1Cet article s’intéresse au travail des agents de base des services publics à l’épreuve d’une des revendications les plus récurrentes des politiques de modernisation de l’État, à savoir l’idée de proximité [1], invitant élus et citoyens, services publics et territoires, fonctionnaires et usagers à « se rapprocher » (Dalle et Didry, 1998 ; Bourdin, 2000). Ce principe de proximité inspire notamment les bureaucraties de droit social que recouvre cet article [2]. En se rapprochant des usagers, les agents peuvent espérer une meilleure connaissance des réalités locales et garantir ainsi un service mieux ajusté. La proximité devient la promesse d’une meilleure appréhension des situations et des besoins des populations, à la fois plus souple et plus satisfaisante pour les personnels et leurs destinataires, comme si, pour agir, il fallait dorénavant coller aux situations réelles des « vrais gens ». Une telle référence paraît intuitive dès lors qu’elle concerne des « agents de terrain », dont l’urgence et l’immédiateté caractérisent l’action. Mais qu’en est-il pour ceux dont la tâche consiste à instruire des dossiers du matin au soir et à appliquer des règlements depuis le seul espace de leur bureau ?
Proximité et action administrative
Une texture ouverte du droit
2Les décisions que prennent les agents des caisses de sécurité sociale à l’encontre des allocataires constituent une bonne illustration de l’évolution des normes juridiques. Ces décisions supposent une maîtrise fine et experte de la règle. C’est même ce qui légitime formellement leur fonction de « technicien », pour reprendre ici la dénomination officielle. Encore faut-il distinguer deux logiques [3]. La première désigne un droit du statut, qui fait reposer la décision de l’agent sur la qualité juridique de l’intéressé [4]. La seconde concerne un droit des faits, qui invite l’agent à constater une situation de faits, indépendamment du statut. C’est le cas des prestations familiales formellement versées à la personne qui assume la charge des enfants, cette dernière n’étant pas nécessairement la mère ou le père, mais parfois la grand-mère, une tante ou quelqu’un d’autre. Cette manière de penser le droit des usagers suppose de « coller » à leur situation sociale et familiale. C’est pourquoi la logique d’un droit des faits suppose un ajustement local de la règle, distincte d’une application automatique de la législation depuis quelques critères élémentaires définis a priori tels l’âge, la situation familiale ou le revenu. Certes, différents éléments définis une fois pour toutes et en toute généralité contribuent à définir la situation administrative des intéressés (âge, revenus, nombre d’enfants, etc.), mais ils ne sont pas les seuls. La législation offre une « texture ouverte » (MacCormick, 1989), des indéterminations visant à favoriser une plus grande capacité à embrasser la pluralité des publics visés.
3Une telle orientation inspire depuis près de vingt-cinq ans la politique familiale en matière de redistribution. Elle peut s’expliquer par la difficulté croissante rencontrée par le droit social à pouvoir discriminer les populations réputées fragiles ou démunies depuis quelques critères universels et élémentaires (Rosanvallon, 1995). Mais c’est là une orientation qu’on trouve dès les années 1970 à propos des mesures en matière de rupture familiale, et notamment de l’allocation parent isolée (API) dont Luc-Henri Choquet (1996) retrace précisément l’histoire [5]. Le projet d’une telle mesure est de subvenir aux besoins des femmes qui, éloignées du monde du travail, rencontrent de graves difficultés lorsqu’elles se retrouvent seules pour élever leurs enfants. Mais si le veuvage continue à s’imposer comme une figure légitime, c’est bien plus massivement la situation des femmes séparées ou divorcées qu’évoque Bertrand Fragonard lorsqu’il raconte l’histoire de la mesure qu’il a eu charge de concevoir. L’enjeu est bien d’atteindre ces situations de rupture – décès du conjoint, séparation, mères célibataires – sans chercher à les hiérarchiser moralement. Pour ce faire, la décision d’attribution de l’aide publique est rapportée à un principe de subsidiarité : l’agent interroge, pour chaque situation d’allocataire, les ressources de l’intéressé et mesure l’incapacité de la solidarité familiale (solidarité primaire) à pouvoir s’exercer, l’aide publique (solidarité secondaire) étant pensée comme une compensation visant à suppléer des ressources défaillantes [6]. Ainsi l’API décrit une forte inflexion en faveur d’une individualisation du droit. Elle le fait en introduisant un critère inédit qui est celui d’isolement. Ce dernier n’admet aucune définition juridique et s’apprécie uniquement à travers un faisceau de caractéristiques : être seul, dans l’incapacité à « faire face à son obligation d’entretien » des enfants qu’on élève, soit du fait du décès du conjoint, soit du fait de son inexistence juridique (absence de reconnaissance de l’enfant par le père), soit du fait de l’absence de versement d’une pension alimentaire.
4Ce mode d’attribution de l’argent public en matière sociale va se généraliser [7]. On le retrouve à propos de l’aide au logement, suite à toute une série de réformes entreprises au début des années 1970 qui débouchent, en 1977, sur l’aide personnalisée au logement (APL) [8] qui dépend de la situation de chaque intéressé et dont le montant, n’ayant plus rien d’automatique, est régulièrement révisé, au nom d’un plus grand « souci d’équité » [9]. En effet, c’est le critère de la solvabilité de l’emprunteur qui devient crucial, lié à la part des ressources que le ménage consacre à se loger (calcul du « taux d’effort »). Cette notion invite les agents des Caisses à évaluer chaque cas avec la plus grande attention. Plus largement, les prestations qui s’inventent dans les années 1980 procèdent de ce mouvement, qu’il s’agisse de l’allocation-orphelin, devenue allocation de soutien familial (ASF) en 1984, du revenu minimum d’insertion (RMI) en 1988 [10] ou, plus récemment encore, du plan d’aide au retour à l’emploi (PARE) en 2001 pour prendre un autre cas que celui de la Sécurité sociale. On y trouve la même manière inédite de ne pas trop préqualifier la population-cible, sachant que c’est centralement des situations individuelles qui sont désignées par les textes et, plus largement, des catégories hétérogènes de populations impropres à être retraduites en « cibles » sociographiques définies a priori. On y perçoit la même façon d’introduire de l’indétermination dans les textes de loi par le biais de notions inédites, volontairement non juridiques telles l’isolement ou la solvabilité ou les capacités professionnelles. On y constate le même refus de rendre automatique et irréversible l’ouverture des droits, et de la faire dépendre des évolutions de la situation individuelle propre aux intéressés. On y entend la même revendication, désormais explicite, de moraliser l’aide sociale en renonçant à toute prescription normative pour définir les « vraies » familles ou les « bons » pauvres [11]. Désormais, ce sont des individus qualifiés de « responsables » dont on entend saisir la situation « au plus près ». Peu importe ici le format que ces différentes mesures vont adopter [12]. Il compte seulement de constater que le principe de proximité qui entend inspirer l’action administrative modifie la texture des règles. Il la change à la fois dans sa matérialité (catégories inédites, individualisation des droits) et dans son esprit (souci d’équité).
D’une organisation à une autre
5Une autre scène apparaît comme lieu d’expression d’une proximité à trouver : l’organisation du travail. Point de passage obligé pour tout projet de réforme des services publics, l’usager devient la cible de politiques de communication, d’enquêtes de satisfaction ou de réformes organisationnelles (Jeannot, 1998).
