CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1C?est devenu aujourd?hui un lieu commun de rappeler que l'effondrement des régimes communistes en Europe de l'Est a été un phénomène largement inattendu ; et cette surprise a donné lieu à une littérature relativement abondante sur les limites de la prédiction dans les sciences sociales à laquelle nous nous bornerons ici à faire quelques allusions. Mais peut-être a-t-on moins observé que cet effondrement, dans la mesure où il peut être qualifié de révolutionnaire – ce que seul un examen, cas par cas, est en mesure d?établir – a contribué à ébranler un certain nombre d?idées préétablies, si ce n?est de « prénotions » entendues dans un sens durkheimien, sur les critères et les caractéristiques d?une « vraie » révolution. L?expression forgée par Habermas de « révolution de rattrapage » (nachholende Revolution), comme le recours assez fréquent à cette étiquette commode, sont d?abord à notre sens le signe d?un embarras, en tout cas d?une perplexité à l'égard d?un « objet » ne relevant pas des catégories habituelles : la désignation adoptée permet d?abord de sauvegarder par contraste la spécificité des « grandes » révolutions et ainsi de les préserver de toute contamination, au point qu?Habermas n?hésite pas à associer à la révolution de rattrapage la conception cyclique des formes de pouvoir, et donc le « langage ancien disqualifié par la Révolution française » (1990, p. 188-189). Pareil amalgame entre une vision traditionnelle et des aspirations typiques de la modernité, dans la présentation même qu?en fait Habermas, ne résiste guère à l'examen, en particulier s?il est conduit d?un point de vue sociologique ; et, même si l'on est prêt à admettre avec le philosophe allemand, comme avec beaucoup d?autres analystes, que les processus révolutionnaires en Europe de l'Est n?ont pas été porteurs d?une utopie innovatrice, c?est-à-dire d?un projet de fonder à la fois un ordre social et un être humain radicalement neufs, il est difficile de ne pas voir dans un tel amalgame la trace d?une prévention à l'égard d?un type de révolution.

2Pour se garder de semblables préventions ou, à l'inverse, d?un enthousiasme non distancié qui se satisferait de saluer comme décisives les issues apparemment conformes à ses préférences idéologiques, il convient d?observer une règle de prudence épistémologique, fondée sur la reconnaissance du caractère pluriel des phénomènes révolutionnaires [1]. Il n?y a pas plus d? « essence » de la révolution que de pierre philosophale ; et l'on n?échappe pas pleinement à cette tentation, lorsque l'on construit une échelle de gradations, consistant à classer, fût-ce de manière implicite, les révolutions en fonction de leur degré de « pureté » supposé. Le sociologue a à rendre compte de la diversité des trajectoires et des résultats, même si cette exigence ne doit pas le conduire à sacrifier l'établissement de critères minimaux d?identification ni à faire l'impasse sur la mise en évidence d?éventuelles propriétés communes [2].

3C?est en tout cas dans cet esprit que nous voudrions aborder un « cas » hautement significatif, à savoir les processus qui ont conduit, de septembre 1989 à mars 1990, à la paralysie puis à l'effondrement du régime communiste en Allemagne de l'Est et finalement à la disparition définitive de celle-ci avec l'unification du 3 octobre 1990. L?enchaînement même des processus nous conduit d?emblée à relever un résultat singulier : on n?assiste pas ici à une transformation de la structure politique dans le cadre d?une identité étatique et territoriale maintenue, mais à l'effacement pur et simple de celle-ci ; qui plus est, les cinq anciens Länder qui avaient été intégrés à la République démocratique allemande renaissent en quelque sorte de leurs cendres pour demander leur entrée (Beitritt) dans la République fédérale : une telle issue, à s?en fier au moins à l'aspect formel, ne paraît guère comporter de dimension révolutionnaire. Examinons cependant les choses de plus près et considérons-les à la fois d?un point de vue social et d?un point de vue politique, à la lumière de l'exigeante conception de la révolution formulée par le jeune Marx, que nous ne résisterons pas au plaisir de citer : « Toute révolution dissout l'ancienne société ; en ce sens, elle est sociale. Toute révolution renverse l'ancien pouvoir ; en ce sens, elle est politique » ([1844], 1982, p. 417). Or la réponse qui s?impose sur l'un et l'autre plans ne peut être, à notre sens, que résolument affirmative. Avec l'entrée en vigueur de l'union monétaire, économique et sociale entre la RDA et la RFA le 1er juillet 1990, les citoyens et les entreprises de l'Allemagne de l'Est se trouvent confrontés à une transformation à la fois radicale et immédiate des structures et des principes régissant l'économie : ils sont ainsi projetés directement, sans étapes préparatoires ni progressives, dans le cadre d?une économie de marché avec une libre formation des prix et la disparition très rapide des subventions protectrices ; il semble donc légitime de parler d?une « révolution sociale ». En matière politique, après l'abandon le 1er décembre 1989 de toute référence constitutionnelle au rôle dirigeant du parti marxiste-léniniste censé représenter la classe ouvrière, en l'occurrence le Parti socialiste unifié (Sozialistische Einheitspartei Deutschland [SED]), l'Allemagne de l'Est s?ouvre au système des partis avec les premières élections libres de mars 1990. Le signe le plus évident de la rupture tranchée avec le passé est constitué par le triomphe de la coalition « L?Alliance pour l'Allemagne » et de son parti-pivot, la CDU, qui, lors de ces élections, obtinrent respectivement 48,04 % et 40,82 % des voix : ce succès fut, comme l'on sait, confirmé, quoique avec une moindre ampleur, par les élections générales de décembre 1990 qui donnèrent à Helmut Kohl les pouvoirs nécessaires pour poursuivre une politique de réunification accélérée. Mais il convient aussi de noter que le parti communiste rénové sous le nom de PDS (Partei des Demokratischen Sozialismus), tout en faisant relativement bonne figure à l'Est (il est en troisième position aux élections de mars), est désormais confiné à un rôle d?exutoire de diverses formes de mécontentement : tout espoir de retour, voire de participation, au pouvoir lui est désormais interdit en Allemagne, à la différence d?autres pays d?Europe de l'Est.

4La « révolution politique » accompagne ici la « révolution sociale ». On peut mesurer ainsi à quel point l'ingénieuse notion de « refolution », combinant de manière hybride des aspects de réforme et des dimensions révolutionnaires, serait tout à fait inadéquate pour qualifier l'issue majeure des processus dans le cas de l'Allemagne de l'Est ; et sans doute vaut-il la peine de rappeler en passant qu?elle a été forgée par Timothy Garton Ash pour rendre compte des phénomènes qu?il observait à la fois en Hongrie et en Pologne (1989).

5Admettons, nous diront peut-être certains, le caractère révolutionnaire des résultats ; cela ne nous dit rien encore de la nature des trajectoires qui y ont conduit. Or fait précisément défaut, dans le cas qui nous préoccupe, un élément tenu souvent pour un ingrédient caractéristique de toute révolution « authentique », à savoir la violence et le jeu complexe de sentiments qui l'accompagne, depuis la pure exaltation jusqu?à la quasi-sanctification de la démarche révolutionnaire par le sang versé [3]. Ce n?est pas pourtant celui-ci, mais bien plutôt la « mobilisation populaire », qui constitue le véritable « critère » (1997, p. 120), selon la formule concise de Charles Maier [4] ; et la « Révolution » allemande a connu, elle aussi, ses « grandes journées ». Il est de ce fait essentiel de bien cerner les modes et les rythmes de cette mobilisation, ainsi que ses principales étapes ; et il est, à notre sens, d?autant plus nécessaire pour le sociologue de s?engager dans cette voie qu?il a plutôt jusqu?à présent péché par timidité dans l'analyse des processus révolutionnaires, mis en quelque sorte entre parenthèses dans des essais d?explication visant à l'élucidation de leurs causes d?une part, de leurs conséquences de l'autre [5]. C?est donc avec le souci de montrer la pertinence d?une démarche sociologique, mais aussi de faire ressortir la spécificité et la portée de la mobilisation est-allemande que nous entreprenons l'analyse de ses mécanismes et de ses enchaînements, à laquelle la suite de ce texte sera prioritairement consacrée.

L?émergence et la montée en puissance de la prise de parole dans un contexte de défection

6Ce sont bien, en effet, des mécanismes clairement identifiés qui jouent un rôle central dans une phase décisive de la mobilisation, à savoir la défection (exit) d?abord, puis une étonnante conjonction de la défection et de la prise de parole (voice).

7On reconnaît là les deux notions centrales autour desquelles Albert O. Hirschman a construit son livre de 1970, intitulé justement Exit, Voice and Loyalty. Mais deux précisions s?imposent d?emblée. La première touche au champ d?action dans lequel opère la défection : celle-ci ne s?inscrit plus dans le cadre du marché, par cessation d?achat d?un produit, ni dans celui des organisations, par abandon de telle ou telle d?entre elles qui ne rend plus les services attendus, mais consiste à quitter son pays (en l'occurrence la République démocratique allemande) pour un autre (qui, dans le cas particulier, se trouve avoir la même langue, mais un système économique et politique radicalement différent, à savoir la République fédérale d?Allemagne). On relèvera que ces préoccupations étaient déjà suffisamment prégnantes en Allemagne dès les années 1970, pour que le livre d?Hirschman y parût en 1974 sous le titre Abwanderung und Widerspruch c?est-à-dire « émigration et opposition » : la notion de défection se trouve ainsi liée à un domaine d?application spécifique, mais hautement significatif dans le contexte des rapports entre les deux Allemagnes [6].

8La seconde précision que nous voudrions apporter est, elle, d?ordre interprétatif et concerne la relation entre défection et prise de parole. La thèse générale d?Hirschman est à cet égard sans ambiguïté, même si elle est tempérée, au cours de l'argumentation, par la prise en compte de tel ou tel facteur : la défection tend à miner la prise de parole, au point que s?instaure, selon une formulation imagée employée par Hirschman dans un texte ultérieur (1986, p. 75), un véritable « jeu de bascule » entre l'une et l'autre. La possibilité de leur renforcement mutuel n?était guère alors prise en compte ; et le sociologue Detlef Pollack fit observer avec justesse qu?il prenait le contre-pied d?une proposition centrale d?Hirschman en soulignant que les processus à l'œuvre en Allemagne de l'Est ont reposé sur un rapport de complémentarité et non pas de rivalité entre défection et prise de parole (1990, p. 295) [7].

9Pour comprendre comment ce rapport apparemment paradoxal a pu s?instaurer, il est temps d?en venir à une brève présentation des faits et de leur déroulement. Il faut d?abord souligner que la pression des partisans de la défection (Ausreisewillige, ceux qui veulent partir) se fit de plus en plus insistante ; et elle fut à la fois favorisée et accrue par le cours même des événements. Le 2 mai 1989, la Hongrie, dans un premier geste de conciliation vis-à-vis de l'Ouest, prit la décision significative d?abattre les barbelés qui clôturaient sa frontière avec l'Autriche. Le passage en Allemagne fédérale devint ainsi moins périlleux, même s?il n?était pas encore autorisé ; et les chiffres de l'émigration grossirent fortement pendant les mois de mai, juin et juillet (plus de 10 000 pour chacun). Surtout, beaucoup d?Allemands de l'Est venus en Hongrie comme « touristes » décidèrent de ne pas rentrer ; à la fin du mois de juillet, l'ambassade de la République fédérale d?Allemagne fut prise d?assaut par une centaine d?entre eux, bientôt suivis de beaucoup d?autres. Ce type d?action, dans lequel certains sociologues n?hésitent pas à voir « un nouveau répertoire d?action collective » (Oberschall, 1996, p. 110), se répandit dans d?autres capitales du bloc communiste : des « touristes-réfugiés » s?installèrent par centaines dans les représentations diplomatiques de la RFA à Prague, à Varsovie et jusqu?à Berlin même. Pareille situation ne pouvait manquer d?alerter les media, les organisations humanitaires et les gouvernements eux-mêmes. Le 10 septembre la Hongrie laissa, après suspension de son accord sur les frontières avec l'Allemagne de l'Est, officiellement partir vers l'Autriche et la RFA tous les réfugiés présents sur son territoire : 25 000 personnes auront emprunté cette voie à la fin du mois de septembre. Pour ce qui est des « Ausreiser » de Prague et de Varsovie, le gouvernement est-allemand se vit contraint d?accepter leur départ vers l'Allemagne de l'Ouest par convois spéciaux au début du mois d?octobre : tout ce qu?il obtint, c?est la concession – formelle – de la traversée de l'Allemagne de l'Est, destinée à montrer qu?il consentait à leur départ.

