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1Les enquêtes par sondage d’opinion étant une source de données importante pour le sociologue, il est surprenant d’être parfois amené à constater la faiblesse des modèles théoriques qui en soutiennent l’interprétation. Sans forcer le trait, des commentateurs de tous horizons peuvent perdre leur prévenance méthodologique habituelle dès qu’il s’agit de lire un sondage et succomber hâtivement à une lecture holiste en termes d’homo ideologicus ou à une lecture individualiste en termes d’homo œconomicus. Il en est des exemples presque amusants, comme ces fervents de la théorie du choix rationnel qui, ne retrouvant pas leurs « petits » dans les réponses des enquêtés, se rabattent par dépit sur des « préférences idéologiques » ou toute autre boîte noire à portée de main (fausse conscience, par exemple), quitte parfois à conclure tout simplement à l’incompréhension des répondants (Boeri et al., 2001). Au passage, nos commentateurs ont abandonné et la recommandation à laquelle ils adhèrent fortement de n’expliquer des régularités macrosociologiques qu’à partir de réalités microsociologiques solides, et le principe de rationalité qu’ils prêtent pourtant aux individus dans tous les autres domaines. Cette méthodologie « spontanée », qui consiste à d’abord faire une lecture en termes d’intérêt, pour finalement s’arrêter sur le constat de morales plurielles, montre que sans un principe consistant du raisonnable, puisque le principe d’une rationalité restreinte se retrouve seul à devoir porter tout le poids de l’explication, il est inéluctable que la dimension morale ait le triste « privilège » de n’avoir qu’à masquer l’incompréhension.

2Ces bévues viennent de ce que la théorie dite du choix rationnel, qui n’est qu’un utilitarisme explicatif, s’appuie sur une conception beaucoup trop étroite de la rationalité pour prétendre rendre compte de manière générale d’une opinion ou d’une action. Les individus ne cherchent pas seulement à maximiser leurs intérêts matériels (ou utilités) ou à minimiser leurs risques (ou pertes). Une telle approche se condamne d’elle-même à se limiter à dénoncer le pharisaïsme des sentiments de justice en y découvrant un calcul égoïste. Même si l’égoïsme joue dans certains contextes, les individus ont aussi une morale, et celle-ci intervient tout autant pour expliquer leur opinion ou action.

3Il est vrai qu’au premier abord ce raisonnement ne gêne pas l’utilitariste, qui peut parfaitement admettre une définition plus « réaliste » du bien : un individu rationnel, toujours en un sens étroit, cherche à améliorer son bien-être moral ou matériel en choisissant les actions ou opinions qui sont conformes à cet intérêt élargi. L’utilitariste inclut alors arbitrairement des préférences morales dans l’ordonnancement général des préférences. Cela complique un peu le raisonnement et les fonctions d’utilité, mais on ne sort pas d’une rationalité seulement optimisante (Wolfelsperger, 2001). Même réaménagée, la théorie du choix rationnel n’arrive toujours pas à prendre au sérieux les raisons qui font que les individus trouvent tel ou tel acte juste ou injuste. Pour y parvenir, il faut selon nous se séparer aussi bien d’un Gary Becker que d’un Marx ou d’un Nietzsche, qui finalement partagent tous sur ce point les mêmes présupposés, à savoir que l’objectivité impose de tout ramener en dernière instance à un calcul d’intérêt, tandis que la morale, comprise en un sens perfectionniste, ne traduirait qu’une « guerre des dieux » entre différentes conceptions de la vie bonne qu’il est impossible d’appréhender objectivement. Au passage, ces auteurs oublient tout simplement que si l’on ne peut sans doute pas discuter de la vie bonne ( « chacun a son idée du bonheur » ), on peut en revanche s’accorder sur des conditions rendant compatibles diverses idées de la vie bonne, et donc s’accorder sur le juste.

4Dès lors, mettre en œuvre une théorie ne réduisant pas la raison pratique à un seul de ses aspects et montrer qu’elle est non seulement féconde, mais indispensable pour expliquer et comprendre l’opinion va constituer le principal objectif de cette étude. En prenant l’exemple d’une enquête par sondage, il va s’agir de montrer que l’orientation kantienne que nous allons soutenir rend parfaitement compte des données, alors que la stricte application de la théorie du choix rationnel restreint aboutit immanquablement à retomber dans les travers dénoncés ci-dessus et que la théorie holiste de l’homo ideologicus débouche sur un échec. En somme, nous formons l’hypothèse que si l’intérêt explique l’opinion, la morale est tout aussi nécessaire et qu’elle intervient non seulement comme conception du bien, mais aussi du juste. Avant d’examiner les données, il faut toutefois commencer par tracer brièvement les contours de cette théorie d’une rationalité élargie, avec le souci, notamment, de déterminer comment distinguer a priori une conception du bien rationnelle et non raisonnable d’une conception rationnelle et raisonnable, pour ensuite se demander comment s’assurer que dans la bonne raison qui sous-tend l’opinion, il y a recours à une exigence de justice.

1. L’hypothèse du spectateur équitable

1 . 1.?La priorité du juste dans le cadred’une raison pratique non restreinte

5La théorie de la rationalité restreinte sur laquelle s’appuie notamment l’utilitarisme conduit à se focaliser sur le bien-être des individus. Outre les difficultés techniques que cela suscite (comparaison interpersonnelle des utilités, etc.), il n’est pas possible dans ce cadre de penser la justice pour elle-même. La thèse utilitariste classique est connue : le bien est atteint lorsque règne « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre » (Bentham, 1789). Si chacun est libre de poursuivre rationnellement son intérêt égoïste, une main invisible assure qu’on parvienne à un équilibre dans le domaine économique, tout comme dans le domaine moral un spectateur impartial (Smith, 1759) veille à ce qu’on atteigne à une harmonie des altruismes. Nous sommes dans le strict prolongement de cette harmonie que Leibniz supposait entre ces monades ou individus indépendants (Renaut, 1989). Mais la liberté de l’individu n’est plus que celle « d’un tournebroche qui, lui aussi quand il a été une fois remonté, accomplit de lui-même ses mouvements », comme le faisait ironiquement remarquer Kant (1788), suivant d’ailleurs en cela Voltaire qui, dans son Candide, tournait déjà en ridicule la doctrine de Leibniz et de son meilleur des mondes, et se retrouvait ainsi, en quelque sorte par anticipation, à fustiger la doctrine utilitariste. Quoi qu’il en soit, si les individus se contentent d’optimiser des fonctions d’utilité (intégrant ou non des préférences morales) et si, du point de vue de la collectivité qu’ils forment, ils atteignent le plus grand bien possible lorsque la somme (ou la moyenne, cf. Harsanyi, 1977) des utilités est maximale, alors la situation est juste ou ne peut pas être plus juste. La justice n’est donc qu’un sous-produit ou un dérivé du bien. Elle se juge à ses effets sur le bien-être : la distribution d’une ressource est juste dès lors qu’elle maximise l’utilité. Une seule restriction est imposée : dans la somme des utilités, chacun doit compter pour un. Cette condition d’impartialité est cependant bien maigre, puisqu’elle n’empêche pas les droits de certains individus de pouvoir être sacrifiés au bonheur de la collectivité [1]. Ce conséquentialisme est totalement contesté par une théorie kantienne ou non restrictive de la rationalité qui permet au contraire de réfléchir, à côté du bien-être, sur les principes déontologiques qui ne doivent pas être transgressés pour que l’on puisse parler de justice.

6Une telle théorie part du principe que les acteurs agissent ou endossent une opinion pour de bonnes raisons. Parmi ces raisons, certaines sont neutres, tandis que les autres sont seulement relatives à l’agent (Nagel, 1991). Ces dernières concernent ses intérêts économiques ou sa conception morale du bien. Si l’on admet qu’il existe différentes conceptions du bien matériel ou moral et que, n’étant pas forcément congruentes, elles peuvent entrer en conflit, le recours aux raisons neutres devient nécessaire pour trouver un compromis, ou accorder les points de vue ou les projets de vie. Une raison est neutre lorsqu’elle est acceptable par tous ceux qu’elle cherche à convaincre. On peut également dire qu’elle est objective, tandis que les raisons relatives à l’agent sont seulement subjectives. Les raisons neutres visent le juste dans le domaine de jugements de droit, tout comme elles visent le vrai dans le domaine des jugements de fait. À ce niveau de généralité, le juste n’a pas à être traité très différemment du vrai (Boudon, 1995 a). Lorsqu’une conception du bien est acceptable par un ensemble d’individus, elle est dite juste ou raisonnable pour cet ensemble d’individus, puisqu’elle leur permet d’accorder leurs projets de vie ou leurs points de vue. Il en découle, et cela est essentiel, que la justice exige un accord unanime sur ses principes.

7Dans le cadre de cette définition, et à l’inverse de la thèse utilitariste, la position déontologique consiste à admettre la priorité du juste sur le bien, ou du raisonnable sur le rationnel (Rawls, 1980), ou de la raison pure pratique sur la raison pratique empirique. Une rationalité restreinte optimisante n’est qu’une part d’une rationalité élargie, notamment parce que si les individus cherchent à satisfaire leurs intérêts matériels ou leurs conceptions de la vie bonne, ils doivent aussi justifier de ce qu’ils pensent ou de ce qu’ils font. Or, pour que cette justification soit solide, il faut qu’elle puisse s’appuyer sur des principes de justice unanimes et prioritaires. Pour un acteur, ce sont des principes sur lesquels tous s’accorderaient s’ils devaient agir ou se former une opinion à sa place. C’est donc ce qu’il doit faire ou penser pour être juste. Ce sont des raisons convaincantes, parce qu’en se situant dans le cadre d’une argumentation publique, ou qui pourrait toujours l’être, elles ne peuvent se justifier par l’intérêt ou l’éthique d’un acteur qui n’aurait pas également pris en compte l’intérêt ou l’éthique de tous les autres. En d’autres termes, en accordant la priorité au juste sur le bien, l’acteur adopte le point de vue déontologique et non-perfectionniste de l’impératif catégorique. Sur la base de raisons neutres, il défend une opinion, parce que ses termes sont jugés acceptables par tous et qu’elle ne recèle aucune préférence pour l’intérêt ou la conception de la vie bonne d’un individu particulier.

8Bien entendu, il peut toujours décider de faire finalement passer son propre bien rationnel avant ce qui serait raisonnable pour tous. Le comportement ou l’opinion qui en résulte est égoïste au sens où ses raisons ne sont convaincantes que pour lui ou ceux qui partagent les mêmes intérêts. L’égoïsme peut se faire plus complexe lorsqu’il implique un calcul, stratégique ou non, sur le bien ou le comportement d’autrui. Tout en s’accordant toujours une préférence, l’acteur peut ainsi tenter d’associer une partie des autres à son intérêt en leur proposant un contrat d’intérêt mutuel. Néanmoins, tant que les raisons invoquées ne visent pas à convaincre tout un chacun, le contrat en question demeure une coalition contre au moins un individu que l’on est prêt à sacrifier. Cette attitude peut se décliner de plusieurs manières, notamment selon qu’autrui est une fin ou un moyen. Le compatissant se montre sensible aux raisons de ceux qui ne bénéficient pas ou mal du contrat. Il est affecté, au moins émotionnellement, par leur situation et il ne serait donc pas contraire à son intérêt « bien compris » qu’elle s’améliore. Cependant, compte tenu de ses autres intérêts qu’il lui faudrait alors abandonner, il n’est pas prêt à s’engager personnellement. Le cynique est au contraire prêt à contribuer, mais c’est pour maintenir, voire même alourdir, en sa faveur les termes du contrat. Sous couvert d’altruisme, compassion et cynisme se révèlent être finalement des égoïsmes de second niveau. C’est pourquoi on parle parfois à leur endroit d’ « altruisme rationnel » (Ballet, 1998). La théorie du choix rationnel explique fort bien tous ces comportements égoïstes, simples ou sophistiqués, mais il est clair qu’en se limitant à eux, elle invite à réduire la raison pratique au domaine pragmatique ou au choix du sujet d’accorder la priorité à des « impératifs hypothétiques » (Kant, 1785).

