1À l’instar de beaucoup de revues scientifiques, L’Année sociologique a souhaité marquer l’entrée dans le nouveau siècle par une livraison particulière. Originellement prévue pour 2000, la parution de ce numéro à la date actuelle n’est due qu’à quelques causes purement contingentes, au nombre desquelles figure la nécessité de souligner en priorité le centenaire de publication de la revue avec deux numéros spéciaux. Le thème retenu par le comité de rédaction, « voies nouvelles », a bien sûr représenté une gageure pour les responsables qui se sont vu confier le soin de le préparer. Qu’on l’interprète en termes de bilan des développements les plus significatifs de la sociologie au cours des trente dernières années ou de pistes qui s’ouvrent aujourd’hui, il n’était pas question de viser à une quelconque exhaustivité. C’est d’ailleurs en soi un résultat dont on ne peut que se féliciter. Le fait d’être partiel, dans le cadre d’un numéro de revue, comme d’ailleurs dans tout autre cadre, témoigne de la richesse, de la diversité et du nombre croissant de travaux de grande qualité qu’a connus notre discipline au tournant du siècle. Il a donc fallu faire des choix, et la présentation des articles rassemblés ici nous force à souligner certains aspects au détriment d’autres qui auraient sans aucun doute pu retenir l’attention. Un seul exemple suffira à l’illustrer. L’analyse des réseaux sociaux est sûrement un secteur qui a connu de grands développements depuis le début des années 1970. Si elle n’est pas représentée, ce n’est pas que nous l’ayons « oubliée », ce n’est que le résultat de cette contrainte de choix pour laquelle d’ailleurs la disponibilité des auteurs n’a pas été un paramètre neutre.
2« Voies nouvelles » peut s’interpréter de plusieurs manières, mais il en est une qui ne convient pas. L’idée que les pistes neuves soient en rupture radicale avec des pistes plus anciennes et classiques ou encore l’idée qu’elles ne trouveraient pas un appui ou un point de départ dans des travaux antérieurs ne correspondent pas à la réalité. Ce n’est pas ainsi que se développent les sciences en général et les sciences sociales en particulier. Les grandes « ruptures épistémologiques » faisant émerger de « nouveaux continents » scientifiques, grâce (au mieux) au génie de grands penseurs, représentent des métaphores susceptibles de séduire le potache qui doit construire un plan de dissertation à la mode du moment, mais chaque fois qu’on a bien voulu y regarder de près, on a pu observer que les choses ne se sont jamais passées ainsi. Les travaux de Galilée sont incontestablement importants pour la physique moderne, mais ceux de Kepler, dont les lois sont toujours présentées dans les manuels d’astrophysique, sont largement antérieurs. L’œuvre de Lavoisier est un moment fondamental pour la chimie moderne, mais les alchimistes faisaient déjà de grandes découvertes. Il en va de même en peinture pour prendre un autre exemple. Si la Renaissance marque le début de l’adoption des règles de la perspective vraie, celles-ci étaient déjà bien là dans certains tableaux de Giotto, un siècle avant le quattrocento [1]. Plus proche de nous, l’œuvre d’Adam Smith est, à juste titre, considérée comme marquant la véritable fondation de la science économique, telle que nous l’entendons aujourd’hui, mais son apport ne peut se comprendre sans en voir les prémisses chez un Hume, un Mandeville ou un Leibniz (entre autres).
3La nouveauté est ainsi toujours débitrice de ce qui l’a précédé : c’est en développant une idée antérieure, parfois tombée en désuétude ou tenue pour mineure, mais aussi en la critiquant que se développent des voies nouvelles, sans oublier le rôle joué par l’emprunt à une autre discipline. La sociologie n’échappe pas à la règle. Y détecter ces voies n’est donc pas simple, à plus fortes raisons si l’on ne dispose pas du recul temporel suffisant pour faire la part entre ce qui semble conduire à une impasse et ce qui au contraire apparaît offrir des perspectives.
