1À partir de l’Essai sur le don et dans un ensemble de textes importants des années 1920 et 1930, Marcel Mauss s’est attaché à souligner le rôle majeur que joue, dans les sociétés polysegmentaires, ce qu’il nomme la « division par sexes » [1]. Cet aspect de sa pensée ne semble pas avoir, jusqu’à présent, véritablement attiré l’attention, bien que l’importance que Mauss lui-même attache à cette notion ne paraisse pas contestable. C’est ainsi qu’en 1931, tout juste nommé professeur au Collège de France, il n’hésita pas à déclarer solennellement devant ses collègues de l’Institut de sociologie : « La division par sexes est une division fondamentale, qui a grevé de son poids toutes les sociétés à un degré que nous ne soupçonnons pas. Notre sociologie, sur ce point, est très inférieure à ce qu’elle devrait être. On peut dire à nos étudiants, surtout à celles et ceux qui pourraient faire des observations sur le terrain, que nous n’avons fait que la sociologie des hommes et non pas la sociologie des femmes, ou des deux sexes. » [2]
2Comprendre le sens de cette phrase, en prendre la mesure en la situant dans son contexte, tel est l’objet de cet article. Notre hypothèse est qu’elle signale non seulement une rupture majeure avec les thèses évolutionnistes sur la place des femmes dans les sociétés archaïques, mais plus profondément une remise en cause assez radicale de la notion durkheimienne de « division sexuelle du travail », ouvrant sur une approche véritablement originale de la division sexuée dans toutes les sociétés. Pour argumenter cette hypothèse, on proposera tout d’abord un bref rappel des thèses de Durkheim sur la division des sexes (I), avant d’analyser en détail la rupture maussienne (II). Enfin, on s’efforcera de donner toute sa portée à la notion de « division par sexes » en la situant dans une approche plus générale du « tout » social chez Mauss (III). Ce faisant, notre objectif n’est pas tant d’éclairer un point d’histoire de la sociologie que de prolonger les études récentes qui se sont attachées à saisir l’originalité d’une œuvre puissamment novatrice [3] et de nous efforcer de faire partager aux lecteurs une conviction : la sociologie maussienne du symbolisme et de l’institution offre aux sciences sociales, avec la « division par sexes », un outil précieux, qui peut être fructueusement prolongé et retravaillé aujourd’hui.
I. Durkheim, l’évolutionnisme et la division sexuelle du travail
3La question des sexes n’est pas apparue, en sciences sociales, avec le féminisme des années 1960 et 1970. Elle agita beaucoup l’anthropologie dès le XIXe siècle. Comme le dit plaisamment E. E. Evans-Pritchard, le célèbre auteur des Nuer, lors d’une conférence qu’il donna en 1955, les relations entre les sexes étaient « une des préoccupations favorites » de ceux qu’il nomme les anthropologues victoriens : « En fait, seule la religion pouvait rivaliser d’intérêt pour ces puritains incroyants. » [4] Mais au-delà de cette pique, Evans-Pritchard sait bien que la raison pour laquelle les premiers anthropologues se passionnèrent pour la question des sexes tient à leur approche théorique d’ensemble. L’évolutionnisme spéculatif domine alors l’entreprise anthropologique, et dès lors que l’enjeu est de percevoir quel est le schéma général de transformation de l’humanité tout entière, il ne fait pas de doute que l’évolution doit concerner au premier chef les relations de sexe. Prendre la mesure de ce débat renverse totalement les perspectives habituelles. Alors que l’on a aujourd’hui aisément tendance à considérer qu’avant la contestation féministe des années 1960-1970 domina une idéologie « naturaliste », inscrivant la partition des sexes dans l’ordre des choses et l’intangibilité de la nature, on découvre que, dans la perspective évolutionniste, c’est l’idée exactement inverse qui donnait sens à ladite différence, et justifiait de la valoriser.
4En effet, contrairement à une image forgée rétrospectivement, l’idée dominante de l’anthropologie naissante ne fut pas celle d’une nature indépassable ni d’une différence sexuelle immuable. Tout à l’inverse, les théories évolutionnistes présentaient l’exquise différence des sexes comme une conquête de l’humanité, l’un des signes les plus sûrs du long chemin qui avait mené de l’animalité du sauvage à l’urbanité de l’homme civilisé. Evans-Pritchard, qui le rappelle en introduction de sa conférence, fustige de façon cinglante la grossièreté des premiers schémas anthropologiques :
« De toute évidence, puisque l’homme descendait de quelque ancêtre simiesque, sa vie sexuelle avait dû, à un certain moment, être elle-même simiesque, et la tâche des anthropologues était de montrer quelle place tenait la caverne du singe par rapport aux salons victoriens. On pouvait spéculer sur les premiers stades de ce développement, mais la ligne générale en était claire, puisque les points extrêmes étaient déterminés : la guenon et la “lady” victorienne. Il y eut les hordes d’Atkinson, l’hétairisme de Bachofen, les groupes de petite dimension (stock groups) infanticides de Mc Lennan, la promiscuité primitive et les groupes syndiasmiques de Morgan et de Sir John Lubbock, etc. » [5]
5On conviendra aisément que la présentation que fait ici Evans-Pritchard de l’évolutionnisme est à la fois sommaire et polémique. C’est qu’il s’agit surtout pour lui de souligner un aspect du problème qui lui tient particulièrement à cœur : l’alliance qu’il y eut, de fait, aux débuts de l’anthropologie, entre la spéculation a priori et les enjeux internes à la culture occidentale. Comme théorie philosophique, l’évolutionnisme projetait sur la réalité sociale un schéma purement spéculatif qui posait les sociétés civilisées et l’esprit rationnel comme l’aboutissement d’un processus dont les sociétés « primitives » ne reflétaient qu’un état antérieur, prélogique, une enfance de l’esprit développé. En outre, ce schéma avait aussi son usage culturel et politique. Pour les bourgeois conservateurs, pénétrés de la supériorité de l’élite raffinée et horrifiés par les masses vulgaires, elles étaient le repoussoir idéal : un état quasi bestial auquel on était toujours menacé de revenir. Pour les progressistes qui – tel Engels – l’utilisaient « le regard fixé sur les changements qu’ils désiraient apporter dans leurs propres institutions » [6], elles étaient l’image de l’oppression originelle de l’homme et témoignaient, depuis leur place silencieuse dans le passé lointain, du sens de l’histoire menant à l’avenir radieux. Avec d’autant plus d’aisance qu’ils travaillaient de seconde main, sur les écrits de voyageurs et de missionnaires, les anthropologues victoriens sélectionnaient dans des faits multiples de façon à discréditer ce qu’ils combattaient.