10La défection prend ainsi la forme d?un exode massif, qui ne pouvait manquer d?avoir des effets à l'intérieur même de l'Allemagne de l'Est. Avant de les examiner, il vaut la peine de dégager les caractères originaux que revêt la défection au cours de ces processus : la défection n?est plus une décision typiquement privée, prise et exécutée dans le silence, mais elle acquiert une dimension publique, à partir du moment où elle est revendiquée en commun par des gens qui s?assemblent. C?est en ce sens que le mouvement d?occupation des ambassades ouest-allemandes à Budapest, à Prague et à Varsovie représente une forme spécifique d?action collective ; et l'on ne saurait trop insister sur le fait que les candidats au départ profitèrent des occasions de rencontre autour de l'église Saint-Nicolas à Leipzig, à l'issue des prières pour la paix, pour organiser la première marche silencieuse (en mars 1988) et pour faire entendre leur revendication fondamentale : « Nous voulons partir » (Wir wollen raus) à partir du début du printemps 1989.

11Pour reprendre la belle formule d?Albert O. Hirschman, « [les] Ausreiser privés se transformèrent en Ausreiser publics » [8] ; et l'on peut admettre avec lui que c?était une étape requise pour que la protestation et la prise de parole pussent se donner libre cours. La voie de la protestation était ainsi entrouverte ; et en même temps l'urgence d?une réaction face à la vague grandissante de l'émigration était reconnue par beaucoup d?Allemands de l'Est, même si le gouvernement s?en montrait officiellement et concrètement incapable [9].

12C?est, de ce fait, dans la rue que cette réaction va peu à peu prendre corps, pour donner lieu à une prise de parole de grande ampleur. Elle commença, de façon timide, le 4 septembre 1989 par un cri isolé, « Je reste ici » (Ich bleibe hier), devant l'église Saint-Nicolas à Leipzig, à l'issue des prières pour la paix qui venaient de reprendre après l'été : même si ce cri resta sans écho apparent, il marqua le début de la dissociation entre les candidats au départ, plus nombreux, et les autres personnes présentes, dont les motivations ne s?étaient pas encore clairement exprimées [10]. Puis, au fur et à mesure que croissait le nombre des participants, en dépit des arrestations opérées par la police les deux lundis suivants, c?est l'affirmation commune d?une volonté de rester qui devint prépondérante : déjà dominant le lundi 18, le mot d?ordre « Nous restons ici » (Wir bleiben hier) fut, le 25 septembre, repris en chœur par la foule et devint son cri de ralliement, car il cristallisait le mieux ses préoccupations.

13Confrontés d?une part au risque d?un exode massif, désormais permis par l'ouverture de la frontière entre la Hongrie et l'Autriche, d?autre part à l'immobilisme des autorités, enfermées dans un refus rigide de toute « Perestroïka », de petits groupes, loyaux mais décidés, tinrent à faire connaître leur refus d?une Allemagne de l'Est demeurant à l'écart du mouvement général et, donc, de l'assimilation de la population prête à y vivre à « la stupide portion restante » (Der dumme Rest), selon l'expression désabusée, alors en vogue, sur l'identité de la DDR. Ce refus était en même temps teinté d?espoir, sous l'effet des fissures de plus en plus évidentes dans l'unité du bloc communiste : ainsi la « structure des opportunités politiques » s?était modifiée dans un sens plus favorable et la prise de parole devait à son tour, avec un temps de retard sur la défection, en tirer parti. C?est sans doute cette espérance qui, dès le lundi 25, poussa les participants à entonner en commun « We shall overcome » et leur donna l'audace d?entreprendre une première et partielle marche vers le centre de la ville, sans en être empêchés par les forces de police.

14L?innovation est en effet du côté des jeunes manifestants ; ils font en quelque sorte la découverte et l'apprentissage d?un « répertoire d?action collective », pour reprendre la notion mise à l'honneur par Charles Tilly. Le 2 octobre, ils formèrent à nouveau un cortège, approchant déjà 20 000 personnes [11], qui parvint momentanément à rompre les cordons des forces de police, même si celles-ci étaient très nombreuses et procédèrent à quelques arrestations.

15Il ne restait au régime que la voie de la répression brutale. Et, de fait, la première semaine d?octobre fut marquée par une série d?épisodes violents : le 4 octobre et encore le 5, des affrontements opposèrent à la gare de Dresde les forces de police à des « Ausreiser » qui voulaient monter dans les « trains de la liberté » en direction de l'Allemagne de l'Ouest ; le 7 octobre, à l'issue des manifestations officielles célébrant le quarantième anniversaire de la République démocratique allemande, la police se montra particulièrement brutale à Berlin, que l'on voit pour la première fois pendant l'automne 1989 entrer dans le jeu : ce soir-là et le lendemain, elle arrêta plus de 1 000 manifestants. Dans ce climat déjà lourd, l'annonce par un responsable des forces de sécurité dans le Leipziger Volkszeitung qu?il fallait « définitivement mettre un terme aux actions contre-révolutionnaires, au besoin par la force » (6 octobre) et des rumeurs de mouvements de troupes et de préparation des hôpitaux à l'accueil de blessés, paraissant annoncer une « solution à la chinoise » (Honecker avait apporté son soutien aux dirigeants chinois lors de la répression de Tiananmen en juin), portèrent la tension à son comble, faisant ainsi planer les plus graves menaces sur le déroulement de la manifestation du 9 octobre.

16Entre le régime et les protestataires le moment de la confrontation décisive semblait arrivé ; et d?une certaine manière, elle eut bien lieu, mais avec une issue qui infirma les craintes largement partagées, puisqu?elle se solda par un triomphe complet des manifestants de Leipzig. D?abord, la foule qui s?était entassée dans l'église Saint-Nicolas dès le début de l'après-midi et qui se massait, dans des proportions inconnues jusqu?alors, aux alentours, encadrée par des unités de police expérimentées, put se déployer librement sur le boulevard (Ring) qui encadre la vieille ville, jusqu?aux quartiers généraux des forces de sécurité, sous la forme d?un impressionnant cortège de 70 000 personnes, proclamant son refus de la violence (Keine Gewalt) : les participants reprirent ainsi possession de leur ville. Ensuite, ils affirmèrent leur identité collective à travers un autre cri massivement repris : « Nous sommes le peuple » (Wir sind das Volk) ; en même temps ils démystifiaient radicalement par ce mot d?ordre la prétention de la SED à représenter le peuple et donc à diriger légitimement le pays en son nom. Ils ne se contentèrent pas en effet de dénoncer la vacuité de l'image que la propagande du régime avait cherché à donner d?eux en reprenant le slogan : « Nous ne sommes pas des casseurs » (Wir sind keine Rowdys) mais posèrent un principe de légitimité concurrent de celui sur lequel reposait le régime ; en ce sens, à travers le mot d?ordre transparaît un cadre (frame) d?interprétation de la situation, qui définit cognitivement la situation et lui confère un sens. Ce cadre est organisé autour des fondements de la légitimité et va progressivement se développer dans la revendication de l'exercice de tous les droits démocratiques majeurs. Dès lors le régime a perdu une première grande bataille : le droit de se rassembler et de manifester ne pouvait plus être contesté.

17Il est encore difficile aujourd?hui de dire pourquoi la force n?a pas été employée, alors que l'ordre d?y recourir paraissait avoir été donné en haut lieu ; l'absence de consignes claires aux autorités locales, la réticence manifeste d?un certain nombre d?unités supplétives (notamment des Kampfgruppen venus des usines) à s?engager dans des actions violentes vis-à-vis d?une foule aussi nombreuse, l'appel des six par lequel des autorités morales et des représentants locaux du SED invitaient toutes les parties « à la modération, afin de permettre [d?instaurer] un dialogue pacifique » [12] concoururent à des degrés divers à ce résultat inespéré. Mais toujours est-il que la « grande journée » du 9 octobre a aussi un effet décisif sur la structure du pouvoir : la stratégie – affichée jusque-là – de la répression, comme la dénonciation systématique des manifestants par la propagande officielle, sont abandonnées ; et, par voie de conséquence, leurs responsables doivent être sacrifiés : le Politburö recommanda le 17 octobre le renvoi d?Honecker et de deux de ses acolytes, Hermann et Mittag. La démission d?Honecker fut effective le lendemain. La nouvelle génération prenait les rênes, en la personne d?Egon Krenz ; ce dernier annonça dans son discours programmatique un « tournant » (Wende) – ce mot, souvent repris dans une acception ironique, devait faire fortune : c?était désormais la voie du dialogue « sérieux » qui était prônée et mise à l'ordre du jour.

Diffusion de la protestation et affirmation de la société civile : le moment de la « révolution civique »

18Cette offre, d?ailleurs plus tactique que sincère, parut radicalement insuffisante aux protestataires de Leipzig : comme ils le firent fermement savoir dès le lundi 23 octobre, ils n?étaient pas des fans du nouvel « homme fort » du régime (Egon Krenz, wir sind nicht Deine Fans) ; ils ne croyaient pas au renouveau promis par un homme dont ils n?avaient pas oublié le rôle dans la falsification des résultats des élections municipales au printemps, le soutien apporté aux dirigeants chinois et enfin la responsabilité dans la stratégie initiale de répression de toute manifestation. C?est dire qu?une fois encore les autorités avaient un temps de retard sur leurs contestataires : c?est à ces derniers qu?appartenait l'initiative, à travers leurs expressions publiques dans la rue. On assista en effet à une véritable explosion de la prise de parole. Non seulement de nouveaux slogans furent criés et vinrent généralement s?ajouter aux plus anciens mais surtout le nombre de pancartes brandies, à l'aide desquelles les participants faisaient connaître leurs sentiments, grossit de façon vertigineuse : il n?y en avait eu qu?une le 9 octobre, quand le risque de se la voir arrachée par les agents de la Stasi était fort ; le 30 octobre, elles se comptaient plutôt par dizaines. Cette explosion de la prise de parole s?accompagne d?une croissance vertigineuse de la participation : il y avait environ 110 000 participants le 16 octobre, plus de 220 000 le 23, 350 000 le 30 et enfin près de 450 000 le 6 novembre, ce qui constitua le chiffre record de la participation à Leipzig. Si donc il est permis d?affirmer que des ingrédients majeurs du répertoire d?action collective, à savoir la marche ordonnée, l'affirmation de l'identité collective, le cadre cognitif intégrateur, sont posés dès le 9 octobre (voire dès le 2), il semble excessif d?avancer, comme le propose Oberschall, que le répertoire est déjà complet (1996, p. 113). En fait, il ne va cesser de s?enrichir et de s?approfondir au cours du mois suivant, à travers une sorte d?exaltation et d?ivresse de la parole retrouvée. Et c?est pourquoi il est, à nos yeux, essentiel d?accorder la plus grande attention à son contenu.

