1La table ronde organisée à Paris en 1988 a été l’occasion de réaliser un bilan des travaux, déjà nombreux à l’époque, menés dans le domaine du travail à l’aide des comparaisons internationales [1]. Au-delà des controverses entre les tenants d’une approche culturaliste et les défenseurs de l’analyse sociétale (voir Maurice, Sellier et Silvestre, 1992), la majorité des chercheurs voyaient alors dans cette méthode un outil susceptible de révéler le non-dit du national et de déboucher sur une meilleure compréhension du travail et des régulations du marché de l’emploi. Depuis, les comparaisons internationales se sont multipliées, notamment grâce à l’appui financier des programmes européens de R&D, alors que parallèlement se systématisait la sociologie du marché du travail ou de l’emploi (Tripier, 1991 ; Fevre, 1992 ; Maruani et Reynaud, 1993). Ce sont les comparaisons internationales qui sont susceptibles d’intéresser cette dernière spécialité qui retiendront ici notre attention.
2L’objectif de cet article est de tenter un bilan provisoire de certains de ces travaux et d’identifier les perspectives qu’ils ouvrent, tout en revenant sur quelques problèmes de méthode liés à la comparaison internationale [2].
3Nous procéderons en deux étapes. Dans un premier temps, nous aborderons la manière dont les chercheurs ont redéfini le champ de leurs analyses, notamment en tenant compte du flou qui entoure désormais certaines frontières traditionnelles. Dans un second temps, après avoir cerné la forme actuelle que prend la thématique classique de la convergence, nous examinerons la façon dont se pose aujourd’hui la question de l’articulation des échelles d’analyse.
4Avant d’entamer le parcours qui vient d’être annoncé, précisons les caractéristiques des comparaisons internationales qui ont éveillé ici notre intérêt. À cette fin, partons de la distinction entre les variable-oriented approaches et les case-oriented approaches (Ragin, 1987 ; 1991). Les premières ont pour but de tester des théories générales et considèrent les « cas » (souvent des pays ou des organisations) comme des ensembles de variables. De nombreuses unités sont en général comparées, et les hypothèses causales posées font d’habitude peu de place au contexte. Les partisans de cette approche ont tendance à réduire les entités (souvent des pays) à un ensemble de valeurs (souvent des moyennes) prises par des variables ; dans ce cas, les « sociétés » deviennent invisibles, derrière l’ensemble de variables retenu. Ce premier ensemble correspond aux comparaisons « fonctionnalistes » (ou cross-national) définies par Maurice (1989). Les « case-oriented approaches » visent à combiner l’analyse causale, la construction de concepts et l’interprétation ; les « cas » comparés sont considérés comme des « entités » ou des « touts » (wholes). Peu d’unités sont en général étudiées, et les relations causales sont rapportées au contexte. Les tenants de cette démarche ont tendance à attribuer aux entités retenues comme « cas » une cohérence d’ensemble (meaningful wholes). Quand la cohérence du tout est fondée sur la « culture », nous avons affaire à ce que Maurice appelle une démarche « culturaliste » (cross-cultural), associée à une perspective macro. Dans sa classification, Maurice ajoutait une troisième orientation, l’analyse sociétale, qui proposait une autre conception de la comparaison, visant à restituer la cohérence nationale en élaborant un cadre d’analyse prenant en considération des rapports sociaux fondamentaux (qui construisent les acteurs et leurs espaces d’action) et tentant de lier micro et macro.
5S’efforçant d’y intégrer aussi les recherches récentes, Rubery et Grimshaw (2003) sont revenus sur cette question de classification et proposent de répartir les comparaisons internationales en trois grandes catégories : universalistes, culturalistes et institutionnalistes. La première et la troisième catégorie se divisent à leur tour en deux courants. La démarche universaliste repose soit sur la théorie économique et explique la diversité par des différences de développement (économique ou industriel), soit sur la théorie de l’organisation et renvoie, comme dans la théorie dite de la « contingence », à des facteurs organisationnels comme la taille ou la technique. Les culturalistes accordent une place centrale aux valeurs et aux normes sociales, dont la diversité expliquerait les différences observées entre les pays comparés. La perspective institutionnaliste soit s’inspire de la science politique et des relations internationales, soit s’inscrit dans la foulée des travaux fondateurs de l’analyse sociétale. Dans le premier cas, un type d’organisation sert, pendant un temps, de « modèle ». Dans le second, c’est la « cohérence sociétale » qui renvoie aux spécificités des acteurs et de leurs relations et qui détermine la trajectoire de chacun des pays comparés.
6Si, comme le disent de nombreux auteurs, la comparaison France-Allemagne du LEST (Maurice, Sellier et Silvestre, 1982) est dans une large mesure à l’origine du débat sur les différences nationales dans le domaine des politiques et des pratiques d’emploi, force est de constater que cette démarche est aussi le point de référence des discussions qui ont eu lieu sur ces questions au cours des quinze dernières années [3]. Parmi les comparaisons case oriented, rares sont en effet les études qui ne se situent pas par rapport à l’analyse sociétale, en la présentant le plus souvent comme un modèle ou une source d’inspiration.
7Ce sont principalement les recherches menées dans cette perspective qui retiendront ici notre attention. Qu’elles se réfèrent ou non explicitement à l’analyse sociétale, elles ont en commun de tenter de poursuivre dans la voie tracée par cette dernière et donc de « comparer de l’incomparable ». La plupart d’entre elles s’efforcent en outre de donner une place au « local », c’est-à-dire de respecter une des dimensions du principe d’ « endogénéisation » cher à l’analyse sociétale. Les études qui ne reposent pas sur ce principe, qu’elles relèvent d’une approche dite fonctionnaliste ou d’une démarche culturaliste seront donc laissées de côté. Sur le plan géographique, à quelques exceptions près, nous nous limitons aux comparaisons impliquant des pays de l’Union européenne.
I. Un élargissement du champ de l’analyse
8Au cours des années 1990, les auteurs des travaux qui nous intéressent ici ont fréquemment remplacé l’expression « marché du travail » par celle de « système d’emploi ». Ce concept a été défini de différentes manières. Dans certains cas, on appelle ainsi un modèle formel destiné à rendre compte de l’utilisation et de la reproduction de la force de travail (Rodrigues, 1992). Le plus souvent, un « système d’emploi » est défini comme l’ensemble des relations qu’entretiennent les institutions qui donnent à la force de travail ses caractéristiques, qu’elles soient sectorielles ou nationales. Les principales de ces institutions sont : les systèmes d’éducation et de formation, les relations professionnelles et la réglementation du travail, les structures et les pratiques des organisations et the politics of the workplace (voir Cressey et Jones, 1995, p. 2 ; voir aussi Christiansen, Koistinen et Kovalainen, 1999). Parfois, la notion est encore élargie, et le système d’emploi est l’interaction entre deux sous-systèmes : le système de production et le « système du marché du travail » (labour market system), qui englobe aussi les activités domestiques et le travail au noir (Schmid, 2002).