6Dans tous les cas, ce qui révulse Evans-Pritchard est l’instrumentalisation sans vergogne des sociétés « primitives » et en particulier des femmes de ces sociétés. Jugées à l’aune de valeurs indiscutées, elles étaient invariablement décrites comme l’image même de la sous-humanité :
« Les théoriciens de l’époque victorienne, Herbert Spencer notamment, admettaient généralement que dans les sociétés primitives la femme était un bien que l’on achetait et vendait, qu’elle était traitée comme une esclave ou même comme un animal, qu’elle ne jouissait ni de la sympathie ni du respect. On pensait que les relations entre les sexes ne dépassaient guère celles des bêtes et que le mariage, comme nous l’entendons, n’existait pas. Trop souvent, ces jugements à caractère fort subjectif ne reposaient que sur des récits très fragmentaires et se calquaient sur les modèles quelque peu arbitraires de nos propres sentiments. » [7]
7À ces projections, Evans-Pritchard peut, en 1955, opposer les travaux ultérieurs des ethnographes de terrain qui ont pris la peine, comme il l’a fait lui-même, d’observer méthodiquement des sociétés qu’ils ne commençaient pas par mépriser :
« Les études les plus autorisées sur les peuples primitifs, durant ces dernières années, tendent à mettre l’accent sur l’influence de la femme, sur son habileté à se défendre, sur l’estime dans laquelle on la tient et sur l’importance de son rôle dans la vie sociale. » [8]
8Mais il ne s’agit pas pour autant de renverser le jugement dans l’autre sens, s’empresse d’ajouter Evans-Pritchard. La vraie question, pour un esprit scientifique, est surtout de sortir de l’horizon préconstruit du jugement, nous dirions aujourd’hui de l’ethnocentrisme, et de tenter de comprendre ces sociétés dans leur spécificité propre, au sein d’un univers humain commun :
« La question la plus pertinente n’est peut-être pas celle de la supériorité ou de l’infériorité de la femme dans les sociétés primitives par rapport à notre propre société. Si nous nous demandions plutôt sous quels angles diffère la condition féminine, il est plus vraisemblable que nous apprendrions quelque chose d’intéressant tant sur les sociétés primitives que sur la nôtre. » [9]
9Cependant la comparaison, qu’il ébauche sur quelques points, est beaucoup plus difficile qu’on ne croit, et cela pour une raison majeure. Selon toute la démarche d’Evans-Pritchard (héritier en cela de l’approche holiste de l’École française de sociologie) il est impossible de saisir quoi que ce soit des rapports de sexe dans une culture si on les isole du contexte global dans lequel ils prennent sens. Il faudrait, dit-il, « comparer les cultures et les sociétés elles-mêmes sous maint autre aspect » [10].
10Ainsi, l’auteur des Nuer souligne ce qui est pour lui l’essentiel : l’évolutionnisme philosophique spéculatif ne fut pas seulement une théorie erronée, mais cela même contre quoi se construisit l’entreprise ethnographique, et la méthode empirique et comparative qui est le centre d’une anthropologie sociale. Comparaison éminemment difficile, qui ne peut procéder que d’une reconnaissance préalable de la façon dont d’autres sociétés vivent leurs relations et leur accordent sens.
11Nous commençons alors à comprendre un peu mieux la phrase de Mauss que nous avons citée en introduction : s’il peut dire, en 1931, que les sociologues n’ont fait que « la sociologie des hommes », ce n’est pas seulement qu’ils aient peu étudié les femmes, même si cela est parfaitement vrai. C’est surtout qu’ils n’ont pas su prendre la mesure de l’importance de la division par sexes dans les sociétés polysegmentaires. Tout, dans l’héritage de l’évolutionnisme, les poussait à percevoir le sens du développement des sociétés comme celui qui mène du simple au complexe, de l’inorganisé à l’organisé, et à admettre que la division sexuée était une conquête de la civilisation sur la promiscuité originelle. Ils n’ont pas su prendre la mesure de l’importance de la division sexuée dans ces sociétés parce qu’ils ne parvenaient pas à imaginer qu’il y eût une autre façon d’instituer la distinction de sexe que celle qui avait cours dans leur propre culture. Ils pensaient « moins » quand il fallait penser « autrement ». Mais penser autrement exigeait à son tour d’apprendre des sociétés observées, de mettre en doute ses certitudes les plus profondes et de faire un saut dans la conception du lien social lui-même de façon à penser autrement l’universel humain. Ce saut, il a fallu à Mauss un long chemin, constamment nourri d’une connaissance érudite et passionnée des travaux ethnographiques, pour l’accomplir. Pour en prendre la mesure, il nous faut ici revenir aux débuts de l’École française de sociologie, et rappeler brièvement ce que furent, sur la question des sexes, les thèses de Durkheim.