19Auparavant, il convient de revenir sur l'extraordinaire diffusion du mouvement de protestation. Elle est en effet, de prime abord, tout à fait étonnante dans le contexte spécifique de la République démocratique allemande. Au printemps encore, l'opposition était marginale : selon un rapport de la Stasi du 1er juin, elle ne rassemblait pas plus de 2 500 personnes réellement engagées ; et le noyau dur se limitait à une soixantaine [13]. Plus globalement encore, par ses multiples relais d?information, d?infiltration et de complicité, la Stasi était en mesure de contrecarrer, si ce n?est même de tuer dans l'œuf toute entreprise sérieuse d?organisation de la dissidence qui, selon le même rapport, était répartie en 160 groupes locaux, avec pas moins d?une dizaine de comités de coordination. Du point de vue de l'analyse comparative, une conclusion significative doit être tirée de ces observations : une organisation de mouvement social (SMO) ne pouvait ici jouer un rôle privilégié de direction et de coordination ; selon la vigoureuse formule d?Oberschall, « n?existaient [en Allemagne de l'Est] ni l'occasion ni la capacité d?édifier une [telle] organisation » (1996, p. 103).

20Certains pourront, à juste titre, faire observer que la situation s?est fortement modifiée en septembre, avec l'émergence d?une opposition plus vigoureuse, formulant des esquisses de programme et jetant les bases de structures organisationnelles. Le « Nouveau Forum » fut créé le 9 septembre et demanda sa reconnaissance officielle comme association le 19 ; peu après le mouvement de citoyens « Démocratie maintenant » fut officiellement fondé le 12 septembre ; puis ce fut au tour de « Renouveau Démocratique » (Demokratischer Aufbruch), très lié par ses dirigeants à l'Église protestante, de lancer un tract le 14 septembre, avant de se constituer formellement au début d?octobre. Enfin, et sur un plan quelque peu différent, car il s?agit cette fois d?un parti, se déclarant prêt à la compétition pour le pouvoir, la formation du SDP (Sozialdemokratische Partei in der DDR), indépendant du parti social-démocrate ouest-allemand, fut annoncée le 12 septembre. On notera que cette éclosion se produisit au moment où l'entrebâillement des frontières représentait un premier signal d?espoir et où en même temps, face au risque d?un exode massif, l'urgence de réformes, unanimement réclamée par l'ensemble de l'opposition en dépit de ses divisions, s?imposait. Cette structuration de l'opposition se développe ainsi parallèlement à la montée en puissance des manifestations ; les deux phénomènes se trouvent même jusqu?à un certain point conjoints et des liens subtils se nouent, en particulier avec le Nouveau Forum, dont l'incontestable rayonnement ne pouvait manquer de se refléter à travers les manifestations. Pour autant il faut ici se garder de toute extrapolation : comme le relève le sociologue est-allemand Detlef Pollack, les groupes d?opposition « n?ont jamais organisé les manifestations de masse » de Leipzig (1990, p. 89).

21Nous sommes ici confrontés à l'épineuse question de la « spontanéité », trop souvent abordée à partir de dichotomies rigides. Ainsi, du fait qu?il n?y ait pas eu de planification dirigée à partir d?un centre organisationnel ni non plus de véritable coordination par un petit groupe de leaders, il ne s?en suit pas que des processus significatifs de micro-mobilisation, fondés sur des réseaux informels liés à la famille, aux amis et aux camarades de travail, n?aient pas joué un rôle important [14]. Il semble que l'on puisse parler d?une structure aux liens lâches, assez fortement décentralisée : à un noyau limité d?opposants et de « réformistes » de la première heure, sont venus s?ajouter progressivement de nouveaux participants, dont certains n?étaient au départ que de simples spectateurs et qui voulaient en tout cas exprimer à leur tour leur insatisfaction comme leur aspiration au changement [15]. Ainsi l'action collective trouve son point d?ancrage – et pas seulement de départ – dans les rassemblements autour de l'église Saint-Nicolas [16] ; mais elle se déploie, avec ces adjonctions successives, d?une façon à la fois innovante et inattendue, en particulier à travers les slogans et mots d?ordre, auxquels il est temps de revenir maintenant [17].

22Dans leur globalité, ils permettent en quelque sorte d?enregistrer, tel un sismographe des mouvements d?opinion, les préoccupations dominantes des manifestants et de connaître leurs réponses, d?un lundi à l'autre, aux tentatives du gouvernement de reprendre les choses en main. On peut de cette manière obtenir quelque éclairage sur l'enchaînement même des manifestations en fonction de l'interaction avec le gouvernement et, plus globalement, de l'évolution de la situation dans le pays [18]. De plus, pour quiconque s?intéresse à la dimension cognitive de l'action collective, ils fournissent des repères solides et même tangibles pour isoler les cadres interprétatifs organisant l'expérience des acteurs ; et ils nous offrent la possibilité de déceler les passages marqués d?un cadre à un autre, nous évitant ainsi les généralisations hâtives tout comme les postulats simplificateurs sur la permanence des « vraies » préférences, une fois qu?elles ont été affirmées.

23Nous avons déjà proposé de voir dans le cri « Nous sommes le peuple » non seulement l'affirmation d?une identité collective mais encore l'expression d?un cadre cognitif, énonçant, à l'encontre des prétentions du régime, un principe de légitimité démocratique. Il nous reste à examiner de plus près comment ce principe a été en quelque sorte décliné, c?est-à-dire explicité et appliqué. Les revendications essentielles portent, comme on l'a noté, sur l'exercice des droits fondamentaux, avec une priorité pour ceux qui ont été bafoués : ainsi le thème des « élections libres » (Freie Wahlen) « sans résultats truqués », comme cela avait été le cas lors des élections municipales de mai, fut repris de manière insistante dans tous les rassemblements d?octobre et du début novembre, après avoir fait l'objet de l'unique banderole présente le 9 octobre. De la même façon la libre sortie du territoire pour des voyages à l'étranger, qui était loin d?être acquise, même si les frontières étaient devenues, on l'a vu, moins imperméables, était ardemment réclamée, souvent avec humour (Visafrei bis Hawai, le 23 octobre) et finalement avec colère, lors de la manifestation du 6 novembre sur laquelle nous reviendrons. La reconnaissance officielle du Nouveau Forum (Neues Forum zulassen) fut aussi demandée à cor et à cri, d?abord sous forme de slogan repris en chœur puis à l'aide de pancartes et, à travers elle, c?était la liberté générale d?association qui était en jeu. La liberté d?opinion, tout comme celle de la presse, n?étaient pas davantage oubliées : elles figurèrent parmi les exigences des manifestants à partir du 16 octobre. C?est en définitive une volonté pressante de démocratisation qui s?affiche dans tous les domaines et qui est résumée par le slogan : « Démocratie : maintenant ou jamais » (Demokratie : jetzt oder nie) lancé dès le 9 octobre. À cet égard, il convient de comprendre que ce qui est visé ici, c?est une orientation politique fondamentale, en accord avec le principe de souveraineté affirmé dans « Nous sommes le peuple », et non pas tel ou tel mode d?exercice du pouvoir.

24La prétention du SED au monopole du pouvoir était, ainsi qu?on l'a signalé, incompatible avec cette légitimité populaire et ne pouvait dès lors qu?être radicalement contestée. Mais les manifestants ne s?en tinrent pas à cette contestation de principe : ils dénoncèrent amèrement le régime par des slogans tels que « le SED, ça fait mal » (SED, das tut weh, dès le 16 octobre), proclamèrent, de façon répétée, leur devoir de vigilance à l'égard d?Egon Krenz et de tous les opportunistes qui avaient pris le virage (les « Wendehälsen »), affirmèrent la nécessité de renouveler les hommes au pouvoir (Neue Männer braucht das Land) : « le pays a besoin d?hommes nouveaux », comme on pouvait le lire sur une pancarte le 30 octobre.

25Ce climat d?hostilité, qui s?exprimait si nettement dans les cortèges de Leipzig, était, par lui-même, de nature à créer de sérieuses difficultés au gouvernement ; mais la situation de celui-ci fut rendue encore plus périlleuse par la diffusion de la contestation dans l'ensemble du pays : pendant la dernière semaine d?octobre et au début du mois de novembre, des rassemblements regroupant généralement des milliers de personnes eurent lieu dans les villes importantes de RDA ; et ce sont plus de 500 000 personnes – le chiffre le plus élevé de l'automne 1989 en Allemagne de l'Est – qui participèrent à une imposante manifestation sur l'Alexanderplatz à Berlin-Est le 4 novembre. C?est donc le pays tout entier qui s?est embrasé dans cette période ; et pourtant il reste, à nos yeux, justifié d?accorder la priorité aux développements de Leipzig, comme nous tenterons de l'établir en faisant ressortir les caractéristiques contrastées de la manifestation berlinoise et de celle de Leipzig du 6 novembre, également impressionnante par le nombre de ses participants (450 000 personnes environ).

26Tout d?abord la manifestation organisée à Berlin par les associations des écrivains et des artistes obtint – et c?est là une différence marquante par rapport à celle de Leipzig – une autorisation officielle de la part du gouvernement : elle put ainsi faire l'objet d?une préparation minutieuse [19]. Ensuite, si des écrivains reconnus comme Christa Wolf, Stefan Heym et Christoph Hein y prirent, comme on pouvait s?y attendre, la parole, s?y exprimèrent également, quitte à essuyer quelques sifflets, l'ancien directeur de la Stasi, Markus Wolf et le membre du Politbüro, Gunther Schabowski. Leur présence suffit à témoigner du souci des organisateurs d?offrir une tribune à tous ceux qui plaidaient en faveur d?une réforme du régime, fût-ce de manière limitée. Christa Wolf qualifiait, il est vrai, la contestation d?octobre de « renouvellement révolutionnaire », mais, au-delà du fait que l'expression a quelque chose de contradictoire, ce qu?elle visait essentiellement, c?est le renouvellement du « socialisme », et donc la poursuite du régime sous une forme amendée. Enfin – et ce trait s?accorde avec les observations précédentes – la manifestation était dominée par un climat de quasi-commémoration : on célébrait en Leipzig, selon les mots de Christoph Hein, la « cité des héros » (Heldenstadt) et l'atmosphère s?apparentait à celle d?une fête populaire. Mais la passion était absente [20] ; et en effet, pour l'intelligentsia critique qui avait pris le train en marche, il s?agissait de recueillir, dans le cadre d?une RDA rénovée, plus aménagée en fait que véritablement transformée, les fruits de la « révolution » qui avait eu lieu et à laquelle il fallait trouver une issue.

27La manifestation du 6 novembre à Leipzig fut certainement moins brillante ; mais les expressions déclarées de défiance et même de colère qui s?y donnèrent libre cours étaient en fait plus révélatrices des tendances profondes de l'opinion. Le projet de loi sur les déplacements à l'étranger, connu depuis le matin, qui limitait les voyages à trente jours par an et qui ne prévoyait pas de disposition quant à l'accès aux devises, fut vivement dénoncé en tant qu?il reflétait la prédominance toujours présente de « l'esprit ancien » (Das Reisegesetz beweist : Es herrscht der alte Geist). Plus encore le nouveau premier secrétaire de la circonscription de Leipzig, Roland Wotzel, pourtant associé à l'appel des six à la modération et au dialogue lors de la journée du 9 octobre, fut dans l'impossibilité de se faire entendre. Au-delà de ce dirigeant local sans éclat, c?était le départ d?Egon Krenz (sur plusieurs pancartes on pouvait en effet lire : « Egon, va-t-en »), le retrait du gouvernement et la fin du monopole de pouvoir du SED, de sa sécurité d?État, de sa mise sous tutelle de la population (Schluss mit dem Machtmonopol der SED – Staatssicherheit, Entmündigung, Diktatur) qui étaient bruyamment et vigoureusement réclamés. Comme le souligne Christian Joppke, c?est aux manifestants de Leipzig qu?il revenait, une fois encore, de fixer le tempo de la révolution est-allemande (1995, p. 159).