6L’idée de proximité invite à une personnalisation des traitements : les agents traitent désormais chaque affaire du début à son terme, alors qu’autrefois l’organisation prévoyait une division des tâches par type de réglementation et par activités de telle manière qu’aucun agent ne puisse maîtriser l’ensemble de la chaîne de traitements. Un changement important s’est donc opéré. Une hybridation entre back office et front office a été progressivement réalisée grâce à l’introduction de téléphones sur les bureaux, à l’organisation de roulements du personnel des services techniques aux guichets et à de nouvelles configurations de l’espace. En abattant les cloisons qui séparaient les zones de traitement et les zones de réception du public, en modifiant l’ancienne division du travail administratif, le modèle wébérien qui inspirait l’organisation bureaucratique a été remis en cause [13]. L’évolution des caisses de sécurité sociale et de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) est, sur ce point, révélatrice [14]. Ouvrir les portes d’une caisse d’assurance vieillesse, c’est aujourd’hui rencontrer des « conseillers-retraite » au contact direct du public alors qu’on y distinguait jusqu’au tournant des années 1990 des « agents des comptes individuels », des « liquidateurs », des « rechercheurs », des « agents de liaison », des agents ne traitant que les demandes de pension de première instance, des agents ne traitant que les demandes au titre de l’inaptitude au travail, etc. Pénétrer dans une agence locale pour l’emploi, c’est désormais croiser des conseillers « polycompétents » traitant indistinctement avec les demandeurs d’emploi et les entreprises élevés au rang de « clients », au lieu des anciennes spécialisations qu’assuraient des corps d’agents bien distincts : prospecteurs placiers, conseillers professionnels, chargés de relation aux entreprises. Ces orientations s’inscrivent plus largement dans des démarches qualité conduisant à s’engager sur des niveaux de services précis et à en évaluer la livraison : c’est le cas des « sept engagements retraite » que la Caisse nationale d’assurance vieillesse affichait en 1997 dans sa bien nommée politique « proxima » ou de la « Nouvelle offre de service » que l’ANPE a formalisée en s’inspirant des démarches qualité de normalisation et de certification.
7C’est cette réorganisation matérielle et symbolique des bureaux et des guichets qui, de cloisons disparues en espaces reconfigurés, de démarches qualité en politiques orientées client, modifie la nature du travail administratif et ceux qui l’accomplissent.
Les effets de la proximité
8Il est possible d’imaginer que les transformations décrites invitent l’agent à un exercice plus intelligent de la règle et une implication plus stimulante. Mais on peut aussi concevoir cette mobilisation comme fondamentalement ambiguë : ce qu’on gagne en adaptation pratique de la règle, on risque de le perdre en discriminations possibles, l’agent rencontrant quelques difficultés pour savoir exactement quoi demander et jusqu’où enquêter pour identifier clairement l’isolement, la solvabilité ou l’employabilité de l’usager [15]. C’est le risque de l’arbitraire qui apparaît, et le danger de rendre plus tendue l’intervention administrative qu’on croyait pourtant améliorer. De même, l’implication relationnelle des agents qui leur est désormais demandée peut permettre de dépasser des conduites jugées peu motivantes – l’évitement, le retrait, la neutralité, le détachement – mais elle peut tout autant faire disparaître des protections très utiles. En fait, les recherches aujourd’hui nombreuses qui s’appuient sur l’observation fine des pratiques de travail des agents insistent sur trois difficultés majeures.
Trois problèmes pour le travail et sa régulation
9Une des premières surprises qui saisissent le chercheur examinant le cours ordinaire du travail administratif concerne l’importance des questions que se pose le bureaucrate dès lors qu’il doit prendre une décision en droit. Alors qu’on aurait pu s’attendre à un univers de certitudes peuplé de routines infaillibles et de réponses toutes faites, on découvre un monde doucement paranoïaque où les demandes et les situations des usagers sont systématiquement « mises en quatre ». Suivre Jorge Munoz dans une caisse d’assurance maladie traitant de la gestion des déclarations des accidents du travail (Munoz, 2002), c’est constater combien la caractérisation de ces derniers suppose d’innombrables interrogations concernant le caractère professionnel de l’accident, la qualité du lien à l’employeur, les circonstances locales de l’événement : l’accident est-il survenu dans le cadre du lien de subordination ? Y a-t-il faute de l’employeur ? Est-elle intentionnelle ? Les procédures de déclaration ont-elles été respectée ? De même, accompagner Isabelle Sayn (1998) dans ses pérégrinations au sein des caisses d’allocations familiales, c’est constater combien la simple décision d’attribution d’une prestation suit un trajet souvent méandreux : quelles informations retenir ? quelles informations rejeter ? L’usager dit-il la vérité ? De certificats en témoins, d’attestations en enquêtes administratives, l’agent s’efforce d’accumuler des indices qui, de pièces en pièces, aboutissent à la consistance d’un cas juridique avéré. Cette part incertaine du travail administratif, que d’autres recherches ont souligné à propos des métiers publics touchant à l’évaluation [16], rappelle combien ni les règles ni les faits ne s’imposent d’eux-mêmes. Les règles de droit sont nombreuses et ne conduisent pas nécessairement à des définitions cohérentes d’une même situation [17] de sorte que l’agent peut hésiter au sujet de la règle à mobiliser. Quant aux « faits », leur reconnaissance peut rencontrer de réelles difficultés, dès lors que l’agent fait face à des informations apparemment contradictoires : une personne déclarant être seule et faisant état de faibles revenus mais partageant son logement avec quelqu’un d’autre doit-elle être considérée comme une personne célibataire ou en concubinage ? Une personne réclamant des prestations au titre d’enfants qu’elle élève mais qui ne sont pas les siens doit-elle être considérée comme l’allocataire ? Certes, les agents disposent d’indicateurs réputés objectifs : la déclaration fiscale, les bulletins de paie, les cotisations versées, l’état civil, etc. Mais c’est oublier qu’outre d’inévitables contradictions entre ces indices, le droit mobilisé est un droit des faits, qui invite l’agent à considérer la réalité précise de chaque situation. Proximité oblige. Le rapprochement physique des agents avec les usagers peut faciliter le travail, en permettant un formatage plus fin de la demande du public en conformité avec les contraintes réglementaires et administratives de la production administrative [18]. Mais il peut aussi le complexifier. En effet, au traitement des dossiers proprement dits se superpose désormais un impératif de négociation et de clarification, au téléphone ou au guichet, dont l’agent faisait auparavant l’économie, abrité dans un bureau sans contact avec l’extérieur [19]. La part de ce travail relationnel témoigne d’une certaine densité, contribuant à recentrer le travail sur des activités d’expertise et de conseil, notamment auprès d’usagers dont la particularité est de se rendre plus fréquemment au guichet parce que leur situation s’avère impropre aux traitements automatiques ou parce qu’ils disposent d’un savoir mal ajusté aux techniques administratives [20]. Ainsi, l’introduction du principe de proximité débouche sur un problème cognitif, au sens où il concerne la production et le traitement de l’information dans le travail de mobilisation du droit. La réorganisation du travail décrite plus haut peut assurer une certaine économie. Mais elle peut aussi déboucher sur de réelles difficultés. Que faut-il vraiment savoir ? Qu’est-il plus économique d’ignorer ?
10Un autre constat quant aux effets de la proximité concerne l’autonomie dans les rapports de travail. La sociologie des organisations a souligné l’importance des régulations sociales définies à la fois par des relations de contrôle et la constitution d’une autonomie possible (Reynaud, 1988), que cristallise le rapport hiérarchique. C’est pourquoi le retrait et l’évitement du face-à-face ne sont jamais, pour le sociologue, de simples traits de figure du comportement bureaucratique, mais désignent des protections dont se servent les personnels d’exécution pour se prémunir des arbitrages autoritaires et du favoritisme de l’encadrement (Crozier, 1964, 244). C’est aussi pourquoi la relation d’autorité se couvre d’enjeux de première importance, dans la mesure où elle constitue un point de passage obligé pour l’accès aux promotions. Elle apparaît comme la véritable scène où chaque membre de l’organisation parvient à définir sa position stratégique dans l’organisation dans un jeu continuel avec les autres. Mais l’entrée de l’usager dans l’enceinte administrative bouscule un tel jeu. Source d’incertitudes et de tensions, ce dernier déplace les intérêts et les relations de l’ensemble des protagonistes. Le rapprochement physique des agents avec le public oblige les personnels à inventer une multitude de micro-ajustements. Ainsi, aux coupures verticales qui séparaient l’encadrement intermédiaire et les personnels d’exécution s’ajoutent désormais les tensions horizontales de la relation de service. Le vécu subjectif des agents, fait d’intérêt et de craintes mêlés, résulterait de ce déplacement des rapports de force dans l’organisation. Il rappelle combien la proximité désigne un problème stratégique pour les intéressés, particulièrement sensible autour de la définition des normes de travail et des conflits qui opposent le traitement de masse des dossiers dont l’automatisation croissante rend possible un contrôle accru de l’agent par la machine, et la gestion personnalisée des relations avec l’usager devenues omniprésentes. Faut-il répondre de la meilleure façon possible, en recherchant la compréhension la plus fine possible de chaque situation au détriment des indicateurs de productivité ? Est-il préférable de traiter au plus urgent en se contentant de réponses superficielles dans le strict respect des exigences managériales de performance ? Mais comment, dans ce cas, faire face aux réclamations ou aux critiques des usagers ?
