. La figure du travailleur « artiste », doué de qualités très inégalement distribuées mais dont la réputation fait le prix, n’est pas loin [13]...

24Nous retiendrons de ces ouvrages qu’en dépit de son individualisation croissante, la relation d’emploi reste médiatisée par des groupes qui, de façon manifeste ou latente, œuvrent inlassablement à la redéfinition de leur mandat. Dans un contexte de déstabilisation de l’emploi, force est de constater la faiblesse des ressources d’action que ces groupes, souvent divisés, sont en mesure de mobiliser pour intervenir sur les modalités d’usage et de reconnaissance de leur travail, ainsi que pour peser sur le sort que leur réservent les métamorphoses en cours des formes productives. Il reste que le métier n’est pas mis en avant comme une revendication légitime. La lourdeur de son passé ne suffit pas à expliquer cet état de fait. Le métier s’apparente à un obscur objet de désir, souvent refoulé, qui s’exprime auprès du journaliste, du consultant ou du sociologue dans la plainte, la crise, le malaise. Au-delà de l’instrumentalisation qu’il subit, il se pourrait que son invocation soit également un symptôme du vide qui entoure les conditions actuelles d’exercice du travail. Disparu du dialogue social, relégué en arrière plan tant sont puissantes les menaces qui pèsent sur l’emploi, le travail semble évincé de l’espace public alors que, paradoxalement, c’est lui qui détermine l’accès à la citoyenneté [14]. Dans une société salariale qui repose sur le compromis selon lequel la subordination dans le travail doit être tempérée par l’octroi d’une « propriété sociale », visant à sécuriser le destin du plus grand nombre [15], le travail quitte progressivement le devant de la scène. Faute de visibilité, il devient facile à manipuler, à l’écart de tout contrôle social, hormis celui du juge. Il devient également facile de le personnifier, c’est-à-dire de disqualifier la compétence collective des groupes et des organisations au profit de la reconnaissance du talent de personnalités, charismatiques ou opportunistes. Dans un contexte de développement de la précarité qui malmène le compromis salarial, on peut s’interroger sur la contribution d’un tel déni du travail à l’émergence d’un « individu négatif [16] », rongé par le ressentiment.

25Sylvie MONCHATRE
CéREQ

Deux contributions récentes à une sociologie des cadres / Paul Bouffartigue, Les cadres. Fin d’une figure sociale, Paris, La Dispute, 2001, 246 p. / Charles Gadéa, Les cadres en France. Une énigme sociologique, Paris, Belin, 2003, 285 p.

26Après avoir alimenté les débats sociologiques depuis la fin des années 1960, la catégorie spécifiquement française des cadres s’est éclipsée du champ d’études des sociologues à partir du milieu des années 1980. Le développement récent des recherches qui s’attachent à l’analyse de ce groupe social [17] montre que le silence est bel et bien rompu. On le sait, le statut de cadre découle en France essentiellement de l’admission à cotiser à une des caisses de retraite complémentaire regroupées au sein de l’Association générale des institutions de retraite des cadres (AGIRC), au titre de l’article 4 de la Convention collective nationale de 1947. Néanmoins, la multiplicité des définitions de ce groupe entretient le flou sur ses contours. Il ne s’agit pas ici de dresser un panorama complet des problématiques et résultats de chacun des travaux dont cette catégorie est l’objet, mais d’explorer deux contributions récentes qui se distinguent par leur volonté de la repenser. L’une et l’autre s’appuient sur une lecture critique des travaux antérieurs, afin d’ouvrir de nouvelles voies de recherche. Ces deux approches partagent un même un postulat : la cohésion du groupe tient essentiellement à certaines propriétés objectives de leurs membres. Ainsi, Paul Bouffartigue, avec la notion de « salariat de confiance », s’attache à saisir le sens des transformations affectant ce groupe à travers le type de relation de subordination à l’employeur. Charles Gadéa, quant à lui, puise dans la sociologie des professions pour penser la cohérence du groupe social des cadres, appréhendé alors comme un groupe professionnel.