Durkheim et le petit cerveau des Parisiennes
12La position de Durkheim à l’égard de l’évolutionnisme est extrêmement complexe, et il n’est pas notre propos ici d’en présenter une analyse [11]. On ne retiendra que ce qui concerne directement notre sujet : la question des sexes. On sait qu’il reprend à son compte l’hypothèse de la horde primitive, que Morgan avait développée dans Ancient Societies, et postule le caractère inorganisé, « amorphe », des clans, premières formes de sociétés humaines. C’est en ce sens qu’il évoque, dans son célèbre article sur La famille conjugale, le « communisme primitif » qui règne entre des humains qui, au sein des clans, ne distinguent ni leurs biens, ni leurs fonctions ou statuts respectifs :
« À l’origine il s’étend à tous les rapports de parenté ; tous les parents vivent en commun, possèdent en commun. Mais dès qu’une première dissociation se produit au sein des masses amorphes de l’origine, dès que les zones secondaires apparaissent, le communisme s’en retire pour se concentrer exclusivement dans la zone primaire ou centrale. Quand du clan émerge la famille agnatique, le communisme cesse d’être la base du clan ; quand de la famille agnatique se dégage la famille patriarcale, le communisme cesse d’être la base de la famille agnatique. Enfin peu à peu il est entamé jusqu’à l’intérieur du cercle primaire de la parenté. » [12]
13Il est aisé aujourd’hui de critiquer ce schéma d’évolution, car chacun sait qu’il est erroné. En revanche, on perçoit moins ce que cette hypothèse avait d’original quand elle fut proposée. Elle rompait avec la mythologie propre à l’Occident moderne, selon laquelle la petite famille nucléaire était la première et, partant, « la plus naturelle » de toutes les sociétés. Souvenons-nous du Contrat social de Rousseau, du Discours préliminaire au projet de Code civil de Portalis... À ce roman des origines, l’hypothèse de la horde primitive de Morgan opposait une vision du passage des préhominiens aux hominiens puis aux hommes, qui tentait à tout le moins d’être plausible. En outre, dans une perspective humaniste universaliste, cette hypothèse traçait un pont entre « nous » et « les autres », ces sauvages qui ne vivaient pas (ou pas toujours) dans des familles nucléaires. Enfin et surtout, l’intérêt de la démarche, au-delà du schéma évolutionniste, était intellectuel. Elle inversait totalement la perspective de compréhension de la formation et de la transformation des sociétés. Au lieu de penser le processus de leur formation comme une agglomération d’atomes préexistants (un individu, plus un, plus un...) et leur taille comme la conséquence du rapprochement progressif de petits groupes dispersés, elle postulait, à l’inverse, des processus de différenciation interne. Ce renversement changeait complètement le regard sur le lien social. Si l’on demeurait dans une perspective diachronique évolutionniste, toute l’histoire humaine apparaissait en effet comme une suite de différenciations, un passage du simple au complexe, de l’inorganisé à l’organisé. Mais si l’on adoptait un point de vue synchronique, il devenait possible de comparer non pas des états successifs de « la société humaine », mais des types de sociétés selon leurs modes spécifiques d’organisation. L’œuvre de Durkheim, c’est sa puissance et sa limite, est toute dans la tension entre ces deux approches [13].
14Mais sur la question qui nous occupe ici, celle de la différence des sexes, il ne semble pas avoir jamais rompu avec le schéma évolutionniste. Aussi s’autorisera-t-on à prendre comme référence de la pensée durkheimienne un seul ouvrage : De la division du travail social [14]. On sait que Durkheim y contraste deux modèles de sociétés, qu’il présente comme successifs l’un à l’autre : celles qui fonctionnent à la similitude et par « solidarité mécanique », et celles qui fonctionnent à la différenciation, par « solidarité organique ». Le premier modèle est originel, et engendre le second qui le présuppose. Or dès le début de l’ouvrage, Durkheim fait de la division sexuelle du travail et de l’apparition de la société conjugale, dont le mariage est la traduction institutionnelle, le paradigme du rapport entre division du travail et émergence d’une forme nouvelle de société.
15Si les hommes et les femmes se désirent et se lient, explique-t-il, ce n’est pas (contrairement à une idée reçue) parce qu’ils sont différents naturellement, mais parce que la division sexuelle du travail les a spécialisés chacun dans des rôles complémentaires, division qui, en les différenciant sur un champ de plus en plus large de qualités, et en suscitant ainsi le désir d’union, a provoqué l’émergence de la solidarité conjugale. En effet la division sexuelle, « est susceptible de plus et de moins : elle peut ou ne porter que sur les organes sexuels et quelques caractères secondaires qui en dépendent, ou bien au contraire s’étendre à toutes les fonctions organiques et sociales » [15]. Loin donc que la complémentarité des sexes telle que nous la percevons soit de tout temps, souligne Durkheim, elle est le produit d’une histoire, celle de l’extension progressive de la division sexuelle du travail : « Plus nous remontons dans le passé, plus elle se réduit à peu de chose. » [16] Pour faire mesurer le chemin parcouru, Durkheim trace à grands traits l’évolution qui nous conduit des temps les plus reculés de la préhistoire à aujourd’hui.
16Aux origines de l’humanité règne l’ « homogénéité primitive », marquée par une quasi-indistinction du masculin et du féminin. À cette époque originelle, la division sexuelle du travail se réduit à sa plus simple expression (on suppose : la copulation, l’engendrement et l’allaitement). En dehors de ce plan organique, hommes et femmes vaquent aux mêmes affaires, rien ne les distingue l’un de l’autre, et il n’y a donc pas entre eux de solidarité spécifique :
« Il est très vraisemblable, sinon absolument démontré, qu’il y a eu une époque dans l’histoire de la famille où il n’y avait pas de mariage : les rapports sexuels se nouaient et dénouaient à volonté sans qu’aucune obligation juridique liât les conjoints. » [17]
17Puis apparaît une seconde phase, moins conjecturale puisque en témoignent cette fois des sociétés connues. Pour un long temps encore « les fonctions féminines ne se distinguent pas nettement des fonctions masculines (...) les deux sexes mènent à peu près la même existence » [18]. Durkheim en donne des exemples en citant des « peuples sauvages » où les femmes « se mêlent de la vie politique » et prennent une part active à la guerre. Ce qui lui permet de souligner au passage « qu’un des attributs aujourd’hui distinctifs de la femme, la douceur, ne semble pas lui avoir appartenu primitivement » [19].
18Dans ces sociétés « le mariage est dans un état tout à fait rudimentaire ». La famille maternelle, un modèle « relativement proche de nous », n’est encore que « le germe indistinct du mariage » puisque sont définies les obligations de la femme à l’égard des enfants, celles du mari envers les parents de sa femme, mais qu’en revanche les obligations mutuelles des époux « sont très lâches ». Dans ces sociétés à famille maternelle, la solidarité conjugale est donc très faible, même si les fonctions de chaque sexe ne sont pas indifférenciées.