9La plupart du temps, comme l’indiquent les définitions qui viennent d’être citées, recourir à la notion de système d’emploi implique l’utilisation d’un point de départ « macro ». Ce n’est pourtant pas toujours le cas. Prenons l’exemple du travail de Marsden (1999), qui traite principalement de cinq pays (France, États-Unis, Royaume-Uni, Japon, Allemagne). Pour lui, un « système d’emploi » est un cadre institutionnel qui permet aux entreprises et aux travailleurs d’organiser leur coopération (et la subordination de ces derniers), en protégeant chacune des parties contre certains types de comportement opportuniste. Plaçant l’entreprise au cœur de son analyse, Marsden explique la diversité des systèmes d’emploi en partant de l’hypothèse selon laquelle comprendre les formes prises par la relation d’emploi n’impose pas de faire appel à des registres dépassant la relation entre les employeurs et les travailleurs. Il ne lui paraît pas indispensable, en particulier, d’invoquer l’action publique.
10D’après lui, les entreprises et les travailleurs sont confrontés à deux contraintes fondamentales : mettre en relation les compétences des travailleurs et les exigences de l’employeur, telles qu’elles se matérialisent dans des tâches liées à des emplois, et disposer de critères solides pour assigner, dans des environnements de travail diversifiés, certaines tâches à certains groupes de travailleurs. Le premier problème peut être résolu de deux manières : soit on l’aborde du point de vue de la production (on regroupe des tâches de manière à permettre, par la spécialisation, de faire en sorte qu’un minimum de personnes en soit chargées), soit du point de vue de la formation (on regroupe les tâches de manière à tirer parti de la qualification et à minimiser les coûts de formation). Le deuxième problème peut lui aussi être résolu de deux manières : soit on définit les critères en identifiant les tâches (ou les outils) liées à l’emploi (task-centred rules), soit on y parvient en se référant à la fonction de l’emploi dans l’organisation, ce qui fait que la définition repose alors davantage sur le résultat attendu (function-centred rules). En combinant les réponses possibles aux deux problèmes, Marsden en arrive à déduire quatre règles de transaction. En utilisant de nombreuses études antérieures pour rassembler des informations sur un certain nombre d’indicateurs, et en proposant une réinterprétation du travail de comparaison des classifications et des hiérarchies réalisé par Eyraud et Rozenblatt (1994) pour l’OIT, Marsden repère une forme dominante de la relation d’emploi dans chacun des pays qu’il analyse [4].
11Pour cet auteur, la relation d’emploi est l’institution centrale au sein de l’entreprise et sa diversité résulte donc du choix de règle de transaction. Le fait qu’une règle existe et soit de plus en plus souvent utilisée contribue à sa diffusion, qui peut être accélérée et renforcée par l’action des institutions. Citant Maurice, Sellier et Silvestre (1982), Marsden explique que son analyse porte bien sur l’effet sociétal, si l’on appelle ainsi ce qui est dû au fait que, dans un contexte particulier, les entreprises gèrent leurs ressources humaines d’une manière similaire parce que cette manière de faire correspond aux modalités locales d’institutionnalisation de la relation d’emploi. Cet effet sociétal n’est pourtant pas une « iron cage » : les partenaires peuvent, pour des raisons diverses, choisir une règle de transaction qui ne soit pas la règle dominante ; cela permet d’expliquer les variations intranationales qui peuvent être observées, entre branches d’activité par exemple.
12Maurice (1995, 2000) reconnaît que, dans leurs premières recherches, les tenants de l’analyse sociétale ont trop centré leur démarche sur la « cohérence » des pays comparés, ce qui a eu pour conséquence de leur attribuer une stabilité excessive, au détriment de l’analyse du processus de construction de ces cohérences. Répondant à une série de critiques formulées à la fin des années 1980, les adeptes de la démarche ont ensuite accordé plus d’attention à la dynamique et au changement, notamment dans les comparaisons franco-japonaises (voir, par exemple, Lanciano, Maurice, Nohara et Silvestre, 1998) qui font, par l’intermédiaire de l’étude de l’innovation, une place à la construction historique des acteurs et de leurs espaces d’action. Cette perspective a aussi été adoptée pour réaliser des comparaisons qui n’étaient pas directement centrées sur l’entreprise ou qui situaient celle-ci dans ses rapports avec l’ensemble de la société. Relevons, par exemple, après le chômage, analysé dans les années 1980 déjà, le travail des femmes (Daune-Richard, 1993, 1998), les relations famille-travail (Barrère-Maurisson, 1992, 1995, 2003), les diplômes professionnels (Möbus et Verdier, 1997 ; Buechtemann et Verdier, 1998) et les taux d’activité masculins et féminins (Nohara, 2000). Dans la plupart de ces études, le rôle des politiques publiques est bien mis en évidence, qu’il s’agisse de politiques de lutte contre le chômage, fiscales, familiales ou éducatives (ces dernières occupant évidemment déjà une place de choix dans la formulation initiale de l’analyse sociétale). Il n’en reste pas moins que la place de l’action publique au sein du cadre d’analyse restait ambiguë, jusqu’à ce que Verdier (2000) en clarifie le statut, en montrant comment, dans le domaine de la formation professionnelle (France, Allemagne), elle pouvait éclairer la coordination entre acteurs à l’échelle micro et la construction d’une référence à l’intérêt général à l’échelle macro.
13Cette redéfinition de la place de l’action publique dans le cadre d’analyse nous mène à la notion de « systèmes de capitalisme du bien-être » (welfare systems ou regimes), qui occupe, depuis les années 1990, une place centrale dans les comparaisons internationales en matière d’emploi. Elle a permis de faire un pas de plus dans la direction de l’élargissement de perspective qui vient d’être évoqué.
14Même si elle a été précédée par d’autres (Wilensky et Lebeaux, 1958 ; Titmuss, 1974), la définition devenue courante depuis le travail fondateur d’Esping-Andersen (1990, 1999) est celle qui appelle welfare state regimes, les arrangements qui lient la famille, l’État et le marché : l’accent est donc mis sur les relations qui s’établissent entre différents aspects de la vie sociale, en un endroit et à un moment donnés. Le marché du travail est évidemment directement concerné. Le welfare regime est un système de régulation qui assure la protection des individus et le maintien de la « cohésion sociale », en intervenant par des mesures légales ou conventionnelles et par des mécanismes de redistribution des revenus dans les domaines économique, domestique et au sein des communautés locales. Certains des aspects de ces régimes protègent contre les risques liés au marché du travail, en fournissant un revenu de remplacement et en déployant des dispositifs institutionnels d’intervention dans l’accès aux emplois, l’allocation des emplois et l’organisation de la mobilité.