27Paul Bouffartigue. — Les cadres. Fin d’une figure sociale. — Paris, La Dispute, 2001, 246 p.

28La thèse défendue par P. Bouffartigue prend le contre-pied de celle de Luc Boltanski qui, dit-il, a négligé le poids des « conditions objectives qui sous-tendent le succès de la construction symbolique de la catégorie “cadres” » (p. 23). Au contraire, affirme P. Bouffartigue, l’histoire des cadres est marquée par deux grandes périodes, chacune renvoyant à un modèle largement déterminé par la situation objective du groupe et de ses membres, à savoir un rapport de subordination spécifique : la confiance réciproque. La démarche de l’auteur consiste alors, d’une part, à postuler, plus qu’à démontrer, que l’unité du groupe des cadres correspondait également à une réalité objective dans les années antérieures à la « rupture » des années 1990. D’autre part, cette réalité ayant changé, le groupe est menacé d’éclatement. À chacune de ces périodes s’observe un degré de confiance différent du côté des employeurs comme de celui des salariés, ce qui met en évidence deux modèles de « salariat de confiance ».

29Qu’est-ce que le salariat de confiance ? Inspirée de la sociologie britannique qui appréhende la service class comme un ensemble regroupant les « travailleurs de confiance », le premier terme de cette notion rappelle que les cadres, comme tous les salariés, sont placés dans un rapport de subordination. Mais, pour les cadres, ce rapport de subordination se double d’un contrat de confiance réciproque. Ainsi, une catégorie de salariés se distingue des autres du fait de ces deux propriétés contradictoires en tension permanente. Cette confiance réciproque fait tendre le contrat de travail vers un contrat au sens strict par lequel le salarié impliqué et loyal se soumet volontairement à l’employeur du fait de l’intérêt matériel qu’il en retire (délégation d’autorité, promesse de carrière et sécurité de l’emploi) : « Il s’agit d’abord de la confiance accordée par l’employeur au travers de la rétrocession d’une parcelle de son pouvoir, d’une délégation d’autorité. Et de la confiance dont l’employeur bénéficie en retour de la part de l’employé, et qui se traduit par sa loyauté ainsi que des formes d’implication spécifiques dans le travail » [18] (p. 52). La confiance accordée par l’employeur est rendue nécessaire par les fonctions hiérarchiques ou techniques qu’occupent les salariés de confiance.

30Qui sont les salariés de confiance ? Loin de renvoyer uniquement aux cadres, le salariat de confiance désigne « un ensemble plus vaste dont les contours sont mouvants » (p. 48). Plus précisément, « les catégories sociales visées empiriquement recouvrent essentiellement celles que D. Monjardet et G. Benguigui désignent sous le terme de salariés des appareils d’encadrement : la plupart des membres des cadres et professions intellectuelles supérieures et des professions intermédiaires » de la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (CSP) de l’INSEE (p. 50). Dans cet ensemble constitué des « professionnels » et encadrants du public comme du privé, les cadres d’entreprise représentent la « figure typique du salariat de confiance », ce qui justifie, du point de vue de l’auteur, de concentrer uniquement sur ces cadres l’observation du mouvement de « déstabilisation » et d’en supposer l’extension à l’ensemble du « salariat de confiance ».

31Avec l’accroissement du chômage des cadres, le début des années 1990 représente pour le groupe un « point de rupture ». En effet, affirme P. Bouffartigue, une « rupture historique » s’observe : le groupe des cadres est « déstabilisé » et s’ensuit une « crise de confiance ». L’évolution morphologique du groupe et de ses conditions d’emploi ont remis en question « le modèle traditionnel de confiance » qui sous-tend l’unité du groupe des cadres.