19Enfin, « à mesure qu’on avance vers les temps modernes » la division sexuelle du travail ne cesse de s’amplifier. La femme se retire de la guerre et des affaires publique, sa vie se concentre à l’intérieur de la famille, son rôle se spécialise toujours davantage. L’effet majeur de cette évolution, pour Durkheim, est l’émergence, puis l’accroissement d’une solidarité spécifique entre les sexes : c’est la naissance de la « société conjugale » instituée par le mariage. L’aboutissement est connu : « Aujourd’hui, chez les peuples cultivés, la femme mène une existence tout à fait différente de celle de l’homme » [20], et ces existences différentes modèlent jusqu’à leur psychisme respectif. Tout se passe, souligne Durkheim, comme si la division sexuelle du travail avait dissocié les deux grandes fonctions de la vie psychique : « L’un des sexes a accaparé les fonctions affectives et l’autre les fonctions intellectuelles. » [21]
20Ainsi, le contraste entre deux types de lien entre les sexes est présenté par Durkheim comme l’exemplum de l’évolution des sociétés tout entières. Comme entre eux il y a deux façons d’être liés, la similitude et la division, il y a deux sortes de sociétés : celles qui fonctionnent par « l’attrait du semblable pour le semblable » (la femme est alors une quasi-semblable de l’homme) et par « solidarité mécanique », et celles qui ne sont des sociétés que parce que ont émergé en elles une division du travail et une « solidarité » organique entre sociétaires différenciés.
21Une trace irréfutable atteste de la véracité de l’hypothèse de la division progressive des sexes : la morphologie des corps. Au temps de l’homogénéité primitive et du règne du semblable, les squelettes sont quasiment identiques :
« La femme de ces temps reculés n’était pas du tout la faible créature qu’elle est devenue avec les progrès de la moralité. Des ossements préhistoriques témoignent que la différence entre la force de l’homme et celle de la femme était relativement beaucoup plus petite qu’elle n’est aujourd’hui. » [22]
22Mais le signe le plus remarquable du progrès de la civilisation, c’est la différenciation progressive des cerveaux issue de la division sexuelle du travail et de la spécialisation des fonctions. Le cerveau de l’homme, voué à l’exercice de l’intellect, ne cesse de grossir, cependant que celui de la femme rétrécit au fur et à mesure qu’elle s’adapte aux fonctions affectives, « en sorte qu’au point de vue de la masse du cerveau et, par suite, de l’intelligence, la femme tend à se différencier de plus en plus de l’homme » [23]. Soucieux ici de scientificité mathématique, Durkheim cite longuement un ouvrage d’anthropométrie :
« La différence qui existe par exemple entre la moyenne des crânes des Parisiens contemporains et celle des Parisiennes est presque double de celle observée entre les crânes masculins et féminins de l’ancienne Égypte. » [24]
23Et Paris, vu à travers les lunettes scientifiques de l’anthropométrie, se confirme comme la pointe avancée de l’évolution humaine :
« Alors que la moyenne des crânes parisiens masculins les range parmi les plus gros crânes connus, la moyenne des crânes parisiens féminins les range parmi les plus petits crânes observés, bien au-dessous du crâne des Chinoises et à peine au-dessus du crâne des femmes de la Nouvelle-Calédonie. » [25]
II. La rupture maussienne :de la spécialisation des tâches à la règle de division
24Nous pouvons à présent tenter de prendre toute la mesure de la phrase de Mauss, en la situant dans son propre parcours intellectuel. Elle a impliqué, tout en conservant l’idée que la différenciation et non l’agglomération fait la vie en société, une rupture majeure avec l’hypothèse évolutionniste de l’amorphisme originel et un tout autre regard sur les sociétés polysegmentaires : la division sexuée, loin d’être absente, y est à l’inverse bien plus marquée que dans nos propres sociétés. Elle a impliqué, tout en conservant la démarche comparative, de cultiver de façon décisive la capacité de se mettre à l’écoute des faits rapportés par l’enquête ethnographique (si incomplets soient-ils) et de concevoir que cette division puisse être autre que chez nous : pas de foyer central autour du couple et du mariage à l’occidentale. Elle a impliqué, enfin, d’élaborer une autre approche de la symbolisation, de dépasser l’opposition entre une cohésion mécanique « du dehors » et une cohésion mentale « du dedans », autrement dit de concevoir tout autrement le rôle de l’institution dans toutes les sociétés. Sur ces trois plans, la question des sexes est à la fois un enjeu majeur et un exceptionnel révélateur.
D’une erreur de génie à un renversement
25En 1931, Mauss n’est plus un simple disciple de Durkheim, même s’il met un point d’honneur à ne jamais le souligner. Héritier d’une démarche, il a opéré en elle des ruptures dont on mesure aujourd’hui l’importance. Il reconnaît, dans la même conférence, qu’il lui fut difficile de remettre en question l’hypothèse d’une indifférenciation originelle des sociétés :
« Nous sommes tous partis d’une idée un peu romantique de la souche originaire des sociétés : l’amorphisme complet de la horde, puis du clan ; les communismes qui en découlent. Nous avons mis peut-être plusieurs décades à nous défaire, je ne dis pas de l’idée, mais d’une partie notable de ces idées. » [26]
26Pourquoi fut-ce si difficile ? Dans un texte publié en 1927, Mauss nous mettait déjà sur la piste avec la subtilité et la révérence qui furent toujours les siennes à l’égard de ses prédécesseurs et ses maîtres :
« Ce fut une erreur de génie de Morgan d’avoir cru retrouver ce fait : la horde de consanguins ; et ce n’est qu’une hypothèse de Durkheim mais, à notre sens, une hypothèse nécessaire, celle qui suppose, à l’origine de toutes les sociétés, des sociétés amorphes. » [27]
27Erreur de génie, hypothèse nécessaire : ces formules oxymoriques ne traduisent pas un simple scrupule de fidélité. Elles indiquent que la difficulté fut de conserver le génie, c’est-à-dire l’idée selon laquelle le « tout » que forme une société est le produit d’une différenciation et non d’une agglomération, tout en rompant avec le schéma évolutionniste unitaire, et sans doute davantage encore : avec une certaine idée de ce qu’est en général la différenciation sociale elle-même. Pour cela, il faut admettre que les sociétés archaïques ne sont pas celles de la similitude, qu’elles ne sont pas ces masses indifférenciées de la solidarité mécanique. C’est la grande leçon de l’enquête ethnographique, qui oppose les faits aux spéculations. Elle amène Mauss à renverser la perspective sur les clans, et c’est l’objet central de sa conférence de 1931, comme de la plupart de ses écrits et conférences de cette période [28] : les sociétés polysegmentaires elles aussi fonctionnent à la division, autrement dit elles sont organisées et non « amorphes » :
« Il faut voir ce qu’il y a d’organisé dans les segments sociaux, et comment l’organisation interne de ces segments, plus l’organisation générale de ces segments entre eux, constituent la vie générale de la société. » [29]
28Dans cette organisation générale, la différenciation sexuée, loin d’être absente, est l’une des toutes premières [30]. Et Mauss va plus loin : non seulement ces sociétés divisent les sexes, mais elles les divisent de façon encore bien plus prégnante et plus marquée que dans nos propres sociétés. Cette fois, la rupture avec Durkheim est totale :
« Vous avez une division en sexes extrêmement prononcée : division technique du travail, division économique des biens, division sociale de la société des hommes et de la société des femmes (Nigritie, Micronésie), des sociétés secrètes, des rangs de femmes (NW Américain, Pueblos), de l’autorité, de la cohésion. » [31]
29Dès lors qu’on prend conscience de cette division, que révèlent les enquêtes ethnographiques, mais que la pensée sociologique hantée par l’évolutionnisme ne parvenait pas à voir, on comprend que Mauss regrette que l’on n’ait pas poussé plus loin une investigation décisive. La « sociologie des hommes » n’est pas simplement une façon de laisser de côté la moitié de l’humanité ; elle est le signe que quelque chose d’absolument fondamental dans la constitution du lien social lui-même n’a pas encore été compris. C’est de l’observation, du terrain, que Mauss attend ce progrès de la sociologie tout entière.
