1La permanence et l’interdépendance des changements brouillent la temporalité des organisations, des actions qui s’y nouent et des identités qui s’y construisent. Les processus de transformation ne se rencontrent pas de manière synchronique ou entrent en conflit alors que certaines règles demeurent indépendantes des changements d’ensemble. Il existe ainsi des « dyschronies » entre acteurs et structures, entre structures ou entre acteurs.
2La situation décrite ici est celle d’un mouvement : un flux de transformations qui ne sont pas au même état de développement, et qui ne se développent pas selon les mêmes logiques. Ce mouvement se compose de petits processus, petits par rapport au grand ensemble que représente la dynamique globale, qui permettent parfois l’apprentissage, et d’autres fois pas. Chaque élément qui constitue cette dynamique suit en effet un cours spécifique, ou se trouve à un état spécifique de son cours. L’organisation, en tant que structure stable, devient alors moins prégnante dans la définition des contraintes de travail et de coordination que l’activité organisatrice.
3Cette idée n’est pas neuve dans le domaine de la sociologie générale. Sztompka (1991) indique ainsi que ce que l’on nomme habituellement le changement social est une confluence de processus multiples, dont les vecteurs sont variés, convergent ou divergent, se soutiennent ou se détruisent mutuellement. L’état d’une société est ainsi le résultat de l’interaction de ces processus, dont le résultat est largement imprévisible, parce que chaque processus dispose d’un rythme spécifique. Cette idée se rapproche également de la notion de « rythme brisé » du changement développée par Rocher [1]. Mais ces perspectives n’ont que peu de chose à voir avec les théories du chaos tirées des sciences exactes et appliquées au monde des organisations (Guastallo, 1995), pour au moins une raison : loin de s’ « autoréguler », les changements répétés créent des déficits de régulation, de capacité à produire des règles sociales légitimes.
1. Changement et mouvement
4Traditionnellement, les sciences sociales du monde du travail, quels que soient leurs paradigmes de référence, s’intéressent bien plus largement à l’analyse de changements singuliers, temporellement et spatialement circonscrits. L’analyse du changement comme flux correspond pourtant bien à un courant de réflexion actuel et controversé.
5Les comparaisons entre les situations existant avant et après un changement ont fait l’objet de nombreuses recherches, par exemple dans les années 1960 à propos de l’automatisation des activités industrielles (Trist et Bamforth, 1951 ; Naville, 1963), ou, plus récemment, à propos des « nouveaux modèles productifs » (Aoki, 1991 ; Coriat, 1991). Ces travaux décrivent, à l’aide d’une série d’indicateurs, un nouvel état du tissu social et organisationnel. L’enquête réalisée par Moscovici (1961) à propos de l’industrialisation des activités de chapellerie dans l’Aude demeure un exemple parfait de cette perspective : la nature du travail, les relations sociales ainsi que le rapport au travail sont radicalement transformés. Ils traduisent le passage de toute une société locale, de l’artisanat et du travail à domicile à la « cohérence industrielle ». Il s’agit d’une comparaison entre deux états. Le changement en lui-même, c’est-à-dire le moment spécifique du passage entre les deux états n’est pas conçu comme une donnée pertinente. Le changement n’est pas conçu comme ce qui change mais comme ce qui a changé.
6Une autre perspective de recherche s’intéresse directement au processus amenant d’un état A à un état B. Cette lecture diachronique des phénomènes de changement est largement répandue en histoire. Bloch, par exemple (1935), s’attache à mettre en évidence les dimensions culturelles, économiques et juridiques qui interviennent pour ralentir, pendant un millénaire, la diffusion du moulin à eau. White (1962) livre une analyse comparable à propos de la charrue à roue. Ce type de lecture correspond également aux recherches menées en psychosociologie (Lewin, 1947) et en gestion (Argyris et Schön, 1978). La sociologie des organisations (Reynaud, 1989 ; Friedberg, 1993) occupe une position particulière en considérant le changement comme le résultat d’un processus plus ou moins explicitement négocié, comme une construction sociale à analyser en tant que telle, plus que la nature des nouveaux dispositifs, règles et relations.
7Une troisième perspective caractérise les firmes contemporaines par la permanence du changement, et par les conflits de temporalité que cette permanence engendre. Il ne s’agit plus d’y traiter un problème mais de le traiter de manière réitérée « en temps voulu », en fonction de la dynamique de l’environnement et des structures internes (Hannan et Freeman, 1984). Il s’agit également de réaliser des changements dans l’urgence tout en protégeant les compétences et routines qui permettent l’efficacité (Sastry, 1997). Il s’agit tout autant d’harmoniser des changements non synchroniques, de nature différente (Nooteboom, 2000) ou contradictoire (Bacharach, Bamberger et Sonnensthul, 1996). Le caractère continu du changement amène à créer des structures de travail et des règles de gestion toujours provisoires et expérimentales (Brown et Eisenhardt, 1997). L’organisation ne représente alors plus un « équilibre ponctué » par de brèves mais radicales périodes de changement (Romanelli et Tushman, 1994) ; elle représente bien plus un mouvement qui rend la prévision et la planification difficiles. Dans tous les cas, les auteurs retrouvent le paradoxe formulé par March en 1981, selon lequel les organisations changent continuellement mais ne peuvent aisément contrôler ces changements.
2. Le mouvement dans la banque
8Ces dernières perspectives correspondent assez bien à ce qui peut être observé dans une grande banque française [2]. La permanence des transformations concernant les techniques, l’organisation, les produits et les procédures de gestion peut ainsi être considérée comme une situation banale et récurrente [3]. Ces flux de changement « structurent » (définissent et contraignent) le travail, bien plus que les formes établies d’une nouvelle organisation. La question sociologique ne consiste donc pas à comprendre ce qui distingue l’état A de l’état B, ou ce qui a permis de passer de l’état A à l’état B ; elle consiste précisément à comprendre le fonctionnement des rapports sociaux et des règles qui les cadrent dans une situation où l’état A a disparu sans que pour autant l’état B s’y soit substitué. Cette situation de mouvement n’est ni linéaire ni synchronique : tous les éléments de l’ensemble ne transforment pas selon un rythme unique et unifiant, et certains éléments ne changent pas.