9Car le juste n’est l’optimisation d’un bien que par accident et, à l’opposé de l’égoïsme, l’altruisme (réel ou pur) ne peut pas non plus être exclu du champ de la rationalité. Certes, l’altruiste ne cherche à convaincre personne de le suivre, mais il décide cette fois, par conviction éthique personnelle, de favoriser un autre. Il adopte un comportement sacrificiel, angélique ou surérogatoire, sans attendre que les autres en fassent autant (don pur qui n’exige pas la réciprocité). Contrairement à ce que pense l’utilitariste, ce comportement n’est « irrationnel » qu’à la hauteur de l’égoïsme pur, puisque ni l’un ni l’autre ne se fondent sur des raisons convaincantes pour l’ensemble des autres. Au total, et relativement aux raisons dans une argumentation publique, c’est donc trois grands types de comportement ou d’opinion (égoïste, altruiste, juste), déduits des trois grands domaines de la raison pratique (pragmatique, éthique, morale ; pour reprendre la terminologie et la démarche néokantienne d’Habermas, 1991) qu’il faut a priori et impérativement prendre en compte si l’on veut éviter toute réduction drastique et finalement normative de la rationalité.

10Une telle typologie est un outil nécessaire pour pouvoir se demander si telle ou telle opinion morale relève d’une optimisation du bien ou cherche à se soumettre à un principe déontologique de justice, mais comment concrètement reconnaître cette seconde orientation ?

1 . 2. Le libéralisme face au perfectionnisme

11Si tous les individus avaient les mêmes intérêts ou la même conception morale du bien, il n’y aurait guère de difficultés. Elles surgissent dès lors qu’il y a, comme c’est le cas dans toute société de masse, ou entre différentes communautés, des intérêts ou des orientations éthiques divergentes et potentiellement conflictuelles. La position déontologique kantienne admet par principe la pluralité des conceptions du bien. Plus généralement, on qualifie de libérale une attitude philosophique ou morale qui accepte cette pluralité. À l’opposé, le perfectionnisme rejette un tel libéralisme. Il consiste à penser qu’il n’y a qu’un seul bien. Dès lors, s’il y a empiriquement plusieurs conceptions du bien, c’est que certains sont dans l’erreur. Soit, en accordant mieux leur jugement avec leur intuition morale, ils finiront par le découvrir (intuitionnisme pur), soit on peut les y aider, et il y a alors deux façons de le faire. La manière douce offre une méthode (la dialectique) pour découvrir le bien en soi. On aura reconnu le platonisme, pour lequel d’ailleurs ce bien existe indépendamment de nous. La manière dure n’est autre que la coercition, qui consiste à forcer la main aux individus. Quelle que soit la méthode suivie, la justice revient ici à récompenser adéquatement la vertu ou à faire en sorte que chacun dispose des biens dont il est dans son intérêt « réel » de disposer, même si d’ailleurs il n’en veut pas.

12Il n’est pas nécessaire de discuter longuement de la solution coercitive. Tant que le plus faible est seulement contraint d’accepter la raison du plus fort, il n’y a pas d’accord unanime et par conséquent pas de justice. Comme l’avait déjà fort bien observé Rousseau (1762), le soi-disant « droit » du plus fort n’est tout simplement pas un droit. C’est une simple situation de fait. Or, précisément, si l’on en revient au fait, les conceptions perfectionnistes non coercitives posent plus de difficultés.

13De deux choses l’une, ou bien il y a empiriquement une seule conception du bien, et alors le perfectionnisme est neutre, ou bien il y a plusieurs conceptions pouvant entrer en conflit, et dès lors le perfectionnisme revient soit à imposer une conception particulière, ce qui nous ramène au cas de la contrainte, soit à rechercher un accord sur cette conception, ce qui semble renvoyer à une position déontologique. Il est toutefois peu vraisemblable en cas de conflit, et sans recourir à la force, que l’une des parties accepte tel quel le point de vue de l’autre. Trouver un accord, c’est négocier un compromis au terme duquel chacun aura en quelque sorte revu à la baisse ses exigences maximales de départ. Si cela est parfaitement possible dans le cadre déontologique, puisqu’une conception raisonnable du bien n’a aucune raison de coïncider avec une conception seulement rationnelle, cela est impossible pour le perfectionniste qui se voit obligé, pour rester cohérent, de camper sur ses raisons non neutres. En fait, les perfectionnistes en sont déjà à discuter des moyens rationnels d’atteindre la « vraie » vie bonne là où les libéraux se demandent encore comment accorder ensemble différents projets de vie de manière raisonnable, c’est-à-dire en ayant soin de ne contraindre une liberté que si elle en entrave une autre. Ce faisant, seuls les derniers discutent de la justice. Les premiers discutent des moyens d’atteindre un bien qui, espèrent-ils, sera voulu par tous. Mais, il est impossible d’y parvenir sans bannir les projets qui ne valorisent pas ce bien, et une théorie qui revient ainsi à nier des projets de vie rationnels nie la personnalité morale des individus porteurs de ces projets [2].

14Cela permet de comprendre pourquoi il y a doute sur le perfectionnisme. Le perfectionniste peut toujours être suspecté de partialité. Un juge perfectionniste, s’il veut lever le soupçon de partialité qui peut animer ses justiciables, n’a pas d’autre solution que de les convaincre qu’il a seul entièrement raison. Empiriquement, et dès lors que plusieurs conceptions rationnelles du bien prévalent, l’exercice est si difficile qu’il a toutes les chances d’échouer et donc de rendre de fait sa position partiale pour tous ceux qui ne partagent pas son avis. S’il s’agit de régler un conflit, celui-ci n’est tout simplement pas réglé sur le fond. À l’inverse, une justice comme accord unanime sur le juste débouche sur des principes (normes, règles ou lois, peu importe) qui, puisqu’ils sont par définition partagés par tous, permettent à tout juge qui le souhaite d’être équitable sans difficulté.

1 . 3. La justice comme équité

15Pour reconnaître un jugement de justice, l’équité joue donc un rôle important et elle constituera notre premier critère. On notera que l’impartialité revient procéduralement au même que l’équité ou réciprocité. Sa règle s’énonce ainsi : des cas semblables doivent être traités de manière semblable. Un jugement qui résulte d’un pur parti pris a priori ne peut respecter cette règle, tout comme à l’inverse un jugement non équitable est formellement identique à ce qu’il serait s’il avait été produit par un parti pris. Si le principe de justice ne définit qu’une seule classe d’équivalence, qui est celle de tous ceux qui y sont soumis de façon identique, cela devient évident. Cela reste vrai, même si c’est moins simple, lorsque le principe de justice définit plusieurs classes d’équivalence, ce qui est toujours possible dès lors que l’accord est unanime sur ce découpage. Une classe d’équivalence est constituée par l’ensemble des individus qui ont des droits et des devoirs identiques. La règle de réciprocité ( « ce qui vaut pour l’un, vaut pour l’autre » ) s’y applique par construction. Supposons, pour simplifier, que l’unanimité aboutisse à créer seulement deux classes d’équivalence d’individus ayant les mêmes droits et devoirs. Par exemple, dans le code de la route, ceux qui à un carrefour viennent de droite et ceux qui viennent de gauche. L’équité ne consiste sûrement pas en cas d’accident à ce carrefour à penser que les droits de celui qui venait de droite étaient identiques à ceux de celui qui venait de gauche. L’impartialité ou équité consiste au contraire à respecter les différences de droits et de devoirs entre classes d’équivalence. C’est seulement ainsi que des cas semblables sont effectivement traités de manière semblable. Ne pas être impartial ou équitable revient à nier le principe de justice en cause et donc aussi l’accord unanime sur ce principe. En somme, l’impartialité ou équité n’est que le principe de justice en acte, et l’on peut dire qu’un individu fondant son opinion ou son action sur la recherche d’équité met en œuvre un principe de justice.

16Le conflit entre le juge partial, que nous avions supposé perfectionniste ci-dessus, et ceux qui ne sont pas d’accord avec lui n’est cependant pas résolu. En fait, ce conflit vient de ce que, relativement au problème traité, le juge et les autres ne forment pas le même nombre de classes d’équivalence. Par exemple, pour le juge, au nom de sa conception de la vie bonne, il y a deux classes, les vertueux et les non-vertueux, alors que pour les autres il n’y en a qu’une seule. Ils nient que son critère de distinction doive s’appliquer dans le contexte en question. Or, de son propre point de vue, chacun a l’impression d’être impartial. Et il l’est de fait, s’il n’accorde ni plus ni moins que ce que son principe de justice permet d’accorder aux uns et aux autres. Pour se sortir de cette confrontation d’impartialités, il faut donc trouver un second critère pour reconnaître une opinion fondée sur la justice.

1 . 4. La position d’un spectateur

17L’idée en est assez simple, même si elle a été déclinée en philosophie morale et politique sous des formes assez différentes. Un « spectateur », c’est-à-dire un individu dont ni les intérêts ni un parti pris pour une certaine conception de la vie bonne ne sont en cause pour un conflit donné, adopte le point de vue neutre ou impartial ou équitable. C’est ainsi que dans un conflit qui dure, il est fréquent que l’on cherche un médiateur dont aucun intérêt ou aucune préférence sur le bien ne sont en jeu, car alors il suivra seulement une règle d’équité non relative à un bien et, ce faisant, il permettra de rapprocher les points de vue sur ses raisons neutres qui éventuellement permettront à un accord unanime de se dégager. Il est cependant bien des cas où il est impossible de recourir à un médiateur effectif. Un acteur qui s’interroge sur ses raisons peut certes rechercher un conseil extérieur impartial, mais il peut aussi par un effort d’abstraction considérer son point de vue de manière impersonnelle pour se mettre dans la position d’un spectateur soumettant son opinion au test de l’unanimité. En somme, le point de vue objectif n’est pas seulement possible dans le domaine de la connaissance, il l’est aussi, et selon un procédé d’abstraction identique, dans le domaine moral. Il suffit pour cela de considérer que son propre point de vue ou projet de vie rationnel est seulement un parmi d’autres, qu’il n’est plus identifiable et donc vaut autant que tout autre, comme le ferait spontanément un pur spectateur. Dans ces conditions, il n’y a plus guère qu’une équité neutre qui puisse guider le raisonnement. Comme le note Raymond Boudon (2000), dans cette position tout acteur cherche à faire reposer ses raisons sur des justifications solides, c’est-à-dire telles qu’elles soient susceptibles d’être endossées par un autrui quelconque, mais aussi par tous, ce qui fait que nous sommes bien dans le domaine de la justice.

18Évidemment, cela suppose d’admettre qu’un acteur puisse se faire juge à distance de lui-même, c’est-à-dire qu’il puisse mettre entre parenthèses ses intérêts (aussi bien ses préférences sur le bien économique que sur le bien moral). Ce processus de mise entre parenthèses n’est accessible qu’à un paradigme (notamment « kantien ») stipulant une autonomie du sujet et il est au contraire inaccessible au paradigme de l’homo œconomicus, où l’acteur est contraint à ne voir que ses intérêts ou au paradigme de l’homo ideologicus où cette fois l’acteur est totalement contraint par des superstructures qui planent au-dessus de lui tout en s’insinuant (par un mécanisme obscur) dans sa pensée.

19En parlant de spectateur équitable ou, ce qui revient au même, de « spectateur raisonnable en même temps qu’impartial » (Kant, 1785), il est évident que nous ne prenons pas du tout cette notion en son sens utilitariste. Il y aurait là quelque chose d’assez contradictoire pour notre démarche, et il est de toute façon inutile de faire des hypothèses psychologiques supplémentaires pour définir l’impartialité. Aussi, nous ne suivons ni David Hume (1740) ni Adam Smith (1759), qui construisent l’impartialité à partir de la sympathie naturelle. Leur approche interdit de penser la justice, puisque la sympathie nie les conflits, et donc les conditions où s’applique la justice. Pour Hume, les individus prennent plaisir au fait que les autres prennent plaisir. Smith est un peu plus complexe, mais sa position ne change rien au fond du problème (le spectateur prend plaisir au fait que les individus sympathisent). La sympathie opère une dépersonnalisation, au sens où l’utilité des autres entre dans ma propre utilité comme spectateur. Poussé à l’extrême, ce raisonnement conduit à définir le jugement impartial comme le jugement qui maximise la somme, pondérée équitablement, des utilités. De plus, comme l’avait noté Spencer (1880), l’altruisme du sympathisant ne peut en aucun cas être un altruisme pur. Il cache forcément un égoïsme, ou un self-love, comme l’a fait plus récemment remarquer Dupuy (1997). Le plaisir au plaisir d’autrui est une mise en abyme infinie qui ne peut s’arrêter que si elle rencontre un égoïsme. C’est d’altruisme étroitement rationnel dont il s’agit.