Se déprendre de son propre sociocentrisme
30Cependant, si Mauss regrette que « notre sociologie soit très inférieure à ce qu’elle devrait être », il donne lui-même une première direction. Comprendre l’importance de la division par sexes dans les sociétés polysegmentaires suppose de se défaire d’une représentation de la division trop étroitement attachée à nos propres sociétés étatiques et à nos conceptions de la famille. Il faut concevoir que la division puisse être autre. Comment la présente-t-il dans cette conférence, et plus largement dans ses derniers écrits ?
31Diviser, c’est lier : c’était le paradoxe apparent dont Durkheim avait fait le centre de De la division du travail social. Citant Aristote en exergue de son livre, il plaçait sa réflexion sous l’égide de La politique : « Une cité n’est pas composée de semblables. Elle est autre chose qu’une simple summachia (alliance militaire). » [32] Mais sa conception de la division n’avait pas grand-chose d’aristotélicien. Alors que, pour Aristote, ce qui distingue et lie les membres d’une même cité est le principe d’une réciprocité particulière à ceux qui partagent une visée commune, Durkheim cherchait cette division indépendamment de tout vouloir, de toute intentionnalité : dans un ordre naturel de causalité, celui de la division du travail social. C’est en ce sens qu’il parlait de l’émergence tardive d’une « société conjugale » avec la spécialisation sexuée des tâches, société conjugale dont la trace visible était dans l’apparition, puis la solidification du mariage dès lors que les sociétés fixaient en règles, afin de les stabiliser, les formes d’échange issues d’un processus qui par nature leur échappait, puisqu’il leur était imposé par le mouvement même de l’évolution.
32Inversement, l’absence ou la faiblesse du mariage (rapportée au modèle occidental) devenait la preuve indirecte, mais « scientifique » de l’inexistence d’une division sexuée dans les sociétés de semblables. Or, cette vision confondait deux choses en une seule : l’institution de la division/relation des sexes en général et une de ses formes possibles, tout à fait particulière : le lien conjugal. On voit comment se conjuguent ici des formes de sociocentrisme (le mariage occidental comme critère de tout mariage, les autres formes d’alliance étant du « moins »), de réductionnisme (le mariage comme institution unique de la solidarité des sexes différenciés), et de dualisme (d’un côté la division du travail, de l’autre l’institution qui la « symbolise » et la conforte).
33Mauss, en 1931, ne se contente pas de voir du « plus » là où Durkheim voyait du « moins » : le saut qu’il opère consiste en premier lieu à élargir la perspective, à ne plus se laisser guider par un seul critère. La division/relation des sexes lui apparaît dans toute son ampleur quand il cesse de la rapporter à une institution unique de référence. On remarque en effet que la division par sexes telle qu’il la présente ne privilégie aucune institution [33]. Loin d’avoir un centre, elle est multiple et globale : elle traverse la parenté, l’affiliation au clan, les rangs sociaux, les formes de l’éducation, les rituels d’initiation, les pratiques religieuses, les sociétés secrètes, les chefferies, les formes de la propriété... Le partage des tâches, enfin, n’occupe chez lui aucune place particulière, qui en ferait comme le socle de tout le reste, il est une modalité parmi les autres de la distinction des sexes. On est passé d’une vision conjugale à une vision sociétale de la division/relation des sexes.
34Alors que chez Durkheim, les sexes étaient à la fois individuels (un homme / une femme unis dans le mariage) et abstraits (« l’homme », « la femme » en général, dotés respectivement de dispositions psychiques différentes et complémentaires liées à la division globale du travail), Mauss n’emploie ni le singulier de l’individualité, ni celui de la généralité. Il emploie le pluriel de la vie concrète : les hommes, les femmes. Et ce pluriel renvoie à son tour à différents types de relations instituées qui ne se confondent pas. Ces relations, souligne-t-il, sont toujours multiples et entrecroisées : chacun, chacune est simultanément engagé(e) dans de multiples statuts, dans de multiples réciprocités qui peuvent se chevaucher mais ne se recouvrent pas [34]. Ce n’est pas la même chose d’être désignée comme femme en tant que fille, ou sœur, ou épouse, mère ou belle-mère, en tant que membre d’une société secrète, en tant que novice ou encore en tant que détentrice d’un certain rôle dans un rituel funéraire. La multiplicité des applications possibles de la division par sexes, voire sa généralité à l’ensemble des formes de la réciprocité sociale (c’est, je crois, le sens de l’expression « à un degré que nous ne soupçonnons pas ») est dans les sociétés polysegmentaires la source d’une forme particulière de cohésion sociale, qui est différente de celle de nos sociétés, et c’est en ce sens qu’elle y joue un rôle fondamental.
35On comprend alors que la « division par sexes » dont parle Mauss pour en souligner l’importance dans les sociétés polysegmentaires n’est pas seulement plus étendue, ou plus marquée que celle que percevait Durkheim en prenant comme référence la solidarité conjugale et la division du travail. Elle est autre. Mais, pour percevoir cette différence, Mauss a dû rompre sans doute plus profondément avec la démarche durkheimienne sur la vie sociale en général. Nous avons dit plus haut qu’il n’accordait aucun statut particulier à la division sexuelle du travail, même pris au sens général de « tâche ». C’est qu’il a changé de perspective. Alors qu’en parlant de « division sexuelle du travail », Durkheim entendait une division qui s’applique aux sexes, Mauss emploie, pour sa part, une tout autre expression : « la division par sexes ». Ni le mot « division », ni le mot « sexe », n’ont alors plus le même sens. Voyons à présent comment Mauss est passé, pour reprendre le vocabulaire de Wittgenstein, de l’ordre des causes à l’ordre des raisons.