32D’un point de vue morphologique, apparaît un « gonflement » des effectifs du groupe, ce qui tend à banaliser le statut de cadre et à effacer la polarité entre les cadres et les ouvriers (p. 67). De plus, la primauté accordée à l’expertise au détriment des cadres hiérarchiques provoque l’accroissement de la part des diplômés du supérieur par rapport aux « cadres autodidactes ». Enfin, la féminisation du groupe est susceptible de battre en brèche le « modèle masculin » dominant jusque-là. Simultanément, le contexte économique et les nouvelles régulations sur le marché du travail entraînent la hausse du chômage des cadres, ce qui a « été le premier facteur de déstabilisation » du groupe (p. 70). À cela s’ajoute la « contraction de l’éventail des salaires » entre cadres et ouvriers (p. 71), et le déroulement plus incertain des carrières.

33Ces évolutions introduisent un clivage au sein de la catégorie entre les « hauts potentiels », bénéficiant encore d’un niveau de confiance élevé, et les autres cadres. Pour ces derniers, le niveau de confiance étant moindre, ils se rapprochent objectivement puis subjectivement des « catégories intermédiaires », voire des ouvriers qui, à l’inverse, « acquièrent plus d’autonomie » du fait que « l’appel à la confiance s’adresse également » à eux (p. 82). Par cette convergence entre cadres et techniciens principalement, se formerait donc un ensemble correspondant à la façon dont la CGT (Confédération générale du travail) définit les cadres. De fait, mis à part les « cadres supérieurs » qui bénéficient de l’ancien modèle de confiance, le salariat ne distingue plus que les salariés de confiance (nouveau modèle) et les salariés subalternes. Mais, les salariés de confiance actuels s’inscrivent dans un modèle différent du précédent : « Le nouveau modèle est celui de la confiance contractuelle, écartant tout engagement de durée de la relation d’emploi, mais formalisant les objectifs professionnels auxquels le cadre est tenu » (p. 117). L’auteur maintient l’usage de la notion de confiance pour désigner ces salariés car, affirme-t-il, l’activité de certains salariés comme les cadres experts nécessite une autonomie, donc le bénéfice d’un certain niveau de confiance. La « crise de confiance » observée par l’auteur pourrait annoncer, dit-il, « un processus d’émancipation à l’égard du lien d’allégeance, ici à la soumission des cadres à leur employeur » (p. 55). De là à hisser le salariat de confiance (nouveau modèle) au rang de groupe moteur dans les luttes sociales et politiques, il n’y a qu’un pas, que P. Bouffartigue ne franchit pas vraiment. En effet, s’il interprète l’engagement croissant des cadres (en nombre limité malgré tout) dans les conflits sociaux comme un signe « des progrès d’une conscience salariale, c’est-à-dire d’un sentiment de rapprochement et de solidarité avec les autres salariés » (p. 65), il doute que les salariés de confiance forment une « nouvelle classe ouvrière » du fait de leur « prédisposition » à privilégier la valorisation de leurs compétences comme forme de résistance (p. 83). Néanmoins, d’après lui, les conditions objectives et subjectives annoncent le rapprochement des catégories de salariés proche l’une de l’autre, ce qui est le prélude à la fin de l’unité symbolique d’un groupe.

34La piste consistant à appréhender le groupe des cadres par le biais d’une relation de subordination nous paraît fructueuse ainsi que certaines des observations relatives à ses transformations morphologiques et d’emploi, qui s’inscrivent dans une évolution plus générale du salariat. En revanche, il nous paraît peu convaincant d’en déduire l’imminence de l’éclatement du groupe accompagnée d’une convergence d’intérêts avec les autres catégories de salariés, surtout si l’on garde à l’esprit que ce type de conjecture a marqué la sociologie des cadres, plusieurs décennies auparavant. Quand bien même s’observerait une similarité objective et subjective d’un ensemble englobant les cadres, les catégories intermédiaires et certaines catégories d’ouvriers, nous restons réservé quant à l’idée que cela dessinerait les contours d’une classe ou d’un groupe social par simple agrégation d’individus ayant des positions sociales similaires. Enfin, la description des « transformations d’un salariat de confiance » ne s’appuie pas suffisamment sur des données antérieures à la dernière décennie, ce qui affaiblit la thèse d’une rupture historique.

35Charles Gadéa. — Les cadres en France. Une énigme sociologique. — Paris, Belin, 2003, 285 p.