20Notre spectateur est plutôt comme chez John Rawls (1971) un acteur qui se met derrière un « voile d’ignorance » et qui de ce fait n’a plus de sympathie pour quiconque, mais aussi selon nous, pour lui-même. Pour définir ce qui est équitable, ce spectateur ne peut plus s’appuyer sur un bien, quel qu’il soit, aussi noble, aussi efficace, aussi optimal puisse-t-il être pour un perfectionniste. Il ne peut plus avoir recours qu’à des raisons neutres. Ce n’est donc en aucune manière l’équité ou l’impartialité en tant que bien qu’il recherche. La justice ne serait alors qu’un moyen en vue d’un bien perfectionniste. Tout au contraire, un spectateur équitable est dans une position qui ne lui laisse pas d’autre choix que de considérer la justice comme une fin. Dire qu’il est comme placé derrière un « voile d’ignorance » est pour nous une manière de signifier qu’il ne réfléchit que sur une maxime pratique généralisée, non liée à une circonstance particulière, et universalisée, non liée à un individu et donc à un bien particulier. Il se demande alors si cette maxime peut devenir une « loi », c’est-à-dire, pour continuer de suivre la démarche de Kant, si elle est, dans sa forme générale et universelle, telle que chacun puisse vouloir, logiquement et pratiquement, qu’elle vaille pour tous. Si elle franchit ce test de l’accord unanime (qui est fondamentalement, mais nous ne pouvons développer ce point ici, un test de non-contradiction), elle est le principe d’une justice où l’équité est absolument neutre. En un mot, le spectateur équitable ne vise pas à promouvoir une éthique de l’équité. Il aperçoit de par la seule vertu de sa position que la justice comme équité est une fin et une priorité (ou un impératif catégorique). Recourir à la position d’un spectateur équitable n’est finalement rien d’autre qu’une méthode pour atteindre à ce « règne des fins » (Kant, 1785) où la justice comme l’individu, parce qu’ils sont toujours aussi des fins, ne sont jamais simplement des moyens qui peuvent être sacrifiés pour optimiser un bien.

21Pour saisir tout ce qui sépare ce point de vue de celui de l’utilitarisme, on peut également s’appuyer sur la distinction que proposait Rousseau (1762) entre volonté de tous et volonté générale. Comme il l’écrit dans Du contrat social : « Il y a bien souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et ce n’est qu’une somme de volontés particulières » (CS, II, 3). Si l’individu ne sait raisonner qu’en fonction de son intérêt propre, il ne peut y avoir de volonté générale, mais seulement un simple comptage des volontés particulières (simple étant une manière de parler du fait des paradoxes mis au jour par Condorcet, et développés plus récemment par Arrow, sur l’inexistence d’une procédure comptable univoque pour déterminer les vœux d’une collectivité), ne nous laissant pas d’autre choix qu’une perspective utilitariste. La voie empruntée par Rousseau n’attend rien d’un tel comptage (« D’où cent qui veulent un maître ont-ils le droit de voter pour dix qui n’en veulent point ? », CS, I, 5). Le Contrat social ne propose pas de construire la volonté générale par calcul, mais de la reconnaître à partir d’une position particulière (position originelle) d’où il est plus aisé de voir le juste, c’est-à-dire en fin de compte à partir de la position d’un spectateur équitable.

22La distinction que propose Rousseau, tout comme la distinction kantienne entre raisonnable et rationnel, offre une grille de lecture de l’opinion. On voit bien qu’aujourd’hui les dépouillements des enquêtes par sondage s’en tiennent souvent à repérer la « volonté de tous » et ne font qu’indiquer de quelle famille d’intérêt ou de quelle famille idéologique elle relève. Si nous ne sommes pas condamnés à une telle lecture, la question est toutefois de savoir comment entendre la « volonté générale », ou la justice au sens défini ci-dessus, ou cette voix du spectateur équitable. Comme l’observe encore Rousseau : « Chaque individu peut, comme homme, avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen ; son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun » (CS, I, 7). Comment être sûr, donc, que c’est le « citoyen » qui s’exprime ? On sait les dérives du tyran qui s’affirme seul citoyen parmi les hommes.

23Deux solutions sont possibles. La première, envisagée par Rousseau, consiste à ne s’interroger que sur des règles générales « [...] parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot chacun [...] » (CS, II, 4) ; la seconde, qui peut parfaitement être pratiquée par celui qui analyse un sondage, consiste à mieux écouter l’opinion de ceux qui n’ont pas d’intérêt en jeu, les spectateurs, ou de ceux qui parlent contre leurs intérêts, les engagés. Dans le domaine des sondages, former l’hypothèse d’un spectateur équitable, c’est donc se donner une méthode de lecture selon laquelle, si les intérêts particuliers orientent fort normalement le cours des opinions d’acteurs partiaux, une impartialité non perfectionniste n’en est pas moins présente et constitue un motif efficient de l’opinion.

24C’est très précisément ce que nous allons essayer de montrer en prenant l’exemple d’une enquête statistique d’opinion. Nous procéderons en trois temps. Nous sélectionnerons tout d’abord dans l’enquête un large ensemble d’opinions pour en dégager la logique d’ensemble et entrevoir que si l’intérêt économique rend compte de cette logique, il semble qu’il faille également avoir recours à la dimension morale et à une certaine exigence de justice. La deuxième étape consistera à montrer que, pour une opinion donnée non seulement un modèle moral est à l’œuvre, toutes choses égales par ailleurs, mais qu’il est indispensable pour l’expliquer. Enfin, après avoir établi que ce modèle est lié à ce que requiert l’équité, il ne restera plus qu’à vérifier qu’au-delà de toutes les bonnes raisons des acteurs partiaux, cette équité, lorsqu’elle est celle d’un spectateur, constitue l’horizon, c’est-à-dire que l’opinion tend à la justice comme équité neutre lorsque les intérêts économiques et les conceptions de la vie bonne s’effacent.

2.?L’émergence d’une position moraleface à l’intérêt économique

25L’enquête qui va nous servir à argumenter cette thèse est un sondage d’opinion réalisé, en France en février 2000, par l’IFOP à la demande de la DREES (ministère de l’Emploi et de la Solidarité), sur un échantillon représentatif par quota de 4 000 individus âgés de 18 ans et plus. Le questionnaire cherche à apprécier l’assentiment du public à l’égard de l’État-providence et de ses œuvres. Le domaine est donc large et les problèmes concrètement évoqués avec les interviewés, nombreux.

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Liste des thèmes retenus pour l’ACM

26En retenant une trentaine de questions (soit plus d’une centaine de modalités de réponse), témoins de chacun des grands thèmes abordés par l’enquête (cf. liste ci-dessus), et les soumettant à une analyse de correspondances multiples (ACM), pour en venir ensuite à une classification automatique des répondants, nous aurons dans un premier temps une représentation de la structuration d’ensemble des opinions. Nous n’entamerons pas ici un commentaire approfondi des résultats détaillés de ces analyses, puisque ce n’est pas le propos. Nous nous limiterons à une présentation permettant de comprendre comment, même à ce niveau de généralité, la question de la place respective de la morale et de l’intérêt, puis finalement celle d’un spectateur équitable surgissent pour rendre compte des logiques de l’opinion et devront donc faire, dans un second temps, l’objet de traitements statistiques explicatifs plus ciblés.

2 . 1. Des jugements sur ce qui est et sur ce qui devrait être

27L’analyse factorielle du questionnaire révèle tout d’abord que si l’opinion est structurée, elle ne l’est pas de manière caricaturale. Le premier axe principal n’explique que 5,6 % de l’inertie. Il faut aller jusqu’au 18e axe pour atteindre 50 % et jusqu’au 40e pour arriver à 90 % d’inertie expliquée [3]. Cela indique non pas que les opinions des Français sont incohérentes, mais plutôt que les enquêtés n’ont pas déroulé une même grille de lecture qu’ils souhaitaient sciemment faire ressortir tout au long de l’interview. Il semble qu’ils aient réfléchi à nouveau frais sur chaque sous-ensemble de questions.

28Le premier axe factoriel (horizontal sur le Graphique 1) fait apparaître assez nettement une opposition entre ceux qui estiment que la société française est plutôt juste, et les autres. Les premiers sont plutôt confiants en l’avenir pour eux-mêmes comme pour la société en général ; ils interprètent la situation sociale française comme globalement positive, jugeant plus souvent que les inégalités et l’exclusion connaissent une baisse quasi continuelle. Ils sont également plus nombreux à faire davantage confiance à l’État qu’aux individus. Cette satisfaction se traduit politiquement par un certain conservatisme : c’est de ce côté que l’on trouve la minorité (8,6 %) affirmant qu’ « il faut conserver la société française en l’état » ; ou encore, les quelque 22 % affirmant qu’ « il y a ce qu’il faut d’interventions de l’État en matière économique et sociale ». Les variables supplémentaires sociodémographiques montrent qu’il s’agit plus souvent des plus diplômés, professions libérales ou cadres supérieurs, à hauts revenus et habitant Paris.

29À l’autre extrémité de ce premier axe, on observe les modalités opposées de réponse. On trouve avant tout ceux qui ont une vision pessimiste de leur avenir et de l’avenir des générations futures ; ceux qui souhaitent des réformes radicales ; ou encore, ceux qui pensent que l’état de santé des Français s’est détérioré au cours des dernières années. Cette dernière opinion, qui est essentiellement une opinion des Français les plus âgés, s’avère bien plus structurante que la modalité repérant les personnes de 65 ans ou plus. Ajoutons encore, mais ces réponses sont moins caractéristiques, car presque banales en France, qu’ils sont plus nombreux à dire qu’il n’y a pas assez d’État, que le niveau de financement de la protection sociale est insuffisant, que la société est injuste ou qu’on n’exagère pas les problèmes à propos des grandes crises sanitaires (vache folle, poulet à la dioxine, amiante, etc.). Ils affirment également plus fréquemment que l’exclusion s’explique par le fait qu’il n’y a plus assez de travail pour tous, opinion qui jouxte l’affirmation qu’il y a trop d’immigrés en France. Les catégories de population qui ressortent le plus nettement ici sont les précaires (individus élevant seuls leurs enfants avec moins du SMIC, chômeurs, pensionnés sans travail, etc.) ainsi que les moins diplômés, les moins riches et les plus vieux.

30Le deuxième axe (vertical sur le Graphique 1) explique 4,2 % de l’inertie et décrit un double contraste. Il rend tout d’abord compte d’une opposition, qui se retrouve dans de nombreuses autres enquêtes (Forsé, 1999), entre une vision interventionniste et une vision économiquement libérale. Le pôle libéral est assez univoque. Les individus qui y adhèrent (au bas du graphique) pensent très clairement, et cela est très discriminant, que le financement de la Sécurité sociale est excessif et qu’en matière d’interventions économiques et sociales il y a trop d’État. Le monopole de la Sécurité sociale est pour eux une mauvaise chose, et il faudrait remplacer le système des retraites actuel par une assurance ou un système d’épargne individuelle. On trouve également là l’idée que les exclus sont des gens qui ne veulent pas travailler. Il faudrait donc être plus sélectif dans l’attribution des aides. La solidarité n’est pas rejetée, mais elle doit s’assortir de contreparties demandées aux bénéficiaires. Le pôle interventionniste opposé est plus délicat à interpréter, car on n’observe pas, le long de l’axe vertical, l’ordre attendu entre les trois modalités « trop d’État », « assez d’État » et « pas assez d’État ». Ces deux dernières opinions se situent à peu près au même niveau sur cet axe. L’exclu n’est pas vu comme une personne faisant preuve de mauvaise volonté ou ne souhaitant pas travailler. Les réponses les plus discriminantes, et donc les plus pertinentes pour qualifier la dimension interventionniste, insistent surtout sur l’idée d’une solidarité sans condition : refus de demander une tâche d’intérêt général aux chômeurs ou d’exiger une contrepartie au RMI, par exemple.