15À partir des formes que peuvent prendre ces relations, Esping-Andersen définit les welfare regimes pour les pays occidentaux, en se basant sur les droits à la retraite, les structures de l’emploi et les structures de pouvoir [5]. La différence essentielle entre ces régimes repose sur les relations entre l’État et le marché : dans cette perspective, le welfare state est conçu comme une institution qui permet, à des degrés divers, aux individus de disposer d’un revenu plus ou moins indépendant du marché et donc au travail d’être relativement « démarchandisé ». Dans un régime libéral (États-Unis, Royaume-Uni), le citoyen n’a d’autre choix que de vendre sa force de travail, quels que soient le salaire et les conditions de travail. Les aides publiques ont un caractère résiduel, sont rares et de montants faibles ; l’aide n’est accordée qu’à ceux qui peuvent prouver qu’ils ne disposent pas de revenus suffisants. Le marché occupe la place centrale. Dans un régime de type corporatiste (Allemagne), on trouve un système d’assurances sociales dans lequel l’État veille à ce que les citoyens se prémunissent contre les pertes de revenu liées au chômage ou à la vieillesse. Dans ce contexte, le fonctionnement de ces assurances sociales se fait au profit de ceux qui détiennent les meilleures positions sur le marché du travail et renforce sa segmentation. Dans le régime conservateur (Italie, Irlande), les droits sont attachés au statut social et, en particulier, à la famille. Cette dernière est centrale et les politiques sociales visent à encourager la maternité. L’État n’intervient que si la famille ne peut répondre à ses propres besoins. Enfin, le régime social-démocrate (Danemark, Suède) est celui dans lequel la « démarchandisation » est la plus achevée, puisque les sources de revenu y sont très largement détachées du marché : elles sont accessibles sur une base universelle et égalitaire, indépendamment des statuts liés au marché du travail. Ce régime repose sur le principe de l’égalité des citoyens : les droits sociaux sont le résultat de la citoyenneté et les interventions publiques sont universelles et n’impliquent donc pas de preuve des besoins. L’État se donne un objectif de plein emploi.
16Quels liens peut-on établir entre les welfare regimes et les systèmes d’emploi ? Comme l’ont récemment rappelé Rubery et Grimshaw (2003), les systèmes d’emploi sont influencés par les welfare regimes. D’une part, de manière relativement directe mais néanmoins variable, en influençant l’emploi lié aux services publics. L’ampleur de l’influence des dépenses publiques liées au welfare peut varier non seulement selon le montant de ces dépenses, mais encore selon leur nature, la principale différence en la matière étant liée à la question de savoir si des organisations (publiques ou privées) font l’objet de financement direct ou si les citoyens bénéficient d’aides et les dépensent comme ils l’entendent, souvent en passant par un « marché ». D’autre part, les welfare regimes exercent aussi une influence sur la qualité des emplois et notamment le niveau de salaire et la reconnaissance des qualifications [6]. Esping-Andersen (1990) défend ainsi l’idée que les « mauvais emplois » (junk jobs) dans le secteur privé sont plus souvent présents dans les régimes qui se caractérisent en particulier par des allocations de chômage de montants peu élevés, d’une durée limitée et auxquelles l’accès est difficile, et par le rôle relativement faible du secteur public en matière d’offre de services, celle-ci provenant massivement du secteur privé.
17S’inspirant de la typologie d’Esping-Andersen, mais en l’adaptant à leurs besoins spécifiques (notamment en donnant une place centrale aux revenus de remplacement), Gallie et Paugam (2000) apportent un éclairage supplémentaire à ce sujet, dans leur comparaison internationale du chômage, en Europe. Ils distinguent ainsi le régime « sous-protecteur », dans lequel relativement peu de chômeurs reçoivent des allocations, qui sont du reste faibles, le régime « libéral-minimal », qui fournit une meilleure protection que le régime sous-protecteur, mais ne couvre pas tout le monde ; les compensations financières y restent faibles. Il se distingue aussi par sa philosophie : au nom du marché, l’État affirme explicitement sa volonté de ne pas intervenir. L’accent est mis sur la « responsabilisation » du chômeur, et une référence est faite à un revenu familial, plaçant du coup les femmes mariées dans une position particulière. Le régime « centré sur l’emploi » donne une couverture large, mais qui reste néanmoins incomplète en raison des critères d’éligibilité, le plus souvent définis par (la durée de) l’emploi perdu. Enfin, le régime « universaliste » se distingue des trois autres par l’étendue de la couverture accordée, la quasi-absence de critères d’éligibilité, des compensations financières élevées et une politique de l’emploi ambitieuse. Les droits y sont individualisés.
18Un travail comme celui de Gallie et Paugam permet de systématiser l’analyse des relations entre la protection contre le chômage, la sphère du travail rémunéré et une institution comme la famille, et de comprendre, entre autres choses, pourquoi certains pays paraissent « tolérer » des niveaux de chômage (des jeunes) relativement élevés.
19Utiliser, comme le fait Esping-Andersen dans la formulation initiale de sa typologie, la « dématérialisation » comme principe fondateur des différences entre les régimes a été rapidement contesté, en particulier par les recherches féministes [7]. Celles-ci ont attiré l’attention sur le fait que les régimes pouvaient posséder des caractéristiques de nature à favoriser ou défavoriser l’accès des femmes à l’activité professionnelle rémunérée ou à faire reposer un certain nombre d’activités (comme les soins aux personnes) sur la famille. On a donc reproché à Esping-Andersen de ne pas avoir accordé assez d’attention au rôle des femmes au sein des familles et d’avoir en particulier négligé les activités non rémunérées ; les femmes disparaissent de la typologie si elles ne sont pas travailleuses rémunérées.