9Depuis le début des années 1980, l’activité devient progressivement plus commerciale, « orientée client », mais également plus complexe : des éléments de type technique, relationnel, organisationnel et cognitif sont associés de manière étroite pour parvenir à « moderniser » le métier de la banque. Cinq logiques peuvent globalement être distinguées (elles sont bien distinctes d’étapes parce qu’elles sont en partie superposées) :
a) Ouverture aux méthodes et à l’ « esprit commercial »
10En fonction de leurs revenus, de leur âge, de leur profession et de leur niveau d’endettement, mais aussi en fonction de leur « potentiel », les clients font l’objet de « ciblages » particuliers et d’une relation dite personnalisée, liée explicitement à leurs « besoins » et non aux règles de travail. Pour ce faire, il est suggéré aux opérateurs de prendre des « initiatives », c’est-à-dire des décisions permettant d’assouplir circonstanciellement les procédures. À cette occasion les schémas de relation entretenus antérieurement entre collègues se transforment. La complexité accrue du travail suppose une plus grande coopération, aucun opérateur ne disposant à lui seul de l’ensemble des informations nécessaires pour traiter la totalité des dossiers qui lui sont confiés. Ces changements sont réalisés sans planification effective en matière de formation des équipes de travail, de développement des systèmes informatiques, de stratégie commerciale. Sur ces trois dimensions au moins, l’évolution se traduit par une succession souvent erratique de réalisations, de politiques et de projets nouveaux.
b) Inventions managériales.
11Au cours de cette même période, l’activité fait cependant l’objet de politiques de gestion sensées permettre la coopération et le « recentrage » sur l’efficacité. Mais ces expériences ne durent pas. En une dizaine d’années, on y retrouve pèle-mêle les cercles de qualité, le travail en équipes polyvalentes, l’analyse de la valeur, la réduction du nombre de niveaux hiérarchiques, l’analyse de la satisfaction de la clientèle, le marketing opérationnel ou le télémarketing. Ces pratiques ne font que traverser les établissements, sans que l’on sache aisément pourquoi elles y sont entrées et en sont reparties, sauf à faire l’hypothèse qu’elles participent d’un marché de la mode en matière de procédures de gestion (Alter, 1991).
c) Rationalisation des activités
12Depuis le début des années 1990, la rationalisation de l’activité commerciale est active. Par exemple, les trois types de marchés (particuliers, professionnels et entreprises d’autre part) sont définis et gérés selon des procédures, des niveaux de classification et des stratégies commerciales bien spécifiques. Des objectifs et des moyens sont annuellement alloués aux opérateurs de manière à pouvoir contrôler leur efficacité personnelle. Les programmes de gestion font l’objet de suivis réalisés à l’aide d’indicateurs de gestion (ratios combinant deux ou plus de deux variables, par exemple le rapport entre le temps consacré à une activité et le nombre de contrats réalisés), les résultats de ces indicateurs étant récapitulés dans des « tableaux de bord » destinés à la hiérarchie. Par ailleurs, les activités administratives (back office) sont regroupées dans des établissements spécifiques ; la « scannérisation » de l’ensemble des dossiers de clients permet d’y spécialiser ces activités. Enfin, des « centres d’appel » prennent progressivement la place du « premier niveau d’accueil » des clients.
d) Caractère non fini des changements
13Cet inventaire n’a rien d’exhaustif. Il y manque un certain nombre de « nouveautés » [4]. Par ailleurs, les changements décrits ne sont pas « aboutis » mais en cours. Ainsi, la banque se diversifie actuellement vers des produits de nature différente (les assurances). De même, les systèmes d’information font actuellement à nouveau l’objet d’actions de rationalisation : l’accès aux réseaux de type Internet ou Intranet est codifié, le libre usage des accès n’étant plus autorisé. Ou encore, le management commence à délaisser le contrôle sur les procédures et l’atteinte des objectifs pour s’intéresser à la valeur ajoutée, d’un point de vue strictement financier, par chacune des opérations réalisées, et par les opérateurs qui les réalisent.
e) Caractère non synchronique des changements.
14L’ensemble de ces changements ne se réalise ni dans la cohérence ni dans la cohésion. Il apparaît comme un processus morcelé, une constellation de transformations obéissant à des rythmes et des logiques de nature différente produisant des « dyschronies » (§ 4) et intégrant des éléments stables (§ 5).
15Cette présentation permet de mieux comprendre l’idée de mouvement. La succession de changements n’a rien à voir avec une succession de ruptures radicales. Sur le plan des techniques, de l’organisation ou du rapport aux clients, chaque « nouveauté » ne fait généralement que transformer encore un peu plus la situation initiale en s’enchâssant dans la nouveauté précédente. D’une certaine façon on peut alors considérer que rien ne change (radicalement) puisque depuis quinze ou vingt années les différents éléments constitutifs de l’activité ne cessent de se transformer. C’est d’ailleurs très précisément le discours qui est tenu par des opérateurs : « Le vrai changement ça serait que ça s’arrête de changer. » La « réforme », comme l’indiquent fort bien Brunsson et Olsen (1993), est ainsi devenue une « routine », une habitude. Mais elle ne dispose pas pour autant du caractère prévisible (et rassurant) de ce qui se répète de manière routinière. La situation est plutôt celle d’une aventure mal contrôlée.
16Le changement n’est donc pas terminé, et cela depuis une vingtaine d’années. On accepte cette idée en économie à propos du développement des technologies (Amendola et Gaffard, 1988), l’idée de endless innovation en rendant bien compte. On en trouve ici les traces organisationnelles. À l’évidence, un changement n’est ni un événement ni un moment particulier de l’histoire de ces établissements ou de ce secteur, il en est au contraire un élément quotidien et banal. Dans son ensemble, cette dynamique se caractérise par l’instabilité. Elle ne correspond pas à un processus de rationalisation linéaire, que celle-ci soit de type « industriel » ou « professionnel » (Gadrey, 1994), parce qu’elle est tout autant habitée par des décisions introduisant de l’incertitude. Mais cette même dynamique ne peut sérieusement s’appuyer sur la conception « post-moderne » de l’organisation (Cooper, 1990 ; Law, 1994 ; Chia et King, 1998) : on retrouve bien ici l’idée de flux, d’organisation comme simple « ponctuation » du changement permanent mais on constate simultanément que le contrôle hiérarchique est prégnant et que la division du travail demeure une donnée centrale de l’organisation.
3. Faiblesse de l’organisation et force de l’activité organisatrice
17Décrire une organisation suppose habituellement de faire référence à un « modèle de production », une forme caractérisée de la division du travail. Et généralement, lorsqu’on envisage la question des changements répétés et des contraintes d’innovation on évoque l’émergence de « nouveaux modèles productifs » ou de « nouvelles formes d’organisation du travail ». Les uns et les autres ont en commun de représenter un ensemble de règles définissant et contraignant la distribution des activités de manière cohérente et cohésive : les différentes activités sont liées de manière logique et homogène. Mais le terme d’organisation renvoie également à l’idée d’action, celle de l’ « activité organisatrice » : elle consiste à mettre en œuvre des moyens en vue d’obtenir l’état souhaité de l’organisation. On organise par exemple un système informatique, une politique de gestion prévisionnelle des emplois ou la « mobilisation du personnel ».