31Le deuxième axe fait apparaître, en second lieu, l’opposition habituelle entre libéralisme économique et « libéralisme culturel » (G. Grunberg, E. Schweisguth, 1990). Nous parlerions d’ailleurs plutôt ici de libéralisme moral, car, d’une part, nous en repérons la position essentiellement par des opinions engageant une morale et, d’autre part, parce que sur le fond ce sont davantage des morales que des cultures, au sens anthropologique, qui sont en cause. Par principe, les individus moralement libéraux (situés en haut du graphique factoriel) rejettent toute norme de différenciation prenant en compte des critères ethniques ou des pratiques sexuelles – par exemple l’homosexualité (73 %). Le libéralisme moral correspond à un refus de juger la vie privée de chacun, à l’idée que tout individu est en droit de mener les projets de vie auxquels il aspire dès lors qu’ils sont respectueux de ceux des autres. Cette position peut aller jusqu’à refuser que la sphère économique puisse constituer une entrave à ces projets de vie. L’opposition sur l’axe vertical tiendrait alors à un jugement sur le lien entre les ressources économiques et ces projets de vie : d’un côté, nous aurions les individus qui perçoivent les ressources économiques quasiment comme un droit « à vivre », un droit à mener à bien ses projets ; et de l’autre, ceux qui considèrent que ces ressources sont avant tout la rémunération d’un mérite (ou d’un risque). L’épanouissement personnel contre le mérite, en quelque sorte.

32Globalement, la superposition des deux contrastes soutenue par le deuxième axe factoriel traduit la forte congruence entre opinion économique et opinion morale. Le particularisme moral s’associe au libéralisme économique parce qu’il conduit à faire davantage confiance à ses propres normes qu’à celles d’une instance supérieure lorsque l’on juge qu’elle ne garantit pas suffisamment la sélectivité. À l’inverse, le refus d’une norme sélective (ou trop sélective), basé sur des principes moraux rejetant la discrimination des mœurs, porte à rechercher une solidarité pour tous, sans sélection, y compris dans le domaine économique. Le Tableau 1 en fournit un exemple hautement significatif parmi beaucoup d’autres. Cela étant, si, comme nous avons eu l’occasion de le remarquer, le libéralisme économique et le particularisme moral forment un pôle assez unimodal, l’interventionnisme associé à l’universalisme se scinde en deux, car on peut penser soit que la situation est satisfaisante, et donc qu’il y a assez d’État en matière d’interventions économiques et sociales, soit qu’elle est insatisfaisante, notamment parce qu’il n’y a pas assez d’État.

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Tableau 1. — Opinion morale et solidarité sous condition (en %)

33Cela amène à une première interprétation d’ensemble à l’aide de l’opposition entre insiders et outsiders, c’est-à-dire entre ceux qui sont bien assurés par l’État-providence et ceux qui sont plutôt en marge de ses bienfaits. Le premier axe rend plutôt compte du sentiment d’être ou non un insider. Il s’agit d’un degré de satisfaction à l’égard du déploiement des aides sociales, d’un jugement sur un écart entre les besoins et l’aide effectivement reçue. Le second axe fait apparaître la même opposition, mais reformulée sur le mode d’un jugement sur ce qui devrait être. Le pôle économiquement libéral revendique l’idée que l’on soit plus sélectif dans l’attribution des aides : il faut moins d’insiders et il faut qu’ils soient « mieux » choisis, tandis que le pôle interventionniste ou moralement libéral rejette l’idée même de sélection. Le redéploiement de l’aide d’État doit se faire au bénéfice de tous. On notera que cette opposition entre solidarité restreinte et solidarité élargie se retrouve nettement dans une analyse factorielle effectuée à partir d’un sondage réalisé en Belgique en 1993 et comportant quelques questions relativement similaires à celles retenues ici (Jacquemain, 1995).

2 . 2. Trois classes d’opinions

34Nous n’étudierons pas le troisième axe, dont l’interprétation est plus délicate. Il rend peut-être compte d’une opposition entre radicaux et modérés, mais sans certitude. Pour aller plus loin, nous allons effectuer une classification ascendante hiérarchique (selon la méthode de Ward) à partir des cinq premiers axes factoriels. Cette démarche consiste à regrouper les individus selon leur proximité en termes d’opinions (jugée à l’aune de leurs scores factoriels). Il faut noter qu’en s’en tenant aux cinq premiers axes, qui représentent 20 % de la variance totale, on privilégie de fait les opinions les plus structurantes. Les autres sont pour ainsi dire filtrées au nom de leur peu de pertinence ; elles sont considérées comme du « bruit » et donc comme inadéquates à repérer les affinités.

35Nous nous en tiendrons à une classification en trois groupes, car ce nombre est apparu être à la fois nécessaire et suffisant pour décrire correctement la structuration des opinions. Ces trois groupes se placent de manière assez heureuse aux environs des trois points du triangle formé par les modalités « trop d’État », « assez d’État » et « pas assez d’État » (cf. Graphique 1). Un tri croisé (khi-deux = 599, ddl = 4, p < 0,0001) confirme que le premier groupe pense davantage que la moyenne « qu’il n’y a pas assez d’État », tandis que le deuxième trouve qu’il y en a suffisamment, et le troisième qu’il y en a trop en matière d’intervention économique et sociale.

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Graphique 1. — Extrait de l’analyse factorielle et signification des axes

36Note de lecture : sans un fort taux d’agrandissement, le graphique contenant tous les points (une centaine) situés dans ce plan factoriel est très difficilement lisible. Pour pallier ce problème, seul un nombre plus restreint de points est ici représenté, sans que cela n’empêche toutefois de saisir la logique d’ensemble de l’analyse. Les significations que l’on peut attribuer aux axes figurent en italique. Les points correspondant à des opinions sont seuls actifs dans la formation de ces axes. Les autres, décrivant des positions sociodémographiques, ne sont qu’illustratifs. Pour repérer plus facilement les trois classes typologiques, leurs projections (en variables supplémentaires) sont reliées par des traits.

37Il est assez facile de trouver la logique sous-jacente à ces trois groupes. Le premier (au nord-ouest du graphique) se considère mal protégé par l’État et souhaite à la fois un accroissement du budget de l’État et une réallocation mieux ciblée en sa faveur. D’une certaine manière, le deuxième (au nord-est) refuse les inégalités, sans les voir. L’idée que les ressources économiques puissent être une entrave aux projets de vie est fortement rejetée. Dans le même temps, il n’est pas loin de penser que les allocations actuelles répondent justement à ce principe. Les injustices, lorsqu’elles sont admises, sont considérées comme « résiduelles », et il ne faudrait pas grand-chose, sans grands frais supplémentaires, pour y remédier. Dans le dernier groupe (au sud du graphique), les individus se voient moins victimes du système économique que du système de redistribution, les « vaches à lait » de l’État pour caricaturer. S’il y a « trop d’État », l’essentiel est de faire la « bonne » sélection entre les outsiders et les insiders. Sans surprise, ils sont plus nombreux à affirmer être « prêts à accepter une baisse de prestations sociales avec en contrepartie une réduction de leurs cotisations et de leurs impôts ». Plus surprenant en revanche, ils affirment aussi plus fréquemment être « prêts à cotiser davantage pour maintenir le niveau de prestations sociales ». C’est sans doute qu’ils ont le sentiment marqué que le système de protection sociale dépend d’eux et que ce qu’ils versent leur revient également. D’où cette insistance sur la sélection.

38En somme, au nord-ouest du graphique factoriel, nous avons des personnes vivant plutôt dans une situation précaire, des outsiders (ni sélectifs, ni satisfaits) qui aimeraient devenir insiders. Au nord-est, on trouve des insiders non sélectifs ou universalistes, assez satisfaits de la protection actuelle et convaincus qu’il y en a pour tout le monde sans grand bouleversement du système, donc ne pinaillant pas trop. Au sud, nous avons des insiders sélectifs ou particularistes qui n’ont aucune envie de faire entrer les outsiders et qui sont très regardants quant à la distribution du « gâteau ». Ils sont plutôt insatisfaits du système qu’ils ne sont pas loin de vouloir changer radicalement, comme certains outsiders d’ailleurs, mais en un sens économiquement libéral tout différent.

39Ces trois groupes se distinguent non seulement par leur position morale universaliste ou particulariste, ou leur opinion économique interventionniste ou libérale, mais aussi par leur position sociale. Sociodémographiquement, l’outsider est plus souvent une femme, ayant entre 30 et 50 ans ou plus de 65 ans, vivant dans une ville moyenne ou une commune rurale ; il peut être salarié comme employé ou ouvrier, il est alors souvent à temps partiel, mais il est plus fréquemment à la recherche d’un emploi ; il a de faibles revenus et un niveau de diplôme peu élevé. L’insider universaliste est plutôt un homme, souvent jeune, habitant Paris ou une grande ville, disposant d’un haut niveau de diplôme et de revenus élevés ; il travaille plus souvent dans le secteur public comme cadre supérieur, voire profession intermédiaire. L’insider sélectif est également plutôt un homme, mais il est d’âge moyen et vit dans une petite ville ; il est surtout indépendant sans salarié ou employeur et, s’il est salarié, il est fréquemment ouvrier, d’abord dans le secteur privé ; il a un niveau de diplôme inférieur ou moyen. En revanche, les écarts de revenus ne sont pas significatifs au sein de ce groupe.

40Il faut souligner que tous les khi-deux associés à tous les tableaux croisant classes typologiques et variables sociodémographiques sont significatifs. Cela signifie que cette classification est non seulement un bon indicateur synthétique des opinions retenues dans l’analyse, mais aussi de la position sociale mesurée à l’aune des variables usuelles. L’opinion économique, déjà liée à l’opinion morale, apparaît être également fortement influencée par la position sociale, dont découlent des intérêts et des perceptions divergentes.

41Il ne fait aucun doute que nous avons ici affaire à des acteurs partiaux, dont les jugements sont soumis à des biais de position, eux-mêmes d’ailleurs entraînant à des biais cognitifs. Cela ne signifie nullement que l’acteur partial n’ait pas de bonnes raisons de penser ce qu’il pense. Compte tenu du contexte social et cognitif qui est le sien, il est tout à fait rationnel qu’il endosse l’opinion économique qui est la sienne. C’est un acteur rationnel, mais dont la rationalité est située. Autrement dit, son opinion résulte d’un calcul de l’intérêt tel qu’il le comprend. L’outsider a tout intérêt à voir les aides de l’État s’étendre, puisqu’il peut espérer en bénéficier davantage. L’insider universaliste n’a intérêt ni à les voir augmenter ni à les voir diminuer. Il est déjà bien protégé. Il ne gagnerait pas grand chose à une augmentation qui, en revanche, l’amènerait à cotiser davantage. Une diminution, outre le fait qu’elle heurterait sa morale universaliste, risquerait aussi de l’affecter et de se retourner contre lui. Quant à l’insider sélectif, qui est souvent un indépendant, il a le sentiment (ne serait-ce que parce qu’il verse en ce cas lui-même sa part patronale et sa part ouvrière, qu’il est soumis à des taxes professionnelles qui s’ajoutent à ses autres impôts, etc.) qu’il est écrasé par des prélèvements qui pèsent sur son activité professionnelle et son revenu final. Il souhaite tout naturellement les voir diminuer. Il ne s’agit pas nécessairement pour y parvenir de supprimer toute allocation [4], mais d’aller vers une répartition plus sélective, à la fois plus parcimonieuse et plus conforme à ce que sont ses principes moraux. C’est son intérêt (à court terme) tel qu’il le perçoit.