20L’introduction de la dimension « genre » dans l’analyse et donc l’élargissement du champ couvert par la notion de « travail » à des activités non rémunérées, particulièrement familiales, a permis une réorientation de l’analyse, puisqu’il s’agit désormais de rendre compte des variations présentées par des configurations étendues, qui impliquent éventuellement une reformulation des processus qui y sont à l’œuvre. Partant d’une définition du travail comme « l’ensemble formé du travail professionnel et du travail domestique » (Barrère-Maurisson, 1992, p. 116), Barrère-Maurisson met par exemple en évidence une gamme de mécanismes de régulation de la relation travail-famille qui traduit le rôle prépondérant d’un acteur particulier : la famille, l’entreprise (ou le marché) et l’État. Comparant, dans une perspective sociétale, la situation de 15 pays en 1990 avec celle de 2000, elle montre que, dans certains pays, les modes de régulation se transforment, sans doute sous l’influence des politiques européennes, pour prendre une forme plus complexe, plurielle, dans laquelle interviennent aussi d’autres acteurs, locaux ou associatifs (Barrère-Maurisson, 1995, 2003).
21C’est autour de telles thématiques et dans la foulée des critiques de la typologie d’Esping-Andersen que s’est développé un concept, conçu d’ailleurs dans l’esprit de l’analyse sociétale [8] : le gender regimes ou gender systems [9]. Il recouvre l’ensemble des relations entre les hommes et les femmes, telles qu’elles se matérialisent dans des institutions comme le système éducatif, les welfare states, les régimes d’emploi, le droit de la famille, les différences religieuses et les cultures nationales (Crompton, 1999, p. 5 ; voir aussi Pfau-Effinger, 1998 ; O’Reilly, 2000 ; Mosesdottir, 2001). Même si un tel système est traversé par des tensions, puisque ses composantes peuvent être marquées tantôt par des relations de domination des hommes sur les femmes tantôt par de la coopération entre eux, cette notion a l’avantage de permettre de penser tant des spécificités nationales que des tendances ou des contradictions transnationales, comme celles qui peuvent être associées à la lutte des femmes pour la reconnaissance de leurs droits.
22La notion de gender regimes peut servir à cerner les variations de la division sexuelle (ou familiale) du travail, et montrer notamment comment celle-ci peut être mise en relation non seulement avec des formes de régulation qui renvoient aux politiques sociales et familiales, mais aussi avec les mécanismes de fonctionnement des systèmes d’emploi, comme la segmentation du marché du travail ou les inégalités face au chômage. Ainsi peut-on par exemple faire résonner le fait qu’en Suède les femmes soient plus considérées comme des citoyennes que comme des mères ou des travailleuses (Mosesdottir, 2001) avec le fait que le travail à temps partiel n’y soit pas associé à une idée de dépendance et n’apparaisse ni comme une catégorie d’emploi « à part » ni comme une voie sans issue (Daune-Richard, 1993, 1998).
23Dans le même ordre d’idées, certaines études comparatives ont abordé le « travail centré sur autrui » et abordé les « welfare regimes » en mettant les pensions de retraite et la santé (et donc les transferts financiers et les services aux personnes que cela implique) au centre de l’analyse (voir, par exemple : Daly, 2000 ; Jenson, 2001 ; Gottfried et O’Reilly, 2002). Un récent bilan de cette tradition de recherche (Letablier, 2001) montre que la notion de care, dont le sens s’est progressivement relâché, tend à céder la place à la notion de social care, qui rattache la question aux welfare states. Il s’agit des « activités et des relations impliquées par la satisfaction des besoins physiques et émotionnels des adultes dépendants et des enfants, ainsi que des cadres normatifs, économiques et sociaux qui permettent de comprendre la manière dont ces activités sont organisées et accomplies » (Daly et Lewis, 2000, p. 285). Cette définition a l’avantage de dépasser les frontières classiquement établies entre travail formel et informel, rémunéré et non rémunéré, et entre soins aux enfants et aux adultes dépendants (en particulier âgés). Elle offre aussi un cadre pour l’analyse des formes concrètes prises par la tendance à la « marchandisation » de ces services, qui se manifeste dans de nombreux pays.
24Comme on le voit, mettre la dimension « genre » au centre de la construction conceptuelle fait entrer dans le champ de l’analyse des domaines traditionnellement peu présents dans les études comparatives portant sur les systèmes d’emploi. Il devient notamment possible de progresser, d’une part, dans la problématisation de la question du travail domestique ou du temps parental, et, d’autre part, dans la réflexion sur les frontières fluctuantes du salariat, voire du travail lui-même. Ces dernières ont encore d’autres formes que celles qui viennent d’être mentionnées. Évoquons rapidement les principales d’entre elles.
25Parmi les évolutions majeures observables au sein des pays européens depuis les années 1980, on ne peut évidemment passer sous silence le développement des politiques de lutte contre le chômage qui sont habituellement qualifiées d’ « actives » (voir, parmi d’autres : Gilbert et Van Voorhis, 2001 ; Sarfati et Bonoli, 2002 ; van Berkel et Møller, 2002). Nous ne traiterons pas ici des raisons pour lesquelles un tel développement s’est produit (voir, par exemple, van Berkel, Møller, 2002). De notre point de vue, ces politiques ont une double importance. Premièrement, certaines d’entre elles vont à l’encontre du processus de « dématérialisation » lié à la définition des welfare states, en particulier quand elles s’accompagnent d’un passage d’un système d’aide sociale fondé sur des droits à un système reposant sur des obligations. Au-delà de la diversité des mesures mises en place et des contraintes qui leur sont associées, le développement de politiques de l’emploi dites « actives » traduit un changement profond des fondements institutionnels des systèmes d’emploi, notamment en mettant en cause le droit à l’accès à certaines formes de revenu de remplacement. Se développe ainsi le workfare (par analogie avec welfare), c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’accès à des droits sociaux en vient à être soumis à des conditions qui prennent la forme d’une obligation d’activité, de formation ou au moins de « projet » ; il faut mériter ses allocations sociales. Certes, les cas dans lesquels les mesures de workfare sont mises en œuvre de manière « pure » restent relativement rares en Europe ; il n’en reste pas moins qu’existe une tendance à conditionner l’accès aux dispositifs de protection sociale à l’acceptation de programmes de formation ou d’emploi à bas salaires et souvent caractérisés par des statuts dérogatoires. Ces politiques ne sont pas sans lien avec la multiplication, à des degrés divers selon les pays européens, des travailleurs pauvres (working poors).