28Le régime tendit en effet de plus en plus à se déliter. Il était en quelque sorte pris en tenaille : d?une part, il était, on vient de le voir, confronté à une forte contestation intérieure ; de l'autre, il devait faire face à une vague massive de départs vers l'Allemagne de l'Ouest qui s?était encore accélérée en octobre au point d?atteindre plus de 57 000 personnes et qui, en le privant d?une part croissante de ses forces vives, sapait progressivement ses assises [21]. C?est dire, dans le langage d?Hirschman, que la conjonction de la défection et de la prise de parole produisait son plein effet, sans que les autorités fussent capables d?y porter remède. Et les signes de leur impuissance se succédèrent. Ce fut d?abord la démission du gouvernement de Willy Stoph, qui constituait un symbole marquant de la quasi-inamovibilité des dirigeants et en même temps de l'immobilisme du régime, puisqu?il occupait presque sans interruption les fonctions de Premier ministre depuis 1964. Puis ce fut au tour du bureau politique du SED de remettre la sienne pour être remplacé par une équipe plus jeune. Ce rajeunissement était indispensable ; et l'annonce de l'arrivée à la tête du gouvernement d?un véritable « réformateur » en la personne de Hans Modrow, comme l'adoption d?un plan d?action rompant avec les atermoiements antérieurs, paraissait offrir une ultime planche de salut au régime. Mais avant même la fin de la réunion du comité central, le Mur séparant les deux parties de Berlin avait été ouvert, à la suite d?un processus de décision et d?un enchaînement de circonstances qui témoignaient une fois de plus de la faible emprise des dirigeants sur les événements [22]. C?est dès lors une nouvelle phase de la révolution qui va s?engager, même si les signes n?en sont pas tous immédiatement perceptibles.

Les premiers signes du « tournant dans le tournant » et de la « révolution nationale »

29La révolution « citoyenne » ne paraît en effet pas s?interrompre : les manifestations se poursuivent chaque lundi à Leipzig, sans rupture apparente. Pourtant le nombre des participants décroît fortement : ce sont seulement 175 000 personnes environ qui prennent part à la manifestation du 13 novembre (contre 450 000 la semaine précédente) ; et le chiffre de 200 000 manifestants ne sera atteint en cette fin d?automne qu?une seule fois, le 27 novembre. Le moment intense de l'expression de la « société civile », avec l'affirmation de la « dignité retrouvée », est désormais passé [23]. Et en même temps s?amorce un infléchissement dans le cours des événements, généralement désigné par l'expression de « tournant dans le tournant » (Wende in der Wende), dont on peut repérer les prémices et les symptômes avant-coureurs au cœur même des manifestations de Leipzig.

30Le premier trait à relever tient, nous semble-t-il, à la diversification de plus en plus marquée des revendications qui s?exprimèrent à travers les slogans et les banderoles [24]. L?unité autour de l'exigence des droits démocratiques fondamentaux a été progressivement remplacée par des demandes différenciées, destinées à faire valoir le point de vue spécifique des organisations et des partis récemment créés ou rénovés. Cette différenciation tendit à être d?autant plus accusée que les manifestations furent, après la chute du Mur, largement couvertes par les chaînes de télévision, allemandes et étrangères, et qu?il devenait, dès lors, important de capter leur attention.

31On n?en peut pas moins distinguer certaines lignes de force, en partant de l'apparition de slogans nouveaux et en s?efforçant d?apprécier leur diffusion dans le cortège des manifestants. Or – et c?est le second point qu?il convient de noter – pour la première fois depuis le début des manifestations, se firent entendre des expressions du sentiment national allemand : ainsi, dès le 13 novembre, le cri d? « Allemagne, patrie unie ! » (Deutschland, einig Vaterland !) était clairement perceptible ; et il fut largement repris, comme slogan, lors des manifestations ultérieures. C?est en fait un tabou qui a été brisé, puisque ces trois mots étaient tirés du texte même de l'hymne est-allemand, qui avait été systématiquement « oublié » depuis que la politique officielle avait mis l'accent sur l'existence de deux États allemands séparés [25]. Et c?est l'hymne tout entier qui fut en quelque sorte remis à l'honneur : sa formulation finale, « Afin que le soleil brille comme jamais sur l'Allemagne » (Dass die Sonne schön wie nie über Deutschland scheint), figura également en bonne place sur les banderoles. Il ne paraît donc pas excessif de voir dans la conjonction, pleinement établie lors de la manifestation du 27 novembre, de ce slogan et de cette pancarte, au-delà du simple retour du refoulé, la première percée d? « une sorte de révolution nationale », qui inaugura en quelque sorte le tournant dans le tournant, comme l'a soutenu l'historien Hartmut Zwahr. Par sa concision même, l'expression Deutschland, einig Vaterland ! était appelée à porter et à résumer l'attente d?une future réunification [26].

32Il est vrai qu?une telle perspective était loin de recueillir l'adhésion de l'ensemble des participants. Sur ce plan, la différenciation des positions, que nous avons déjà mentionnée, prit la forme d?une franche polarisation : il y eut de vigoureuses expressions d?hostilité à cette voie, comme dans cette banderole du 27 novembre affirmant énergiquement tout à la fois la volonté de réformes et le refus de la réunification (Ja zu Reformen, Nein zur Wiedervereinigung !). Les divisions étaient dès lors inévitables et le large consensus qui prévalait jusqu?alors fut rompu : ainsi – et c?est un indice révélateur d?un changement de climat – un orateur du Nouveau Forum se fit siffler le 20 novembre, lorsqu?il prit position contre la réunification, selon le témoignage de Reiner Tetzner [27]. Et, toujours d?après le même témoin, cet épisode inédit mais isolé fut suivi la semaine suivante des premiers face-à-face entre des groupes opposés de manifestants, les uns favorables à la réunification et les autres y étant résolument hostiles. Ce sont de véritables clivages qui se sont désormais instaurés : ils donnèrent lieu lors des manifestations du 4 et du 11 décembre, sinon à des affrontements, du moins à une bataille de slogans et parfois même à des échanges d?injures.

33Ce qui était en effet en jeu, c?était la conquête de la prépondérance dans le cadre des cortèges de participants, à travers l'affirmation résolue de la voie à suivre. Et, dans cette lutte, il est hors de doute que les partisans de la réunification remportèrent la victoire, déjà sensible, aux dires de Tetzner, le 20 novembre. Du même coup, sous l'effet de la déception, voire de la crainte à l'égard de groupes bruyants et exaltés, un certain nombre de manifestants réguliers du lundi cessèrent leur participation [28]. Pour exacte qu?elle soit globalement, cette appréciation demande pourtant à être affinée et corrigée ; et l'enquête, menée par Günter Roski et Peter Förster, apporte à cet égard de précieux éclaircissements [29].

34On constate d?abord l'existence d?un noyau dur de participants : sur les 2 000 personnes interrogées le 11 décembre, la moitié déclara avoir participé au moins sept fois à des manifestations antérieures ; et 30 % environ indiquèrent avoir déjà été présentes lors des prières pour la paix avant la journée remarquable du 9 octobre. Ensuite les réponses à une question, posée à la fois le 4 et le 11 décembre, sur le parti auquel on accorderait sa voix, en cas d?élections immédiates, permettent de se faire une idée assez précise de la distribution des orientations partisanes : comme on pouvait s?y attendre, les nouveaux partis et organisations bénéficiaient d?un large soutien, d?abord le parti social-démocrate (sous son appellation provisoire de SDP), avec un pourcentage imposant de l'ordre de 40 %, puis le Nouveau Forum qui recueillit 18 % puis 14 % des suffrages. Il est à noter que cette prépondérance du SDP se retrouvait dans divers groupes de la population, à l'exception des étudiants, les seuls à être encore favorablement disposés à l'égard de la SED, mais dont il convient de rappeler qu?ils n?ont pas joué un rôle de premier plan dans la genèse du mouvement. Enfin – et c?est un point capital pour notre propos – cette sympathie pour les nouvelles formations n?excluait nullement une prise de position favorable à la réunification : les électeurs virtuels du SPD ne se distinguaient guère à cet égard de ceux de la CDU dans leur approbation massive de l'idée de réunification ; et si les positions des sympathisants du Nouveau Forum étaient plus nuancées, une majorité d?entre eux se prononça pour la réunification [30]. Il est vrai que, pour beaucoup de personnes qui s?y déclaraient favorables, le chemin de l'unité passait par la voie de la confédération mais ce n?était à leurs yeux qu?une simple et provisoire étape. On est ainsi à même de mesurer l'écart qui était en train de se creuser entre les chefs de file et les intellectuels de ces partis et organisations et leurs bases.

35Une ultime caractéristique des manifestations de cette fin d?automne, qui accentua encore le climat de tension créé par les divisions, mérite d?être relevée : les expressions de colère et d?indignation devant les révélations des privilèges dont avaient bénéficié les hauts dignitaires du régime et qui parurent d?autant plus scandaleux aux yeux de la population que l'état de délabrement de l'économie était peu à peu mis au jour [31]. L?exigence de jugement et de condamnation sévère des coupables fut clairement formulée, parfois de façon lapidaire dans les banderoles (« Les bonzes au tribunal » [Bonzen vor Gericht]) et toujours de manière énergique. Plus globalement encore, les manifestants proclamèrent leur rejet définitif d?un système politique : le slogan « Jamais plus le SED » (Nie wieder SED), repris en chœur le 11 décembre mais déjà présent, selon le témoignage de Zwahr, le 13 novembre, en constitua le plus éloquent témoignage. À la colère se mêlait une douloureuse désillusion : seule une personne sur quatre, parmi les manifestants interrogés par Roski et Förster, croyait encore au succès d?un « renouveau » dans le cadre de la République démocratique allemande. Et c?est précisément parce que les espoirs se sont effondrés sur ce plan qu?ils se sont progressivement, et de plus en plus massivement, reportés sur les perspectives de réunification.

36Il est clair en tout cas que le Sed a perdu la partie. Le pays a continué à se vider, en novembre, de ses forces vives : ce sont plus de 133 000 immigrants – soit plus du double du chiffre, déjà élevé, d?octobre – qui se sont installés en Allemagne de l'Ouest. La conjonction, redoutable pour le régime, de la défection et de la prise de parole était toujours à l'œuvre. Il n?est guère étonnant que, dans ce contexte, les signes de démantèlement se succédèrent à un rythme très rapide : le premier fut symbolique, avec la suppression de toute référence dans la constitution au rôle dirigeant de la classe ouvrière et de son parti marxiste-léniniste, à la suite d?un vote de la Chambre du Peuple ; puis ce fut la reconnaissance piteuse de l'échec, avec la démission collective du bureau politique et du comité central et la renonciation d?Egon Krenz à ses fonctions dirigeantes, après la perte du secrétariat général [32] : on assistait ainsi au retrait de l'ensemble de la nomenklatura établie et le parti était à ce point ébranlé qu?il dut s?engager, sous la direction de son nouveau président, Gregor Gysi, dans une entreprise de « refondation », impliquant l'adoption d?un nouveau nom [33] ; enfin, à côté de l'inculpation d?Honecker et d?anciens responsables de haut rang, le désarmement des groupes de combat des entreprises, ainsi que des milices du parti, et la dissolution officielle de la Stasi répondirent à des revendications ardemment formulées par les manifestants de Leipzig [34].