2 . 3.?Un décalage vers l’universalismequand l’intérêt économique immédiat devient moindre

42Faut-il dès lors considérer qu’il n’y a ici aucune place pour un spectateur équitable ? Assurément, l’universaliste, comme le particulariste, pourrait argumenter que son opinion économique est propice au bien commun et qu’en l’adoptant il se soucie plus de ce bien que de son intérêt. Le premier peut penser que les bénéfices de la croissance doivent faire l’objet d’une répartition plus égalitaire, que personne ne doit être laissé pour compte, parce que les aides et prestations de toute nature soutiennent la demande, qui est elle-même la clef de la richesse économique commune. Le particulariste peut quant à lui argumenter qu’une réduction des dépenses, des dettes, des impôts bénéficie à tous, parce qu’elle favorise l’activité économique, et donc l’emploi, la richesse, etc. Le recours à ces théories ressemble pourtant fortement à une rationalisation a posteriori qui n’est guère indépendante de l’intérêt subjectif de chaque acteur à court terme. Au plan moral, nous sommes confrontés à un altruisme difficilement détachable de la sollicitude de soi : l’intérêt commun (ou des autres) est d’autant mieux servi qu’il revient, dans un cas comme dans l’autre, à servir son propre intérêt. Il n’y a guère place ici pour l’impartialité.

43La position de l’insider universaliste apparaît cependant beaucoup plus ambivalente. Certes, nous avons vu qu’il avait plutôt intérêt au statu quo, mais une question demeure en suspens. Comment expliquer ses opinions plutôt solidaristes sur des thèmes qui le touchent personnellement fort peu ? Pourquoi sa coordonnée sur le deuxième axe factoriel est-elle aussi élevée que celle de l’outsider ? Pourquoi, par exemple, est-il favorable à un RMI sans contrepartie, ou à une extension du RMI aux moins de vingt-cinq ans, ou encore à une augmentation de son montant (cf. Tableau 2), alors que lui-même, ses enfants ou ses proches n’en seront vraisemblablement pas les bénéficiaires (cf. Tableau 3) ? Et même, s’il juge qu’il y a risque, pourquoi ne s’engage-t-il pas pour l’établissement de critères de sélection qui ne soient favorables qu’à lui ? L’intérêt « bien compris » ne semble pas suffire pour expliquer ses opinions. Évidemment, si cet intérêt allait à l’encontre de son universalisme moral, celui-ci s’en trouverait probablement amoindri. Mais cette lecture ne justifie qu’en creux ses convictions morales sur ce qui est juste.

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Tableau 2. — Classe typologique et opinion sur le niveau du RMI (en %)
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Tableau 3. — Classe typologique et connaissance personnelle d’un « RMIste » (y compris l’enquêté lui-même) (en %)

44Trois interprétations semblent envisageables. Soit, son intérêt économique n’étant pas directement en jeu au travers de beaucoup de questions posées, il peut laisser parler sa « passion pour l’égalité », passion démocratique s’il en est selon Tocqueville, sans chercher à l’imposer, pour motiver son opinion à partir de raisons neutres, donc équitables. Soit, encore, ce jugement moral est toujours à l’œuvre, mais biaisé par la position sociale : sa proximité et sa satisfaction à l’égard de l’État-providence le porte à soutenir sa mission universaliste. Soit, enfin, il faut en revenir à une interprétation marxiste de l’idéologie : les opinions universalistes sur des questions qui concernent peu ce satisfait font simplement partie d’un vernis rhétorique ou cosmétique masquant ses intérêts particularistes. L’analyse des correspondances multiples ne permet bien sûr pas de trancher entre ces trois options. Il va donc falloir y revenir avec d’autres méthodes.

45Soulignons, pour clore cette partie descriptive, que la remarquable congruence macroscopique entre jugement moral, opinion économique et position sociale qui s’est dégagée jusqu’ici ne s’observerait sans doute pas si nettement si elle ne reposait pas sur des réalités microsociologiques solides. Si l’on veut bien admettre que la logique ternaire des opinions à laquelle nous sommes parvenus synthétise correctement les différentes attitudes à l’égard de l’État-providence et de ses œuvres, il s’en déduit que la rationalité sous-jacente n’est peut-être pas aussi « uni-forme » dans son principe que ce que pourrait laisser penser une théorie restrictive comme celle de l’homo œconomicus. Dès lors que l’intérêt est fortement en cause, il ne fait pas de doute que cette rationalité relève d’un utilitarisme optimisant traditionnel. En revanche, si au moins pour une part, elle se fonde sur des convictions sur ce qui est juste qui ne servent pas l’intérêt particulier de l’acteur, comme une des options du paragraphe précédent le suggère, alors il n’est plus possible de parler d’optimisation. L’opinion de cet acteur non partial qui émerge n’étant pas irrationnelle, il faut comprendre ce qui la justifie.

3. Le rôle explicatif de la dimension morale

46Pour l’heure, nous n’en sommes encore qu’au stade des hypothèses plausibles et, pour progresser, il faut en venir à l’examen du rôle explicatif de la dimension morale. Il est pour ce faire nécessaire de changer de registre statistique. Techniquement, il faut recourir à des régressions, et comme cela exige de se focaliser sur un thème, nous avons retenu celui du revenu minimum d’insertion, plus précisément l’opinion sur son montant. Au-delà de son intérêt intrinsèque, ce thème a l’avantage de faire appel à des jugements sur l’être et le devoir-être, les deux étant renseignés dans l’enquête. Il est alors tentant d’explorer une piste peu empruntée dans les études quantitatives de l’opinion : étudier l’agencement des opinions entre elles et en évaluer la force de persuasion au-delà des seuls déterminants sociodémographiques ; bref, tenter une interprétation en termes de bonnes raisons.

3 . 1. Les interprétations usuelles de l’opinion

47Un traitement fréquent des enquêtes d’opinion consiste à ne pas prendre au sérieux l’opinion au profit d’une focalisation sur des variables renvoyant au contexte où l’acteur est supposé encastré. Ce que l’on teste alors, au niveau statistique, ce sont quelques « mécanismes » bien connus. Pour expliquer que les individus sont plutôt favorables à une augmentation du RMI, ou non, on vérifie ainsi que le risque d’y avoir un jour recours pèse plutôt en faveur d’une augmentation. Il est assez aisé de repérer ce calcul d’intérêt à partir de variables comme le patrimoine ou le niveau de revenu du répondant. On peut également étendre ce raisonnement à d’autres variables sociodémographiques comme par exemple le fait d’être actif.

48Hormis les mécanismes en termes d’intérêts, on envisage souvent des facteurs « idéologiques ». Le positionnement politique joue généralement ce rôle, mais ce renseignement manque dans l’enquête analysée ici. Il est néanmoins possible de pallier en partie ce manque à l’aide d’un thème caractéristique ou, si notre interprétation de l’ACM précédente est exacte, à l’aide du deuxième axe qui était un bon indicateur du libéralisme économique. Il est de toute façon plus intéressant d’éclairer les facteurs cognitifs que l’on subsume généralement hâtivement sous ce qualificatif d’ « idéologie ». Ainsi, être à un certain endroit de la pyramide sociale conduit à une connaissance assez fine de cette partie de la pyramide, et amène également à généraliser celle-ci au reste de la société, c’est-à-dire à en surestimer le poids ou l’importance. De même, il faut tenir compte du fait que nos opinions se forgent à partir de ce que l’on constate et de ce que l’on entend autour de soi. Le groupe d’appartenance peut d’ailleurs jouer un rôle non seulement cognitif, mais aussi normatif. Qu’il s’agisse du groupe des proches ou de groupes plus larges, comme les fonctionnaires, ou la « famille de droite » vs la « famille de gauche », l’opinion peut refléter non un jugement, mais une appartenance revendiquée. Ou, inversement, il peut s’agir de se distinguer : nous avons vu dans la partie précédente que, visiblement, les insiders sélectifs sont particulièrement soucieux de marquer leurs différences d’avec les outsiders, et font tout pour que la frontière subsiste.

49L’opinion de l’acteur « encastré » est donc assez aisément modélisable à partir de ces mécanismes. Néanmoins, si l’on veut ne rien exclure arbitrairement, il faut aussi envisager que les individus suivent des principes moraux, renvoyant soit à une idée de la vie bonne, soit à une idée de la justice. Pour mettre empiriquement en évidence cet effet, il faut faire des hypothèses sur les principes moraux auxquels les enquêtés font appel pour répondre aux questions qui leur sont posées, puis relier ces hypothèses à des variables de l’enquête et, enfin, montrer le pouvoir explicatif de cette dimension sur une question comme le niveau du RMI. Autrement dit, il faut reconstruire l’argumentation morale implicite et en montrer l’efficience.

50Toutes les hypothèses explicatives de l’opinion ne sont évidemment pas exclusives les unes des autres. On peut même envisager que toutes sont à l’œuvre. Admettons ce pluralisme causal. Il est alors tentant d’estimer le poids explicatif de chacune de ces hypothèses à l’aide d’une régression logistique. Ce faisant, nous saurons si, sur le cas particulier étudié, la dimension morale joue un rôle marginal face à l’intérêt sous diverses formes et, donc, si son oubli est de peu de conséquence ; ou si, au contraire, il y a une perte importante pour la compréhension de l’opinion. Il faut toutefois préciser que cette approche a deux limites. Tout d’abord, elle nécessite de construire un modèle ad hoc des raisons morales en cause pour une question donnée. Pour valider l’importance de la dimension morale en générale, on ne peut transposer ce modèle tel quel à un autre problème, car la pertinence des principes en regard de cette autre question n’est pas assurée. Le modèle moral que nous allons présenter ne prétend donc pas à l’universalité. En second lieu, comme nous allons construire une modélisation statistique très synthétique, certaines variables vont conserver une part d’équivoque. Cette modélisation a une valeur plus heuristique que définitive, mais les hypothèses qu’elle induit, notamment quant aux principes moraux à l’œuvre, feront l’objet d’une validation plus avancée dans la dernière partie de cette étude.

3 . 2. Les deux principes à l’œuvre dans le modèle moral

51Le modèle moral que nous proposons peut se résumer à deux arguments forts que les individus vont devoir allier comme ils peuvent. Ce qui distingue ce modèle d’une lecture en termes d’idéologie tient à ce que ces arguments sont pertinents. Le premier principe (P1) consiste à dire que les gens refusent de sacrifier autrui ou de le laisser vivre dans une situation à l’évidence insupportable. Ce principe est suffisamment fort pour être assez clair. On l’observe par exemple au fait que les personnes interrogées dans les sondages condamnent dans leur grande majorité la pauvreté, et il est probable que ceux qui l’acceptent veulent simplement dire qu’il y aura toujours des riches et des pauvres. Le second principe (P2) tient que les gens refusent qu’autrui vive à leurs dépens. Ce principe est beaucoup moins évident que le précédent. Il ne signifie pas que les gens manquent totalement d’esprit de charité, mais que leur volonté est en quelque sorte de « ne pas se faire avoir ». Si ce principe ne semble pas aussi immédiat, c’est principalement en raison de la place de l’État-providence en Occident, plus exactement en raison de la sollicitude envers les pauvres que l’État-providence autorise. On pense ici aux conclusions d’Abram de Swaan (1995, p. 339) dans Sous l’aile protectrice de l’État : « “Il faut faire quelque chose”, si la pauvreté existe, “il faut s’en occuper” : autant de formules impersonnelles dont le sujet caché n’est autre que l’État, personnage abstrait, universel et anonyme, qui doit prendre en charge tous les membres de la société. Nul n’a d’obligation directe envers l’inconnu qui peut implorer son aide. Nous pouvons aujourd’hui témoigner à l’égard des pauvres et des malades situés au-delà du cercle des intimes une sollicitude plus intense, parce que nous savons qu’elle ne nous coûtera aucun réel effort personnel, au pire une petite augmentation des tarifs et des sommes dues. Dès qu’est accompli ce partage infinitésimal du fardeau collectif, les hommes peuvent se permettre plus d’émotion à la vue de la souffrance. Le prix de l’empathie a tellement baissé que les moins riches en ont les moyens. »

52L’évolution que repère De Swaan explique pourquoi P1 s’impose avec tant d’évidence et pourquoi P2 passe de plus en plus inaperçu. Pour autant le second principe est toujours à l’œuvre, et dans la confrontation entre P1 et P2, lorsque l’on demande une opinion tranchée, les individus penchent d’autant plus en faveur du premier principe qu’ils sont convaincus que l’État rempli bien sa mission de collectivisation de la charité. On peut encore comprendre l’agencement de ces deux principes à l’aide de la notion de responsabilité : plus la responsabilité est jugée collective, plus il est facile d’assumer P1 ; inversement, plus la responsabilité est individualisée, plus il faut insister sur P2, sur les limites de la charité, pour ne pas perdre le moral.