4Des voies nouvelles s’ouvrent donc par la relecture d’auteurs classiques et, surtout, par l’attention accordée aux intentions de ces derniers au-delà de la formulation elle-même de leur pensée qui peut paraître datée et porter la marque de l’époque. Raymond Boudon en a donné récemment plusieurs illustrations probantes [2], par exemple en relisant Les Formes élémentaires de la vie religieuse de Durkheim. La documentation ethnographique limitée qui était disponible à l’époque, la langue de ce dernier et certaines formulations qui paraissent aujourd’hui douteuses donnent à penser au lecteur pressé que l’ouvrage est devenu obsolète. Or, il n’en est rien si l’on retourne aux intentions de Durkheim. Selon Boudon, son analyse peut être considérée « comme une réflexion méthodique sur la question de savoir comment expliquer les croyances collectives de façon scientifiquement acceptable ». En se donnant pour objet des croyances religieuses, souvent aussi quasi universelles que la croyance en l’existence de l’âme, il s’agit, après en avoir repéré les invariants, d’en expliquer l’existence non par on ne sait quelle illusion, mais par les raisons solides qui font que ces invariants expriment une réalité pour les acteurs.
5L’analyse de la morale considérée comme pouvant traduire une objectivité illustre bien comment une voie nouvelle en sociologie peut prendre appui sur des auteurs classiques. L’article de Michel Forsé et Maxime Parodi adopte ce point de vue pour conduire à des considérations théoriques nouvelles empruntant à des traditions plus anciennes. Se donnant pour tâche de rendre compte d’un sondage d’opinion récent sur l’État-providence, ils observent notamment que si l’intérêt personnel explique l’opinion, il n’en constitue pas toute la substance et n’est donc pas suffisant. La morale, ou plus précisément, au sein de celle-ci, la justice comme équité, joue un rôle éminent qui ne peut sans dommage être négligé. Pour l’apercevoir, il faut abandonner le point de vue holiste et le point de vue d’une rationalité étroite, en vertu de laquelle l’acteur se contenterait d’optimiser une utilité, pour admettre que les bonnes raisons sur lesquelles il se fonde relèvent d’un cadre plus large. Les contours comme le contenu de ce cadre sont pour ces deux auteurs à rechercher dans l’analyse kantienne de la raison pratique.
6L’examen statistique détaillé des résultats du sondage leur permet de montrer que ce retour à une analyse kantienne est efficient pour comprendre les opinions exprimées. Dès lors, ce ne sont pas seulement des affres d’un déterminisme fort ou d’un utilitarisme exclusif dont il faut s’écarter, c’est aussi le modèle du relativisme moral qui est en sérieuse difficulté. Ce modèle ne propose finalement rien d’autre que de constater la pluralité des doctrines compréhensives du bien ou des conceptions de la bonne vie, alors que la question fondamentale est de savoir comment et pourquoi la justice comme équité permet à cette pluralité conflictuelle et irréductible de projets de vie rationnels de s’accorder. Question philosophique pour une part, bien sûr, mais pour une part seulement, puisqu’elle est au cœur du modèle opératoire que les deux auteurs construisent pour analyser empiriquement leur sondage d’opinion.
7Le développement de la sociologie quantitative représente un autre exemple de cette manière de comprendre les voies nouvelles. Une compilation des articles utilisant des méthodes quantitatives dans les plus grandes revues internationales de la discipline révélerait un accroissement considérable de la place qui leur est accordée. Il n’est qu’à feuilleter une revue comme l’American Sociological Review pour s’en convaincre. Il y a à cela de bonnes raisons dont certaines tiennent au fond, alors que d’autres sont plus contingentes, mais non moins importantes, comme le développement de la micro-informatique, la multiplication des enquêtes, leur plus grande accessibilité pour tous, etc. S’il est juste de parler de voie nouvelle dans ce cas, c’est davantage en raison de ce formidable développement lui-même et de l’avènement de techniques statistiques permettant de tester avec beaucoup plus de sûreté et de facilité (grâce à des logiciels de plus en plus conviviaux) des hypothèses qu’en raison de la nouveauté de cette orientation méthodologique proprement dite. Inutile de rappeler ici que le fondateur de cette revue ne s’est pas risqué à conclure quoi que ce soit sur le suicide avant d’en avoir mené une étude statistique approfondie. Et bien d’autres avant lui avaient déjà posé les fondements d’une telle approche. La France d’aujourd’hui – et même la francophonie en général, comme le montrerait l’examen des thèmes de recherches au sein de l’AISLF par exemple – fait pourtant quelque peu figure d’exception, car la place des méthodes quantitatives – tant dans l’enseignement que dans la recherche sociologique – n’y a pas connu, loin de là, un développement similaire à celui qui s’est produit dans le monde anglo-saxon, ou plus généralement utilisant l’anglais comme langue de communication. En sollicitant pour ce numéro plusieurs articles se basant sur des résultats obtenus grâce à ces méthodes, nous avons voulu, en quelque sorte, tordre le bâton en sens inverse et rappeler à la vigilance sur ce décalage.