36Quels sont « les principes de cohésion responsables de la permanence et de la résistance de la personne collective, malgré les diversités des personnes individuelles qui croient se reconnaître en elle et qui n’en possèdent pas moins des propriétés et des intérêts différents, voire opposés » [19] (p. 227) ? Telle est, selon Charles Gadéa, la meilleure formulation de l’énigme que pose le groupe des cadres à la sociologie. Plus simplement, pour l’auteur, la question à poser est la suivante : sur quelle base se fonde l’unité, la cohérence du groupe social des cadres ? Avant tout, C. Gadéa opère un bilan critique des réponses proposées dans la littérature sociologique du siècle passé. De là, il entend montrer que la façon la plus appropriée de résoudre cette question consiste à appréhender les cadres en tant que groupe professionnel, en se référant à la sociologie des professions. Présente bien avant que le groupe se dote d’un nom dans les années 1930, cette caractéristique au fondement de leur unité n’a été perçue ni par les sociologues ni par les acteurs sociaux, principalement du fait de la prégnance de ce que l’auteur appelle les « paradigmes de la technocratie » et « des classes ». L’effacement de l’un et de l’autre pose incidemment les conditions du développement d’une sociologie des cadres inscrite dans le « paradigme des professions ».

37D’après C. Gadéa, l’unité et la cohérence du groupe tiennent essentiellement au type de savoir mis en œuvre par ses membres. Ceux-ci se distinguent donc de par leur maîtrise d’un savoir technique formalisé acquis au cours d’une formation non élitiste et mis en œuvre dans une activité salariée à des fins d’expertise ou d’encadrement, définition stricte qui renvoie globalement à la population à laquelle s’adresse la CFDT [20] Cadres. Principalement inspiré du travail de Claude Dubar et Pierre Tripier sur la Sociologie des professions [21], l’auteur livre un programme de recherche articulant les approches durkheimienne et interactionniste des professions, qu’il complète par la thèse de la rationalisation du monde proposée par Max Weber. Avec le modèle durkheimien des groupes professionnels, il retrace la généalogie du groupe des cadres qui s’inscrit, selon lui, dans le prolongement de l’émergence des corps d’État au XVIIIe siècle, dont la constitution découle du modèle des corporations de métiers du Moyen Âge. La différence par rapport à ce modèle tient au fait que la « rationalisation scientifique » se substitue à la religion pour justifier l’existence de ces corps et la hiérarchie sociale afférente. Avec le versant interactionniste, il invite à poursuivre les travaux empiriques sur les « professions » qui se sont « agrégées pour former la catégorie des cadres » (p. 219) et qu’il appréhende comme des « segments professionnels », c’est-à-dire des espaces de construction des identités professionnelles entre lesquelles s’opèrent des luttes pour la représentation et la définition de l’activité de travail exercée [22]. Mais, si cette démarche accroît le savoir sur chacune de ces professions, elle risque de confiner à une juxtaposition « peu cumulative d’observations séparées » (p. 220). Le ciment théorique de chacune d’entre elles peut, selon C. Gadéa, être fabriqué en poursuivant de façon critique l’hypothèse formulée par C. Dubar et P. Tripier selon laquelle les « cadres du privé » constituent une « profession fermée menacée » et dont le mode de régulation s’opère par les marchés internes (p. 221). Enfin, le « rapprochement entre la figure des cadres et le processus historique décrit par M. Weber sous le terme de rationalisation » (p. 227) ne vise pas simplement à compléter l’approche en termes de profession, mais à mettre en lumière les fondements communs aux trois paradigmes identifiés, à savoir le rôle majeur joué par le savoir scientifique et technique dans la transformation des sociétés (p. 231). C. Gadéa reprend la dichotomie introduite par M. Weber entre la « rationalité formelle » – correspondant à une démarche usant des règles générales propres à un domaine de pensée – et la « rationalité matérielle » qui mobilise des considérations extérieures à cette pensée telles que l’éthique, la religion, la politique ou l’utilitarisme (p. 242). Dans le domaine de la production, les cadres sont ainsi à la fois agents, porteurs et objets d’une « rationalité pratique formelle » qui, bien qu’en tension permanente avec la « rationalité matérielle », poursuit sa progression dans un processus de rationalisation du monde. Par exemple, la « féminisation des cadres » peut se comprendre comme la progression de la rationalité formelle au détriment des « croyances en l’essence éternelle du masculin et du féminin » (p. 253). Si des discriminations demeurent, pense C. Gadéa, c’est en raison du maintien de poches de rationalité matérielle, voire d’irrationalité (p. 256).