53Comment, à présent, relier ces principes aux données empiriques ? P1 doit s’appuyer sur un jugement de ce qui est au minimum acceptable pour vivre. Or, il a justement été demandé aux enquêtés leur avis sur le revenu minimum qu’ils estimaient nécessaire pour pouvoir vivre. Nous parlerons ici de revenu « vital » [5]. Environ 99 % des répondants estiment qu’on ne peut vivre avec moins de 381,12 E (2 500 F) par mois, et 72 % que le RMI est trop bas. Pour certains le RMI ne doit visiblement pas être un revenu suffisant pour vivre. Certes, le RMI n’est parfois qu’une allocation parmi d’autres pour soutenir les personnes en situation précaire, mais cela ne peut expliquer que pour partie l’important écart constaté entre le niveau de RMI souhaité et le niveau de revenu « vital » accordé. En fait, en vertu du premier principe, on peut s’attendre à ce que ceux qui affirment qu’on ne peut vivre avec moins de 762,25 E (5 000 F) affirment également plus souvent que le RMI est trop bas, comparés à ceux qui estiment qu’on peut vivre avec 457,35 E (3 000 F) ou même 304,90 E (2 000 F). Si cette hypothèse est exacte, il faut s’attendre à ce qu’au-delà des idiosyncrasies, le RMI idéal soit en moyenne plus haut chez les individus qui placent également haut le revenu nécessaire pour vivre (décemment). Un tri croisé tout simple soutient cette hypothèse (cf. Tableau 4).

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Tableau 4. — Opinion sur le niveau du RMI et revenu « vital » (en %)

54Le revenu « vital » n’est cependant pas la seule clé pour comprendre la formation de l’opinion sur le niveau du RMI. Si l’on considère cette clé comme un jugement de fait à partir duquel P1 peut être appliqué, il faut encore trouver une base empirique au second principe. Le fait que beaucoup de Français estiment visiblement que le RMI doit être inférieur au revenu « vital » implique ce principe. L’hypothèse est ici que les individus émettent un jugement sur le niveau du RMI qui concilie, autant que faire se peut, un sens de la solidarité, ou tout au moins une velléité que l’autre ne meurt pas – le principe P1 –, et l’idée que ce revenu minimum d’insertion soit tout de même à peine décent, voire même soit suffisamment indécent pour que l’autre ne se satisfasse pas de cette situation – le principe P2. Cette négociation intérieure conduit à une sorte de niveau du RMI idéal auquel est comparé le niveau actuel pour décider si le RMI est trop haut ou trop bas. Il y a donc là recherche d’un équilibre satisfaisant entre donner un revenu suffisant pour vivre et éviter que la personne se contente de celui-ci. Cet arbitrage dépend des convictions des individus, soit sur le risque que la personne aidée ne « profite » de la situation, soit sur le caractère « inconditionné » de cette aide parce que ce n’est pas la « faute » de celui-ci ou encore parce que l’on fait, en quelque sorte, passer l’épanouissement personnel avant le mérite. Il n’est pas question de démêler ici toutes ces raisons. En revanche, on peut repérer ce clivage à l’aide de la variable correspondant au deuxième axe de notre ACM (même si, considérée isolément, elle ne permet pas de départager entre raison et idéologie).

3 . 3. Estimation de l’impact des différentes interprétations de l’opinion

55Nous disposons à présent de suffisamment d’éléments pour effectuer une régression logistique ordinale sur le niveau du RMI et pour juger des diverses influences dans la formation de l’opinion sur ce niveau. Nous avons retenu les variables explicatives suivantes : le sexe, l’âge, le diplôme, le fait d’être actif ou non, le revenu, le patrimoine immobilier, le revenu « vital », la taille de l’agglomération, la connaissance d’un RMIste dans son entourage et enfin, en variable continue, la coordonnée sur le deuxième axe de l’ACM. Afin de permettre d’apprécier le mérite respectif de chacun de ces effets, à la plupart des variables est associé un unique paramètre à estimer.

56Il ressort clairement de cette régression (dont le détail est présenté en annexe) que le revenu « vital » et la deuxième coordonnée de l’ACM (que l’on notera désormais F2) sont les éléments les plus déterminants. Notre modèle moral semble donc particulièrement pertinent. Il faut souligner que si l’opinion sur le niveau du RMI n’était qu’une affaire d’idéologie, l’effet du revenu « vital » ne devrait pas apparaître. Dans la mesure où cet effet apparaît, c’est-à-dire dans la mesure où il existe bien une argumentation s’appuyant sur ce revenu « vital », on peut conclure que F2 est le maillon manquant. De même, si, comme nous l’avons dit plus haut, on peut voir F2 comme un arbitrage orienté idéologiquement, il apparaît ici qu’il ne peut avoir cette seule signification, puisque l’opinion se forme à partir d’un raisonnement qui imbrique le revenu « vital » et un argument lié d’une manière ou d’une autre à F2.

57Avant de revenir sur ce point fondamental, passons rapidement en revue les effets des autres variables incorporées dans la régression, même s’ils sont moins importants. Il en va ainsi tout d’abord du patrimoine qui peut s’interpréter en termes d’intérêt ou plus précisément de risque : ceux qui disposent d’un filet de sécurité souhaitent moins que les autres que l’on augmente le niveau du RMI : les propriétaires et les personnes logées gratuitement moins que les personnes accédant à la propriété et moins encore que les locataires. L’effet du revenu n’est pas significatif, mais le signe du paramètre va dans le même sens et laisse penser que les plus riches sont plus réticents que les autres à une augmentation du RMI.

58Il y a ensuite un effet d’âge (ou de génération). La part des opinions favorables à l’augmentation du RMI décroît avec l’âge. Cela était attendu : les jeunes sont plus sensibles aux difficultés d’intégration au monde de travail. Mais, dès que l’on est économiquement actif, on devient moins favorable à cette augmentation du RMI.

59On note enfin un effet modéré (seulement significatif pour un intervalle de confiance de 90 %) de la taille de l’agglomération et de la connaissance d’un RMIste dans son entourage. Le premier de ces deux effets peut s’interpréter comme une différence de niveau de vie : on a besoin de plus à la ville qu’à la campagne. L’effet de l’entourage social immédiat est en revanche plus complexe. Si les RMIstes et ceux qui ont dans leur famille un RMIste sont évidemment favorables à la hausse du RMI, les plus réticents sont non pas les personnes qui ne connaissent aucun RMIste, mais ceux qui en connaissent un hors de leur famille. Ces RMIstes dans l’entourage sont vraisemblablement moins des amis que des « connaissances » ou des liens faibles, voire de simples objets de stigmatisation. Il ne faut toutefois pas en surestimer l’importance : les personnes qui souhaitent baisser le niveau du RMI, si elles sont sur-représentées dans ce groupe, restent peu nombreuses.

60Finalement, deux variables apparaissent sans effet dans notre modèle : le diplôme et le sexe. Pour le diplôme, même un tri croisé ne fait apparaître aucun effet. En revanche, les femmes sont fortement en faveur d’une augmentation du RMI. Il faut croire que cette opinion tient plus à leur sur-représentation parmi les précaires qu’à la génétique ou à la psychologie des profondeurs (qui opposerait la « mère solidaire » au « père guerrier »).

3 . 4. Le revenu « vital » et l’aversion au risque

61Tous ces effets restent cependant, rappelons-le, moins importants que ceux du revenu « vital » et de F2 pour expliquer l’opinion sur le RMI, et cela montre l’importance d’une argumentation morale face à des interprétations en termes d’idéologie ou d’intérêt. Ne peut-on pas cependant ramener le jugement sur le revenu « vital » dans le giron de ces interprétations ? On pourrait se dire, tout d’abord, que ce revenu « vital » est calculé par les individus à partir de leurs convictions à l’égard du principe même du RMI. L’opinion sur le RMI serait alors déterminée, par exemple, par le positionnement politique : les personnes de droite seraient plutôt contre le RMI par principe, ce qui les conduiraient à estimer que le revenu « vital » doit être bas, de manière à réduire leur « mauvaise conscience ». Et inversement pour les gens de gauche. Dans la mesure où la question sur le montant dont doit disposer au minimum un individu pour vivre est posée, dans le questionnaire dont nous traitons, bien avant toute considération sur le RMI proprement dit, il faudrait cependant faire une hypothèse assez forte sur les capacités d’anticipation des individus. Il faudrait en fait admettre que les deux questions sont si mêlées dans l’esprit des gens au quotidien qu’ils biaiseraient leur réponse sur le revenu « vital » avant toute allusion au RMI.

62On peut également ramener le revenu « vital » à un raisonnement en termes de risque. Même si les plus riches risquent peu d’avoir recours au RMI, ils jugeraient d’une part que le revenu « vital » doit être élevé, car évidemment, si les pauvres imaginent bien que l’on puisse vivre avec peu, les riches l’imaginent moins bien, et d’autre part, ils seraient fortement averses au risque. L’un dans l’autre, ils souhaiteraient donc élever le filet de sécurité. Ce type de raisonnement est imparable tant qu’on ne lui donne pas de contenu, car alors le risque soutient n’importe quel résultat empirique : si les riches souhaitent baisser le niveau du RMI, c’est parce que le risque pour eux est faible ; si les riches souhaitent augmenter le niveau du RMI, c’est qu’ils se moquent que le risque soit faible, car ce qui compte en ce cas, c’est qu’ils soient averses au risque. Ils veulent minimiser la perte maximale, même si elle est peu probable (le terme utilisé pour nommer cette logique (Peretti-Watel, 2000) étant la stratégie du minimax).

63Comment confirmer ou infirmer empiriquement cette idée d’aversion au risque ? On peut s’appuyer sur notre typologie distinguant outsiders, insiders sélectifs et insiders universalistes, et se demander si ces derniers sont plus averses au risque que les autres. Nous disposons dans l’enquête d’une question sur la confiance en l’avenir s’agissant de la réduction de la pauvreté et de l’exclusion. Est-ce que les insiders universalistes, lorsqu’ils sont pessimistes, sont plus enclins à désirer une augmentation du RMI ? Le Tableau 5 montre que non. La confiance en l’avenir a moins d’incidence sur l’opinion à l’égard du niveau du RMI pour eux que pour les outsiders et les insiders sélectifs ; plus encore, qu’ils soient optimistes ou pessimistes ne change en rien leur attitude envers le RMI. On peut toutefois objecter que cette question sur la confiance est trop générale et traduit mal l’inquiétude pour soi-même face au risque de la pauvreté.

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Tableau 5 — Opinion sur le RMI et la confiance en l’avenir en matière de pauvreté par type (en %)
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Tableau 6. — Opinion sur le RMI et la préoccupation à l’égard de la pauvreté par type (en %)

64Une autre question s’avère plus précise, puisque l’on a également demandé aux enquêtés s’ils étaient personnellement préoccupés par la pauvreté. Le Tableau 6 montre que, cette fois, le fait d’être inquiet pour soi-même joue naturellement sur l’attitude envers le RMI. Toutefois le lien entre préoccupation et opinion sur le niveau du RMI n’est pas plus fort chez les insiders universalistes que chez les particularistes, et à peine plus fort que chez les outsiders.

65Dès lors, l’hypothèse qu’une aversion pour le risque particulièrement forte viendrait, chez les protégés, compenser un risque objectivement faible n’est pas confirmée. On peut le montrer encore plus finement. Il s’avère que les insiders universalistes sont, plus souvent que les autres, davantage préoccupés pour eux-mêmes par la pauvreté que préoccupés pour la France en général. On pourrait y voir un signe de leur aversion au risque, mais dès que l’on croise cet écart de préoccupation pour la pauvreté avec l’opinion sur le niveau du RMI, il apparaît que ceux qui sont plus préoccupés pour eux-mêmes que pour la France sont sur-représentés parmi ceux qui souhaitent une diminution du RMI. S’ils étaient si averses au risque que cela, ce devrait être l’inverse.