18L’utilisation de l’expression « organisation du travail » fait ainsi indifféremment référence à l’état de la structure de division du travail ou à l’action consistant à définir cette structure. Les deux significations, la forme de l’organisation et l’activité organisatrice peuvent être utilement associées de manière délibérée. Friedberg (1993), en développant la notion d’ « action organisée », intègre de manière explicitement fondée les deux termes : une organisation est bien le résultat d’une action et l’action ne se soumet jamais totalement aux règles de l’organisation, laquelle ne fait que structurer des espaces de négociation. De même, de Terssac et Lalande (2002), en développant la notion de « travail d’organisation », analysent l’activité qui produit les formes de l’organisation, les affaiblit et les renouvelle. Dans ces deux perspectives, l’organisation et l’action qui la fondent sont donc associées pour montrer que la structure et les règles d’une entreprise sont une construction sociale négociée. Ces perspectives, en dépit de la proximité des termes utilisés, ne sont pas retenues.
19La distinction entre forme de l’organisation et activité organisatrice mérite en effet d’être préservée, au moins pour une raison : la description d’une organisation consiste à mettre en évidence son fonctionnement, plus ou moins harmonieux, alors que l’analyse de l’activité organisatrice éclaire la manière dont se réalise, plus ou moins aisément et complètement, la réduction des incertitudes, laquelle permet la stabilisation d’une organisation. L’analyse du mouvement suppose de distinguer ces deux significations parce que le principal constat est celui d’un affaiblissement considérable de la structure de travail et d’une croissance constante de l’activité organisatrice.
20Ce que l’on nomme le « modèle taylorien » peut ainsi être décomposé selon deux dimensions :
a) La première concerne la structure de travail, qui se définit selon cinq axes : parcellisation du travail (chaque tâche ne représente qu’une faible partie de la tâche globale) ; cadence de travail élevée (source de la productivité dans ce type de dispositif) ; spécialisation des activités d’entretien et de conception (bureaux des méthodes) ; flux d’informations verticaux et descendants ; contrôle de l’activité en amont (définition des procédures) et en aval (contrôle des comportements en situation) [5].
b) La seconde dimension du « modèle taylorien », l’activité organisatrice, représente le travail de l’organisateur : analyser le travail, définir des profils de postes et des modalités de coordination entre ces postes, élaborer des techniques d’évaluation des activités pour les rationaliser et s’assurer de la « loyauté » des opérateurs ; l’arrivée du convoyeur à bande amène par ailleurs à fixer les opérateurs sur un poste dont la cadence est définie par la vitesse de déplacement des pièces.
21L’observation de la « modernisation » des entreprises publiques ou la lecture des travaux de recherche portant sur le modèle japonais (Alter, 2000) montre que ces deux dimensions sont parfaitement dissociées. Dans les deux cas, l’organisation tend à se défaire des formes de division du travail tayloriennes (polyvalence, circulation latérale et remontante de l’information, recomposition de travail, contrôle du travail en partie intégré au dispositif de production) mais, dans les deux cas également, l’activité organisatrice demeure largement immuable. Les entreprises peuvent ainsi transformer leurs structures de travail sans modifier leurs méthodes de transformation, leur activité organisatrice. Dit autrement, le taylorisme est à la fois bien plus et bien moins qu’un modèle. Bien plus parce que la nature de l’activité organisatrice est commune à n’importe quel autre modèle d’organisation. Bien moins parce que cette activité peut être réalisée à l’intérieur de structures dont la nature n’est pas taylorienne. Cela signifie, de manière plus générale, que la question des « modèles d’organisation » est une mauvaise question, parce que ce qui la sous-tend est l’idée d’homogénéité, de cohérence et d’adaptation des structures à leur environnement. Piotet (1992) montre que ce type de raisonnement amène à confondre un idéal type avec une pratique sociale, une forme de division du travail avec des actions politiques et, surtout, la cohérence visée avec la relative incohérence obtenue.
22L’éternel débat concernant le renouvellement des formes de l’organisation du travail (post-taylorisme ou néo-taylorisme ?) est ainsi un débat dont les termes sont mal posés, car il confond organisation et activité organisatrice. Coriat (1991) explique ainsi que le toyotisme consiste à « penser à l’envers » le taylorisme (en recomposant le travail, en donnant de l’autonomie aux opérateurs, etc.), mais il donne en même temps des informations montrant que l’activité organisatrice de l’ingénieur Ohno est de même nature que celle de son prédécesseur Taylor. Linhart (1991) explique par contre que les méthodes et les objectifs de la rationalisation du travail sont pérennes et que le taylorisme demeure donc la forme de division du travail dominante. Ce que les auteurs nomment la pérennité du taylorisme n’est ainsi que la pérennité des méthodes tayloriennes (l’activité organisatrice), et ce que l’on nomme le post-taylorisme n’est que la modification des formes de division du travail (l’organisation).
23La question du mouvement permet d’éclaircir un peu plus cette distinction. Dans une situation stable, on peut considérer l’articulation entre l’activité organisatrice et l’organisation comme relativement simple : la première construit la seconde « une bonne fois pour toutes ». Dans le mouvement décrit, la situation est différente : l’activité organisatrice ne débouche que très ponctuellement et partiellement sur une organisation.
24Cette affirmation suppose de revenir sur la notion d’organisation, considérée jusqu’ici comme un tout homogène. Quel que soit le « modèle » d’organisation retenu, l’objectif unique de l’organisateur, et cela depuis les travaux de Taylor, est de réduire l’incertitude [6]. Encore faut-il comprendre que l’incertitude est autre chose que le « flou » d’une situation dont on connaît mal les contours ou qu’un espace de jeu pour les acteurs (Crozier et Friedberg, 1977). Stinchcombe (1968) explique ainsi que l’incertitude caractérise les activités dont les variables définissant le résultat ont une forte variance : on ne peut prévoir celle qui aura le plus d’influence ; on ne peut connaître la relation entre une variable et son résultat. Plus l’incertitude est réduite, ajoute-t-il plus tard (1990), et plus l’organisation est scientifique, « fordienne » selon ses termes. On retiendra également ici l’idée lumineuse de Brunsson (1985), selon laquelle c’est le manque de confiance dans l’information existante qui crée l’incertitude, et non l’absence d’information.
25L’incertitude ne concerne pas au même titre l’ensemble des services d’une même entreprise. Les structures de travail disposent en effet d’un degré et d’un type de rationalisation qui varient en fonction de l’importance des incertitudes rencontrées par les différents services. Une forme organisationnelle donnée ne correspond donc pas une entreprise tout entière : il n’y existe que des segments d’organisation. Par exemple, les activités relativement répétitives de la banque, celles du back office (les services administratifs) sont relativement prévisibles et assez largement codifiées : elles sont « organisées » rationnellement et correspondent à des sous-structures de type bureaucratique. À l’inverse, l’activité des bureaux d’études ou des services chargés des relations avec la clientèle « entreprise » sont très formalisées et correspondent à des sous-structures de type professionnel.