26Deuxièmement, ces politiques entraînent aussi une redéfinition des frontières traditionnelles du marché du travail. Celles qui sont ici remises en cause sont, d’une part, celle qui sépare la formation du travail et, d’autre part et surtout, celle qui sépare l’aide sociale du travail. Chacune de ces deux dernières situations emprunte des éléments à l’autre et il devient de plus en plus difficile de distinguer le « pauvre » qui ne bénéficiera d’un revenu minimum que s’il fait la preuve, selon des modalités institutionnellement définies, de sa volonté « d’en sortir » du chômeur qui ne pourra conserver le niveau de ses allocations que s’il accepte, en principe temporairement, d’accomplir une activité d’intérêt collectif ou une formation, sans garantie d’emploi ultérieur. Comme le dit Morel (1999, p. 138), « les formes de la relation sociale qui se nouent dans l’assistance miment les traits de la relation salariale » et, en sens inverse, « de nouveaux devoirs » sont imposés aux personnes qui reçoivent une allocation de chômage. Les politiques visant à favoriser l’insertion professionnelle sont un des cadres privilégiés dans lesquels naissent ces « zones intermédiaire » (Bresson et Autès, 2000).
27Une autre zone intermédiaire retient depuis quelques années l’attention croissante des chercheurs : celle qui sépare le travail salarié du travail indépendant. Se multiplient ainsi les situations dans lesquelles un travailleur placé dans la position de subordination qui est constitutive du salariat adopte (ou se voit incité à adopter) un statut de travailleur indépendant, tout en n’obtenant souvent de commandes que d’un seul donneur d’ordre. Certains secteurs d’activités, nouveaux comme anciens (le plus souvent dans le cadre du développement de la sous-traitance), sont propices au développement de telles situations, qui peuvent recouvrir le meilleur comme le pire. On les appelle « faux indépendants » en Belgique, « pseudo-indépendants » en Allemagne, ou encore « indépendants dépendants » au Royaume-Uni. Certains pays ont créé des statuts particuliers pour rencontrer ces situations. Ainsi, en Italie, les « parasubordinati » sont des personnes qui, sans être salariées, exercent leur activité de travail dans un contexte où elles sont soumises à une subordination. Les travailleurs qui entrent dans cette catégorie ont obtenu le droit d’accéder à une pension de retraite, moyennant des cotisations de montants qui leur sont spécifiques.
28Tout en acceptant, comme dans le cas des « faux indépendants », la diversité des situations en présence et notamment le fait que certaines formes de travail informel sont plus associées à de l’autonomie qu’à de l’exploitation (Williams et Windebank, 1995), il faut sans doute encore ajouter une frontière qui, si elle a toujours été floue, prend, selon certains chercheurs, un sens nouveau aujourd’hui : celle qui sépare le travail rémunéré « officiel » du travail au noir.
29À partir d’un panorama historique, Leonard (1998) soutient que le développement des welfare states a rendu au travail non enregistré et non réglementé un attrait que la période antérieure, qu’elle appelle « fordiste », lui avait fait perdre. Le postfordisme a non seulement renforcé cette tendance, mais contribué à brouiller la frontière entre travail formel et informel. Sur base de ses propres travaux en Irlande du Nord et de la littérature existante sur le sujet, Leonard montre que les groupes et les zones concernés varient, mais que le recours à cette main-d’œuvre flexible et peu coûteuse augmente. Pour elle, l’ « informalisation » n’est pas une survivance d’un passé révolu, mais constitue au contraire une tendance forte de l’évolution du procès de travail, de manière transnationale, qui doit être considérée comme une composante à part entière du système d’emploi. Elle est particulièrement présente dans la sous-traitance, même si celle-ci peut aussi être le cadre de conditions de travail et d’emploi dégradées, sans passer pour autant par l’informel.
30Les problèmes de frontières liés au travail informel rémunéré, au travail indépendant, au workfare, à la relation formation-emploi, à l’intérim, à la sous-traitance et au care ont amené certains chercheurs à élaborer des outils permettant d’en rendre compte et d’en dégager les enjeux. Ces évolutions passent parfois par une redéfinition du travail, comme celle qui se trouve dans le rapport sur le devenir du droit du travail en Europe [10] ou par le développement de nouvelles approches, comme les « marchés transitionnels du travail » (MTT).
31Pour les tenants de cette perspective (O’Reilly, Cebrian et Lallement, 2000 ; Schmid et Gazier, 2002 ; Gazier, 2003), qui n’est pas sans avoir été influencée par l’analyse sociétale, le concept de MTT est à la fois analytique et normatif. En tant que concept analytique, il prend acte du flou qui entoure de plus en plus les frontières entre le travail rémunéré et d’autres statuts d’activité. Il vise à repérer et à expliquer les flux au sein du marché du travail, entre l’éducation-formation et l’emploi, entre l’inactivité (travail domestique) et l’emploi, ou l’emploi et la retraite. Cinq « transitions critiques » principales sont repérées : entre l’école et le travail ; entre le travail à plein temps et à temps partiel ; entre le travail familial et le travail rémunéré ; entre l’emploi et le chômage ; entre l’emploi et la retraite. En tant que concept normatif, le MTT entend identifier les trajectoires transitionnelles qui risquent de déboucher sur l’exclusion et la pauvreté (transitions excluantes) et contribuer à la mise en place de dispositifs qui non seulement les éviteraient, mais qui favoriseraient aussi le développement de « transitions payantes », en élargissant les possibilités offertes aux individus. Il s’agit soit de transitions « intégrantes » quand elles concernent l’entrée ou le retour vers l’emploi rémunéré, soit de « transitions d’entretien ( “maintenance” ) », quand il est question de permettre ou de faciliter les changements de statuts en préservant la continuité de l’emploi et des avantages qui lui sont associés.
32Limitons-nous ici à l’aspect analytique du concept. Initialement développé dans le cadre d’une recherche portant sur sept pays (Espagne, Suède, Irlande, Royaume-Uni, Allemagne, France, Pays-Bas), il a déjà été mis en œuvre pour étudier notamment le temps de travail, l’impact des politiques actives de l’emploi sur la formation, le fonctionnement des marchés internes du travail et la flexibilité. Ce cadre analytique insiste sur l’importance qu’il y a à aborder le marché du travail sous un angle dynamique, en privilégiant des données longitudinales. Partant du constat de l’existence de différences entre pays du point de vue de l’organisation et de la régulation du marché du travail, l’objectif est ici de voir quelles sont les configurations institutionnelles qui sont associées aux transitions critiques énumérées ci-dessus, de manière à comparer la quantité et la qualité des mouvements individuels dans différents cadres institutionnels. Prenons l’exemple du travail d’Anxo, Boulin, Lallement, Lefevre et Silvera (2000) sur le temps et les transitions en France et en Suède. Ils arrivent à la conclusion que, indépendamment du pays, les différentes réductions ou réorganisations du temps de travail ont un impact sur les modes de vie et les autres temps sociaux. L’approche comparative met néanmoins en évidence le rôle important de la politique familiale en Suède, où l’affirmation de l’égalité des genres a eu sur le temps de travail un impact nettement plus marqué qu’en France, où, si elles existent, les transitions sont plus liées à la volonté de l’employeur. En Suède, l’encadrement de certaines formes de transitions (congés, temps partiel) par la Loi en fait un droit individuel, ce qui facilite l’organisation par les individus de leurs propres trajectoires.