III. Des causes et des raisons : la notion de « division par sexes »
36Dans le grand texte, méconnu aujourd’hui, qu’est le Fragment d’un plan de sociologie générale descriptive (1934) Mauss indique ce qu’il entend par « une société » :
« Une société est un groupe d’hommes suffisamment permanent et suffisamment grand pour rassembler d’assez nombreux sous-groupes et d’assez nombreuses générations vivant – d’ordinaire – sur un territoire déterminé (...) autour d’une constitution indépendante (généralement) et toujours déterminée. » [35]
37Le mot essentiel est, bien sûr, constitution, pris au sens large. Une société, précise en effet Mauss, n’est pas un « tout » seulement parce qu’elle partage un territoire (ce qui n’est pas toujours le cas), ni même parce que ses membres sont « objectivement » interdépendants les uns des autres pour leurs besoins vitaux. Elle est un « tout », parce qu’elle se voit comme telle et se veut telle. Autrement dit :
« Une société se définit elle-même (...) par le nom, par les frontières, par les droits qu’elle se donne sur elle-même et sur son sol (...) par sa volonté d’être une, par sa cohésion propre, par sa limitation volontaire à ceux qui peuvent dire nous et appeler les autres les autres, les étrangers, barbares, hilotes et métèques, tandis qu’ils s’appellent eux-mêmes “les hommes”, les patrices et les eupatrides (...). La notion de totalité s’exprime d’abord par ce nom dont nous venons de parler, que la société se donne (et non pas qu’on lui donne – généralement inexact) et par la sensation très aiguë de la communauté qu’elle forme. La notion de descendance commune en forme le mythe. » [36]
38Nous retrouvons ici Aristote, et la distinction qu’il fait dans La Politique entre communauté (koinonia), dont la cité est un exemple, et simple alliance tactique, par exemple militaire (summachia). Alors que ceux qui se lient par summachia ne forment pas une communauté parce que leur alliance n’est que conjoncturelle et limitée à un but particulier au regard duquel ils sont « semblables », le « tout » d’une cité en tant que communauté est d’abord construit par la perception qu’elle a d’elle-même, comme une vie en commun « en vue d’un certain bien ». Cette perception de soi, qui est toujours en partie héritée, est située dans le temps via les institutions de la vie en commun, sous la forme d’échanges, de réciprocités multiples et hiérarchisées. Mauss, qui s’inspire de cette définition politique de la cité, innove cependant en élargissant la perspective à une analyse de l’ensemble de la vie sociale, par-delà la diversité des sociétés. Perspective qui suppose, incommensurable différence avec les Anciens, de considérer l’universalisme humaniste comme constitutif de l’entreprise sociologique. Alors qu’à Athènes « les autres » sont des barbares, Mauss pense évidemment en termes universels et distanciés : toutes les sociétés considèrent les autres comme les autres, au risque de les affubler de tous les stigmates de l’infra-humanité. Inutile de souligner ce que, en 1934, veut aussi dire dans sa bouche ce rappel ironique.
39Afin de saisir vraiment le sens de « division par sexes » chez Mauss, il importe donc de voir en quoi cette conception du « tout » social prolonge et dépasse les analyses de De la division du travail social. Durkheim, quand il faisait de la division du travail la source de la solidarité sociale « organique », l’analysait selon les méthodes des sciences de la nature, parce qu’il définissait la division du travail comme un processus naturel, c’est-à-dire soumis aux lois de la causalité dans le monde physique. Il définissait la cause de la division : « le volume » et « la densité » croissants des sociétés [37], produisant « une lutte pour la vie plus ardente » [38], produisant à son tour une « spécialisation » [39], un « besoin de coopération » [40] et une « indépendance plus grande des individus par rapport au groupe » [41]. Le droit était présenté comme ce qui traduit les formes nouvelles des échanges sociaux et des modes de vie psychique issus de ce processus, et contribue à les fixer. Dans cette perspective, comme le souligne Camille Tarot, on demeurait en tension entre deux visions des sociétés, observées « de l’extérieur », du côté des causes et des fonctions, et « de l’intérieur » du côté des mentalités et de la conscience collective [42]. L’institution était donnée comme un « produit » et comme un « facteur » de la vie sociale. Ainsi du mariage, produit et facteur de la division/solidarité de deux sexes aux rôles distincts et complémentaires.
40La question des sexes nous permet de saisir le saut qu’opère Mauss : il ne cherche pas à inscrire de ce qui divise et lie hommes et femmes dans un ordre de la causalité en observant « de l’extérieur » leurs activités comme le physicien observerait un mécanisme, ou le biologiste une division cellulaire. S’il perçoit la force de la division sexuée dans les sociétés polysegmentaires, c’est qu’il ne l’entend pas comme une division « naturelle », au sens où il faudrait l’expliquer par un processus causal indépendamment du sens qui lui est conféré.
41Le mot division désigne, chez lui, bien plutôt, une opération, ou une série d’opérations. Cette opération de division, que les institutions produisent, pérennisent et modifient aussi à travers l’histoire, le sexe en est une modalité : diviser par sexes, ce n’est pas tout à fait la même chose que diviser les sexes. Dans ce second cas, la vie sociale aurait simplement donné à deux groupes biologiques préexistants indépendamment l’un de l’autre, les hommes et les femmes, des attributions différentes. Au fond, le postulat de ces deux groupes biologiques était présent chez Durkheim, puisque la mécanique de la division du travail s’appliquait aux mâles et aux femelles de l’espèce. Même s’il avait la subtilité de préciser qu’il fallait ce processus pour différencier hommes et femmes selon des « qualités », et que la différence organique mâle-femelle n’y suffisait pas, il n’empêche que c’est sur elle que s’ancrait tout le processus. Elle était la forme « minimale » de la division du travail, donnée par la biologie. De là, sans doute, qu’il confère à la sexualité reproductive, transformée par le désir du « complémentaire » et instituée par le mariage, le rôle de centre unique de la solidarité sexuée.