37Il est temps maintenant de faire une pause dans cette analyse de la réorientation des processus révolutionnaires pour avancer quelques éléments globaux d?appréciation. Une première conclusion, à laquelle conduit le cours même des événements, nous paraît s?imposer : l'expression du désir de réunification par les manifestants de Leipzig – qui était vraisemblablement majoritaire dès le 20 novembre et en tout cas l'a été le 27, en dépit des fortes réserves que cette perspective suscita – a précédé, et non pas suivi, les premiers pas faits dans cette direction par les dirigeants de la République Fédérale et en particulier par le chancelier Kohl. Ce n?est que le 28 novembre que ce dernier présenta devant le Bundestag son plan en dix points pour l'unité allemande, encore marqué au sceau de la prudence. Il a été, sans nul doute, aiguillonné par les attentes et les espérances des Allemands de l'Est, dont près d?un sur deux, selon une enquête représentative, était déjà favorable à la réunification à la fin novembre [35] ; et on en a un signe tangible lors de sa rencontre avec les citoyens de Dresde en décembre. C?est en effet en réponse à leur accueil enthousiaste qu?il prit cet engagement en faveur de l'unité, en déclarant : « Mon objectif demeure, quand l'heure historique le permettra, l'unité de notre nation. » [36] L?interprétation qui explique essentiellement le tournant « national » par l'intrusion préméditée des responsables ouest-allemands et des élites politiques d?Allemagne fédérale, surtout conservatrices, ne nous semble donc pas résister à l'examen : elle méconnaît l'importance qui revient une fois encore aux manifestations de Leipzig dans ce changement de direction et sous-estime d?une manière générale l'évolution propre à l'Est [37]. L?implication des élites ouest-allemandes n?a fait que suivre un mouvement déjà engagé, même si elles ont cherché à le canaliser, voire à le capter, à leur profit.

38Une seconde observation doit également, à notre sens, être formulée : avec l'échec de plus en plus patent de Krenz et l'effondrement de la structure dirigeante du SED, s?est ouverte une période de profonde incertitude, marquée par une sorte de vide du pouvoir. Les manifestants de Leipzig furent sensibles à ce climat de doute, sinon de désarroi et certains d?entre eux y réagirent en refusant toute nouvelle « expérience », conduite au nom du socialisme ; et à ce refus d?une voie qui leur paraissait illusoire et coûteuse ils opposaient généralement la solution qu?ils tenaient pour réaliste, celle de la réunification : c?est ce choix qu?ils exprimèrent de façon répétée, lors des manifestations du 27 novembre, du 4 et du 11 décembre, en portant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : « Plus d?expériences, la réunification maintenant ! » (Keine Experimente mehr, Wiedervereinigung jetzt !) ou des formules voisines.

L?impuissance de l'opposition interne au régime

39On est donc conduit à se demander pourquoi l'opposition, fortifiée par les succès mêmes de la protestation populaire, n?a pas tiré parti de cette situation [38]. Les rivalités mesquines entre organisations rivales ont sans doute eu, comme toujours, quelques conséquences négatives. Mais l'essentiel n?est pas là ; et les confidences rétrospectives de Jens Reich, l'un des leaders les plus lucides du Nouveau Forum, l'organisation qui a sans doute été la plus liée à la phase ascendante du mouvement, nous permettent de l'approcher, « Nous n?avons jamais voulu le pouvoir. Cela aurait contredit notre engagement vis-à-vis de la légalité. Il ne nous vint absolument jamais à l'esprit de nous emparer du pouvoir » ; ou encore, pour citer un propos allant dans le même sens mais tenu dans un autre contexte, « notre préoccupation principale était la légitimation démocratique, et non pas le pouvoir » [39].

40Une telle position est assurément respectable ; mais elle témoigne d?une sorte d?inaptitude au combat proprement politique que confirme, au plan de l'organisation, l'incapacité où fut le Nouveau Forum de se doter d?un programme concret de réformes. Plus globalement, il est permis de se demander si « la culture politique d?une société apolitique », à laquelle Sigrid Meuschel accorde tant d?importance [40], n?exerçait pas encore ses effets. En tout cas, les positions de l'opposition étaient souvent imprégnées de moralisme ; et l'on ne peut ici éluder la question du rôle du protestantisme. Certains estimeront – et non sans raison – que nous aurions dû nous y référer plus tôt : c?est en effet essentiellement « sous le toit » de l'Église protestante, la seule institution à avoir gardé quelque autonomie, que s?est constituée une opposition marginale [41]. Mais l'influence a été plus diffuse et plus durable : elle s?est exprimée, pendant la phase montante des manifestations de Leipzig, si décisive pour la « révolution pacifique », par le refus de la violence (Keine Gewalt), le souci de la dignité et l'insistance sur les principes. En revanche, quand il s?est agi de trouver une issue proprement politique à la révolution civique, elle s?est traduite par une impuissance à se détacher de la « Zivilisationskritik », si prégnante dans la tradition culturelle allemande, qui amena un certain nombre de dirigeants et d?intellectuels des nouvelles organisations à s?enfermer dans une simple adaptation du dilemme classique d?un capitalisme jugé matérialiste et d?un socialisme idéalisé, purifié des tares du « socialisme réellement existant ». Or, comme le souligna parmi les premiers Ludwig Mehlhorn, un des leaders de « Démocratie maintenant », une telle alternative entre socialisme et capitalisme était inadéquate, puisque ce qui était désormais appelé par la situation était une « démocratisation sans adjectif, sans quand et mais » [42]. L?influence du protestantisme nous paraît dès lors devoir être qualifiée d?ambivalente ; et au-delà de la réponse à cette question complexe, un fait semble établi : les conceptions que les principaux représentants des mouvements d?opposition se faisaient de leur action comme les limites qu?ils s?imposaient tendaient à les éloigner de tout exercice direct du pouvoir.

41Toujours est-il qu?à partir du moment où commença à prévaloir l'option de la réunification une distance de plus en plus marquée s?établit entre eux et leurs anciens sympathisants, voire même leurs bases. Une seule fois encore, le front uni se reconstitua au début janvier mais sur un plan négatif, contre l'adversaire commun, le SED, dont il fallait briser les ultimes tentatives de rétablir son pouvoir. Le climat devint en effet à nouveau très tendu, au début de l'année 1990 : le 3 janvier, Gregor Gysi, le Président du parti rénové (SED-PDS), appela à la formation d?un « Front contre le Fascisme » au cours d?une manifestation quasi officielle ; et le gouvernement Modrow fut fortement soupçonné de vouloir contourner la dissolution officielle de la Stasi par sa reconstitution officieuse dans le cadre d?un organisme chargé de la sécurité nationale. C?est dans ce contexte qu?eurent lieu les dernières grandes manifestations de Leipzig. L?indignation partagée s?exprima le 8 janvier à travers le leitmotiv « Deux lundis de suite sans être dans la rue, et déjà le SED relève la tête » (Zwei Montage nicht auf der Strasse, schon hebt die SED die Nase) ; et les sentiments de rejet se donnèrent libre cours, ce jour-là comme le lundi 15, dans le cri repris en chœur : « À bas le SED » (Nieder mit der SED). C?est pourtant à Berlin qu?eut lieu, en cette même journée du 15, un événement décisif : à la suite d?un appel à manifester lancé par le Nouveau Forum, les quartiers généraux de la Stasi furent pris d?assaut par une foule déchaînée. C?était, comme l'ont noté maints commentateurs, la chute de la Bastille du régime est-allemand [43]. Une nouvelle phase de la révolution pouvait s?ouvrir, pendant laquelle le « tournant dans le tournant » fit sentir pleinement ses effets.

42Lors de sa première réunion le 7 décembre, la Table ronde centrale, composée à égalité de représentants de l'opposition, de membres de la majorité constituée du SED et des partis satellites du Bloc démocratique [44], avait en effet fixé au 6 mai 1990 la date des première élections libres et secrètes (elles furent ensuite avancées au 18 mars, sous la pression des sociaux-démocrates). Et à partir de la mi-janvier, la préparation à ces élections, qui ne pouvait se passer du relais des partis, devint le phénomène dominant.

43Une telle évolution ne devait évidemment pas rester sans conséquences sur les manifestations de Leipzig et sur leur orientation comme, plus globalement, sur leur importance ; mais avant de les évoquer, nous voudrions revenir sur le rôle joué par la Table ronde. Notons d?abord qu?elle correspondait à un souhait profond de l'opposition : l'établissement d?un « dialogue » réel avec le régime ; sa création était d?ailleurs le résultat de ses initiatives. La Table ronde n?était dès lors guère en mesure d?assumer le rôle qu?aurait exigé d?elle un véritable système de « double pouvoir » ; et ce d?autant plus qu?elle laissait en dehors d?elle le seul siège effectif du pouvoir depuis l'effondrement du parti, à savoir le gouvernement de Modrow. Celui-ci ne se gêna d?ailleurs guère pour éluder les recommandations les plus pressantes de la Table ronde, en s?efforçant en particulier, comme on l'a vu, de tourner l'annonce de la dissolution officielle de la Stasi. À la différence de ce qui s?est passé dans d?autres pays d?Europe centrale [45], la Table ronde n?a pas porté en elle les germes du nouveau pouvoir, même si elle a, au niveau central comme au niveau régional, permis un apprentissage de la démocratie.

44D?une manière paradoxale, elle tendit à devenir un second niveau de pouvoir, plutôt qu?un deuxième pouvoir, à partir du moment où Modrow, fortement affaibli par l'échec de ses manœuvres sur le problème très sensible de la Stasi et confronté à la décomposition du Bloc Démocratique, dut se résoudre à constituer un « gouvernement de responsabilité nationale » : l'opposition y était cette fois représentée, avec huit ministres sans portefeuille, qui n?avaient donc – d?une manière significative – aucun département ministériel placé sous leur responsabilité. Table tonde et opposition se trouvaient ainsi symboliquement associés aux restes de l'ancien pouvoir, au moment où celui-ci ne représentait plus guère qu?une autorité intérimaire, en attendant le résultat des élections.

45Qui dit élections dit organisations partisanes capables de les préparer. La protestation populaire, si efficace pour mettre à bas un régime autocratique, était, dans ce nouveau contexte, destinée à perdre sa prépondérance au profit des partis ; et, pour persister, les manifestations devaient revêtir les formes, inédites en Allemagne de l'Est, de la mobilisation électorale. Elles ne pouvaient dès lors garder la même force d?entraînement ni la même intensité ; elles connurent de ce fait un déclin progressif et relativement rapide. Alors que les deux premières manifestations de janvier, portées par l'indignation contre le SED et la Stasi, rassemblèrent nettement plus de 100 000 personnes (près de 200 000 même le 15 janvier, selon Tetzner), les participants étaient aux alentours de 100 000 fin janvier - début février pour tomber à moins de 50 000 à partir du 19 février et avoisiner à nouveau ce chiffre le 12 mars, lors de l'ultime manifestation à la veille des élections du 18 [46]. Les sociaux-démocrates tendirent à partir de la mi-février à se retirer des manifestations de plus en plus dominées par la CDU et la CSU et par le drapeau jaune, rouge et noir. En même temps, à la fin de la période, les meetings spécifiques de la campagne électorale avec la participation des figures les plus représentatives de l'Ouest (le chancelier Kohl du côté de l'Alliance pour l'Allemagne, Willy Brandt pour les sociaux-démocrates) devinrent les rassemblements à la fois les plus nombreux et les plus significatifs [47].