3 . 5. Un modèle moral susceptible de plusieurs lectures divergentes

66L’hypothèse « aversion au risque » pouvant être écartée, revenons à notre interprétation du revenu « vital ». Finalement, l’hypothèse qui résiste le mieux consiste à combiner cette variable avec P1, et cela revient à effectuer une lecture soulignant les arguments moraux. Il faut toutefois recourir aussi au principe P2 pour disposer d’un modèle argumentatif opératoire. La variable F2, qui est composite et sur laquelle nous nous sommes appuyés pour repérer l’effet de ce second principe, soutient également, comme il a été dit, l’hypothèse d’un conflit idéologique entre particularistes et universalistes, mais dans ce conflit chacun des protagonistes s’appuie sur de bonnes raisons. Nous montrerons plus loin qu’une lecture holiste qui n’interprète pas F2 de cette manière, mais plutôt en termes de superstructures contraignantes, n’est pas validée empiriquement. Il est toutefois dès à présent très clair qu’une telle interprétation ne permet pas de lire correctement ce qui apparaît bien être un modèle moral. Nous savons en outre que, comme la dimension de l’intérêt a été largement prise en compte dans la régression, le conflit entre particularistes et universalistes ne s’appuie plus sur des mobiles mais sur des motifs liés à une conception du bien ou du juste. D’ailleurs, il ne suffit pas à passer directement à une conclusion sur le niveau du RMI, puisqu’il n’est qu’une partie du raisonnement d’ensemble et qu’il doit s’imbriquer avec P1 pour conduire à une telle conclusion. Finalement, on peut à ce stade conclure que les conceptions sur ce qui est moral ou juste sont en tout état de cause loin d’être négligeables devant l’intérêt pour expliquer une opinion économique comme celle sur le niveau du RMI. Le modèle moral que nous proposons a dès lors l’avantage d’être le seul à éclairer l’effet très significatif et combiné du revenu « vital » et de F2.

67Il montre, par ailleurs, le rôle essentiel des raisons neutres devant les raisons relatives à l’agent. Les enquêtés sont raisonnables plus que rationnels dans la mesure où leur position socio-économique ne rend pas compte automatiquement de leur opinion. En particulier, nous avons vu que la notion de risque économique n’était pas décisive. Leur raisonnement ne peut être uniquement conséquentialiste, puisqu’une telle optique réduit l’État-providence à un système d’assurance où il ne reste plus qu’à évaluer les risques. Le débat est plus large et, dans cette mesure, il recèle certainement une dimension déontologique. Le degré de réciprocité de P2 n’est pas simplement le résultat d’un calcul. Il est l’objet d’un débat argumenté qui vise l’assentiment de tous, et non uniquement des seuls « bons » assurés.

68Dans le cadre d’une lecture déontologique de ce type, le premier principe de notre modèle moral est un principe de plancher de ressources qui impose de se mettre à la place de n’importe qui, en particulier du plus démuni, pour juger de la bonne hauteur du RMI. Le second principe est un principe de réciprocité qui vient en quelque sorte « équilibrer » P1. Il exige la réciprocité au sens où si j’étais dans la position du plus démuni, j’attendrais l’aide que je prétends soutenir mais pas plus. Plus, ce serait, comme on dit communément, « se faire avoir ». On notera que la réciprocité impose une limite à la charité, ce qui évite, nous y reviendrons plus loin, l’écueil de l’angélisme. Tout le problème est de savoir si cette lecture est la seule qui soit acceptable, car, pour l’heure, nous ne savons pas si P1 et P2 sont des principes de justice au sens déontologique ou s’ils ne sont que des principes perfectionnistes. Ils valent pour l’ensemble de la population, toutes choses égales par ailleurs, mais précisément cela n’est possible que parce qu’ils sont susceptibles d’interprétations plurielles et divergentes.

69Écartons d’emblée deux d’entre elles qui consisteraient à fixer, quoique pour des raisons différentes, une orientation a priori au modèle. P1 ressemble fortement au principe de différence de Rawls, et P2 pourrait se décliner sous la forme d’un principe d’égale liberté, voire d’égalité des chances, qui sont les deux premiers principes de la justice selon Rawls. Cette parenté possible ne doit pas conduire à conclure que cela fait ipso facto de P1 et de P2 des principes déontologiques de justice. D’ailleurs, ces principes ne résultent pas d’un raisonnement sur l’ensemble de la distribution des revenus. On se restreint ici à ne considérer que le problème du revenu minimum assuré par la collectivité et le modèle trouvé n’a, répétons-le, aucune prétention à être exportable dans un autre contexte. On ne sait pas (dans notre enquête) si au-delà d’un plancher satisfaisant (P1), les individus chercherait à optimiser par exemple la moyenne ou l’écart type de la distribution (Boudon, 1995 b). De toute manière, déterminer si l’interprétation déontologique est la bonne constitue le nœud décisif du problème, et il faudra y apporter une solution validée par les données empiriques. Une seconde lecture doit aussi être écartée. Elle consisterait à faire de P1 et P2 des principes de pure efficacité économique, vraisemblablement empruntée à une doctrine, et sans aucun lien avec les intérêts économiques ou moraux des individus. Cela nous ramènerait à l’homo ideologicus, dont nous avons déjà dit combien il semblait peu pertinent pour interpréter le modèle. Nous montrerons tout de même plus loin qu’une interprétation holiste est contraire aux données. Notons au passage que si P1 peut s’accommoder d’un libéralisme économique modéré, prônant une faible intervention de l’État, il est inconciliable aussi bien avec une doctrine économique totalement libérale qu’avec un utilitarisme normatif classique. Il n’y a, en revanche, aucune raison d’exclure une interprétation de P1 et P2 qui relierait des arguments d’efficacité économique avec les intérêts moraux ou économiques des acteurs. Ces arguments sont des exemples de justification visant le bien-être commun, mais qui ont la particularité d’introduire une contrainte de réalité (du type « tout n’est pas possible »). Ils conduisent en quelque sorte à une position intermédiaire entre ces deux extrêmes que sont une interprétation particulariste fortement sélective et une lecture universaliste non sélective. Envisageons ces trois lectures de P1 et P2 en remontant le long de l’axe F2, sans recourir à une justification provenant uniquement du fait d’être concerné soi-même ou un proche par le RMI, puisque le modèle moral vaut y compris lorsque cette condition est contrôlée dans la régression. À chaque fois, nous nous demanderons combien de classes d’équivalence sont formées par une interprétation donnée.

70Comme il a été établi dans la première partie, la justice est un accord unanime sur des droits et des devoirs. Cet accord peut cependant se faire en reconnaissant qu’il existe une ou plusieurs classes d’équivalence d’individus partageant les mêmes droits et les mêmes devoirs. Plus concrètement, s’interroger sur le nombre de classes d’équivalence revient ici à s’interroger sur les limites de la réciprocité qui pourraient, du point de vue particulier défendu, emporter l’adhésion de tous. Ce nombre est donc crucial.

71Ainsi, au bas de l’axe F2, un particulariste « pur » rejette la pluralité des conceptions du bien et il applique le modèle moral en formant (au moins) deux classes d’équivalence. Il distingue, selon un critère qui lui est propre, les vertueux des non-vertueux, ou les méritants des non-méritants. Ce critère peut être que les individus manifestent leur bonne volonté de travailler, mais il peut aller jusqu’à toucher les modes de vie. Évidemment, relativement à P1, cela laisse entière la question de savoir ce que deviennent les exclus, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas, selon le particulariste, des projets de vie raisonnables. Il peut penser que les méritants doivent seuls bénéficier d’une aide publique financée par une cotisation obligatoire et que, pour les autres, il suffit de régler les cas d’urgence et de confier l’aide quotidienne au secteur de la charité. En position intermédiaire sur l’axe F2, on trouve un individu qui admet la pluralité des projets de vie. Il partage ce libéralisme moral avec l’universaliste. Mais, dans le même temps, il pense qu’il faut une limite à la réciprocité (à P2) au nom du bien commun, entendu comme efficacité économique. Il rejoint donc le particulariste « pur » pour former lui aussi (au moins) deux classes d’équivalence et juger que certains projets de vie sont déraisonnables (par exemple, le fait de paresser). Certes, le critère de distinction est moins strict, mais il reste conforme au perfectionnisme. Les limites de la réciprocité ne sont plus justifiées par le fait de se « faire avoir » en aidant celui qui mène une « mauvaise » vie, mais seulement celui qui ne ferait pas d’effort productif. Le RMI se justifie à ses yeux comme une assurance qui favorise la productivité. En refusant, au nom d’une efficacité économique, d’assurer les non-méritants économiquement, il peut s’inquiéter cyniquement de sa prime de risque. Il peut cependant être convaincu que c’est juste. Il pense alors moins à lui qu’à tous les méritants et « se voit contraint » d’accorder une priorité à l’efficacité économique sur les projets de vie, pour qu’ils soient assurés. Même si le terme est ambigu, c’est l’intérêt « bien compris » de tous. C’est aussi le sien, car il ne peut faire abstraction du fait que cela diminue au final sa cotisation. En d’autres termes, son opinion relève de la compassion : « C’est réellement bien dommage, mais il est impossible de faire plus » ; ou si l’on préfère : le critère d’efficacité économique étant tenu pour vrai, l’augmentation du bien-être des méritants produit en tant que pure externalité une augmentation de son propre bien-être. Enfin, en haut de l’axe F2, on trouve un universaliste qui est un pur libéral, au sens moral. Non seulement il admet la pluralité des projets de vie, mais il considère qu’ils sont tous également raisonnables pour prétendre à l’attri-bution d’un revenu minimum. Pour lui, les projets de vie raisonnables ne se distinguent pas à l’aune d’un critère contraint de perfection, même si ce critère correspond à sa propre idée du bonheur, même au nom de l’efficacité économique. Il ne forme donc qu’une seule classe d’équivalence. Si, pour lui, le principe de réciprocité ne se traduit pas par une limitation de la liberté de choisir ses projets rationnels de vie, cela ne veut pas dire pour autant qu’il soit un pur altruiste. La réciprocité exige simplement le fait que si j’étais dans la position du plus démuni, j’attendrais l’aide (au moins supérieur au revenu vital) que je prétends lui apporter, mais pas plus. Plus, ce serait justement « se faire avoir ». Autrement dit, la réciprocité de P2 impose une limite supérieure au revenu minimum, tout en laissant chacun libre de donner plus que les autres sans reprocher aux autres de ne pas faire de même (surérogation).

72Au total, lorsqu’il s’agit d’appliquer P1 et P2, les deux premiers individus types forment, pour des raisons partiellement différentes, deux classes d’équivalence. Bien que le deuxième soit libéral, il rejoint le particulariste sur ce point clef. À l’inverse, l’universaliste s’oppose à eux en ne distinguant qu’une seule classe d’équivalence. Or, chacun, le particulariste comme l’universaliste, peut, selon ses raisons propres, se dire que c’est sa lecture du modèle moral qui est la bonne, qu’il est impartial et que l’autre est partial, ou, ce qui revient au même, que sa conception raisonnable de la vie bonne est juste et que l’autre ne l’est pas.

73Pour ne pas en rester à ce constat de perfectionnismes pluriels, il suffit, nous le savons, de se demander quelle serait la position d’un spectateur. Nous avons un modèle moral, une conception du bien susceptible de plusieurs lectures, mais celle qui est juste, ou fait de P1 et P2 des principes de justice, est celle d’un spectateur dont aucun intérêt relatif à son bien matériel ou moral n’est en jeu. Derrière ce « voile d’ignorance », son point de vue ne peut reposer que sur des raisons neutres. Que l’on appelle cela volonté générale (Rousseau), raison pure pratique (Kant), éthique de la discussion (Habermas) ou tout simplement justice comme équité (Rawls) importe peu ; quant au fond, l’intention est la même. La position d’un spectateur exprime une équité neutre qui ne doit rien aux intérêts particuliers des uns et des autres. En ce sens, elle est seule juste. La question est donc « simple » : comment repérer dans nos données l’opinion d’un tel spectateur ? Une fois identifiée cette opinion, il suffira de savoir si elle consiste à former une ou, au contraire, plusieurs classes d’équivalence pour appliquer de manière juste les principes P1 et P2 (au problème de l’allocation de ressources minimales aux plus démunis).