26Le degré de rationalisation du travail est ainsi fonction du degré d’incertitude caractérisant chaque service, et non de la politique globale de l’entreprise en matière d’organisation. Le travail de l’organisateur (l’activité organisatrice) consiste alors à trouver le moyen de coordonner ces différences. Cette analyse rejoint pleinement les travaux de Thompson (1967) et de Lawrence et Lorsh (1967) à propos de l’ « intégration » : celle-ci suppose la mise en œuvre de dispositifs assurant la coordination des tâches entre les différents services. Dans le cas de la banque, il s’agit par exemple aussi bien des systèmes d’information permettant à chaque entité de se repérer par rapport aux activités d’aval et d’amont, des politiques de qualité amenant les opérateurs à inscrire leur activité dans le cadre de procédures formalisées et donc prévisibles par les autres, ou de la comptabilité analytique identifiant de manière spécifique la contribution de chaque service au fonctionnement de l’ensemble. Perrow (1971) indique ainsi que l’objectif de l’organisateur est toujours de rationaliser le mieux possible, en réduisant les incertitudes, et de prévoir des modalités de traitement parfaitement élaborées en cas d’incidents résiduels. Mais cet objectif, explique-t-il, ne peut être confondu avec une situation. Dans la pratique, en effet, sa réalisation se heurte au caractère régulièrement incontrôlable d’une partie des tâches réalisées par les opérateurs. Brunsson et Olsen (op. cit.), dans une perspective comparable, constatent une simultanéité du travail de standardisation et d’homogénéisation d’une part, et l’évolution constante des formes d’organisation considérées comme des modèles d’autre part.
27Le mouvement met bien en évidence cette situation, dans laquelle l’activité organisatrice est permanente et l’organisation jamais aboutie. Par exemple, dans la banque, l’augmentation de la complexité et de la variété des produits se traduit par une incertitude sur la nature de la compétence à mettre en œuvre pour traiter cette nouvelle donne : personne ne dispose, seul, des savoirs nécessaires au traitement de la totalité des circonstances de travail rencontrées, aucun poste ne se trouve donc parfaitement adapté à la nature des tâches à réaliser. La coopération entre collègues ou avec les premiers niveaux de hiérarchie représente le seul moyen efficace de traitement de ces circonstances. Mais cette forme de travail pose problème, selon la direction de l’organisation : les délais de traitement des dossiers sont trop longs, et la responsabilité des uns et des autres dans ce traitement est mal identifiée, elle ne permet pas la « traçabilité » des actions. Le développement de la comptabilité analytique et des procédures de qualité représentent les pratiques de rationalisation actuelles de cette question.
28L’organisation, en tant que structure stable et cohérente, n’est bien évidement pas absente du fonctionnement des situations décrites. Les décisions de rationalisation amènent à produire des capacités de planification, de standardisation et de coordination. Mais cela n’est pas très durable. Par exemple, l’arrivée des offres d’assurance injecte de nouvelles incertitudes dans le dispositif actuel. De même, le développement des groupes projets rend partiellement caduque la politique de contrôle de gestion longuement élaborée. Dans les deux cas, les indicateurs de gestion sont inadaptés à l’évaluation d’activités à la fois transversales et indépendantes des activités de production classiques.
29L’ensemble des règles d’organisation de la banque ne représente ainsi ni une bureaucratie, ni une structure projet, ni une entreprise en réseau, ni un autre modèle d’organisation. Cet ensemble de règles est à la fois hétérogène et inachevé : il représente le résultat de la tension entre l’activité organisatrice et la permanence des incertitudes qu’elle cherche à éradiquer. L’activité organisatrice est donc permanente, au même titre que les incertitudes. Le poids de cette activité est en relation directe avec la faiblesse de la structuration des formes de l’organisation : moins il y a d’organisation, et plus l’activité organisatrice se développe [7].
4. Mouvement et dyschronies
30Cette situation crée des conflits de temporalités entre les différents éléments du mouvement, ils sont nommés « dyschronies » (Alter, 2000).
31La sociologie nord-américaine (Merton, 1936, 1940 ; Selznik, 1949 ; Gouldner, 1954) puis la sociologie des organisations française (Crozier, 1963) ont donné une large place au concept de dysfonction. Il est défini comme un écart répété (voire une inversion) des pratiques par rapport aux objectifs visés par les règles ou les principes de l’organisation ; cet écart, conséquence inattendue des dispositifs mis en place, ne permet pas d’atteindre les objectifs poursuivis (par ceux qui les ont définis). Cela crée des problèmes récurrents de fonctionnement, « problèmes » qui sont souvent nommés eux-mêmes dysfonctions. La signification du terme s’est progressivement élargie, une dysfonction représentant simplement un décalage par rapport à un déroulement attendu. Ce décalage est généralement considéré comme négatif eu égard aux objectifs initialement définis. Il peut également être considéré comme négatif et positif, comme l’indique parfaitement Weick (1976) [8].
32Des phénomènes de nature comparable sont observables dans l’analyse du mouvement. Les dysfonctions n’y sont cependant pas directement liées aux oppositions ou incompatibilités entre les différents éléments ou acteurs d’un système, mais au fait que ceux-ci n’évoluent ni au même rythme ni selon les mêmes logiques d’apprentissage. L’ensemble provoque des rencontres non synchroniques entre les éléments. Ces rencontres créent des problèmes de fonctionnement et d’évolution globale. En toute rigueur il faudrait nommer ces phénomènes « dysynchronies » (δυς : « difficulté » ou « manque » de synchronie). Ils seront nommées plus simplement dyschronies. Ces dernières opèrent sur le plan des dispositifs techniques et de gestion, sur le plan des investissements réalisés par les acteurs et sur le plan de leurs représentations ou de leurs sentiments. On s’intéresse provisoirement aux aspects strictement organisationnels, tels qu’ils ont été identifiés dans le cadre d’une entreprise de mécanique de petite taille [9]. Quatre grandes catégories peuvent être distinguées.
a) Dyschronies liées à la programmation de la durée des activités. Par exemple, la définition de nouvelles relations entre l’atelier et les services commerciaux, lors de la mise en place du « juste à temps », se traduit par les quelques difficultés suivantes : certains éléments de coopération informelle échappent dans un premier temps aux organisateurs : les corrections nécessaires sont donc mises en œuvre, mais elles retardent le développement des systèmes d’information qui doivent assurer la production des données et du suivi nécessaire à la mise en œuvre du juste à temps. Bien évidemment, ce retard a lui-même des effets négatifs sur la capacité de production immédiate et nuit considérablement à l’efficacité commerciale du dispositif.