46On ne saurait trop souligner que, même si le slogan « Nous sommes un peuple » (Wir sind ein Volk) était plutôt associé à des préférences partisanes pour la CDU et, dans un second temps, pour l'Alliance dont elle était le pivot, le choix même de la réunification n?était déjà plus en question. L?enjeu portait désormais uniquement sur le rythme et les modalités auxquels elle devait s?effectuer. Les organisations civiques elles-mêmes furent poussées par leur base à se prononcer en faveur de la réunification, le Nouveau Forum lors de son congrès fondateur en janvier, malgré la résistance de ses premiers dirigeants, et Renouveau Démocratique (Demokratischer Aufbruch) allant même, au prix d?une scission coûteuse, jusqu?à constituer, aux côtés de la CDU et de la DSU (Deutsche Social Union), tardivement fondée avec l'aide de l'Union chrétienne-sociale bavaroise, l'Alliance pour l'Allemagne [48].

47On sait que les électeurs est-allemands choisirent massivement la voie de l'unification rapide et de l'occidentalisation radicale et soudaine de l'économie que celle-ci proposait. Ils n?avaient sans doute pas mesuré toutes les implications de leur choix : pour beaucoup, les lendemains furent douloureux. De la même façon, le chancelier Kohl avait sans doute sous-estimé les coûts que sa politique entraînerait pour l'Allemagne réunifiée. Mais la stratégie adoptée ne fit que rendre encore plus irréversibles les conséquences de ce premier choix décisif.

Observations finales

48En définitive, même si la défection, par le biais de l'immigration dans l'Allemagne de l'Ouest, a indiscutablement joué un rôle de catalyseur, c?est bien une révolution « citoyenne » qui a porté les coups décisifs au régime autocratique de l'Est ; et, si fortement qu?aient pesé les interventions des grands partis et des autorités de l'Allemagne fédérale sur l'issue, ce sont les Allemands de l'Est qui se sont engagés dans la voie de la révolution « nationale » [49]. Mais à la différence de ce qui s?est passé ailleurs en Europe centrale, notamment en Tchécoslovaquie, il n?y a pas eu conjonction des deux dimensions en un seul et unique développement : la révolution n?a pas été simultanément citoyenne et nationale, elle a plutôt été civique dans un premier temps puis nationale dans un second.

49Cette seconde phase a suscité de vives réserves – plus ou moins teintées d?incompréhension – non seulement de la part des représentants des mouvements d?opposition, mais aussi d?un certain nombre d?observateurs. Il nous paraît aujourd?hui établi qu?il ne s?est pas agi d?un retour, si légitimement redouté, du nationalisme allemand sous une forme exacerbée. Mais il n?en existait pas moins une nette identification à la collectivité nationale, en tout cas chez les Allemands de l'Est. Pour ces derniers, leurs parents et cousins de l'Ouest – les liens familiaux étaient fréquents – et, plus généralement, cet ensemble de personnes auquel les liaient la langue et la culture constituaient le groupe de référence privilégié : c?est à lui qu?ils se rapportaient pour apprécier leur sort et c?est dans ses rangs qu?ils aspirèrent finalement à entrer pour partager ses avantages [50]. D?abord ceux de la prospérité, entrevus depuis longtemps, le soir, à travers les écrans de télévision puis mesurés de façon plus tangible par des visites après la chute du mur : en ce sens, la formule, par ailleurs réductrice, d?Habermas sur le « nationalisme du deutsche Mark », contient une part de vérité [51]. Mais aussi les atouts de la stabilité dans un régime assurant la jouissance des libertés fondamentales pour lesquelles un dur combat venait d?être livré.

50La célèbre dissidente berlinoise, Bärbel Bohley, déclara, désabusée, un peu plus tard : « Nous désirions la justice ; et nous n?avons obtenu que l'État de droit. » Comme le fait remarquer Charles Maier [52], qui rapporte ses propos, un tel résultat constituait une « énorme amélioration » ou, en tout cas, un accomplissement d?une grande portée. Et à cet État de droit était reconnue une signification nationale, même si l'on ne pouvait s?attendre à ce que la conciliation de ces deux dimensions, qui avaient jusque-là fait si mauvais ménage en Allemagne, s?effectuât en un seul jour. L?Allemagne tout entière était enfin entrée dans la « modernité » politique.