33Une telle approche permet donc de conceptualiser le marché du travail de manière non seulement à saisir les transitions, mais aussi à aborder dans une perspective dynamique les redéfinitions de frontières qui ont été recensées jusqu’à présent. Elle semble en outre pouvoir servir de base à une reformulation du problème des échelles d’analyse.
II. Réarticuler les échelles d’analyse
34Même si elles s’efforcent de faire reposer leurs conclusions sur des bases empiriques « locales », les comparaisons internationales qui tentent, comme l’analyse sociétale, de repérer des « cohérences » accordent, dans leurs explications, à la « nation » un statut privilégié, en la considérant comme le cadre par excellence dans lequel se construisent les acteurs et se définissent les « espaces ». Le statut particulier donné à la nation par la plupart des comparaisons internationales a été mis en évidence dès le début des années 1990 (Desmarez, 1991), associé à une proposition visant à aller « au-delà des nations », notamment en introduisant les acteurs supra-nationaux dans l’analyse, en considérant l’État comme une structure intermédiaire, et en tentant de repenser la problématique de l’articulation des échelles d’analyse. Les recherches récentes évoquées ici permettent de progresser dans cette voie, qui impose que l’on garde en mémoire la nécessité de penser la relation micro-macro.
35Reformulons le problème à partir d’une question récurrente dans les comparaisons internationales, celle de la « convergence ».
36Dans sa forme classique en sociologie, la théorie de la convergence a initialement été conçue pour traiter du processus dit de « modernisation ». On la présente habituellement en disant qu’elle soutenait qu’une « logique industrielle » supra- ou transnationale (principalement d’ordre technique, mais renforcée par les migrations et l’internationalisation des flux de capitaux) entraînerait une réduction des spécificités nationales en matière de travail et d’emploi (Kerr, Dunlop, Harbison et Myers, 1960) [11]. Cette thèse reposait sur la croyance en l’existence d’un one best way dont les exigences fonctionnelles provoqueraient une tendance à l’uniformisation des sociétés industrielles, notamment du point de vue institutionnel. La théorie de la convergence, formulée en ces termes, a été ultérieurement utilisée, amendée et nuancée par de nombreux auteurs (voir le panorama de Form, 1979) ; elle a néanmoins profondément marqué la plupart des comparaisons internationales qui adoptent des orientations « fonctionnalistes » ou « universalistes ». Elle a aussi été mise en question, fondamentalement. Bon nombre de recherches empiriques ont en effet mis en évidence l’existence de spécificités nationales liées aux caractéristiques des institutions et traditions locales, en montrant par exemple que des entreprises similaires (voire des établissements d’une même maison-mère) implantées dans des pays différents pouvaient présenter des modes de fonctionnement, des hiérarchies, des relations professionnelles très différents. L’étude classique de Dore (1973) s’oppose à la thèse de la convergence pour le Japon. Plus récemment, rappelant que la théorie de la convergence présente implicitement la société américaine comme le modèle vers lequel évoluent les autres sociétés, Lincoln et Kalleberg (1990) ont renversé la perspective classique, en montrant comment le modèle japonais influençait l’organisation du travail aux États-Unis. En 1992, Locke la remettait une fois de plus en question, en affirmant que les variations intranationales devenaient de plus en plus importantes.
37Locke et ses collègues (Locke, 1992 ; Locke, Kochan et Piore, 1995 ; Kochan, Locke et Piore, 1995) prédisent un déclin des institutions nationales de relations professionnelles, au profit d’instances régionales, organisées autour des systèmes industriels localisés. Souhaitant mettre fin au vieux débat sur la convergence ou l’absence de convergence des systèmes d’emploi, ces auteurs plaident pour le développement de perspectives qui soient à même de prendre en considération à la fois l’interdépendance croissante des économies nationales et la facilité avec laquelle les innovations organisationnelles et les techniques de traitement de l’information se diffusent, et les différences systématiques, qui peuvent être expliquées par des différences d’histoire locale, institutionnelles ou encore de valeurs et de choix stratégiques faits par les principaux acteurs. Dire qu’il faut en finir avec le débat sur la convergence est sans doute excessif. Il est en effet clair qu’il n’est pas sans lien avec certains points de l’agenda politique européen en matière d’emploi. De plus, il contribue à tracasser bon nombre de chercheurs (voir, par exemple, Cressey et Jones, 1995 ; Katz et Darbishire, 2000 ; Sarfati et Bonoli, 2002 ; Rubery et Grimshaw, 2003). Enfin, les entités politiques auxquelles il renvoie conservent une pertinence, ne serait-ce que parce qu’elles restent, le plus souvent, les espaces dans lesquels s’organisent les systèmes éducatifs et les relations professionnelles, et se produisent bon nombre de règles de droit. Leur rôle doit donc continuer à être conceptualisé, même si les « nations » n’ont plus à bénéficier du privilège méthodologique traditionnel qui a été rappelé ci-dessus.
38Le point de vue de Locke, Kochan et Piore est indissociable de l’hypothèse selon laquelle il existerait une sorte de « spécialisation sociétale » qui pourrait conférer un avantage comparatif à certains pays. Plusieurs des recherches évoquées ci-dessus montrent en effet que les nations réagissent à la compétition internationale de manières diverses. Il s’agit alors de tenter à la fois de rendre compte de la dynamique de ces évolutions et de la manière dont les relations entre acteurs localisés contribuent à les construire. Cela ne doit pas pour autant faire perdre de vue la question des variations intranationales déjà évoquées, qu’elles renvoient à des branches d’activités, des groupes professionnels ou des régions.
39Katz et Darbishire (2000) ont comparé l’évolution, depuis 1980, des systèmes d’emploi dans sept pays (Australie, Allemagne, Royaume-Uni et États-Unis, l’Italie, le Japon, la Suède étant moins approfondis), en se centrant sur l’automobile et les télécommunications. Leurs résultats permettent de poser le problème de l’articulation entre les variations à l’intérieur d’un pays et les variations entre pays. Ils montrent en effet qu’on assiste, au sein de chaque pays et des deux secteurs, à une augmentation de la diversité des pratiques d’emploi et qu’il s’agit là d’un phénomène qui provoque une plus grande hétérogénéité des systèmes de rémunération qui entraîne elle-même un accroissement des inégalités de revenus. Cette diversification se rencontre dans l’ensemble des pays étudiés : c’est la convergence qui donne son titre à leur livre. Elle a néanmoins ses limites puisque les auteurs expliquent aussi que les configurations nationales peuvent influencer les caractéristiques locales des différentes catégories de pratiques, ainsi que l’ampleur de leur diffusion.