38Malgré la richesse et la pertinence de l’état des savoirs sur les cadres que produit l’auteur, il nous faut souligner trois points qui marquent les limites de ce travail. Tout d’abord, l’opération de classement à partir de la notion de paradigme telle qu’il la construit génère parfois une simplification excessive et des associations discutables des travaux dont il rend compte. L’inclusion du travail de L. Boltanski dans le « paradigme des classes » en constitue la meilleure illustration. L’association de cette recherche avec d’autres s’évertuant à situer objectivement les cadres dans la lutte des classes est surprenante. Elle l’est d’autant plus que la notion de « salariat bourgeois » est d’abord la reformulation d’une catégorie indigène – la revendication d’appartenir à l’élite et au salariat à la fois – que les cadres ont exprimée avec le plus d’acuité au moment de la constitution de leur groupe dans les années 1930.

39Par ailleurs, la définition a minima des cadres autorisant le rapprochement avec les professional anglo-saxons, c’est-à-dire constitués autour d’un savoir spécifique, et l’invitation à multiplier les recherches sur chacun des « segments » de la catégorie suscitent au moins deux interrogations. Si cette approche permet sans aucun doute d’accroître la connaissance des « professions » en question dans le cadre d’une sociologie interactionniste, comment, d’une part, penser la catégorie des cadres avec les divers éléments qui la composent en l’amputant, par commodité méthodologique, de sa spécificité ? Celle-ci renvoie, par exemple, aux « segments » situés à la marge du groupe, dont le rôle dans les enjeux politiques et sociaux qui traversent le groupe est tout aussi déterminant que celui des autres segments. La spécificité du groupe se reflète également dans l’existence de syndicats de cadres, catégoriels ou intégrés à une confédération, qui ne peuvent être réduits au syndicalisme des ingénieurs ou d’une autre profession, du moins du point de vue des organisations concernées et du sens qu’elles donnent à cette forme de représentation. D’autre part, comment établir le lien entre une collection de recherches isolées sur chacun de ces segments – démarche risquant d’ailleurs de compliquer la tâche qui consiste à observer la concurrence entre eux – et le groupe des cadres en tant que tel ? Enfin, l’hypothèse relative au rôle des cadres dans la rationalisation du monde – si par définition elle trace une esquisse à compléter, à remodeler et à vérifier –, laisse le lecteur perplexe, particulièrement vis-à-vis de l’interprétation de la « féminisation des cadres » comme résultant principalement de la progression de la « rationalité formelle ».

40Les travaux de C. Gadéa et P. Bouffartigue témoignent de la vitalité retrouvée d’un champ d’étude réinvesti depuis peu. Malgré leur commune interrogation quant aux fondements objectifs de l’unité du groupe des cadres, ces deux approches divergent néanmoins sur plusieurs points, notamment sur la lecture qu’elles proposent de ses transformations. Le type de savoir mobilisé dans l’activité professionnelle explique la spécificité affermie du groupe, selon C. Gadéa, alors que P. Bouffartigue perçoit une tendance à la dissolution des cadres dans la masse du salariat. Afin de contourner la tentation normative inhérente à ce type d’approche, il serait peut-être pertinent d’inverser le questionnement en analysant les effets sociaux produits par le statut « cadre ». En d’autres termes, plutôt que de rechercher les propriétés individuelles au principe des frontières du groupe, ne faudrait-il pas s’interroger également sur la diffusion de normes, de valeurs et de conduites qui découlent de l’appartenance effective ou anticipée au groupe ?