42En revanche, « diviser par sexes », comme toute division, suppose de diviser quelque chose qui ne l’est pas. C’est différencier un « tout », les humains, en faisant du sexe un critère de différenciation. Diviser par sexes suppose donc le passage par une abstraction ( « nous les humains » ) entité non observable, qui est également et indissociablement à la fois le présupposé et le produit de la division.
43Ainsi entendue, la division par sexes est une opération symbolique de distinction/relation qui suppose que l’on comprenne autrement le « tout » social lui-même. Pour Mauss, qui inscrit la division par sexes au sein d’une réflexion sur la cohésion sociale, celle-ci renvoie d’abord à « ce qui fait autorité » [43], au sein d’une société donnée, ce qui fait que les échanges au sein de celles-ci peuvent s’inscrire dans un horizon intelligible, où chacun peut à la fois comprendre ce que fait et veut autrui, savoir ce qui est attendu de lui et ce qu’il peut attendre d’autres, anticiper les conséquences de ses actes. C’est l’anticipation, ou pour le citer plus exactement, l’attente, et non comme chez Durkheim la contrainte, qui est pour Mauss la caractéristique du fait social [44]. Pouvoir dire « je m’attends à », c’est participer d’une société, pouvoir y agir, ne pas y être un étranger. Pourquoi la cohésion ainsi entendue a-t-elle partie liée avec la division ? Non plus, comme chez Durkheim, par interdépendance des fonctions, mais parce qu’elle est le mode même d’institution de l’échange, de la réciprocité au sein d’une vie qui se veut commune.
44Précisons encore notre analyse : cette division sociale, qui sépare et lie, n’est pas une division entre les sexes (la société les divise pour organiser leurs échanges), mais une division par sexes. Cela veut dire que le sexe n’est pas d’abord ou seulement l’objet de la division, mais son moyen. Ce qui est divisé, c’est la société en tribus, les tribus en clans, les clans en phratries ou en familles ; c’est la parenté qui est divisée en parents, enfants, germains, époux, etc. ou encore la société en nobles et roturiers, en religieux et laïques, etc. [45].
45Soulignons ici un point très important : dans l’analyse de Mauss, la division par sexes n’est-elle pas isolée de la division par âges et de la division par générations ? Mauss, qui les présente dans ses textes des années 1930 comme les trois formes premières de division/organisation de la vie sociale, souligne aussi qu’elles sont toutes trois transversales à l’ensemble social : elles organisent les autres divisions. Ce sont des opérateurs de la division/cohésion générale de la société comme « tout » institué [46].
46La particularité des sociétés archaïques, qui opèrent cette division « à un degré que nous ne soupçonnons pas », c’est justement le rôle qu’y joue le critère du sexe dans l’ensemble des formes que prend la division/cohésion sociale. Il semble être de tout et de partout. Quasiment aucun type d’échange institué ne semble être « neutre », organisés qu’ils sont tous par la division par sexes, elle-même associée à la division par âges et par générations. Mais si Mauss souligne cette particularité, qu’il lie au caractère non étatique de sociétés qui ordonnent autrement leur cohésion, il souligne aussi que l’opération elle-même de division par sexes ne leur est pas propre : la division par sexes a « grevé de son poids toutes les sociétés... », dit-il dans la phrase que nous avons citée en commençant. Toutes les sociétés, pas seulement les sociétés polysegmentaires.
47Et c’est ici que nous bouclons la boucle : car s’il a fallu à Mauss un effort pour « sortir de soi » afin de comprendre comment s’organisent des sociétés différentes des nôtres, s’il lui a fallu, par exemple, cesser d’utiliser un critère « évident », comme la société conjugale, ou encore le mariage, la catégorie qu’il forge pour se déprendre d’une vision sociocentriste ne vaut pas seulement pour les sociétés « qu’étudient les ethnologues ». Elle est ce qui permet la comparaison entre « eux » et « nous ». Le concept de division par sexes n’appartient évidemment pas au vocabulaire de ces sociétés, pas plus qu’il n’appartient à notre vocabulaire courant, c’est un outil de la sociologie et de l’anthropologie comparative [47]. Nous aussi, nous « divisons par sexe », même si nous ne le savons pas, croyant simplement « reconnaître » une réalité préexistante. Ce que nous ne comprenons plus, mais qui apparaît quand on échappe à la vision du social en général comme fait de deux ordres de réalité parallèles, l’ordre naturel de la causalité (fût-il pensé comme un processus, comme la division du travail) et l’ordre mental des « représentations collectives », c’est que la division par sexe n’est pas de l’ordre des « causes », elle appartient à l’ordre des « raisons », des règles et des institutions de la vie sociale agissante.
Conclusion
48Apparaît mieux à présent ce que Mauss pouvait signifier en soulignant que « notre sociologie est très inférieure à ce qu’elle devrait être » : l’incapacité de la sociologie à penser la division par sexes comme telle est indissociable de sa difficulté à sortir du dualisme. Au fond, comme l’a montré la comparaison avec le Durkheim de De la division du travail social, ce dont la question des sexes est à la fois un exemple et un révélateur, est bien la tentation de séparer toujours, au sein même de la perspective sociologique, deux ordres de réalité : d’un côté, la nature et ses mécanismes, qui serait la « base » en quelque sorte, et que l’on peut concevoir de façon fixiste ou bien (comme Durkheim) comme un processus vital de type biologique et, de l’autre, les représentations, toutes les formes de l’esprit humain qui constatent ces processus et les instituent.
49Dès lors que, comme nous l’avons dit, pour Mauss la caractéristique du fait social n’est pas la contrainte – mot qui renvoie toujours à la confusion avec le mécanisme causal – mais l’attente au sens de « je m’attends à », l’institution telle qu’il l’entend est ce qui permet d’échapper au dualisme de l’extériorité et de l’intériorité. Non seulement elle ne « traduit » pas au plan social l’existence de divisions qui seraient le produit de processus aveugles externes à l’organisation humaine de la signification du monde, mais elle n’est pas non plus une sorte de carcan qui viendrait simplement contraindre et brider l’action : elle est ce qui l’organise en tant qu’action spécifiquement humaine, intentionnelle, elle est ce qui rend possible pour chacun d’agir au sein d’un univers commun de sens.