40Si c’est la multiplication des ressemblances qui définit la convergence, alors il semble en effet qu’une tendance de ce type soit à l’œuvre. C’est ce dont témoigne l’étude qui vient d’être évoquée, ainsi que d’autres travaux, parmi lesquels on peut relever celui de Fondeur et Lefresne (2000), qui porte sur l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, Royaume-Uni et la Suède (et accessoirement, l’Italie). Ils y repèrent une certaine généralisation de la polarisation sectorielle et professionnelle des jeunes, qui se conjugue avec un usage croissant, en ce qui les concerne, des formes particulières d’emploi : travail à temps partiel (Suède, France, Royaume-Uni) ou contrats à durée déterminée (Espagne, Italie, France, Allemagne).
41Si on part d’une définition alternative et dit qu’il n’y a de convergence que si l’on assiste à un rétrécissement de la gamme des pratiques, relations ou systèmes d’emploi, alors la question se complique et tenter d’y répondre implique un retour sur la notion d’ « effet sociétal », si souvent superposée à un cadre national.
42Faut-il l’abandonner ? C’est le point de vue de certains chercheurs, qui soutiennent que l’unité pertinente pour la comparaison internationale n’est pas (ou plus) le cadre national, mais plutôt la branche d’activités, la ville, la région, le groupe professionnel ou encore – nous l’avons vu – le système industriel localisé. On peut aussi considérer qu’il n’y pas de raison de se satisfaire de la superposition encombrante entre « sociétal » et « national ». Marsden (1999) voit trois raisons de les distinguer. Premièrement, ce qui définit l’effet sociétal, c’est le lien entre les institutions du système d’emploi ; il n’est jamais (simplement) le produit d’une politique publique. Deuxièmement, la mise en évidence d’un « effet sociétal » dans un espace national n’implique pas l’absence de variabilité en son sein, par exemple d’une branche d’activités à l’autre. Enfin, les effets sociétaux peuvent dépasser les frontières des entités politiques (par exemple les États fédérés aux États-Unis, ou les États membres de l’Union européenne).
43L’évolution des modes de régulation des politiques et des normes d’emploi en Europe plaide certainement pour la reconnaissance, par l’analyse comparative, de l’importance de ce « nouvel acteur européen » dont parle Maurice (1995, p. 38). Celui-ci, explique-t-il, est l’expression des acteurs nationaux, mais doit posséder un pouvoir qui les dépasse : l’acteur européen ne peut modifier les pratiques nationales qu’en travaillant « au travers » des acteurs nationaux, mais ceux-ci ne peuvent vraiment peser sur l’acteur européen qu’au travers de leur spécificité et de leur puissance nationales.
44Selon nous, il est possible d’élaborer encore plus avant la place du supranational dans le modèle d’analyse.
45Rappelons d’abord l’influence symbolique que peuvent avoir les discours produits par des organisations internationales comme l’OCDE ou la Commission européenne ou par des consultants internationaux, par exemple dans le domaine de la formation professionnelle, des politiques sociales ou de la gestion des ressources humaines. Relevons ensuite, sur un plan souvent plus contraignant, le développement du droit européen, et surtout l’apparition progressive, à l’échelle de l’Union, de dispositifs destinés à organiser une gouvernance à échelons multiples, impliquant une gamme d’acteurs et d’institutions qui va en s’élargissant, ce qui rend certainement l’expression « acteur européen » trop schématique [12]. Les dispositifs eux-mêmes sont multiples, du dialogue social entre patrons et syndicats à la méthode ouverte de coordination mise en œuvre dans le cadre de la stratégie européenne de l’emploi suite au sommet de Lisbonne, en passant par les plans d’action nationaux (Goetschy, 2002).
46Il faut également souligner que la diffusion de pratiques et de standards en matière d’emploi à l’échelle de l’Union européenne, loin de simplement limiter les degrés de liberté laissés aux États membres, peut aussi leur en offrir de nouveaux. C’est par exemple ce que montre Teague (1995), à propos de l’Irlande. Celle-ci a en effet utilisé les orientations européennes pour prendre des distances vis-à-vis du Royaume-Uni et améliorer sa place dans le processus d’intégration européenne. Cette illustration permet aussi de noter que l’impact de dispositions de source européenne peut être différent selon les pays et les configurations d’acteurs.
47On peut encore pousser l’analyse plus loin à partir de l’exemple des pactes sociaux qui ont été conclus dans plusieurs pays européens au cours des années 1990. Sous différentes formes, ils abordent tous la modération salariale, la flexibilité des conditions de travail et la diminution des charges sociales (Pochet, 1998, p. 174). Dans ces accords nationaux, l’accent est donc mis sur la compétitivité à l’échelle européenne, notamment en vue d’asseoir la légitimité de l’union économique et monétaire. Ces pactes ont aussi servi à faire progresser la réforme des welfare states, en les « rationalisant » tout en préservant le « modèle social européen » (Ebbinghaus et Hassel, 2000). Cet exemple montre non seulement que les institutions nationales conservent de l’importance, mais aussi qu’elles peuvent être à la source de changements progressifs du fonctionnement des systèmes d’emploi, se réformer elles-mêmes et transformer certains aspects des relations qu’elles entretiennent.
48Du point de vue de l’échelle à laquelle il convient d’étudier une telle thématique, l’enjeu est d’importance, car nous sommes confrontés, dans le cas des pactes, à une « européanisation » des systèmes de relations professionnelles qui concilie souveraineté nationale et supranationalité. Prendre en considération, lors de la négociation dans le cadre national, les conditions des autres États membres accroît l’interdépendance entre ces États, mais sans que cela se fasse pour autant au détriment de l’autonomie des acteurs nationaux. Nous voyons ici une frontière supplémentaire devenir floue : le « national » devient « européen » et l’ « européen » devient « national ».
49Nous sommes bien confrontés ici à un cas qui nous impose une redéfinition de nos cadres de pensée, mais pas pour autant l’abandon de la philosophie de l’analyse sociétale, qui possède vraisemblablement assez de souplesse pour contribuer à cette évolution. En parlant d’une « cohérence sociétale flexible » qui ne renverrait plus nécessairement aux frontières d’une nation, Maurice (1995, 2000) nous fournit une clé intéressante. À partir des exemples présentés ci-dessus, nous pouvons ajouter que cette flexibilité doit probablement prendre deux formes.