Notes

  • [1]
    C?est un point sur lequel Charles Tilly met l'accent dans le premier chapitre d?European Revolutions, 1492-1992 (1993).
  • [2]
    Une telle stratégie implique de renoncer à toute définition « essentialiste » de la révolution au profit d?une définition « nominaliste », dont on éprouvera la fécondité heuristique.
  • [3]
    S. N. Eisenstadt rappelle cette dimension « sacralisante » que revêt l'effusion de sang dans les grandes révolutions et note son absence au cours des révolutions d?Europe de l'Est dans son article de Daedalus, « The Breakdown of Communist Regimes », 1992.
  • [4]
    Signalons au passage que l'ouvrage de Charles S. Maier, Dissolution : The Crisis of Communism and the End of East Germany (1997), nous paraît sans équivalent, dans la mesure où le riche bilan qui y est tracé est ponctué de considérations plus générales, de portée épistémologique et théorique, qui témoignent du souci de l'auteur de prendre de la distance à l'égard de l'événement.
  • [5]
    C?est cette démarche « classique » que met en œuvre, de façon typique, l'ouvrage de Theda Skocpol, States and Social Revolutions : A Comparative Analysis of France, Russia and China (1979).
  • [6]
    Hirschman lui-même a fait ultérieurement remarquer qu?il s?agissait d?une « traduction libre et audacieuse, mais judicieuse, des termes exit et voice, que le traducteur avait sans doute retenue parce que, dès cette époque, l'alternative se présentait en ces termes : résister au régime est-allemand ou émigrer, voire envisager de le faire » (1995, p. 21).
  • [7]
    Hirschman a eu le mérite de relever en quelque sorte le défi et de montrer comment l'antagonisme, conforme au modèle général, entre défection et prise de parole pendant les trente-neuf premières années du régime est-allemand, s?est changé en une complicité qui a provoqué l'effondrement de ce dernier. L?article d?Hirschman, paru à la fois en allemand (1992) et en anglais (1993), constitue le premier chapitre d?Un certain penchant pour l'autosubversion (1995).
    Il nous a paru indispensable de rappeler la formulation de Pollack, car elle a fait, dans la traduction française du texte d?Hirschman, l'objet d?une présentation erronée.
  • [8]
    Hirschman, 1995, p. 62. On notera cependant qu?Hirschman applique cette formule à l'épisode de l'occupation en masse de la gare de Dresde (4-5 octobre), alors que, comme nous venons de le voir, cette transformation était plus ancienne et déjà réalisée en fait au printemps 1989.
  • [9]
    La position officielle s?exprimait dans la formule, prêtée à Honecker, « Nous ne versons pas une seule larme sur ceux qui partent » ; mais cette rigidité cachait mal un réel désarroi.
  • [10]
    Nous adoptons ici une interprétation plus prudente que celle qui est suggérée par Petra Bornhöft dans le titre de son article : « Ausreiser und Bleiber marschieren getrennt : Auf der Demonstration in Leipzig trennten sich die Wege : abwandern oder reformieren » (Ausreiser et Bleiber défilent séparément : lors de la manifestation de Leipzig, les voies se sont dissociées : émigrer ou réformer), Die Tageszeitung (6 septembre 1989). On se doit de souligner que le recueil d?articles publiés dans ce journal (taz : DDR-Journal zur November Revolution) constitue un ensemble de témoignages et d?observations de premier ordre.
  • [11]
    Nous avons retenu pour cette manifestation, comme pour toutes celles de l'automne 1989, l'estimation moyenne proposée par Karl-Dieter Opp dans le tableau 1 de son article « DDR? 89. Zu den Ursachen einer spontanen Revolution », Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie (1991).
  • [12]
    Un rôle décisif dans l'élaboration de cet appel fut joué, du côté des personnalités morales, par le chef d?orchestre bien connu, Kurt Masur. Le texte de cet appel est reproduit dans l'une des références majeures sur les manifestations de Leipzig, le livre de témoignage de Reiner Tetzner, Leipziger Ring (1990, p. 19).
  • [13]
    Ce rapport a été, avec d?autres documents, publié en 1990 par Armin Mitter et Stefan Wolle dans leur ouvrage, ‘Ich liebe euch doch alle !? Befehle und Lageberichte des Mfs Januar-November 1989. La première partie du titre, « Je vous aime pourtant tous », reprend ironiquement l'expression employée, dans une tentative de justification dérisoire, par Erich Mielke, le ministre de la Sécurité en poste depuis 1957, devant la Chambre du Peuple le 13 novembre 1989.
  • [14]
    Dans son article déjà cité, Karl-Dieter Opp est particulièrement mal à l'aise sur ce terrain. Il commence par adopter une conception si étroite de la micro-mobilisation qu?elle lui permet d?exclure tout processus de ce type (1991, p. 313), avant de reconnaître, de manière contradictoire, leur existence (p. 316). Son texte constitue ainsi une bonne illustration des difficultés auxquelles conduit l'adoption d?un cadre de pensée dichotomique. Il n?échappe pas à ce travers dans ses contributions ultérieures.
  • [15]
    Cet ensemble de traits – réseaux informels, liens lâches, structure décentralisée – rappelle le « modèle » de développement des mouvements sociaux défendu par Luther Gerlach et Virginia Hine, dans People, Power, Change (1970).
  • [16]
    Dans son article remarquablement informé, « Action collective et changement politique en Allemagne de l'Est », publié par la Revue française de science politique en 1995, René-Pierre Chibret a le mérite de rappeler que le mouvement de contestation ne s?est pas créé ex nihilo mais il adopte des « présupposés » organisationnels, qui ne correspondent guère en tout cas aux manifestations de Leipzig. Peut-on voir dans cette position l'expression d?une vision « berlinoise » des événements ?
  • [17]
    Pour cette étude, nous nous sommes d?abord appuyé sur la documentation rassemblée par Wolfgang Schneider dans l'ouvrage Leipziger Demontagebuch, 1990 (l'auteur joue ici sur les mots de manière à désigner par ce titre aussi bien un journal des manifestations (du lundi) qu?une chronique du « démontage » de la RDA). Pour toutes les manifestations du 9 octobre au 11 décembre inclus (celle du 18 décembre fut silencieuse) sont recensés, lors de leur première apparition, tous les mots d?ordre ainsi que les textes des pancartes. L?ouvrage comporte également un texte de Bernd Lindner consacré à la « Soziologie der Losungen » (p. 169-173). Nous nous sommes également référé au chapitre d?Albrecht Döhnert et Paulus Rummel, « Die Leipziger Montagsdemonstrationen » (incluant les 14 manifestations jusqu?au 8 janvier), paru dans Leipzig in Oktober (1990, p. 147-158), aux chapitres pertinents du livre d?Hartmut Zwahr, Ende einer Selbstzerstörung : Leipzig und die Revolution in der DDR (1993), à un autre article de Bernd Lindner, « Die Politische Kultur der Strasse als Medium der Veränderung » (1990) et, bien sûr, au témoignage, déjà cité, de Reiner Tetzner qui offre le grand intérêt de couvrir l'ensemble des manifestations de Leipzig, jusqu?aux élections de mars 1990.
  • [18]
    C?est l'intérêt des « modèles de seuil et de cascade », que d?essayer de penser cet enchaînement. Mais ils ont, le plus souvent, un caractère mécanique et ils tombent sous le coup du reproche adressé par Suzanne Lohmann à ses prédécesseurs dans cet exercice, à savoir « [l'impuissance] à saisir la riche dynamique empirique de l'action politique de masse et du changement politique » (World politics, 1994, p. 86). L?application de son modèle amendé, « an informational cascade model », à plusieurs vagues de manifestations à Leipzig, dont les dernières ont eu lieu après la réunification allemande, présente la même faiblesse foncière. Au-delà d?erreurs manifestes sur le processus contestataire lui-même (elle situe ainsi en novembre-décembre la substitution de « Nous restons ici » à « Nous voulons partir »), elle plaque sur le cas de la RDA la distinction habituelle entre modérés et extrémistes, sans s?interroger sur sa pertinence dans ce contexte ou tout au moins sur l'interprétation qu?il convenait de lui donner.
  • [19]
    Bernd Lindner dans son texte pour le Demontagebuch (p. 171), tout comme Christian Joppke, dans sa brillante esquisse d? « une révolution allemande » (1995, chap. 5, p. 158), signalent cette différence entre la manifestation berlinoise et celles de Leipzig.
  • [20]
    Tetzner, qui a également participé à la manifestation de Berlin, le relève (1990, p. 39). Et, avec le recul de l'analyste, Charles Maier peut voir dans le grandiose rassemblement « davantage une confirmation de la transformation en cours qu?un défi révolutionnaire » (1997, p. 159, souligné par nous).
  • [21]
    Ce chiffre est tiré de l'article d?Hartmut Wendt, « Die deutsch-deutschen Wanderungen », Deutschland Archiv, 24 (1991) et repris dans Hirschman (1995, chap. 1).
  • [22]
    La décision d?ouvrir le Mur s?apparentait à une fuite en avant : elle fut conçue de manière purement administrative, en réponse à la contestation. Et alors qu?elle ne devait prendre effet que le 10 novembre, c?est l'afflux populaire devant les points de passage, après l'annonce de la mesure par Günther Schabowski, qui entraîna une ouverture effective et sans contrôle dès le soir du 9 novembre.
  • [23]
    Le thème de la société civile est très souvent abordé, notamment par Charles Maier, Konrad Jarausch (The Rush to German Unity, 1974, chap. 2) et Christian Joppke : « le moment de la société civile » est une formule empruntée à ce dernier (1995, p. 155). Et c?est Hartmut Zwahr qui parle de « dignité retrouvée », en soulignant qu?on ne peut pas vivre que d?elle (1993, p. 136).
  • [24]
    Bernd Lindner fait bien ressortir ce trait dans son texte du Leipziger Demontagebuch (1990, p. 172).
  • [25]
    Cet hymne a été composé par le poète Johannes R. Becher, qui a été étroitement associé aux premières années de la RDA. Il en fut nommé ministre de la Culture en 1954.
  • [26]
    Hartmut Zwahr, op. cit., p. 138-139.
  • [27]
    Reiner Tetzner, op. cit., p. 59.
  • [28]
    Tetzner mentionne ce retrait significatif d?un certain nombre de participants réguliers au début de son commentaire de la manifestation du 11 décembre (p. 72). Et le phénomène, même s?il n?est généralement pas daté de façon précise, est signalé par la plupart des observateurs.
  • [29]
    « Leipziger Demoskopie », in Leipziger Demontagebuch, p. 173-176. Leurs observations sont utilement complétées par celles de Kurt Mühler et Steffen H. Wilsdorf, dont l'enquête, menée à cinq moments distincts, couvrit la période de novembre 1989 à février 1990. Ces derniers ont présenté leurs principaux résultats dans un chapitre de Leipzig im Oktober, intitulé « Meinungstrends in der Leipziger Montagsdemonstration » (1990, p. 159-175).
  • [30]
    La répartition des sympathisants du Nouveau Forum était alors la suivante : 23 % étaient très favorables à la réunification, 42 % plutôt favorables, 26 % plutôt hostiles et 9 % seulement très hostiles.
  • [31]
    Le sentiment de scandale se cristallisa avec une vigueur particulière autour des pavillons de chasse de Wandlitz.
  • [32]
    L?amendement constitutionnel fut voté par les députés le 1er décembre, la démission collective du bureau politique et du comité central accompagnèrent le 3 décembre l'éviction d?Egon Krenz du secrétariat général, l'abandon par ce dernier de ses fonctions de chef d?État eut lieu le 6 décembre.
  • [33]
    Gregor Gysi fut élu président du parti le 9 décembre, dans le cadre du congrès extraordinaire du SEd, qui se tint le 8 et le 9. Lors de sa deuxième réunion, le congrès extraordinaire proposa d?appeler le parti SEd-PDS. C?est la seconde moitié de l'appellation, « Parti du socialisme démocratique », qui était appelée à durer.
  • [34]
    Le désarmement des groupes de combat des entreprises et des milices du parti est annoncé le 5 décembre, la dissolution officielle de la Stasi le 14. Entre-temps, le 8 décembre, l'inculpation d?Honecker a été prononcée. Notons au passage que le 4 décembre à Leipzig, le bâtiment de la Stasi, qui avait depuis longtemps suscité des sentiments mêlés de crainte et de colère de la part des manifestants, a été occupé sans violence.
  • [35]
    La population de l'Allemagne de l'Est se divisait alors presque par moitié sur le sujet : d?un côté 23 % étaient fortement hostiles à une éventuelle réunification et 29 % plutôt défavorables à cette perspective, de l'autre 32 % y étaient plutôt favorables et 16 % l'approuvaient pleinement.
  • [36]
    Ces propos sont, avec d?autres discours, reproduits dans le recueil d?Heinrich Seewald, Helmut Kohl : Deutschlands Zukunft in Europa. Reden und Beiträge des Bundeskanzlers (1990), p. 125.
  • [37]
    Cette interprétation a été avancée notamment par Claus Offe dans son article publié par Die Zeit le 21 décembre 1990 et significativement intitulé « Vom taktischen Gebrauchswert nationaler Gefühle ». Elle est aussi sous-jacente à un de ses principaux articles : « Bien-être, Nation, République » (1990) sur la révolution en RDA : Offe y présente le nouveau nationalisme allemand comme « un nationalisme des élites, froidement calculateur et modéré, visant à mettre en scène un arrière-plan porteur de sens pour le processus précipité d?intégration économique » (trad. fr., 1997, p. 257).
  • [38]
    En réponse à cette question, Dieter Rucht estime que les mouvements de citoyens n?étaient pas en mesure d?imposer leur vision du politique et qu?il est dès lors inexact de leur reprocher d? « avoir manqué une occasion », dans le cadre de son article rédigé pour le numéro inaugural de Mobilization (1996).
  • [39]
    Le premier extrait est tiré d?une allocution de Jens Reich devant le Centre d?Études européennes (6 novembre 1990), à laquelle fait référence Charles Maier (1997, p. 169). Le second provient d?un entretien de Reich avec Christian Joppke du 7 juillet 1991 (1995, p. 163).
  • [40]
    Sigrid Meuschel emprunte cette formule au titre même d?un ouvrage d?Irma Hanke, Alltag und Politik. Zur politischen Kultur einer unpolitischen Gesellschaft (1987). Et elle traite spécifiquement ce thème dans la seconde section de l'introduction à son livre Legitimation und Parteiherrschaft in der DDR (1992), avant de l'aborder à nouveau au début de sa conclusion.
  • [41]
    L?expression « sous le toit de l'Église » est devenue si familière dans la littérature traitant de la formation de l'opposition qu?elle est reprise dans le titre d?un ouvrage dirigé par Detlef Pollack, Die Legitimität der Freiheit : Politisch alternative Gruppen in der DDR unter dem Dach der Kirche (1990).
  • [42]
    Süddeutsche Zeitung, 7 décembre 1989.
  • [43]
    Christian Joppke procède en particulier à cette comparaison et à ce raccourci dans son ouvrage (1995, p. 173).
  • [44]
    Les partis satellites étaient au nombre de quatre : d?abord la CDU (Christliche-Demokratische Union) et le LDPd (Liberal-Demokratische Partei Deutschlands), datant de 1945, puis deux partis créés en 1948 avec l'appui et la bénédiction du SEd, le DBd (Demokratische Bauerpartei Deutschlands) et le NDPd (National-Demokratische Partei Deutschlands). En fait, la CDU et le LDPd se sont retirés formellement du Bloc démocratique, le 4 décembre 1989 pour la première et le 5 pour le second. Sur le fonctionnement et les délibérations de la Table ronde, on se reportera à l'ouvrage d?Uwe Thaysen, Der Runde Tisch (1990).
  • [45]
    En Pologne et en Hongrie les Tables rondes établirent, à travers la négociation directe avec le gouvernement, les fondements du nouveau pouvoir et, plus globalement, du renouvellement des institutions.
  • [46]
    Il y a un net écart entre les estimations de Tetzner et les calculs de Suzanne Lohmann, qui nous paraissent bien bas et témoignent d?une quasi-obsession de la précision, pour les manifestations du début janvier, et surtout celle du 15. Mais la tendance générale de janvier à mars est tout à fait marquée.
  • [47]
    Pour le passage du système de partis est-allemands « de la démocratisation à l'occidentalisation », on consultera avec profit le chapitre de Michaela W. Richter, « Exiting the GDR : Political Movements and Parties between Democratisation and Westernization », dans l'ouvrage dirigé par Donald Hancock et Helga Welsh, German Unification : Processes and Outcomes (1994). Ce thème fait spécifiquement l'objet de la dernière partie du chapitre (p. 115-127).
  • [48]
    Dès son congrès du 16 décembre 1989, marqué par le succès de son aile conservatrice, Renouveau Démocratique adopta nettement la perspective de la réunification. La majorité du Nouveau Forum se déclara à son tour en faveur de l'unité le 28 janvier 1990.
  • [49]
    C?est pourquoi il est si important ici de se garder de toute illusion rétrospective, consistant à reconstruire les processus à partir des résultats.
  • [50]
    Pour cette raison, comme l'a fait observer Martin Kohli, on manque le coche en insistant sur les « succès » économiques de l'Allemagne de l'Est par rapport aux autres pays du COMECON, alors que la République fédérale est le seul terme pertinent de comparaison. La politique économique d?Honecker, lancée en 1971 sous le slogan de « l'unité de la politique économique et de la politique sociale » (Einheit von Wirtschafts- und Sozialpolitik) n?a fait à cet égard qu?aviver les attentes et la comparaison devint de plus en plus défavorable à la RDA avec les piètres résultats de cette politique et, dans un dernier temps, avec les révélations sur la dégradation réelle de l'économie. Le texte de Martin Kohli, « Die DDR als Arbeitsgesellschaft », constitue un chapitre de l'ouvrage collectif Sozialgeschichte der DDR dirigé par Hartmut Kaelble, Jürgen Kocka et Hartmut Zwahr (1994) ; sa remarque (p. 58) vise essentiellement un texte de Claus Offe consacré à « Une voie allemande de la transition ? L?ex-RDA au regard de ses voisins d?Europe de l'Est » (1994 ; trad. fr., 1997).
  • [51]
    Le texte sur lequel s?achève le volume 7 des Kleine Politische Schriften, Die nachholende Revolution et qui est consacré à « L?identité des Allemands » ( « Nochmals : Zur Identität der Deutschen. Ein einig Volk von aufgebrachten Wirtschaftsbürgern » ) avait précisément pour titre, dans sa version initiale publiée par Die Zeit (30 mars 1990), « Le nationalisme du deutsche Mark » (DM – Nationalismus).
  • [52]
    Charles Maier cite l'appréciation de Barbel Böhley et en conteste la pertinence dans le dernier chapitre de son ouvrage (1997, p. 316-317).
Français