50Ainsi définie comme une modalité majeure de l’organisation instituée des échanges, la division par sexes n’est le privilège (ou le fardeau) d’aucune société particulière, d’aucune forme particulière d’organisation du travail, d’aucun état spécifique de développement de l’esprit rationnel. Elle est, avec la division par âges et par générations, une des formes majeures par lesquelles l’espèce se met à distance d’elle-même, pour penser, et surtout faire exister par l’action, ce « nous les humains » qui s’est si longtemps confondu avec cet autre mot qu’est le nom propre que chaque société se donne à elle-même. Aussi est-elle fondamentalement diverse, dans ses points d’application, dans l’imaginaire qu’elle mobilise, dans ses effets sociaux de distinction des statuts et rôles respectifs des hommes et des femmes. Mais même dans nos sociétés qui l’ont à ce point particularisée et sexualisée qu’elles croient ne faire que « reconnaître » une réalité biologique préexistante, elle est toujours une opération.
51Reste alors à penser en quoi la leçon de Mauss, qui souligne l’universalité de la division par sexes dans et par son infinie diversité, nous concerne aujourd’hui. Ne présupposant aucun complot des hommes pour la domination, elle semble se tenir à l’écart des préoccupations contemporaines, soucieuses avant tout de démêler la question de l’inégalité et du pouvoir entre les sexes. On pourra se scandaliser qu’elle ne soit pas, elle-même, dénonciatrice et scandalisée. À moins de penser qu’elle nous offre d’autres moyens, plus solides que le dualisme du sexe et du genre, de penser la hiérarchie sexuée dans et hors de nos sociétés, ainsi que les formes inédites de division par sexes qui accompagnent la dynamique égalitaire dans les sociétés démocratiques.
Notes
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[1]
Une première version de ce texte a été présentée au colloque « Le genre comme catégorie d’analyse » organisé par le Réseau international d’études sur le genre, Paris, 23 mars 2002.
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[2]
M. Mauss, « La cohésion sociale dans les sociétés polysegmentaires », in Œuvres, III, Paris, Minuit, 1981, p. 15.
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[3]
L. Dumont, « Marcel Mauss, une science en devenir », in Essais sur l’individualisme, Paris, Le Seuil, 1983 ; B. Karsenti, L’homme total, sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss, Paris, PUF, 1997 ; Camille Tarot, De Durkheim à Mauss, l’invention du symbolique, Paris, La Découverte, 1999.
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[4]
E. E. Evans-Pritchard, La femme dans les sociétés primitives et autres essais d’anthropologie sociale, trad. franç. A. et C. Rivière, Paris, PUF, 1971 p. 32.
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[5]
Ibid., p. 32.
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[6]
Ibid., p. 32.
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[7]
Ibid., p. 34.
-
[8]
Ibid., p. 36.
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[9]
Ibid., p. 36 (souligné par moi)
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[10]
Ibid., p. 38.
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[11]
Voir sur ce point Camille Tarot, op. cit., en particulier chap. 7 et 8 pp. 134-172.
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[12]
É. Durkheim, Textes III. Fonctions sociales et institution, Paris, Minuit, 1975, p. 35-49.
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[13]
Voir, sur cette problématique, Camille Tarot, op cit.
-
[14]
É. Durkheim (1893), De la division du travail social, Paris, PUF, 1998, coll. « Quadrige ».
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[15]
Ibid., p. 20.
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[16]
Ibid., p. 20.
-
[17]
Ibid., p. 22.
-
[18]
Ibid., p. 21.
-
[19]
Ibid., p. 21-22.
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[20]
Ibid., p. 23.
-
[21]
Ibid.
-
[22]
Ibid., p. 20.
-
[23]
Ibid., p. 21.
-
[24]
Ibid. Durkheim précise qu’il s’agit d’une citation du Dr Lebon, L’homme et les sociétés, II, p. 154 (pas d’indication de date).
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[25]
Ibid., p. 24.
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[26]
M. Mauss, Œuvres III, p. 13.
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[27]
M. Mauss, « Divisions et proportions des divisions de la sociologie », Œuvres III, p. 221.
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[28]
Voir en particulier son premier cours au Collège de France, résumé in Œuvres III, p. 355-358.
-
[29]
M. Mauss, conférence de 1931 citée en note 1, in Œuvres III, p. 13.
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[30]
« L’opposition des sexes et des générations et, très tôt, l’exogamie, ont divisé les sociétés », écrira-t-il ailleurs (ibid., p. 221).
-
[31]
Ibid., p. 15.
-
[32]
Je dois cette remarque à un commentaire de Vincent Descombes, lors de l’exposé sur la conscience collective chez Durkheim qu’il a présenté le 16 janvier 2001 à l’EHESS à l’invitation de Daniel de Coppet dans le cadre du séminaire de l’équipe ÉRASME.
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[33]
Voir en particulier sa conférence de 1931, Œuvres III, p. 15-22, mais aussi d’autres textes, en particulier in Œuvres III, p. 320-323, 345, etc.
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[34]
Cet aspect est particulièrement développé dans sa conférence de 1931, ibid., p. 15-22.
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[35]
M. Mauss, Œuvres III, p. 307.
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[36]
Ibid., p. 314-315.
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[37]
Durkheim, op. cit., p. 244.
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[38]
Ibid., p. 248.
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[39]
Ibid., p. 252.
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[40]
Ibid., p. 253, 262.
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[41]
Ibid., p. 271.
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[42]
C. Tarot, op cit.
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[43]
M. Mauss, Œuvres III, p. 12.
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[44]
Voir en particulier « Débat sur les fonctions sociales de la monnaie », in Œuvres II, p. 117, et « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de l’anthropologie », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1999, 8e éd., p. 306-308, coll. « Quadrige ». Bruno Karsenti a bien souligné cette originalité décisive de Mauss, Karsenti, op. cit.
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[45]
Voir Œuvres III, en particulier p. 17-20 et 320-324.
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[46]
Voir ici en particulier Œuvres III, p. 15 et s., 341 et s.
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[47]
Le concept de « distinction de sexe » récemment proposé (de préférence à « différence des sexes ») par un ouvrage d’anthropologie, a des points communs avec celui de « division par sexes » de Mauss, en particulier en ce qu’il implique, lui aussi, de mettre l’accent sur l’opération sociale de distinction/relation. Voir en particulier C. Barraud, « De la distinction de sexe dans les sociétés », in C. Ales et C. Barraud (dir.), Sexe relatif ou sexe absolu ?, Paris, Éd. de la MSH, 2000.