11Troisième constat : l’irruption de l’usager au guichet ou au téléphone représente pour les agents une source de dilemmes. La raison tient notamment aux convictions morales de l’agent et au choc que produit le contact devenu inévitable avec le public, soit parce qu’il fait face à des usagers incapables de comprendre et maîtriser les procédures administratives de sorte que la définition de la situation et la mobilisation de la règle deviennent malaisées, soit parce que la règle elle-même paraît entrer en contradiction avec ce que l’agent estime devoir faire de sorte qu’il se retrouve devoir agir à contrecœur. Tant qu’il demeurait retranché dans son bureau fermé sur l’extérieur, l’agent demeurait rarement confronté à ces troubles du travail, sinon de manière abstraite et sans implications immédiates le concernant. Mais dès lors qu’il est soumis au jugement de l’usager qu’il reçoit, derrière un guichet ou au téléphone, l’agent est conduit à clarifier son analyse auprès de son interlocuteur et à justifier ses décisions. Face à des demandeurs d’emploi peu qualifiés, démunis et angoissés sur leur avenir, quoi proposer ? Face à des assurés venus pour leur retraite mais dont l’agent découvre que le travail n’a pas été déclaré pendant d’importantes périodes, quoi répondre ? À ce titre, l’exposition à la pauvreté a été très justement rappelée et bien décrite par Vincent Dubois (1999), soulignant le problème moral qui naît de cette confrontation des agents des caisses d’allocations familiales avec un public inédit de populations précaires. Mais il importe de rappeler ici que c’est bien plus largement l’évolution de la réglementation et les transformations de l’organisation qui confèrent au travail un caractère problématique dont la régulation demeure à trouver, pris entre les exigences du droit volontairement plus ouvert, les contraintes de la prescription hiérarchique et la situation proprement dite.
Sur-réglementation et laisser-faire
12L’introduction d’une plus grande proximité dans la texture des règles et dans l’organisation interroge indiscutablement les pratiques des agents. Les troubles qu’on vient d’évoquer, qu’ils soient de nature cognitive, stratégique ou morale, soulignent la diversité des épreuves rencontrées dans le cours ordinaire de l’activité. Mais ce résultat ne présente qu’un intérêt limité. Après tout, beaucoup de métiers se caractérisent par d’innombrables contradictions : c’est leurs difficultés, mais aussi leur richesse. Quant au constat de tensions entre rationalité managériale et rationalité juridique, il n’est guère nouveau et a très bien été décrit autant par les juristes que par les sociologues [21]. C’est pourquoi la question ne porte pas tant sur les épreuves de l’activité que sur le travail nécessaire à réaliser pour y faire face [22]. Or, que constate-t-on ? Lorsqu’on rencontre les agents, il n’y a aucun doute sur leur motivation : comprendre l’usager, l’écouter, lui proposer des prestations auxquelles il a droit, clarifier avec lui sa situation et lui donner toutes les informations nécessaires. Seulement voilà, lorsqu’on les regarde agir derrière leur guichet ou depuis leur bureau, derrière leurs terminaux ou depuis le pool téléphonique d’où ils reçoivent le public, force est de constater qu’il en va autrement. Face à une requête qu’ils trouvent abusive mais qu’ils sont tenus de satisfaire, face à une demande légitime à leurs yeux mais que la loi ne considère pas, face à une situation qui les oblige à prendre une décision qu’ils réprouvent moralement, face à un usager aux interrogations complexes que les consignes de productivité ne permettent pas d’écouter vraiment, les agents paraissent troublés. Ils hésitent, conseillent à certains moments l’usager le mieux possible, se cantonnent dans une stricte réserve à d’autres. Ils doutent, ils font état de craintes. Ainsi, l’enquête d’Anne-Françoise Moliné et Serge Volkoff sur la santé des agents de l’ANPE et les conditions de travail (2001) révèle à la fois des appréciations positives très majoritaires sur leur métier et une progression importante de la fatigabilité et de la nervosité liée notamment au sentiment de devoir « traiter trop vite une opération qui demanderait davantage de soin » (p. 117). Ce constat d’une impression de bâcler et de devoir agir en situation d’urgence tout en exprimant un attachement fort et une satisfaction à l’égard de son travail rejoint très largement d’autres résultats d’enquête [23]. Ces troubles expriment moins une prétendue crainte des agents à l’égard des usagers que leur difficulté à pouvoir satisfaire les exigences d’un droit lui-même plus ouvert. C’est, du reste, pourquoi ils inspirent chez les dirigeants deux stratégies possibles : la sur-réglementation et le laisser-faire.
13La première stratégie consiste à définir de nouvelles règles destinées à recadrer le travail des agents jugé trop incertain. Ce renforcement bureaucratique peut être consenti par le législateur lui-même qui entend resserrer les interprétations de la règle qu’il a rendues plus souples par ailleurs [24]. Il peut aussi s’introduire en aval des décisions, à travers le développement d’un contrôle tatillon de l’allocataire entretenant alors un soupçon de fraude : visites au domicile, enquêtes de voisinage, appels à dénonciation [25]. Il s’exerce enfin en amont, à travers la production inflationniste de circulaires administratives et de notes internes. Le raisonnement est le suivant : pour assurer une prestation de qualité qui fasse l’économie des errances évoquées plus haut, il importe de donner aux agents des réponses claires qui leur permettent de prendre les décisions pertinentes. Du reste, les agents eux-mêmes se plaignent de l’absence de repères pour qualifier sans troubles excessifs l’état de célibataire d’un demandeur d’une allocation logement ou l’isolement d’un parent assumant seul la charge de ses enfants. Pour pouvoir décider, les caisses éditent alors localement de nouvelles instructions. Ces nouvelles consignes ne sont pas inscrites dans les textes et se superposent à la législation [26], elles peuvent entrer en contradiction avec cette dernière. Tel est le cas observé d’une caisse de retraite qui préférait interdire toute « provocation des droits », sous prétexte que la législation de l’assurance vieillesse est « soumise à demande » (les assurés ne perçoivent leur retraite que s’ils la demandent). Or, conformément à l’idée de proximité, les agents étaient en relation constante avec le public, de sorte qu’ils éprouvaient de singulières difficultés quand ils étaient au téléphone pour savoir exactement comment conseiller l’usager. La solution qui avait été trouvée reposait sur une bien curieuse pratique ; elle consistait pour les agents à s’assurer que la hiérarchie n’entende pas les informations qu’ils prodiguaient. Car c’est en chuchotant leurs conseils qu’ils parvenaient à concilier le traitement de la relation avec le public et les prescriptions de l’encadrement. Il n’est pas certain que de telles stratégies ne pas renforcent la capacité des agents à « faire face » et à inspirer des gestes de métier susceptibles de déboucher sur une culture professionnelle. On peut même penser le contraire. Si un retour vers un idéal bureaucratique est constaté, la stratégie de sur-réglementation qu’il inspire paraît d’une efficacité limitée, et peine à donner aux agents les ressources nécessaires pour gérer les contradictions de la proximité.