8L’article de Simon Langlois, qui offre un état des lieux de la sociologie de la consommation, est une parfaite illustration de ce propos. La consommation n’est pas un nouvel objet pour la sociologie. Toutefois si l’on dispose aujourd’hui de diagnostics de plus en plus fins sur les modes de vie et leurs évolutions, comme le montre son texte, c’est en grande partie grâce à la multiplication de travaux prenant appui sur des enquêtes représentatives qui elles-mêmes se sont multipliées et affinées. Dans ce domaine d’ailleurs, pouvoir disposer de panels représente une sérieuse avancée. Là encore, la nécessité d’avoir à compléter le point de vue transversal par le point de vue longitudinal n’est pas en soi une nouveauté. Il y a longtemps que les démographes savent que les taux du moment doivent être complétés par des calculs effectués en suivant des cohortes. C’est plutôt la possibilité d’une mise en pratique de plus en plus fréquente de cette perspective longitudinale qui représente une avancée importante pour la sociologie de la consommation, comme pour d’autres domaines si l’on songe entre autres aux panels d’élèves ou d’étudiants. Langlois montre également l’importance qu’il faut accorder aux acteurs dans l’étude de la consommation contemporaine (tout comme dans l’étude de l’éducation pourrions-nous ajouter), un domaine dans lequel choix et décisions sont particulièrement déterminants.
9Le développement de la comparaison internationale est encore un exemple de cette manière en quelque sorte « modeste » d’envisager les voies nouvelles que nous proposons. Il suffit d’évoquer de nouveau Le Suicide pour trouver une illustration classique de l’idée selon laquelle, si comparaison n’est pas raison, la mise en perspective d’une donnée nationale par comparaison avec des données d’autres pays est une nécessité pour éviter de tenir le singulier pour le général. L’article de Pierre Bréchon montre qu’on savait fort peu de choses sur les valeurs et les opinions comparées entre sociétés avant le début des années 1980. Il a fallu en effet, attendre que des programmes internationaux se mettent en place pour qu’un même sondage soit effectué dans différents pays, non sans difficultés pratiques. En offrant pour la première fois une synthèse des trois grands programmes publics dans lesquels la France est partenaire (même si l’implication de cette dernière est parfois récente), Pierre Bréchon donne une idée précise de tout ce qui a pu et peut encore être appris en matière d’études de l’opinion grâce à la comparaison internationale. Rappelons d’ailleurs ici le rôle éminent qu’Hélène Riffault, récemment disparue, a joué dans la participation de la France à l’Enquête européenne sur les valeurs, aux côtés de Jean Stoezel tout d’abord, puis, à partir de la deuxième édition, au centre de l’édifice, aussi bien pour des tâches administratives, comme la recherche de financements, que pour l’analyse sociologique des résultats. Grâce à elle donc, mais aussi bien entendu grâce à beaucoup d’autres, dont Pierre Bréchon rappelle les contributions, il ne fait aucun doute que la comparaison internationale sur les valeurs a connu un développement tel que l’on peut sans grand risque d’erreur y voir une voie nouvelle des dernières années et des années à venir.
10Évidemment, la comparaison internationale – tout comme la comparaison temporelle évoquée précédemment qui est centrale dans l’étude du changement social – a progressé dans de nombreux autres secteurs de la sociologie. L’article de Theodore Caplow tire notamment parti des travaux comparatifs du programme international Comparative Charting of Social Change pour proposer une typologie des tendances du changement. Sa contribution vise à soumettre au débat un diagnostic raisonné sur les mécanismes macrosociaux de changement dans les sociétés industrielles avancées d’aujourd’hui. Sa typologie est en soi une piste nouvelle, mais elle n’est pas sans emprunter, comme le lecteur le découvrira aisément, de nombreux éléments à des chaînes causales plus classiques. Par construction même – puisque les matériaux empiriques qu’il cherche à synthétiser sont datés et situés – il ne faut pas chercher à lui conférer une portée universelle. Sa proposition relève plus de ce que Merton appelait une théorie de moyenne portée. En évitant le contresens, la fécondité heuristique de son analyse apparaît pleinement, ne serait-ce que par l’intérêt des nombreuses questions qu’elle ne manque pas de susciter.