b) Dyschronies liées à l’incomptabilité de deux changements. Par exemple, la mise en œuvre d’une politique de certification heurte celle du « juste à temps ». Les opérateurs doivent à la fois consacrer du temps à la définition des protocoles, puis à l’analyse des procédures et enfin à la mise en œuvre des opérations de certification, mais ils doivent tout autant être disponibles et « flexibles » pour travailler dans le cadre du « juste à temps ». De manière plus générale, ces deux types de changement sont relativement antagoniques, le traitement des urgences et du sur mesure demandés par les services commerciaux ne rentrant pas toujours dans le cadre des contraintes de certification.
c) Dyschronies liées à la concurrence des procédures. Par exemple, la politique de maintenance préventive des robots, récemment renforcée dans l’entreprise, est parfaitement fonctionnelle : elle permet de réduire les coûts et les perturbations liées aux pratiques de maintenance corrective. Le problème est que la maintenance préventive s’inscrit dans une logique temporelle indépendante des contraintes circonstancielles. Par exemple, les services commerciaux peuvent avoir un besoin de production urgent ou spécifique et devoir mobilier plusieurs techniciens pour le réaliser. Si ces derniers se trouvent mobilisés sur des opérations de maintenance préventive, les commerciaux leur demandent donc logiquement de déplacer ce travail dans le temps, de le retarder, et ils amènent ainsi à prendre le risque de renouveler les opérations de maintenance corrective.
d) Dyschronies liées à la valeur du temps. De manière plus générale, l’efficacité (définie comme la capacité à atteindre des objectifs) et l’efficience (définie comme la capacité à produire au moindre coût) crispent largement le processus de développement des changements parce qu’elles contraignent à agir dans un cadre économique indépendant des contraintes de changement permanent. La durée nécessaire à l’appropriation et à l’apprentissage de la nouveauté est considérée par les services de la planification et du contrôle comme inefficiente (elle représente un surcoût), et inefficace (elle retarde l’atteinte des objectifs).
33Les qualités gestionnaires de chaque changement considéré isolément sont ainsi souvent évidentes. Leurs qualités extrinsèques sont par contre régulièrement discutées par les acteurs, parce que chaque changement obéit à une dynamique spécifique. La rencontre entre deux bonnes volontés ne se traduit ainsi pas mécaniquement par l’harmonie, elle peut fort bien se manifester par une tension ou des effets pervers (Boudon, 1977), et ici des dyschronies, parce que la rencontre entre des apprentissages locaux ne produit pas toujours un apprentissage global. Dit autrement, l’apprentissage est limité parce qu’il est contenu dans et par la division du travail ; il ne peut donc se superposer à l’organisation, laquelle ne dispose pas d’unité homogène. Ce type de situation est courant, mais ces dernières années la question de l’ « apprentissage organisationnel » (voir par exemple en France les travaux de Midler, 1993, ou Moisdon, 1997) a tellement occupé les esprits (dans le monde de la recherche en gestion comme dans celui de l’entreprise) qu’on a eu tendance à considérer que tout apprentissage participait nécessairement au développement de l’harmonie d’ensemble [10].
34Le problème à traiter, du point de vue de la gestion des firmes, n’est donc pas tant le changement que l’articulation de changements permanents et des acteurs qui les mettent en œuvre (Bacharach, Bamberger et Sonnensthul, op. cit. ; Brown et Eisenhart, op. cit.). Dit autrement, la capacité collective des acteurs à transformer leurs méthodes de travail pour améliorer leur efficacité est patente : chaque service tend à participer ainsi à la production de l’efficacité et de manière intrinsèquement légitime. On retrouve donc bien l’idée de Reynaud selon laquelle la régulation repose sur son efficacité (1988). Mais la conception de l’efficacité, comme la manière de la produire peuvent être suffisamment variées, et variables dans le temps, pour mettre en question la légitimité de l’action des uns et des autres. La variété des régulations locales pose ainsi le problème de la construction de la régulation globale de l’entreprise [11].
35De tous ces points de vue, les dyschronies ne reposent pas sur les mêmes fondements que les dysfonctions bureaucratiques identifiées par Crozier : « Un système d’organisation bureaucratique est un système incapable de se corriger en fonction de ses erreurs et dont les dysfonctions sont devenues un des éléments essentiels de l’équilibre » (1963, p. 239). Les différents acteurs ne cessent d’apprendre et d’introduire, dans les méthodes et outils de gestion, les connaissances tirées de leurs apprentissages [12]. Ce qui crée problème est la temporalité respective des différents apprentissages et la concurrence de ces temporalités.
5. Autonomie relative des règles et déficit de régulation
36Les règles d’une organisation peuvent devenir relativement autonomes, et par rapport aux forces qui les ont créées, et par rapport aux situations qu’elles étaient sensées traiter originellement. Une fois construites pour régler les situations existant à un moment donné, elles règlent ultérieurement des situations nouvelles selon un registre de critères d’évaluation et de sanction qui reste stable, et donc inadapté aux nouvelles situations. Elles ne se soumettent donc pas aisément à la volonté de transformation des acteurs. Les règles ne règlent ainsi qu’imparfaitement les problèmes de gestion posés par la situation de mouvement parce qu’elles ont leur « vie propre », n’obéissent pas au même rythme que l’action.
37Largement inspirée des travaux de Georg Simmel, sur lesquels on reviendra plus loin, cette idée amène à constater deux faits majeurs dans l’analyse des organisations :
— tous les éléments d’une organisation ne se transforment pas de manière synchronique ; certains demeurent même à l’état de règle ;
— toute règle ne contribue pas nécessairement à la cohérence organisationnelle globale ; il se peut que certaines disposent d’une logique indépendante de la volonté organisatrice, qu’elles ne « règlent » finalement rien.
38La situation d’ensemble se caractérise par un déficit constant de régulation, déficit directement lié au fait que les règles sont relativement autonomes par rapport à l’action.
a) Déficit de régulation
39Ces formulations renvoient directement à la question de la régulation sociale telle que l’appréhende Reynaud et qui peut être comprise de deux manières relativement distinctes. La première amène à la considérer comme l’analyse des activités collectivement menées pour assurer la transformation des règles, celles-ci étant soumises à une contrainte de légitimité et d’effectivité dans un univers non stable. La seconde amène à considérer la régulation comme l’analyse du processus social représenté par l’activité collective de régulation, processus débouchant sur la production de nouvelles règles, analysées en tant que telles. Ces deux lectures sont bien évidemment associées. Ainsi, lorsque Reynaud (1989-1997, p. XVI) écrit : « Au sens où nous avons employé le mot dans ce livre, les règles ne sont rien d’autre que leur capacité réelle à régler des interactions », on peut comprendre qu’il s’intéresse autant aux règles du jeu (celles de la régulation) qu’aux règles qui sont issues de cette activité. Sur ces deux plans, le mouvement produit des déficits de régulation dont l’ampleur finit par caractériser le tissu social, plus que la régulation.