14Une autre stratégie existe toutefois ; elle consiste à laisser faire. Aussi paradoxale qu’elle puisse paraître, elle découle du constat de l’impossibilité assumée à maintenir un traitement automatique et identique pour tous depuis quelques prescriptions générales définies « d’en haut ». La nécessité d’une liberté d’invention au niveau local renforce les responsables dans leur conviction : seul le principe de proximité doit guider les pratiques des agents, et il serait absurde de définir a priori les termes des ajustements à mettre en œuvre. Il n’est toutefois pas certain que les agents disposent des ressources suffisantes pour déployer les stratégies nécessaires à une telle recomposition de leur métier. Parce que les épreuves du travail administratif ne font l’objet d’aucune reconnaissance, c’est l’activation des ressources personnelles qui devient l’ultime stratégie possible. Et parmi ces ressources, il y a les lieux communs et les stéréotypes de toutes espèces qui, ayant l’avantage d’être partagés ou de passer pour l’être, assurent une régulation collective possible des pratiques. C’est notamment le cas des manifestations xénophobes et des croyances racistes que l’on rencontre parfois chez les agents. Un tel constat peut surprendre. N’avons-nous pas insisté sur leur attachement aux valeurs de service public [27] ? Mais l’observation fine du travail révèle comment, même rétifs à toute disposition raciste, les agents se sentent peu à peu gagnés par un sentiment qu’ils réprouvent. Comme si le racisme avait quelque chose à voir avec le travail de guichet et l’incapacité de l’organisation à penser ses contradictions [28]. Comme si les discriminations possibles qui en découlent, avaient partie liée avec la difficulté des agents à dépasser la seule expérience sensible de leur confrontation à des populations stigmatisées qui, sous prétexte qu’elles paraissent surpeupler les halls de leurs guichets, leur font oublier toutes les autres que traitent directement leurs ordinateurs [29]. Comme si l’attitude vis-à-vis du racisme avait moins à voir avec les dispositions personnelles qu’avec la manière dont le travail est collectivement agencé [30].
15On mesure ici combien le principe de proximité n’affecte pas seulement les règles de droit et l’organisation du rapport à l’usager, mais bien le travail administratif lui-même. Or, bien qu’elle demeure essentielle, la considération de ce travail est restée largement ignorée. Les deux stratégies, la sur-réglementation et le laisser-faire, témoignent de cette méconnaissance. Mais elles renvoient plus largement aux analyses constituées de l’administration et du politique et à la manière dont le travail des bureaucrates de base a été pensé.
Comment penser le travail administratif ?
16Bien que l’appareil d’État désigne un objet consacré des sciences sociales, il a curieusement été très peu abordé sous l’angle du travail administratif. Certes, les recherches explorent depuis longtemps les jeux stratégiques des acteurs et les rapports de pouvoir [31], des itinéraires biographiques des agents et leurs trajectoires sociales [32] et même, plus récemment, les interactions des professionnels avec les usagers [33]. Mais c’est un voyage qui n’a guère concerné frontalement le travail administratif. Précisons.
Le travail administratif en question
17Formellement, le travail des fonctionnaires consiste en l’application objective des règles de droit. Cette définition renvoie aux principes qui organisent l’intervention des agents : neutralité éthique, égalité de traitement, désintéressement. C’est la condition pour que ces derniers apparaissent comme transparents, bras armé et fidèle du législateur. On comprend, dans ces conditions, qu’il n’y ait guère d’intérêt à aller voir ce que font les agents, puisqu’en théorie, ils ne font rien. Certes, chacun pourra soupçonner que cette transparence n’est jamais totale. On pourra même concevoir que les agents réalisent une activité imprévue, mais ce travail est généralement placé sous le sceau de la « bienveillance » [34], correctif salutaire qui donne aux rouages de la machine administrative quelque souplesse indispensable sans remettre en cause le modèle. Cette description, portée notamment par le droit et la science administrative, demeure toutefois contestée par la sociologie. Pour cette dernière, les membres d’une même organisation ne se conforment jamais aux règles qu’ils devraient servir et se livrent à une activité rationnelle de négociations et de calculs. Dès lors, le droit n’apparaît plus comme le principe de détermination centrale des modes d’intervention de l’administration. Il est plutôt réduit à un vecteur d’obligations parmi d’autres. Et si la rhétorique du désintéressement continue à être exprimée, elle sert avant tout à légitimer des jeux autour de la règle. Dans cette perspective, les activités réelles de travail de l’agent n’ont pas besoin d’être prises en compte : seul importe le résultat, à savoir les écarts avec droit et le jeu des rapports de pouvoir qu’ils révèlent. Ce constat vaut pour la sociologie des organisations soucieuse de restituer les jeux et les stratégies des acteurs, mais il vaut aussi pour l’étude des métiers d’État [35].
18Ainsi, les deux perspectives juridique et sociologique paraissent se réduire à l’alternative du droit et du non-droit, faisant toutes l’impasse sur le travail administratif lui-même. Cette absence de considération n’aurait rien de bien gênant si les modes d’intervention publique demeuraient inchangés, dédiant aux agents de base l’application stricte de programmes décidés d’en haut. Mais l’introduction du principe de proximité dans le droit et dans l’organisation concourt à donner au travail des agents de base une place et une importance renouvelées. Elle contribue à augmenter localement l’espace de leurs décisions et oblige à saisir méthodiquement ce qui s’accomplit concrètement lorsqu’ils ouvrent leurs chemises de carton, inventorient les pièces de leurs dossiers, manipulent leur ordinateur, formulent une solution, prennent leur décision et parviennent ainsi à dire le droit [36]. C’est pourquoi une attention sérieuse à l’épaisseur du travail administratif lui-même, à sa matérialité, pourrait bien être salutaire.
19Heureusement, des recherches commencent aujourd’hui à combler ce manque : – en sémiologie, avec celles de Béatrice Fraenkel (1992) sur l’histoire de la signature et de son efficacité quasi magique qui inscrit, au moyen d’une trace, le scripteur dans le texte lui-même, marque ainsi les documents et les transforme en actes juridiques [37] ; – en science administrative, avec Danièle Bourcier (1995) sur les incidences de l’informatisation et l’implantation de systèmes-experts sur le raisonnement juridique et la prise de décision ; – en histoire, avec Delphine Gardey (2001) sur l’invention du « bureau moderne », les innovations techniques, organisationnelles et sociales du travail administratif [38] ; – en sociologie, avec nos propres travaux sur l’État au guichet (Weller, 1999) ou le récent ouvrage de Bruno Latour (2002), qui dénoue le fil des décisions du Conseil d’État en restituant les délibérations des hauts fonctionnaires et l’immense travail d’écriture et de mise en forme qu’elles supposent [39]. Cette considération du travail administratif rejoint notamment les préoccupations des recherches en ethnométhodologie dont un des objets centraux a été l’étude des pratiques et des raisonnements de professions juridiques. Même si ce courant sociologique ne constitue encore trop souvent qu’une référence de principe [40], il n’en a pas moins inspiré des recherches particulièrement éclairantes sur ce qui se passe devant et derrière les guichets. Le travail des agents d’un service d’aide sociale de la Metropolitan County Bureau of Public Assistance que Zimmerman observe durant plusieurs mois lui permet de s’intéresser aux modes de sélection (eligibility) que les agents adoptent pour attribuer une aide à un demandeur. Il restitue les routines de travail nécessaires que les personnels ont mises au point pour comprendre la situation des usagers et coopérer avec eux. Il montre combien l’écart éventuel par rapport à la règle n’est pas le signe d’une transgression mais, au contraire, l’expression d’une capacité à inventer in situ des propositions raisonnables en mesure de satisfaire les exigences de la règle [41]. Ainsi, l’étude des activités réelles de travail permet de se déprendre de l’opposition droit/passe-droit. Ou plutôt, elle permet de saisir ce que Lascoumes et Le Bourhis, dans une critique de l’article de Bourdieu évoqué plus haut, ont appelé très joliment les « passes du droit » (1996). D’abord, de telles approches présentent l’intérêt de prendre le droit au sérieux, refusant de le réduire à un bloc monolithique de règles dont l’exercice pourrait être énoncé dans les termes simplistes de la légalité et de l’illégalité, du permis et du défendu. Ensuite, elles ont l’avantage de restituer la complexité du travail de l’agent autrement plus élaboré que ne le laisse penser l’idée qu’il « applique » des règles (ou s’en détourne). En fait, pour définir les cas auxquels il a affaire et mobiliser la règle, l’agent réalise ce que les juristes appellent une démarche de qualification.