Après avoir dégagé certaines caractéristiques originales de la Révolution de 1989 en Allemagne de l'Est, l'auteur procède à un examen des processus et des mécanismes sous-jacents à la forte mobilisation qu?a connue alors la République démocratique allemande. Par une conjonction rare, la défection vers l'Allemagne de l'Ouest a servi de catalyseur à une puissante prise de parole, dont les manifestations de Leipzig ont été, par leur durée comme par leur influence, le mode d?expression principal. Depuis la journée décisive du 9 octobre, qui met à bas le pouvoir d?Honecker, jusqu?à la chute du Mur, slogans et banderoles constituent une affirmation résolue de la société civile contre l'idéologie du régime, de la souveraineté populaire et des droits démocratiques majeurs. Mais vers la mi-novembre les manifestants s?engagent progressivement et non sans divisions visibles dans une direction différente, marquée par l'expression du sentiment national, les perspectives d?une communauté de destin avec l'autre Allemagne et la voie de la réunification. Le souhait d?une réunification a été exprimé par les manifestants de Leipzig, tout au moins par la majorité d?entre eux, avant qu?il ne soit repris et canalisé par les élites politiques de la République fédérale, particulièrement par le chancelier Kohl. Et sans doute cette issue est-elle apparue à beaucoup d?Allemands de l'Est comme la seule plausible, lorsque est devenue manifeste l'impuissance de la nouvelle opposition de l'Allemagne de l'Est, formée à l'école de la Zivilisationskritik et du protestantisme moral, à conquérir un pouvoir auquel elle n?avait jamais prétendu. Ainsi les manifestations de Leipzig ont marqué de leur empreinte les deux étapes majeures d?une révolution qui a été d?abord civique avant de connaître un tournant national : elles n?ont perdu de leur intensité et de leur substance que dans une dernière phase, où les enjeux électoraux devinrent prépondérants.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

  • Timothy Garton Ash (1989), « Revolution in Hungary and Poland », New York Review of Books, vol. XXXVI, no 13, p. 9-15.
  • — (1989), « The German Revolution », New York Review of Books, vol. XXXVI, no 20, p. 14-19.
  • Norma Braun (1994), « Das Schwellenmodel und die Leipziger Montagsdemonstrationen », Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, vol. 46, p. 492-500.
  • En ligneRené-Pierre Chibret (1995), « Action collective et changement politique en Allemagne de l'Est. Le ?tournant? de la RDA (1989-1990) », Revue française de science politique, vol. 45, p. 791-821.
  • Ralf Dahrendorf (1991), Réflexions sur la Révolution en Europe, 1989-1990, Paris, Le Seuil [éd. or. : 1990].
  • Albrecht Döhnert et Paulus Rummel (1990), « Die Leipziger Montagsdemonstrationen », in Wolf-Jürgen Grabner, Christiane Heinze et Detlef Pollack (Hsg.), Leipzig im Oktober, Berlin, Wichern Verlag, p. 147-158.
  • S. N. Eisenstadt (1992), « The Breakdown of Communist Regimes », Daedalus, vol. 121 (2), p. 21-42.
  • Peter Förster et Günter Roski (1991), DDR zwischen Wende und Wahl. Meinungsforscher analysieren den Umbruch, Berlin, Linksdruck Verlag. 
  • Luther Gerlach et Virginia Hine (1990), People, Power, Change, Indianapolis, Bobbs-Merrill.
  • Gert-Joachim Glaessner (1990), « Von ?realen Sozialismus? zur Selbstbestimmung », Aus Politik und Zeitgeschichte, B 1-2, p. 3-20.
  • Jürgen Habermas (1990), Die nachholende Revolution, Kleine Politische Schriften, VII, Frankfurt am Main, Suhrkamp (trad. part. dans Écrits politiques, Paris, Flammarion).
  • Irma Hanke (1987), Alltag und Politik. Zur Politischen Kultur einer unpolitischer Gesellschaft, Opladen, Westdeuscher Verlag.
  • Christiane Heinze et Detlef Pollack (1990), « Zur Funktion der politisch alternativen Gruppen im Prozess des gesellschaftlichen Umbruchs in der DDR », in W. J. Grabner, C. Heinze et D. Pollack (Hsg.), Leipzig im Oktober, p. 82-90.
  • Albert O. Hirschman (1970), Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations and States, Cambridge, Harvard University Press [trad. fr., 1973, rééd. 1995].
  • — (1986), Vers une économie politique élargie, Paris, Éd. de Minuit.
  • — (1995), « Défection et prise de parole dans le destin de la République démocratique allemande », dans Un certain penchant à l'autosubversion, Paris, Fayard [éd. or. angl., 1995], p. 19-68.
  • Konrad Jarausch (1994), The Rush to German Unity, Oxford, Oxford University Press (vers. all. Die Unverhoffte Einheit, 1989-1990, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1995).
  • Hans Joas, Martin Kohli (Hsg.) (1993), Der Zusammenbruch der DDR : Soziologische Analysen, Frankfurt am Main, Suhrkamp.
  • Christian Joppke (1995), East German Dissidents and the Revolution of 1989 : Social Movement in a Leninist Regime, Londres, MacMillan.
  • Jürgen Kocka (1990), « Revolution und Nation 1989. Zur historischen Einordnung der gegenwärtigen Ereignisse », Tel Aviver Jahrbuch für deutsche Geschichte, XIX, p. 479-499.
  • Martin Kohli (1994), « Die DDR als Arbeitsgesellschaft ? Arbeit, Lebenslauf und soziale Differenzierung », in Hartmut Kaelble, Jürgen Kocka et Hartmut Zwahr (Hsg.), Sozialgeschichte der DDR, Stuttgart, Klett-Cotta.
  • En ligneTimur Kuran (1991), « Now out of never : The Element of Surprise in the East European Revolution of 1989 », World Politics, 44, p. 7-48.
  • Anne-Marie Le Gloannec (1990), « RDA : La révolution aux deux visages », dans Pierre Kende et Aleksander Smolar (dir.), La grande secousse. Europe de l'Est 1989-1990, Paris, Presses du CNRS, p. 87-103.
  • Bernd Lindner (1990), « Soziologie der Losungen », in Wolfgang Schneider (zusammegestellt von), Leipziger Demontagebuch, Leipzig, Gustav Kiepenheuer Verlag, p. 169-173.
  • — (1990), « Die Politische Kultur der Strasse al Medium der Veränderung », Aus Politik und Zeitgeschichte, B 27, p. 16-28.
  • Christophe Links, Hannes Bahrmann (1990), Wir sind das Volk. Die DDR im Aufbruch – Eine Chronik, Berlin, Aufbau-Verlag.
  • En ligneSuzanne Lohmann (1994), « Dynamics of Informational Cascades : The Monday Demonstrations in Leipzig, East Germany, 1989-1991 », World Politics, vol. 47, p. 42-101.
  • Charles S. Maier (1997), Dissolution : The Crisis of Communism and the End of East Germany, Princeton, Princeton University Press.
  • Karl Marx (1982), « Gloses critiques en marge de l'article ?Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien? » (Vorwärts, août 1844), dans Œuvres, III-Philosophie, Paris, Gallimard (La Pléiade), p. 398-418.
  • Sigrid Meuschel (1992), Legitimation und Parteiherrschaft in der DDR, Frankfurt am Main, Suhrkamp.
  • Armin Mitter et Stefan Wolle (Hsg.) (1990), « Ich liebe Euch doch alle ! », Befehle und Lageberichte des Mfs, Januar-November 1989, Berlin, Basisdruck.
  • Kurt Mühler et Steffen H. Wilsdorf (1990), « Meinungstrends in der Leipziger Montagsdemonstration », in J. W. Grabner, C. Heinze et D. Pollack, Leipzig im Oktober, Berlin, Wichern Verlag, p. 159-175.
  • — (1991), « Die Leipziger Montagsdemonstration », Berliner Journal für Soziologie, Sonderheft, p. 37-45.
  • En ligneCarol Mueller (1999), « Escape from the GDR, 1961-1989 : Hybrid Exit in a Disintegrating Leninist Regime », American Journal of Sociology, vol. 105, p. 697-735.
  • En ligneAnthony Oberschall (1996), « Opportunities and Framing in the Eastern European Revolts of 1989 », in Doug Mac Adam, John McCarthy et Mayer Zald (eds), Comparative Perspectives on Social Movements, Cambridge, Cambridge University Press, p. 93-121.
  • Claus Offe, « Vom taktischen Gebrauchswert nationaler Gefühle », Die Zeit, 21 décembre 1990.
  • — (1994), Der Tunnel am Ende des Lichts : Erkundungen der politichen Transformation im Neuen Osten, Frankfurt am Main, Campus (les chapitres II, « Bien-être, Nation République » et VII, « Une voie allemande de la transition. L?ex-RDA au regard de ses voisins d?Europe de l'Est » de cet ouvrage, ont été en particulier traduits par Yves Sintomer et Didier Le Saout dans leur recueil de textes de Claus Offe publié sous le titre Les démocraties modernes à l'épreuve, Paris, L?Harmattan, 1997, p. 252-271 et 296-326).
  • Karl-Dieter Opp (1991), « DDR? 89. Zu den Ursachen einer Spontanen Revolution », Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, 43, p. 302-321.
  • Karl-Dieter Opp, Peter Voss et Christiane Gern (1993), Die Volkseigene Revolution, Stuttgart, Klett-Cotta.
  • Detlef Pollack (1990), « Das Ende einer Organisationsgesellschaft », Zeitschrift fur Soziologie, vol. 19, p. 292-307.
  • — (Hsg.) (1990), Die Legitimität der Freiheit. Politisch alternative Gruppen in der DDR unter dem Dach der Kirche, Frankfurt am Main, Peter Lang.
  • Michaela Richter (1994), « Exiting the GDR : Political Movements and Parties between Democratization and Westernization », in M. Donald Hancock et Helga A. Welsh (eds), German Unification : Process and Outcomes, Boulder, Westview Press, p. 93-137.
  • Günter Roski et Peter Förster (1990), « Leipziger Demoskopie », in W. Schneider (zusammengestellt von), Leipziger Demontagebuch, Leipzig, Gustav Kiepenheuer Verlag, p. 173-176.
  • En ligneDieter Rucht (1996), « German Unification, Democratization and the Role of Social Movements : A Missed Opportunity ? », Mobilization, vol. 1, p. 35-62.
  • Wolfgang Schneider (zusammengestellt und mit einer Chronik von) (1990), Leipziger Demontagebuch, Leipzig, Gustav Kiepenheuer Verlag.
  • Heinrich Seewald (Hsg.) (1990), Helmut Kohl : Deutschlands Zukunft in Europa. Reden und Beiträge des Bundeskanzlers, Herford, Busse Seewald.
  • Hans-Jürgen Sievers (1990), Stundenbuch einer deustchen Revolution, Göttingen, Vandenhoeck et Ruprecht.
  • taz (1990), DDR Journal zur Novemberrevolution, Berlin, Die Tageszeitung.
  • — (1990), DDR Journal, no 2, Berlin, Die Tageszeitung.
  • Reiner Tetzner (1990), Leipziger Ring. Aufzeichnungen eines Montagsdemonstranten Oktober 1989 bis 1 Mai 1990, Frankfurt am Main, Luchterhand Literatur Verlag.
  • Uwe Thaysen (1990), Der Runde Tisch. Oder : Wo blieb das Volk ? Opladen, Westdeutscher Verlag.
  • En ligneMark R. Thompson (1996), « Why and how East Germans rebelled », Theory and Society, vol. 23, p. 263-299.
  • Charles Tilly (1993), Les Révolutions européennes, 1492-1992, Paris, Le Seuil [éd. or. angl. : Oxford, Blackwell, 1993].
  • Hartmut Wendt (1991), « Die deutsch-deutschen Wanderungen » Deutschland Archiv, 24, p. 386-395.
  • En ligneReinhard Wippler (1993), « La révolution douce de 1989 en RDA : un modèle d?explication », Revue Tocqueville, XIV, p. 83-107.
  • Hartmut Zwahr (1993), Ende einer Selbstzerstörung : Leipzig und die Revolution der DDR, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2008
https://doi.org/10.3917/anso.021.0183
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...