40Un changement n’est en effet pas qu’un changement d’état des règles et du rapport que les acteurs entretiennent à ces règles. Il est aussi un processus social durant lequel les acteurs élaborent, plus ou moins aisément et plus ou moins conflictuellement, de nouvelles règles et un nouveau rapport aux règles. Mais pendant toute la durée de ce processus, les règles antérieures continuent à cadrer les interactions.
41Ce processus peut être analysé de manière commode selon les perspectives développées par la sociologie de l’innovation, parce qu’elle s’intéresse centralement à la diachronie des phénomènes. À propos de thèmes aussi différents que le développement de nouvelles stratégies industrielles (Chandler, 1962), des métiers de l’art (Becker, 1982), d’un nouveau médicament (Coleman et al., 1966), d’une politique d’aquaculture (Callon, 1986) ou de la micro-informatique (Alter, 1985), les sociologues analysent toujours une histoire comparable. Dans un premier temps, quelques acteurs atypiques utilisent la nouveauté et mobilisent d’autres acteurs pour son usage ; dans un deuxième temps la nouveauté (si sa diffusion est un succès) se développe auprès d’un grand nombre d’utilisateurs (qui lui donnent le sens qui leur convient en en pervertissant, plus ou moins, la visée initiale) ; dans un troisième temps la nouveauté devient une nouvelle norme (ceux qui ne l’utilisent pas deviennent à leur tour les « marginaux »). Les auteurs soulignent également que ce processus n’est jamais paisible : il oppose les acteurs de l’innovation à ceux de l’ordre établi, des forces nouvelles aux normes instituées ; la réussite d’une innovation représente donc aussi une inversion des normes. Mais dans tous les cas, l’innovation est bien une histoire observée en tant que telle et qui a l’immense avantage d’indiquer que le fait sociologique majeur d’un processus de ce type est son déroulement, plus que son résultat, l’apprentissage plus que l’appris.
42La durée de ce processus est celle qui sépare l’état initial des règles de leur nouvel état. Mais pendant ce processus ce sont les règles antérieures qui continuent à être mises en œuvre, la légitimité des nouvelles pratiques n’émergeant qu’à la fin du processus. Les règles disposent ainsi d’une certaine « inertie », ce qui ne leur permet pas de régler de manière synchronique l’évolution des pratiques sociales. Reynaud (1989) prend en considération cet écart, entre règles et pratiques sociales, et le considère comme un « retard » des unes par rapport aux autres. Dans les situations de mouvement, cet écart devient structurel puisque c’est le changement qui caractérise le fait organisationnel. Il amène alors les acteurs à vivre plus souvent entre deux régulations que dans une situation réglée autrement. Il les conduit souvent à transgresser les règles établies, bien plus qu’à la négocier parce qu’il n’existe de pas de « règles du jeu » connues de part et d’autre dans ces situations. Cette situation est celle d’une « déviance ordinaire » qui amène les choses à changer, autant que le conflit et la négociation ; cette situation amène également de comprendre que l’incertitude est une source d’anxiété, autant qu’un espace de jeu [13].
43Les règles peuvent par ailleurs être appliquées durant une longue période de manière autoritaire, par la voie hiérarchique, sans qu’aucune régulation n’apparaisse. Ainsi, dans la banque, ni la mise en place des procédures de certification, ni celle de la facturation interne, ni celle du schéma directeur informatique, ni celle des procédures de contrôle de gestion, ni les indicateurs qui y sont associés n’ont fait l’objet d’une quelconque négociation avec les acteurs concernés par ces changements. Ces formes de « dérèglement » (E. Reynaud et J.-D. Reynaud, 1994) ne sont jamais définitives. Elles disparaissent parce qu’elles ne sont ni légitimes ni efficaces ; et seules demeurent celles qui ont finalement fait l’objet d’une appropriation par les acteurs. De ce point de vue, l’une des idées centrales des travaux de Reynaud est bien vérifiée : une règle n’est effective qui si elle parvient à assurer la coopération du « contrôleur » et du « contrôlé ». Mais la construction même de cette coopération, dans les situations fortement marquées par les logiques hiérarchiques, est parfois tellement lente qu’acteurs et observateurs confondent règle et régulation (Alter, 1990 ; 1993).
b) L’indépendance relative des règles
44Plus singulièrement, ce que fait apparaître le mouvement d’ensemble est l’indépendance relative de certaines règles par rapport à l’action.
45Dans la banque, la politique de gestion « objectifs/moyens » continue à favoriser le volume de ventes alors que les autres lignes de la politique de gestion, contraintes de qualité ou diminution des frais généraux, réduisent sensiblement l’importance du volume d’affaires réalisées. De même, dans la PMI, les politiques de gestion participative et d’appel à l’initiative ne remettent en question ni le caractère hiérarchique des décisions ni même la nature des sanctions mises en œuvre en cas d’erreur. Ou encore, dans les deux cas, les politiques informatiques font constamment l’objet d’un « schéma directeur » finement élaboré alors que les pratiques des utilisateurs amènent toujours à revenir sur les conceptions initiales de son usage.
46Dans tous ces cas, ces règles sont bien une création des acteurs : principe « objectifs/moyens », caractère hiérarchique des décisions ou politiques informatiques directives ne sont imposés ni par l’état de la structure ni par une quelconque nécessité fonctionnelle. Ces règles sont le résultat d’une construction sociale. Mais elles sont également, finalement, un construit qui corsète l’action. Toutes ces règles peuvent ainsi être classiquement analysées comme une contrainte qui définit le cadre de travail des opérateurs, contrainte préalablement construite par les acteurs. Elles représentent les formes objectivées de l’action. C’est bien ce qu’explique la sociologie des organisations.
47Ainsi, l’évolution du système informatique de la banque est bien le résultat d’un processus social qui a permis de définir progressivement, en passant par des interrogations, des conflits, des passions, des expériences et des réflexions sur ces expériences, l’état du système. Les configurations techniques retenues à un moment donné sont à l’évidence une émanation des rapports sociaux. Elles représentent le résultat de ces rencontres, elles en sont la création. Mais cette forme, celle du système informatique à un moment donné, « cristallise » les rapports sociaux. L’état du système technique contraint l’action des utilisateurs et des concepteurs de l’informatique en fonction de critères propres à l’organisation telle qu’élaborée à un moment donné : la gestion du système informatique de l’entreprise obéit ainsi à des règles (de compatibilité, d’investissement, de maintenance ou de formation) qui sont dictées par l’état, la « forme » du système technique, et non par rapport à la nature des questions à traiter.