Un travail de qualification
20Observer l’agent administratif travailler, c’est remarquer que les faits à propos desquels il doit se prononcer ne sont pas donnés d’avance et supposent d’être « établis ». En interagissant avec l’usager, en lui réclamant certaines pièces justificatives (déclaration fiscale, relevé de cotisations, bulletins de salaire, décisions de divorce, livret militaire, livret de famille, certificats de santé, etc.), mais aussi en portant l’attention sur certains détails (type de logement, liens avec la famille, etc.), l’agent se livre à un authentique travail de qualification consistant à affecter les faits patiemment définis à une catégorie juridique préétablie pour en déduire les conséquences de droit. Ainsi l’agent doit-il estimer qu’il a bien affaire à une personne isolée, un célibataire sans revenu, un couple homosexuel, etc. Or, une telle activité ressemble à une opération juridique à part entière, comparable à celle que réalise n’importe quel magistrat. C’est le constat que pose Isabelle Sayn à propos de l’activité des caisses d’allocations familiales (2000) [42], l’importance de ce travail de qualification étant particulièrement visible lorsque l’agent doit se prononcer sur la nature d’un transfert d’argent d’un ex-conjoint (s’agit-il d’une pension alimentaire ?), sur la charge des enfants confiés à un tiers ou sur l’isolement d’un allocataire, sachant que les critères pour définir ce dernier impliquent tantôt la résidence, tantôt les relations affectives voire sexuelles, tantôt les ressources économiques. De même, le travail de qualification paraît omniprésent dès lors que surgit chez l’agent le soupçon d’une fraude. Face à de fausses informations ou à des contradictions constatées dans le dossier, l’agent doit s’efforcer de distinguer la négligence d’un acte intentionnel.
21Observer les agents d’un service public comme la Sécurité sociale travailler, c’est donc rendre compte du travail de qualification qu’ils accomplissent vraiment. Mais c’est aussi constater qu’un tel travail demeure ignoré. En effet, face aux troubles de l’agent, les réponses demeurent la sur-réglementation ou le laisser-faire, c’est-à-dire d’un côté la réduction formelle de l’espace des qualifications possibles et, de l’autre, son déni. C’est pourquoi, lorsqu’une incertitude fait surface quant à la qualification à opérer, les directions s’efforcent de recadrer strictement l’activité de ses agents. À travers des commissions spécialisées, des guides, des classeurs, c’est tout un « suivi législatif » qui est assuré et qui impose, chaque semaine, de nouvelles instructions. C’est ainsi qu’en matière de suspension des versements des allocations ou de caractérisation de la cohabitation de deux personnes non mariées, d’appréciation de la charge d’enfants ou de l’isolement d’un parent, une réglementation toujours plus précise entend recadrer le travail des agents. Ce processus, dont Sayn rappelle qu’il procède juridiquement par voie d’interprétation, entretient le déni d’un réel espace de décision qui, faute d’être assumé, débouche sur la production de « qualifications sauvages » (Sayn, ibid.). Les pratiques de chuchotement des agents évoquées plus haut à propos des « provocations des droits » sont là pour le rappeler. Mais elles rappellent aussi que l’accomplissement des activités de qualification dépend étroitement de l’organisation et des modes de management. Bref, si l’activité juridique, qui constitue une part centrale du travail administratif, a quelque chose à voir avec ce que font les guichetiers, elle dépend aussi des guichets.
Qu’est-ce qu’un guichet ?
22Il y a deux usages courants du guichet dont il convient de se déprendre. Le premier consiste à en faire un instrument, le guichet devenant le moyen par lequel les agents parviennent à créer une certaine distance avec l’usager et mobiliser le droit en toute objectivité. En tant que tel, le guichet ne serait donc qu’une réponse technique visant à conformer l’action du bureaucrate à la théorie de l’action publique largement développée selon laquelle l’administration se cantonne à un rôle d’application des règles. Le second usage définit le guichet comme une scène, un espace d’interactions entre un fonctionnaire et un usager dont il importerait de restituer les tribulations, les jeux et autres arrangements. C’est là une considération couramment assumée par la sociologie, pour laquelle l’objet de toutes les attentions demeure le bureaucrate en personne, avec ses croyances, ses intérêts, mais qui demeure peu attentive à la place et aux rôles des dispositifs techniques desquels dépend pourtant une part de son action : dans de telles descriptions, le guichet n’apparaît qu’en arrière-plan, comme un simple décor. Cette double lecture autorise des oppositions convenues entre une science administrative soucieuse du système censé servir le droit, et une sociologie attentive aux acteurs, à leurs calculs et à leur expérience. De telles préoccupations sont parfaitement nécessaires. Elles sont même indispensables si l’on veut raisonnablement s’interroger sur les effets des politiques de modernisation menées depuis quelques années dans les services publics. Mais elles négligent trop l’importance des guichets. Ou plutôt, elles négligent leur intervention dans le travail de qualification accompli par l’agent. Car c’est bien ce qui apparaît, dès lors qu’on renonce aux oppositions application/détournement du droit et qu’on examine avec attention le travail bureaucratique en train de se faire : le guichet occupe une place singulière qui n’est ni celle d’un instrument ni celle d’une scène. Précisons.
23Le guichet configure un certain mode de rapport au public et contribue à définir aussi bien les usagers que les bureaucrates. Immédiatement perceptible à travers un ensemble matériel de murs, de cloisons et de vitres, il est aussi un ensemble humain : sans le personnel dédié à le rendre opératoire, le guichet n’est rien. Par ailleurs, le guichet s’inscrit dans une plus vaste organisation et produit une activité en coordination avec le reste de la production administrative : suivi de dossiers, technologies informatiques, indicateurs de gestion, etc. Composé de ressources matérielles, humaines et symboliques, le guichet apparaît comme un agencement hybride destiné à dire le droit [43]. Le travail de qualification qu’il suppose de la part des agents a la qualité de ses ressources. Ainsi, les troubles cognitifs, stratégiques et moraux que nous décrivions plus haut ont directement à voir avec les contradictions internes de l’agencement. Dans ses travaux sur la justice, Garfinkel (1967) soulignait l’importance de ce cadre : les jurés de Wichita dont le sociologue décrit les délibérations ne rendent pas justice parce qu’ils « seraient plus sages ou plus avertis, mais parce qu’ils sont des citoyens lambda » pris dans un agencement qui configure leur action et leur raisonnement de telle manière à produire la justice. Ce constat rejoint très largement celui que Latour formule à propos du devoir d’hésitation des conseillers d’État : leurs sempiternels doutes – avons-nous bien jugé ? devons-nous encore travailler ? – a moins à voir avec leurs dispositions morales individuelles qu’avec les dispositifs matériels et humains de mise à l’épreuve de leurs échanges et de leurs propositions. L’hésitation est collective, inscrite dans une division du travail, une fabrication lente et laborieuse de dossiers, dans des salles, des couloirs et des bureaux. Pour donner corps à la justice, l’hésitation suppose une matérialité, une inscription dans des dispositifs qui se prolongeront jusqu’à la rondeur et l’onctuosité des manières de parler des hauts fonctionnaires du Palais-Royal.