50Premièrement, elle doit s’appliquer à la définition du lieu où se réalise l’ « endogénéisation de l’externe », que l’on appellera, par convention, le « local ». Peu importe qu’il s’agisse d’une nation, d’un ensemble de nations, d’une région (au sens d’entité infranationale), d’une branche d’activités, d’un groupe professionnel, d’une organisation ou d’un système industriel localisé ; dans tous les cas, la genèse et l’évolution de la cohérence renverra à un cadre supralocal qu’il s’agira d’identifier. C’est là que réside la deuxième forme de flexibilité.
51Elle doit en effet aussi s’appliquer à la définition de la configuration de rapports sociaux qui construit les acteurs et les espaces et génère les « effets sociétaux », en passant par d’éventuelles structures intermédiaires qui les traduisent ou les modulent. L’enjeu de l’analyse est évidemment alors aussi de démontrer la pertinence de la configuration choisie, puisqu’elle ne peut plus être posée a priori.
Conclusion
52Les recherches qui étudient le fonctionnement du marché de l’emploi en faisant appel à la comparaison internationale se sont multipliées au cours des dernières décennies. Certaines d’entre elles abordent leur objet sous l’angle de l’approche par les variables, sans s’interroger sur la diversité des significations que peuvent prendre dans des contextes différents (nationaux par exemple) les indicateurs utilisés. D’autres travaux partent d’un point de vue opposé, en considérant que les entités comparées (ou leurs composantes) sont radicalement incomparables, en raison de leurs spécificités. Un sous-ensemble de ces derniers ne renonce pas pour autant à la comparaison, s’inscrivant ainsi dans le projet de l’analyse sociétale : « Comparer de l’incomparable. » Ce sont les apports des recherches de cette dernière catégorie à la connaissance du marché du travail qui ont ici retenu notre attention.
53Nous avons dans un premier temps mis en évidence la manière dont elles ont progressivement étendu le champ de leurs analyses. Cette extension s’est effectuée dans deux directions principales. D’une part, en tenant compte du brouillement croissant des catégories traditionnellement utilisées pour l’analyse du marché du travail (à commencer par « emploi » et « chômage ») et, d’autre part, en élargissant la gamme des rapports sociaux (par exemple de genre), des politiques (sociales en particulier) et des acteurs pris en considération.
54Dans un deuxième temps, nous sommes revenus sur une question classique de la comparaison internationale, celle de l’articulation des échelles d’analyse. À partir de l’éclairage apporté par certaines études récentes sur la thématique récurrente de la convergence, il est apparu que bon nombre de chercheurs estimaient illusoire de tenter de repérer des cohérences dans le cadre national et plaidaient pour une redéfinition des unités d’analyse de la démarche comparative, invoquant tantôt la diversité des situations régionales, professionnelles ou sectorielles, tantôt l’influence croissante du supranational sur les systèmes d’emploi. Si l’entité « nation » n’a en effet pas de raison de bénéficier du privilège épistémologique qui lui a souvent été attribué, il n’en reste pas moins qu’un outil inspiré par l’analyse sociétale semble pouvoir conserver sa fécondité, pour peu que l’on dissocie « sociétal » et « national » et que l’on accepte de concevoir les espaces et les configurations de rapports sociaux génératrices d’ « effets sociétaux » comme des ensembles à géométrie variable.
Notes
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[1]
Les contributions à ce colloque, essentiellement consacré au travail industriel, ont été publiées dans un numéro spécial de Sociologie du travail (2/1989) et dans une revue de l’IRESCO, Comparaisons internationales, no 5, 4e trimestre, 1989.
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[2]
Les aborder tous est aujourd’hui devenu impossible, la littérature sur la question étant devenue quantitativement impressionnante. On se rappellera que le panorama d’Elder (1976) comptait déjà plus de 150 références.
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[3]
La démarche a également été popularisée par la comparaison Allemagne - Royaume-Uni (Sorge et Warner, 1986) et la traduction en anglais de Maurice, Sellier et Silvestre (1982), en 1986.
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[4]
L’Allemagne et le Royaume-Uni s’inscrivent dans l’approche par la formation, mais se distinguent sur la deuxième dimension (Allemagne : fonction ; Royaume-Uni : tâche). La France, les États-Unis et le Japon adoptent une approche par la production, mais se séparent aussi sur la deuxième dimension (France, États-Unis : tâche ; Japon : fonction).
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[5]
Nous ne discuterons ici ni de la terminologie d’Esping-Andersen, ni de cette typologie (et de son évolution) ; celle-ci a été précisée, nuancée ou critiquée par de nombreux chercheurs, en particulier en ce qui concerne le classement des pays nordiques ou de l’Europe du Sud. Nous ne nous lancerons pas non plus dans une discussion des liens entre les typologies des systèmes de relations professionnelles et celles des welfare states.
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[6]
La qualité des emplois est bien sûr aussi liée à d’autres institutions : les relations professionnelles et la réglementation du marché du travail.
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[7]
Pour des critiques (débouchant parfois sur la formulation d’autres typologies, plus axées sur le genre), voir (parmi d’autres) : Lewis, 1992 ; Daly, 1996, 2000 ; Orloff, 1993, 1996 ; Sainsbury, 1994. Notons tout de même que, dans l’ouvrage (1999) par lequel il actualise ses « trois mondes », Esping-Andersen tient compte de certaines critiques féministes, puisqu’il introduit l’idée de « défamilialisation ». Pour un bilan (partiel, mais récent) des comparaisons internationales portant sur l’emploi des femmes, voir : van der Lippe et van Dijk, 2002.
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[8]
On peut d’ailleurs se demander au passage si une prise en considération plus systématique de la situation des femmes dans la comparaison France-Allemagne n’aurait pas débouché sur une autre formulation initiale de l’analyse sociétale (voir Marry, 1998).
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[9]
Ces concepts sont liés à d’autres : gender order, gender contract, gender arrangement, gender culture. Voir, par exemple, Pfau-Effinger, 1998 ; Crompton, 1999 ; O’Reilly, 2000.
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[10]
« Il faut et il suffit qu’à un engagement d’agir soient attachés des effets de droit, pour que cette action puisse être qualifiée de travail » (Supiot, 1999, p. 88).
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[11]
Le texte est en fait nettement plus nuancé, et accorde une place aux sources de diversité, parmi lesquelles se trouvent par exemple les institutions nationales.
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[12]
Voir par exemple le numéro spécial « Reconfigurations des relations professionnelles » de Sociologie du travail (2/1998) et le numéro spécial « L’Europe sociale en perspective » de la Revue française de sociologie (43/2002).