41Azdine HENNI
Laboratoire G.-Friedmann,
CNRS / Paris I - Panthéon-Sorbonne

Notes

  • [1]
    F. Vatin, 1999, Le travail, sciences et société, Bruxelles, Éditions de l’Université libre de Bruxelles, p. 158-161.
  • [2]
    P. Naville, 1962, « L’emploi, le métier, la profession », in G. Friedman, P. Naville, Traité de sociologie du travail, Paris, Armand Colin, 2e éd., 1964, t. 1, p. 231-240.
  • [3]
    M. Descolonges, 1996, Qu’est-ce qu’un métier ?, Paris, PUF, p. 11.
  • [4]
    W. H. Sewell, 1983, Gens de métier et révolutions. Le langage du travail de l’Ancien Régime à 1848, Paris, Aubier-Montaigne.
  • [5]
    Ses terrains se composent de trois organisations appartenant au secteur public et d’une entreprise privée, dont la stratégie est précisément de stabiliser une main-d’œuvre dans un secteur (le commerce) où le turn-over est généralement élevé. Ce dernier terrain est présenté comme le seul à offrir une reconnaissance des compétences mobilisées et son caractère exemplaire sert de modèle pour l’analyse.
  • [6]
    Selon l’expression de J.-D. Reynaud, 2001, « Le management par les compétences, un essai d’analyse », Sociologie du travail, 43 (1), 7-31.En ligne
  • [7]
    P. Rolle, 2003, « Saisir et utiliser l’activité humaine. Qualité du travail, qualification, compétence », in A. Dupray, C. Guitton, S. Monchatre (coord.), Réflechir la compétence. Approches sociologiques, juridiques et économiques d’une pratique gestionnaire, Toulouse, Octarès, 77-87.
  • [8]
    S. Erbès-Seguin, citée par P. Lenel, 2001, « Qu’est-ce que la sociologie de l’entreprise ? », in M. Alaluf, P. Rolle. P. Schoetter, Division du travail et du social, Toulouse, Octarès, 287-294.
  • [9]
    S. Beaud, M. Pialoux, 1999, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard.
  • [10]
    P. Naville, 1962, op cit., p. 239.
  • [11]
    Ces groupes disposent, pour l’aménagement de leur mandat, de ressources qui ne sont pas uniquement liées à leur statut. L’étude, proposée par A. Quémin (dans Piotet, 2002), de la morphologie sociale des commissaires priseurs et de son impact sur l’évolution de leurs pratiques est emblématique des conditions dans lesquelles un mandat peut se transformer, à la suite d’un glissement dans le recrutement social de la profession.
  • [12]
    M. Dadoy, 1989, « Le retour du métier », Revue française des affaires sociales, 4, 69-102.
  • [13]
    P.-M. Menger, 2002, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Le Seuil.
  • [14]
    M. de Nanteuil-Miribel, 2003, « Travail, compétence et espace public », in A. Dupray, C. Guitton, S. Monchatre (coord.), Réfléchir la compétence. Approches sociologiques, juridiques et économiques d’une pratique gestionnaire, Toulouse, Octarès, 89-106.
  • [15]
    R. Castel, 1995, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard.
  • [16]
    Selon l’expression de R. Castel in R. Castel, C. Haroche, 2001, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard.
  • [17]
    Mouvement auquel participe la mise en place d’un GDR Cadres en 2001.
  • [18]
    Souligné par P. Bouffartigue.
  • [19]
    L. Boltanski, Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, 1982, p. 472.
  • [20]
    Confédération française démocratique du travail.
  • [21]
    C. Dubar et P. Tripier, La sociologie des professions, Paris, Armand Colin, 1998.
  • [22]
    R. Bucher et A. Strauss, « La dynamique des professions », in A. Strauss (textes réunis et présentés par I. Baszenger), La trame de la négociation, Paris, L’Harmattan, 1992.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/08/2007
https://doi.org/10.3917/anso.032.0537
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