24Ce constat vaut aussi pour les guichets [44]. La justesse de l’intervention des agents est moins du côté de leurs croyances et de leurs représentations que du côté des agencements et de l’action qu’ils permettent. C’est la raison pour laquelle c’est l’ensemble du dispositif qu’il faut saisir, depuis les échanges dans les permanences d’accueil jusqu’aux services notifiant la décision ultime de l’administration. La production de décisions justes n’émane pas des agents en tant que tels, mais de guichetiers pris dans cet agencement qui, depuis ses ressources composites, « “agit” et “pense” à sa manière propre » (Girin, 1995, p. 246-247). À ceci près qu’à la différence des conseillers d’État, les bureaucrates de base ne sont pas formellement soumis à un devoir d’hésitation mais à un impératif de productivité, invités à étudier leurs dossiers promptement dans le cadre d’une production industrielle. La différence est de taille. À l’opposé des hauts fonctionnaires, les agents de base n’ont pas la théorie de ce qu’ils font. Certes, ils accomplissent un réel et authentique travail de qualification, mais formellement leur mission demeure celle d’une application mécanique des textes. Certes, ils réalisent un travail d’autant plus conséquent que le principe de proximité a été introduit dans les textes et dans l’organisation, mais c’est un travail que les instruments de gestion industrielle et la doctrine du droit public contribuent à effacer, réduisant leur étude à une opération de saisie et de constat des faits. La production accrue de dilemmes, le constat de « qualifications sauvages » ou l’expression d’une certaine tension nerveuse renvoient aux incohérences de cet agencement qui, entre sur-réglementation et laisser-faire, ne donne aux agents d’autres solutions pour s’acquitter de leur mission que de « prendre sur eux-mêmes ».
25Ce constat n’a toutefois rien d’inévitable, et la solution ne consiste pas à transformer les agents de base en d’augustes conseillers aux décisions lentes et solennelles. Dans le cadre d’une gestion de traitements de masse, il demeure possible d’imaginer un cadre qui concourt à doter les agents de ressources mieux ajustées pour qualifier collectivement les affaires qui se présentent à eux. C’est le cas notamment lorsque les agents parviennent à discuter de leurs pratiques pour élaborer de nouvelles normes de travail qui tiennent compte de ce qu’ils font vraiment tout en se dotant d’une mémoire collective des cas auxquels ils sont confrontés. Il y a là une manière non seulement de partager leur interprétation de la règle et à comparer ce qu’ils font, mais aussi d’accumuler des expériences servant de précédents sur lesquels s’appuyer pour constituer ainsi une sorte de jurisprudence locale. Cette perspective, déjà envisagée et commentée par Antoinette Chauvenet et Françoise Orlic (1988) à propos des professionnels du secteur médico-social intervenant auprès de l’enfance, contribuerait à la constitution d’un « milieu » professionnel et permettrait aux agents de n’avoir pour seule ressource que leur for intérieur pour arbitrer [45].
26Le travail des agents de base de l’État a fait l’objet de nombreuses explorations. Depuis une quinzaine d’années, sociologues – mais aussi économistes, ergonomes et psychologues du travail – ont insisté, chacun à leur manière, sur les transformations de l’organisation et les mutations professionnelles consacrant l’accueil, les activités de conseil ou la qualité de service. Cette « révolution », qui affecte notamment les métiers du secteur public, a été précisément décrite à propos des entreprises publiques (Piotet, 2002) ou des emplois de médiation, d’accompagnement de projet ou d’évaluation qui ont émergé récemment et expriment de nouvelles modalités d’intervention publique. Mais elle concerne aussi le travail administratif dans ce qu’il a de plus ordinaire, avec ses bureaucrates et leurs dossiers de papier. L’idée de proximité, qui nous a servi de fil conducteur pour en dessiner les déplacements et les différents problèmes, nous a permis de dégager trois résultats importants.
27Le premier concerne la centralité du travail des agents de base. Tout se passe comme si les finalités des politiques que porte le droit ne pouvaient être atteintes qu’au prix d’un travail singulier de plus en plus important. Ce travail, que l’on repère lorsqu’on regarde les agents traiter leurs dossiers, ne se réduit pas à un simple travail d’adaptation des règles. Il consiste à dire le droit. Si ce constat écorne quelque peu l’image du fonctionnaire transparent ne faisant rien d’autre qu’appliquer mécaniquement les textes, il tranche aussi avec l’idée que l’action bureaucratique procéderait par dérive ou transgression de la prescription, selon l’inévitable discrétionnarité du travail des street level bureaucrats mise en évidence par Michael Lipsky (1980). En fait, à mesure que les indéterminations de la règle se font plus grandes et que l’organisation du travail devient plus poreuse, le travail de qualification juridique gagne en épaisseur et en complexité. Seul problème : il demeure largement non reconnu.
28Il existe, en effet, un important décalage entre les contraintes de l’activité pratique – décrire la situation de l’usager, la qualifier juridiquement, expliquer et justifier sa décision, rassurer au besoin, conseiller – et les exigences de l’organisation dont l’horizon d’intelligibilité demeure industriel et technique, comme si les bureaucrates n’étaient rien d’autres que des gestionnaires de piles chargés d’appliquer mécaniquement le droit. Ni le travail juridique de qualification, ni l’activité strictement relationnelle ne sont vraiment pris en compte, comme si la plus grande part de ce qui arrive devant et derrière les guichets n’existait pas et se trouvait cantonnée à une relative clandestinité. C’est là un deuxième résultat qui débouche sur le constat d’une réelle difficulté des agents à pouvoir inventer collectivement des stratégies efficaces pour maîtriser les incertitudes de leur travail.
29Ces difficultés invitent à se déprendre des commentaires les plus convenus quant aux transformations du travail des petits fonctionnaires, censés passer d’un idéal d’égalité à un idéal d’équité, ou encore d’une culture du retrait à celle de l’engagement et de la responsabilité. De même, elles conduisent à se démarquer des considérations consacrées sur l’idée de proximité, opposant à cette dernière synonyme d’adaptabilité, de souplesse et d’autonomie, la distance associée à la lourdeur et à l’inertie. Ces oppositions demeurent factices : les évolutions de l’organisation bureaucratique mêlent autonomie dans le travail et contrôles accrus, plus grande indétermination des règles et sur-réglementation. Le « manque de recul » qu’évoquent les agents à propos de leur travail rappelle l’intérêt de réfléchir sur la tension distance/proximité plutôt que d’en opposer les termes, non seulement pour rendre compte de l’expérience et du vécu des agents de base, mais aussi pour s’interroger sur la qualité de l’organisation dont procède le travail administratif et le droit qu’ils disent. À cet égard, l’exploration de ce qui se produit dans les bureaux et derrière les guichets apparaît comme une perspective utile pour saisir les fondations des institutions d’État, la manière dont elles s’incarnent concrètement, entrent en crise et se renouvellent.
Notes
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[1]
Cet article prolonge une réflexion présentée au VIIe Congrès de l’Association française de science politique, à Lille les 18-21 septembre 2002.
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[2]
Outre nos propres enquêtes menées au sein d’organismes de sécurité sociale, nous nous référons aux résultats du séminaire que nous avons animé en 2002-2003 avec Christian Garbar et Solveig Grimault pour la DGAFP (ministère de la Fonction publique) sur la conscience professionnelle de l’agent public.
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[3]
À propos de cette distinction et de son inscription dans les textes législatifs des CAF, voir Sayn (1998, p. 104-107).