48On retrouve ici la question des « formes sociales » telle que Simmel (1917) l’a abordée, ainsi que les termes qu’il a utilisés. Les formes, selon l’auteur, représentent les modèles de realtion qui s’imposent aux individus et à leurs interactions, ils imposent une régularité des comportements. Ce sont, dans les premiers écrits de Simmel, les cadres de la pensée, puis, plus tard, les œuvres, le langage et les connaissances acquises, et, plus largement, les institutions, les organisations ou les traditions. Ce sont des « configurations cristallisées » : elles sont créées par des êtres vivants, mais prennent ensuite leur autonomie et fonctionnent selon une logique indépendante de ceux qui les ont fondées ou des motifs de leur fondation. Elles sont distinguées des « contenus » (intérêts, désirs ou pulsions) qui représentent les fondements de l’action [14].
49Les dispositifs techniques, réglementaires ou relationnels peuvent ainsi être, à un moment donné, relativement indépendants de l’intention, de la force ou de la volonté des acteurs et capables de contraindre leur action, de leur affecter un sens ou d’assurer leur coordination. Les réflexions actuelles mettant ainsi en évidence le poids des « dispositifs » dans les modalités de négociation (par exemple Eymard-Duvernay et Marchal, 1994), ou la place des « routines » dans l’évolution des firmes (par exemple Dubuisson, 1998) en fournissent de nombreux exemples. Mais il est tout aussi légitime de considérer que ces dispositifs et routines sont le résultat de l’action devenue autonome par rapport aux acteurs [15].
50Le malentendu vient du fait que l’on ne s’interroge peut-être pas suffisamment sur les raisons amenant les acteurs à accepter l’autonomie des formes de la vie sociale. Simmel explique que les formes sont tolérées, en tant que telles, parce qu’elles représentent également une « satisfaction », celle de pouvoir appartenir à un univers dans lequel les comportements se trouvent réglés indépendamment des « intérêts spéciaux » qui les ont fondés, de l’engagement et de l’action qu’ils supposent. Les hommes sont positivement sensibles à la cristallisation de leur propre action, parce que c’est celle-ci qui assure identité et lien social. Plus encore, cette routinisation, explique Simmel, est également un « plaisir ». Ce plaisir correspond au fait de connaître l’ordre des choses, la place de chacun par rapport à la sienne. La régularité des procédures de travail permet ainsi d’échapper à l’incertitude d’interactions non codifiées, ou de situations de travail à caractère aléatoire, représentant un risque. Le « plaisir » est ainsi tiré de la répétition, de la reconnaissance qu’elle apporte aux places accordées aux hommes et à leurs dispositifs. Dans les situations qui nous occupent ici, ce plaisir est d’autant plus recherché que les places accordées aux hommes et à leurs dispositifs de travail sont instables. Ce qui mobilise les acteurs n’est donc pas seulement la régulation, c’est également la règle, parce que participer à la régulation suppose un effort, celui de l’action, qui finit parfois par lasser les acteurs (Alter, 1993).
Conclusions
51Le mouvement décrit conduit à nuancer doublement certaines perspectives de la sociologie du travail et des organisations. D’une part l’activité organisatrice doit être distinguée de l’organisation en tant que structure : l’organisation peut parfaitement être conçue comme une action permanente, comme une « mission », et assez peu comme une structure stable et rationnelle. Le changement répété ne s’associe donc aucunement à un quelconque modèle « post-taylorien » ou « néo-taylorien » mais bien plus à un ensemble de règles de gestion dont la cohérence n’est que partielle et ponctuelle. D’autre part certaines règles, techniques, gestionnaires ou sociales, ne se soumettent ni aisément ni immédiatement à l’action, parce qu’elles sont devenues relativement autonomes ; mais cette autonomie ne peut être analysée sans référence aux investissements des acteurs. Leur capacité à transformer les règles les mobilise et les démobilise tout autant parce que l’action répétée représente un effort et un risque, et surtout parce que ce sont bien les règles qui permettent la socialisation.
52La recherche en gestion et en sociologie a largement travaillé la question de l’apprentissage, « organisationnel » ou « collectif », ces dernières années. On retrouve, dans l’analyse qui vient d’être présentée, toutes sortes de situations pouvant être intégrées dans ces cadres théoriques. Mais empiriquement, les phénomènes observés ne sont pas de même nature que ceux qui sont généralement cités par les chercheurs s’intéressant aux questions d’apprentissage : plusieurs apprentissages locaux ne débouchent pas mécaniquement sur un apprentissage global et fédérateur. Cela amène à considérer que le problème de gestion et d’organisation posé aux entreprises est bien plus de parvenir à harmoniser leurs changements que de parvenir à changer. Elles sont plus confrontées aux questions de dyschronie que de dysfonction.
53L’ensemble de ces analyses met en évidence que le mouvement tend globalement vers un déficit de régulations effectives et légitimes, une situation d’anomie. Cette situation est souvent difficile à percevoir parce que le déficit de régulation n’a pas grand-chose à voir avec le déficit de règles. Dans le mouvement décrit, les règles sont au contraire nombreuses, et même en surnombre, mais elles ne font pas pour autant organisation. On se trouve ainsi dans une situation paradoxale, dans laquelle la contrainte exercée par les règles ne peut être associée à ce que l’on nomme couramment la « contrainte organisationnelle ».
Notes
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[1]
« Chacune des parties de la société évolue à un rythme particulier et suivant sa démarche propre. La progression du changement engendre donc nécessairement des frictions, qui servent à alimenter le changement et qui influent sur son rythme et aussi sur son orientation » (1968, p. 128).
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[2]
La banque est répartie sur l’ensemble du territoire national et dispose d’implantations à l’étranger. Les observations ont été réalisées dans trois services fonctionnels (informatique, marché des entreprises, finance) et trois établissements opérationnels de la région parisienne. Les résultats de cette enquête sont présentés dans L’innovation ordinaire, Paris, PUF, 2000.
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[3]
Cela pose d’ailleurs un problème méthodologique : rendre compte de l’ensemble de ces transformations supposerait, pour le seul aspect empirique, une bonne quinzaine de pages d’exposition. La solution la plus économique, qui consisterait à ne faire qu’énumérer les changements, sans tenir compte de leur inscription politique et de leurs interdépendances, n’est pas suffisante, parce qu’elle ne permet pas de saisir la logique du mouvement. On propose ici une solution intermédiaire, consistant à rendre compte de ces dimensions en réduisant au mieux la présentation empirique.