11Des voies nouvelles s’imposent donc aussi parce que les transformations de nos sociétés ne vont pas sans susciter des questions neuves qui interpellent les sociologues à différentes époques. L’urbanisation et l’intégration des immigrants dans les grandes villes américaines au début du XXe siècle ont occupé une place centrale dans le programme de recherche de l’École de Chicago, justement parce que les mutations en cours dans la société américaine posaient problème. Il en va de même pour la sociologie du travail ou la sociologie des organisations qui ont connu d’importants développements parallèlement aux changements sociaux en cours. Or, la diversité culturelle au sein des sociétés et à l’intérieur du cadre national soulève de nos jours de nouvelles interrogations. Les grands mouvements sociaux du début du siècle ont cédé la place à des mouvements identitaires divers. Comment penser le pluralisme culturel ? Comment vivre ensemble ? se demandent de plus en plus de sociologues dans leurs publications récentes, tant en France qu’ailleurs dans le monde. L’article de Denise Helly passe en revue les perspectives théoriques et les réponses données par la sociologie contemporaine à cette question de la diversité. Elle examine le problème que posent les inégalités auxquelles font face les minorités de toutes sortes dans les sociétés républicaines, l’égalité formelle des chances ne donnant pas nécessairement les résultats attendus. Elle passe en revue les débats entre communautariens et libéraux, vifs en Amérique du Nord mais moins marquants sur la scène européenne. Son article propose une synthèse des diverses orientations théoriques qui s’affrontent, mais aussi des idées nouvelles qui permettront de dépasser la suspicion typiquement française à l’égard des appartenances communautaires, suggérant à la suite du philosophe canadien Will Kymlicka, qu’une appartenance culturelle minoritaire ne génère pas nécessairement l’indifférence à l’égard de la vie publique ou civile commune ni un enfermement dans la différence ou le relativisme culturel.
12L’article de François Chazel illustre de son côté une manière de considérer les mouvements sociaux qui s’est peu à peu imposée au fil du XXe siècle et qui accorde toute la place qui leur revient aux acteurs sociaux. Il n’y a pas plus d’essence de la révolution que de pierre philosophale, soutient-il, postulant dès lors la nécessité de reconnaître le caractère pluriel des phénomènes révolutionnaires. Pour l’illustrer, il se centre sur l’analyse d’un cas qui a été fort important pour redessiner les contours du monde dans lequel nous vivons : la révolution qui a mené à la disparition de la RDA et à la fusion des deux Allemagnes. Reprenant la célèbre distinction d’Albert O. Hirschman, il documente empiriquement l’existence d’un véritable rapport de complémentarité et non de rivalité entre défection et prise de parole, rapport qu’il décrit comme une « conjonction redoutable pour le régime ». Les acteurs sociaux en ex-RDA ont inventé « un nouveau répertoire d’action collective », pour reprendre une expression d’Oberschall. Leur action collective a, en effet, trouvé son point d’ancrage dans une micro-mobilisation fondée sur l’action de l’Église protestante et sur des réseaux informels liés à la famille ou aux amis, avec en toile de fond l’Allemagne de l’Ouest comme référence collective. Cette analyse serrée et très documentée permet d’avancer une conclusion générale qui va à l’encontre d’une idée reçue : le désir de réunification de l’Allemagne observable à l’Est a précédé et non pas suivi les premiers pas faits dans cette direction par les dirigeants de l’ancienne République fédérale d’Allemagne. Plus largement, cet article a valeur d’exemple d’une approche nouvelle pour l’étude empirique d’un phénomène social aussi large qu’une révolution nationale.
13La diversité de toutes ces contributions témoigne de la vitalité de la sociologie d’aujourd’hui. Beaucoup, bien que dans des domaines différents et selon des approches variées, convergent pour mettre l’accent sur l’importance du phénomène de pluralité. Dégagée du relativisme, l’étude de ce phénomène représente, en effet, un enjeu crucial non seulement d’un point de vue méthodologique, mais aussi sur le fond pour penser ou repenser ce que Durkheim aurait appelé l’intégration dans nos sociétés ou entre elles, puisqu’en vertu de la mondialisation elles entretiennent des rapports de plus en plus étroits, sous un angle aussi bien économique que politique, moral ou social.