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[4]
Ainsi, en tant qu’époux, les conjoints se doivent fidélité. De là découle l’application de la présomption de paternité du mari sur les enfants nés de son épouse. Peu importe de savoir si cette obligation de fidélité est respectée ou non : les conjoints peuvent ne plus être ensemble, vivre des amours séparées, résider l’un en France et l’autre aux antipodes sans aucun espoir de se retrouver. Seul le statut d’époux d’un couple marié importe.
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[5]
Notre propos reprend ici très largement l’argument développé par l’auteur.
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[6]
C’est plus largement le principe de subsidiarité qui est ici investi. Pour une histoire de ce principe au fondement de la doctrine sociale de l’Église, voir Millon-Delsol (1992).
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[7]
Pour une observation située de ces modes d’attribution et des connaissances qu’elles supposent, voir Ogien (1999).
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[8]
À propos de cette politique, décrivant le passage de l’ « aide à la pierre » à l’ « aide personnalisée au logement », voir Bourdieu (1990).
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[9]
Voir Rapport Bloch-Lainé, Commission de réflexion sur les aides publiques au logement, ministère de l’Équipement, du Logement, des Transports et de la Mer, 1989, p. 71, cité in Ogien (1995), p. 112.
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[10]
On retrouve parmi les concepteurs de la mesure les mêmes membres du réseau de la CNAF qui se trouvaient à l’initiative de l’API.
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[11]
Il faut se souvenir que l’aide sociale a été longtemps critiquée pour son aspect discrétionnaire. Voir à ce propos les analyses critiques des années 1970 développées par Jacques Donzelot ou Robert Castel. En effet, les politiques sociales reposaient sur, d’un côté des mesures légales automatiques et générales (allocations familiales) et, de l’autre, une aide sociale « extralégale » sujettes à de nombreuses critiques. Les prestations telles que l’API remettent en cause cette distinction et déplacent les termes du débat à propos du caractère discriminatoire des mesures.
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[12]
Bien que nous ne les abordions pas ici, ces différences sont de taille. Ainsi, l’API se définit comme une prestation légale distribuée suite à une décision administrative au vu des droits de l’intéressé. Avec le RMI ou le PARE, c’est l’idée de contrepartie qui est introduite, à travers le format contractuel de la mesure.
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[13]
Pour un réexamen des fondements de l’organisation bureaucratique, voir Françoise Dreyfus (2000).
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[14]
Pour une approche comparée des politiques de modernisation entre les deux institutions, voir la thèse de Françoise Pigeon (2002).
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[15]
Sur cette dernière notion, voir le cas du RMI et des commissions locales d’insertion observées par Astier (1997).
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[16]
Voir Nicolas Dodier à propos des inspecteurs du travail (1989) ou, plus récemment, la thèse de Laure Bonnaud (2002) à propos des inspecteurs des installations classées.
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[17]
Les responsables rappellent régulièrement que les caisses d’allocations familiales gèrent 21 prestations légales qui représentent 15 000 règles de droit. Chaque prestation impose un mode d’appréciation des revenus et de définition de la situation qui lui est propre.
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[18]
C’est, par exemple, le sens de la « préliquidation » en matière de retraite qui invite les agents à contacter les salariés en fin de carrière pour étudier leurs droits et proposer une première estimation du montant de leur pension. Ces échanges assurent une prévention des cas difficiles et des délais de traitement plus courts quand la date fatidique du départ arrive.
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[19]
Seuls 25 % des agents de l’ANPE déclarent disposer d’un « local personnel », et 41 % d’un « local de travail personnel » (Moulinié et Volkoff, 2001, p. 112). En fait, la plupart des agents travaillent sans disposer de bureaux individuel ou collectif. Dotés d’un casier et d’un chariot à roulettes, ils ressemblent à des employés nomades qui s’ajustent au gré des fluctuations de la demande et des postes disponibles.
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[20]
Ces cas sont généralement perçus comme des « cas lourds », c’est-à-dire des cas pour lesquels le travail de traduction – passer de l’usager en personne à une prestation à verser – ne parvient pas à déboucher sur une définition stable de la situation (l’allocataire est-il véritablement célibataire ? élève-t-il les enfants qu’il déclare ? ne bénéficie-t-il pas de revenus annexes ?) de sorte que le traitement débouche toujours sur un échange supplémentaire d’informations et de papiers. De fait, les dossiers s’alourdissent. On mesure alors tout le bon sens dont témoignent les agents en considérant qu’un cas lourd, c’est « un cas qui fait plus de 15 cm d’épaisseur » (Weller, 2000).
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[21]
On pense respectivement à Chevallier et Loschak (1982) et à Laufer et Paradeise (1983). Plus récemment, voir Caillosse et Hardy (2000), qui s’interrogent sur les conséquences des pratiques managériales récentes sur l’architecture classique du droit public.
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[22]
Le travail renvoie précisément à cette part d’invention, de création qui échappe ou résiste à la prescription. Siège de savoirs implicites et de routines, il n’est donc pas immédiatement visible, et les approches psychologiques parlent à son égard d’ « énigme » (Dejours, 1996). Une des questions est alors de savoir dans quelles mesures ce travail procède d’une régulation collective, de connaissances partagées à même de donner consistance à ce que Yves Clot appelle un « genre professionnel » (1999), une culture de métier qui assure aux intéressés de savoir quoi faire dans l’épreuve et de trouver les mots pour le dire.
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[23]
Pour une comparaison plus large, voir Baudelot et Gollac (2003) dont l’enquête montre qu’une pression fortement ressentie des contraintes sur le travail peut aller de pair avec un certain bonheur, même si la préservation fragile du bien-être personnel engage un coût et peut déboucher sur la manifestation de troubles de santé.
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[24]
Ainsi, à propos du RMI, le texte de loi décrit de manière détaillée les formes possibles de l’insertion, de sorte qu’il finit par ressembler paradoxalement à des règlements d’organisation (Choquet et Sayn, 2000, p. 124)
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[25]
Ce soupçon se porte naturellement sur les bénéficiaires dont la qualité des prestations fait l’objet d’une faible définition juridique, comme l’isolement (Ogien, 1995, p. 120). Sur le statut des lettres de dénonciation dans le travail des contrôleurs des caisses d’allocations familiales, voir les travaux d’Anne-Lise Ulman (2003).
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[26]
Ainsi, pour savoir quand arrêter le versement des allocations familiales, les textes imposent une limite d’âge et de revenus. Les parents bénéficiaires doivent avoir la charge de deux enfants minimum. L’âge limite est de 20 ans, et un enfant n’est plus considéré à charge quand il perçoit un revenu professionnel supérieur à 55 % du SMIC mensuel. Mais que faire quand il s’agit du stage d’été d’un étudiant ou d’une activité saisonnière ? Pour savoir s’il faut arrêter le versement ou « leur laisser les vacances », les agents demandent la déclaration fiscale du parent pour vérifier que l’enfant demeure bel et bien à la charge de l’allocataire. Cette exigence, consignée dans une note interne, n’est inscrite nulle part dans la réglementation (art. L 512-1 et 512-2 du Code de la Sécurité sociale).
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[27]
Il faut toutefois considérer qu’en toute rigueur, l’affirmation d’un attachement à la justice et la pratique informelle de discriminations n’est pas contradictoire. Un agent qui estimerait que les personnes d’origine étrangère sont avantagées par rapport aux personnes de nationalité française, et qui n’hésiterait pas à prendre en considération ce critère dans le soin qu’il accorde au traitement de leur situation, agirait de son point de vue en équité sans contestation possible. On mesure ici que le seul constat d’un « agir en équité » chez les agents de base, comme cela a été avancé par Warin, paraît très insuffisant au regard des pratiques réelles de travail.
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[28]
Nous renvoyons ici à l’analyse de Philippe Davezies sur les agents des caisses primaires et les croyances xénophobes (2003).
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[29]
À propos de trop rares travaux sur le sujet, c’est généralement le déficit de morale professionnelle qui est souligné. Voir sur ces questions le rapport de l’URMIS (1998) ou le rapport Bélorgey (1999).