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[4]
Ces « nouveautés » concernent entre autres :
— les modalités de gestion du travail ; par exemple la mise en œuvre de la comptabilité analytique faisant de chaque opérateur le « prestataire » ou le « client » du collègue avec lequel il échange une information ou un service ;
— les modalités de gestion des compétences ; par exemple la définition d’emplois types et la reclassification des salariés ;
— le management ; par exemple l’obligation de mobilité spatiale et fonctionnelle pour faire carrière, ou le développement des missions de type « projet » ou encore le reingeniering (méthode de reconfiguration de l’organisation permettant de réduire ses coûts induits ;
— les modalités de contrôle ; par exemple le développement des pratiques de certification et de « qualité totale ». -
[5]
Il est à noter que Taylor, au même titre que ses exégètes (Le Chatelier et al., 1915) passent toujours assez rapidement sur cette question, parce que l’organisation scientifique du travail est plus conçue comme une démarche expérimentale permettant de trouver le one best way adapté aux circonstances locales de la production que comme une forme de division du travail universelle. L’universel, dans le taylorisme, n’est pas à proprement parler le one best way mais la méthode permettant de le définir. Pour toutes ces raisons, le travail des ingénieurs en organisation correspond bien plus à l’activité organisatrice qu’à la définition de structures de travail.
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[6]
Shenshav et Weitz (2000), en reprenant les travaux publiés de 1879 à 1932 par « American Machinist » et par « Engineering Magazine », constatent ainsi que l’activité des ingénieurs des bureaux des méthodes est principalement tournée vers la réduction de l’incertitude organisationnelle par toutes sortes de techniques, de calcul, d’appel à la motivation, d’expérimentation ou d’évaluation.
-
[7]
Un élément supplémentaire contribue à élargir la sphère de l’activité organisatrice : il s’agit de sa propre durée. L’activité organisatrice ne peut être confondue avec une décision ponctuelle. Il s’agit au contraire d’une activité qui « demande du temps » parce qu’elle intervient explicitement sur la culture des opérateurs. C’est en tout cas de cette manière que l’exégète de Taylor, Le Chatelier, conçoit l’activité organisatrice : « Le grand problème de la transformation du système d’organisation consiste en un changement complet dans l’attitude et les habitudes, à la fois des ouvriers et de ceux qu’ils dirigent. Ce changement ne peut être obtenu que graduellement et en montrant à l’ouvrier beaucoup d’exemples pratiques (...). Ce changement de l’esprit ouvrier demande du temps et on ne peut essayer de l’obtenir trop vite. L’auteur a mille fois averti ceux qui voulaient changer d’organisation que c’était là une affaire de deux ou trois ans et parfois quatre à cinq ans » (op. cit. p. 108).
-
[8]
Les phénomènes de « découplage » sont considérés à la fois comme des fonctions et des dysfonctions potentielles. Par exemple, les routines de travail limitent l’adaptation à l’évolution de l’environnement, mais elles permettent également de préserver des savoir-faire utilisables dans des situations plus globales et durables qu’une circonstance particulière.
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[9]
Cette entreprise de deux cents salariés fabrique des machines agricoles et des machines-outils dans le sud de la France. Elle travaille surtout avec quelques gros clients. Cette stratégie suppose de produire des séries courtes permettant d’adapter les contraintes de production à la demande des clients tout en réduisant le temps de commande. Les résultats de cette enquête sont présentés dans L’innovation ordinaire (Alter, 2000).
-
[10]
Cette idée rejoint pleinement l’observation de Weick qui écrit, à propos des phénomènes de « découplage » : « By defintion, if one goes into an organization and watches wich parts affect with other parts, he or she will see the tightly coupled parts and the parts that vary the most. Those parts wich vary slightly, infrequently, and aperiodically will be less visible... An implied in this paper is that people tend to overationalize their activities and to attribute greater meaning, predictability and coupling among them than in fact they have » (op. cit., p. 9).
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[11]
Maurice défend une idée comparable à propos du rapport entre régulation locale et régulation « sociétale » (1994) ; il met en évidence que la théorie de la régulation n’explique pas la manière dont s’opère le passage de l’une à l’autre.
On peut également penser que le sociétal n’est pas nécessairement « régulé », qu’il se trouve également dans des situations de dyschronie généralisée. C’est très précisément l’analyse que fait Sztompka à propos de la modernisation des pays de l’Est de l’Europe au cours de ces dernières années en indiquant que ces situations ne sont pas des processus mais un composite d’événements : « What happens, how it happens, why it happens, what results it brings about – all is taken to depend essentially on the time when it happens, the location in the processual sequence, the place in the rythm of events characteristic for a given process » (op. cit., p. 25). -
[12]
Le problème analysé ici est assez précisément l’inverse de ce que Crozier nomme un « cercle vicieux » : c’est bien parce que la production des règles est décentralisée, et que les corrections apportées au fonctionnement des services sont constantes que les dyschronies « remplacent » les dysfonctions. Il demeure que ce qui est décrit ici est bien un apprentissage « collectif », qui suppose l’existence d’acteurs pour être réalisé, l’apprentissage « organisationnel » n’étant que le « précipité » de leur action.
-
[13]
La question de la déviance permet de comprendre quatre éléments majeurs de la vie actuelle des organisations (Alter, 2000, 2002) :
— la transgression des règles correspond à une dyschronie centrale : les règles disposent d’une temporalité différente de celle de l’action ; bien souvent elles sont plus lentes ;
— le développement simultané de la demande prise d’initiative et d’augmentation des capacités de contrôle, amène à transgresser couramment les règles ;
— la déviance, associée à des capacités d’institutionnalisation, peut être considérée comme un moyen de transformation de l’ordre social, au même titre que le conflit ou que la négociation ;
— ce qui fait « souffrir » est alors plus le résultat de ce type d’engagement, qui produit de l’anxiété, que l’ « intelligence manipulatrice » des directions des firmes. -
[14]
Ces définitions sont bien évidemment beaucoup trop succinctes pour rendre compte de l’intérêt de la sociologie « formale », mais également de ses ambiguïtés, largement liées au fait que Simmel ne donne pas la même signification aux termes de forme et de contenu tout au long de son œuvre. Aron (1935), puis Léger (1969) et Boudon (1998) en rendent parfaitement compte. Le récent travail de Deroche-Gurcel et Watier (2002) plaide cependant largement pour une interprétation allant dans notre sens.
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[15]
Ce qui permet d’expliquer, au passage, que Callon (op. cit.) et Latour puissent s’intéresser aux « acteurs non humains ». La formulation est bien évidemment une farce : un acteur, entre mille autres choses, se distingue (par exemple des coquilles Saint-Jacques) par la conscience de ses relations et la réflexivité à propos de ses actes. Ce n’est pas parce qu’un dispositif, un microbe ou un objet technique semble dicter sa loi qu’il a décidé de l’imposer.