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[30]
C’est une analyse inverse qui est généralement avancée : les croyances racistes ou humanistes renverraient à des dispositions culturelles incorporées par les agents lors de leur socialisation à l’extérieur de l’organisation. C’est, par exemple, l’analyse désormais classique de Peter Blau sur la bureaucratie lorsqu’il suivait ses dix-huit fonctionnaires pas à pas et constatait que certains, plus que d’autres, étaient sensibles aux injustices dues à des discriminations raciales : si Mister Dill agit effectivement de sorte à réduire cette discrimination plus que ne le fait Miss Degraff, c’est parce qu’il est lui-même noir (1955, p. 70-73).
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[31]
On pense ici à toute la tradition de la sociologie des organisations ou des politiques publiques dont les descriptions tranchent avec une vision rigide et monolithique de l’administration, ou en surplomb. Le premier ouvrage de Michel Crozier est consacré aux petits fonctionnaires (1955).
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[32]
L’approche sociologique de Pierre Bourdieu a inspiré des recherches détaillées sur les agents de base de l’État comme, par exemple, les instituteurs et les éducateurs (Muel-Dreyfus, 1983), et constitue une référence très utile pour des travaux récents soucieux de compléter la connaissance de ces métiers du service public en les replaçant dans des trajectoires biographiques. Voir l’ouvrage déjà cité de Vincent Dubois sur les guichetiers des caisses d’allocations familiales (1999) ou celui de Marie Cartier sur les facteurs (2003).
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[33]
De nombreux travaux se sont intéressés, depuis une quinzaine d’années, à la modernisation des services publics et au travail des agents au contact avec les usagers. Pour une recension de ces recherches, voir notre article (Weller, 1998).
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[34]
Ainsi, à propos des agents des caisses d’allocations familiales, Catrice-Lorey rappelle que « (...) leur rôle ne peut être celui de simples exécutants : dans les décisions individuelles d’application qu’ils prennent, la marge de souplesse et d’initiative dont ils disposent doit les conduire à assumer une fonction essentielle d’ajustement entre les règles, d’une part, et la grande variété des situations particulières des intéressés d’autre part (...). En ce sens, nous dirons qu’entre les bénéficiaires potentiels et les règles, les Caisses ont à jouer un rôle d’intermédiaires actifs et bienveillants, s’efforçant dans un esprit de collaboration avec leurs ressortissants de les aider à accéder plus aisément aux droits qui leur ont été reconnus » (1973, p. 28).
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[35]
Bourdieu rappelle que l’agent public sert autant la règle qu’il s’en sert, et la mobilise comme une « arme » en veillant tantôt à son application rigoureuse, tantôt en autorisant des exceptions. Dès lors, l’intelligibilité des notions d’intérêt général ou de service public disparaît, puisqu’elles ne sont, pour Bourdieu, que des masques destinés à faire passer le particulier pour de l’universel : « On comprend (...), explique l’auteur, que ces agents avaient intérêt à donner une forme universelle à l’expression de leurs intérêts particuliers, à faire une théorie du service public, de l’ordre public, et à travailler ainsi à autonomiser la raison d’État par rapport à la raison dynastique, à la “maison du roi”, à inventer la Res publica » (1994, p. 130).
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[36]
On trouve là une propriété spécifique du droit qui est de devoir toujours se dire. Jurisdictio : d’abord le droit se dit.
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[37]
Il en résulte l’importance de l’activité de signature et de « mise à signature » dans l’administration. À propos de ses observations des pratiques de la haute administration, Jean-Michel Eymeri (1999, p. 649-650) note avec ironie que « dès le milieu de l’après-midi, toute l’activité bourdonnante de la maison se résout en quelque sorte, presque majestueusement, dans la “remontée des parapheurs” qui condensent la production écrite de la journée et la portent à la signature de la hiérarchie, apposition de paraphes qui va transmuer ces écrits de produits internes en “courrier-sortie” : la boucle est bouclée ».
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[38]
L’auteur s’intéresse ainsi à la « révolution invisible » qui, après la Première Guerre mondiale, substitue de vastes pools de femmes, jeunes dactylos aux tables alignées assises derrière leur machine à écrire, remplissant des fiches et soumises au rendement, aux cabinets de la fin du XIXe peuplés d’hommes en costume allant et venant, travailleurs qualifiés écrivant à la plume, perchés sur leur tabouret derrière des pupitres inclinés pour consigner scrupuleusement leurs actes dans des registres. Sur l’histoire plus spécifique des technologies bureaucratiques et notamment de l’emblématique machine à écrire, voir Ribeill (1982) et Gardey (1999).
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[39]
Sur la place des écrits industriels et le rapport au langage oral dans les organisations, voir aussi Borzeix et Fraenkel (2001).
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[40]
L’ouvrage fondateur de ce courant (Garfinkel, 1967) n’a jamais été traduit en français. Le seul dossier de langue française, à notre connaissance, consacré à cette perspective de recherche appliquée au droit a été proposé par Baudouin Dupret (2001). Pour un regard de juriste sur les pratiques juridiques depuis l’ethnométhodologie, voir Gilda Nicolau (1997).
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[41]
« The use of formally prescribed procedures viewed from the perspective of the notion of their “competence use” thus become matters not of compliance or deviance but of judgmental work providing for the reasonableness of viewing particular actions as essentially satisfying the provisions of the rule, even though the action may contrast with invocable precedent with members’idealized versions of what kinds of acts are called for by the rule, or with the sociologists’ ideas concerning the behavioral acts prescribed or proscribed by the rule » (Zimmerman, 1971, p. 238).
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[42]
L’auteur, en citant Oliver Cayla, rappelle que : « S’il y a bien une activité centrale du juriste, absolument décisive dans l’exercice de la pratique juridique, c’est bien celle qui consiste à se contenter de donner un nom aux choses et de les caractériser juridiquement (...). D’un fait qui, à l’état “naturel” brut, se présente par exemple comme la translation d’un bien des mains d’une personne dans celles d’une autre, il faut bien commencer par dire s’il doit s’appeler “vente”, “donation” ou “vol”, avant d’appliquer à son cas le régime correspondant que commande le droit. Rien ne pourrait être prescrit si rien n’était préalablement décrit » (Cayla, 1989).
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Cet agencement peut emprunter une variété de formes possibles (comptoir, box, commission, enquête, etc.), ces dernières ayant une incidence sur la production du droit proprement dit. Pour une première exploration de ces formes de guichet du guichet, voir le séminaire Travail, citoyenneté et intégration sociale organisé par Cécile Baron, Robin Foot et Patrick Nivolle sur les guichets du droit, et notamment les contributions de Foot (1999) sur la circulaire Chevènement et Duclos (2002), sur les lois Aubry.
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Il vaut plus largement pour l’ensemble des technologies politiques destinées à former/formater l’action publique. Sur l’exemple de l’isoloir et la fabrication d’un individu citoyen-électeur, voir Garrigou (1993).
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À ce titre, les auteurs mobilisent la notion d’auditoire, référée à la rhétorique, l’existence d’un auditoire étant « un moyen par lequel un code d’intervention (...) ainsi qu’une jurisprudence interne puissent advenir, un moyen d’éviter que seul le subjectivisme individuel puisse répondre et transcrire les mots d’ordre formulés par les administrations. C’est en même temps un moyen de professionnalisation par la création d’un corpus jusque-là inexistant, qui permette à chaque professionnel de travailler un peu mieux que ne le ferait n’importe quel profane débutant, de ne pas abandonner aux émotions ou aux intérêts professionnels, le règlement de tous les problèmes relatifs à l’action, problèmes qui relevaient traditionnellement de la morale, c’est-à-dire relevant d’une sphère purement privée, ou du droit et de la justice lorsque la morale était en défaut » (p. 124).