4. L’horizon du spectateur équitable

4 . 1. Les effets de la morale et de l’intérêt économique

74Pour rechercher la position d’un spectateur équitable, nous allons réexaminer les opinions sur le RMI. On obtiendrait toutefois des résultats identiques à ceux qui vont être présentés en faisant porter l’examen sur les questions posées en termes similaires à propos des allocations de chômage. La régression précédente peut à présent être reprise en réduisant le nombre de variables et pour chacune d’elles le nombre de modalités. Connaissant déjà le rôle tenu par les variables indiquant la position sociodémographique, nous n’aurons plus à nous en préoccuper et, pour chaque variable, qu’elle soit explicative ou à expliquer, il suffit de regrouper les réponses en deux modalités. L’opinion relative au niveau du RMI sera donc recodée en deux catégories : il faut l’augmenter (76 %) versus il est à un bon niveau ou il faut le diminuer. De même, pour les contreparties à demander aux allocataires pour lesquelles on se contentera d’opposer ceux qui y sont très favorables ou plutôt favorables aux autres.

75S’agissant de la dimension morale, cette stratégie nous conduit à ne plus considérer une variable continue et complexe comme F2, mais à rechercher une variable permettant de distinguer clairement une attitude universaliste d’une attitude particulariste. Toute question destinée à repérer une orientation sélective, que ce soit dans le domaine des modes de vie ou dans le domaine économique, peut être candidate et, à vrai dire, étant donné les très fortes corrélations entre toutes ces variables, pourrait être retenue sans que cela ne change grand-chose aux résultats. Nous avons choisi celle sur les homosexuels ( « sont-ils des gens comme les autres ? » ), parce qu’elle semble a priori très éloignée du problème du RMI. Nous ne pouvons pas prouver que l’interprétation des réponses à cette question, comme indiquant une orientation morale universaliste versus particulariste, soit définitivement correcte, mais cela est plus que vraisemblable, du fait des très fortes corrélations évoquées à l’instant avec les réponses aux autres questions impliquant, dans le domaine économique comme dans celui des modes de vie, l’adoption d’un point de vue universaliste ou particulariste. Le Tableau 1 en donne un exemple pour ce qui est des contreparties aux allocations de chômage, et l’on peut ici en prendre un autre en remarquant les liens très étroits qui unissent les réponses à cette question avec celles sur le rôle idéal des femmes ou celles sur les immigrés. Des tris croisés révèlent, sans aucune ambiguïté, que ceux qui pensent que les homosexuels ne sont pas différents des autres sont aussi ceux qui pensent qu’il n’y a pas trop de travailleurs immigrés et que le rôle idéal des femmes n’est pas de rester à la maison pour élever leurs enfants (les khi-deux sont hautement significatifs). Les réponses à ces trois questions ne sont donc pas particulières au thème abordé. Elles sont guidées par une attitude morale générale opposant une orientation universaliste à une orientation particulariste que l’on peut sans dommage résumer par la question sur les homosexuels.

76Nous savons déjà que F2 a un effet propre et très significatif sur les opinions relatives au RMI. Toutefois, du fait de la nature particulière de la question qui vient d’être retenue à sa place, il importe de vérifier qu’il en va bien toujours ainsi, toutes choses égales par ailleurs. Dans le domaine de l’homophobie, il est notamment important de vérifier si les conséquences de la morale, mesurée à l’aune de cette nouvelle indicatrice, se maintiennent à âge égal (c’est d’ailleurs beaucoup plus vraisemblablement la génération que l’âge, à proprement parler, qui est en cause ici). Si cela ne devait pas être le cas, il faudrait en conclure que les réponses sur l’homosexualité refléteraient davantage une différence d’appréciation entre générations qu’une attitude morale en tant que telle, c’est-à-dire susceptible de se retrouver à chaque âge. Or, le résultat est fort net : le fait d’incorporer l’âge dans une régression logistique n’altère en rien la significativité de la liaison entre l’attitude envers les homosexuels et une opinion sur le RMI [6]. L’effet d’interaction n’est d’ailleurs pas significatif (au seuil de 10 %). Autrement dit l’universalisme conduit selon une amplitude à peu près similaire à préférer, quel que soit l’âge, une augmentation du RMI ou une absence de contreparties contraignantes.

77Qu’il s’agisse de cette augmentation ou des contreparties, ceux qui sont au RMI ou dont un membre de la famille l’est (13 %, et il s’agit alors le plus souvent du conjoint, d’un enfant ou d’un père ou d’une mère, comme l’ont montré d’autres enquêtes où des questions de ce type étaient posées) sont bien évidemment directement concernés, et il n’est pas nécessaire d’argumenter longuement que cela fournit un indicateur d’intérêt direct et immédiat qui pèse sur les réponses à ces questions [7]. On peut toutefois penser qu’être soi-même ou un proche au RMI est trop restrictif pour en juger. La perspective ou le risque d’être un jour soi-même ou un membre de sa famille au RMI peut également intervenir dans le fait de se sentir concerné. Pour en tenir compte, nous avons construit des variables indicatrices d’intérêt économique faisant intervenir, en outre, le fait d’être soi-même ou un membre de sa famille au chômage non indemnisé, puis indemnisé, et même enfin dans une situation de précarité, soit à titre de variables séparées, soit en cumulant progressivement toutes ces situations, puisqu’elles ne sont pas exclusives les unes des autres. Or, comme sans être absolument identique, le sens des résultats qui seront présentés ne change pas, nous nous limiterons dans tout ce qui va suivre, et sans perte de généralité, à résumer la dimension de l’intérêt économique direct par le fait d’être soi-même ou un proche au RMI. Ne pas être concerné revient dès lors à être spectateur pour ce qui est de cet intérêt. À vrai dire, il ne s’agit que d’un spectateur « partiel », puisque les intérêts relatifs à la conception de la vie bonne ne sont pas encore contrôlés, mais pour ne pas alourdir l’expression nous utiliserons tout de même à partir de maintenant le terme de spectateur pour désigner le non-concerné.

78Des tris croisés confirment ce qui peut être attendu à la lumière des analyses précédentes. être ou non spectateur, tout comme la différence d’orientation morale, a un effet très significatif sur les opinions relatives au RMI. Contrairement aux concernés ou aux particularistes, les spectateurs ou les universalistes souhaitent une hausse du RMI et sont opposés à des contreparties lorsqu’elles sont perçues comme contraignantes pour l’allocataire. Que ce soit pour l’une ou l’autre de ces questions, des régressions logistiques montrent que cet effet très significatif de la morale se maintient à intérêt économique contrôlé, tout comme l’effet significatif de l’intérêt se maintient à morale identique (Tableau 7). L’effet de la morale est cependant plus fort que celui de l’intérêt (comme cela apparaissait déjà dans la régression de la partie précédente).

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Tableau 7. — Régression logistique sur la question « demander aux RMIstes d’accepter les emplois qui leur sont proposés »

79Cet effet très net de la morale explique pourquoi les insiders universalistes se situent plus haut qu’on aurait pu le supposer dans le plan des deux premiers axes de l’analyse factorielle présentée précédemment. Les outsiders, très souvent dans des situations précaires, sont concernés (eux-mêmes ou leurs proches) par beaucoup des questions qui ont été sélectionnées pour réaliser cette analyse factorielle. Il est donc normal de les trouver à proximité des items impliquant une amélioration du sort des plus démunis, qui sont en haut du graphique. La morale n’ajoute pas grand chose à cet effet. En revanche, les insiders universalistes, n’étant pas intéressés directement, auraient pu se situer plus bas sur l’axe 2 (vertical). Rappelons qu’il s’agit très souvent de salariés de la fonction publique et/ou de cadres supérieurs, c’est-à-dire de personnes peu susceptibles d’être ou de devenir allocataires du RMI ou de connaître un proche qui le soit ou le devienne. S’ils se trouvent à la même hauteur que les outsiders, c’est que leur opinion morale universaliste les conduit à préférer les réponses de type « solidariste », approximativement dans la même mesure que l’intérêt chez les outsiders. Mais la question demeure de savoir si cette opinion vise le juste ou la promotion d’une conception de la vie bonne.

4 . 2.?Un spectateur universaliste a tendance à être engagé plutôt que compatissant

80Parmi les spectateurs, auxquels nous allons à présent uniquement nous intéresser pour répondre à cette question, les universalistes approuvent, sans surprise, très nettement l’augmentation du RMI ou l’absence de contreparties contraignantes, tandis que les particularistes pensent le contraire. Significativement et majoritairement, l’universalisme se lie donc à une opinion « solidariste » (cf. Tableau 8). Nous n’avons cependant évacué que la forme la plus évidente d’intérêt (être concerné ou non). Or, est-il si sûr que cette opinion solidariste ne masque pas un égoïsme de second niveau, pour lequel l’amélioration du bien d’autrui est souhaitée, parce qu’elle a un effet positif sur son propre bien-être ? On peut aussi observer qu’il est peu coûteux d’exprimer une opinion solidariste et qu’il y a parfois loin de la coupe aux lèvres. L’action effective d’un individu ne suit pas forcément ce qu’il dit penser à un enquêteur. Pour ce qui est du niveau du RMI, cela signifie qu’il faut se demander si les coûts de l’éventuelle augmentation réclamée sont pris en compte. Si l’hypothèse « opinion gratuite » se vérifiait (chez les spectateurs), ce que nous avons cru identifier comme une réponse solidariste orientée par une morale universaliste ne serait en réalité que de la simple compassion. Par un même mouvement, nous serions ramenés du côté de l’intérêt et nous nous éloignerions de la position d’un spectateur équitable.

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Tableau 8. — Demander aux RMIstes d’accepter les emplois qui leur sont proposés selon la connaissance d’un RMIste (ou être soi-même au RMI) et l’opinion sur les homosexuels (en %)

81Un individu éprouve de la compassion lorsque le malheur d’autrui affecte directement son propre bien-être, et l’on peut dire avec Amartya Sen (1993) : « Qu’un comportement fondé sur la compassion est, en un sens important, égoïste, puisqu’on est soi-même heureux du plaisir d’autrui et peiné par la douleur d’autrui, et que la poursuite de sa propre utilité peut ainsi être favorisée par une action obéissant à la compassion. » Pour dépasser ce stade, il faut aller vers ce que Sen appelle l’ « engagement ». Celui-ci peut certes être intéressé, par exemple lorsqu’un individu s’engage dans une action collective destinée à défendre ou promouvoir ses propres intérêts, mais il peut aussi ne pas l’être : « Si l’existence de la torture vous rend malade, c’est un cas de compassion ; si vous ne vous estimez pas personnellement atteint, mais si vous pensez que c’est un acte condamnable et si vous êtes prêt à faire quelque chose pour l’empêcher, c’est un cas d’engagement » (Sen, ibid.). Il faut noter que le coût économique de la compassion est nul. Il s’agit d’une pure externalité : il suffit qu’un individu pense que le bien-être d’autrui ait augmenté pour que son propre bien-être s’en trouve lui-même amélioré. Le coût de l’engagement est en revanche non nul, car en ce cas : « Une personne choisit une action qui, pense-t-elle, lui apportera un degré de bien-être inférieur à celui que lui procurerait une autre action qu’elle pourrait aussi mener » (Sen, ibid.). L’engagement peut toutefois être guidé par deux raisons totalement divergentes, que malheureusement Sen ne distingue pas : l’altruisme ou la justice. Pour l’heure, l’équivoque peut persister, mais il sera bien sûr essentiel de la lever plus loin.

82Dire que l’on souhaite une augmentation du RMI ne suffit pas pour identifier la recherche d’une équité neutre. Si cette opinion relève soit d’un intérêt direct, soit de la compassion, comme nous le voyons à présent, c’est en fait à un spectateur partial que nous avons affaire. Il faut montrer que l’individu non concerné qui soutient cette opinion est « engagé », c’est-à-dire qu’il a conscience qu’une telle mesure pourrait entraîner une hausse de ses prélèvements et qu’il est prêt à cotiser davantage. Il est alors partisan d’une mesure qu’il perçoit clairement être contraire à son intérêt économique « égoïste » immédiat, et nous serons davantage fondés à expliquer son opinion par l’attitude d’un spectateur équitable.

83Telles qu’elles sont posées dans l’enquête, les questions qui relèvent de cette thématique ne permettent pas une vérification totale ou sans aucune ambiguïté de cette hypothèse. Nous ne disposons pas, par exemple, d’une question du type : « Seriez-vous prêt à payer davantage de taxes pour financer une augmentation du RMI ? » On peut toutefois tenir certaines questions pour de bonnes approximations.

84Les quatre questions qui ont directement trait au problème des coûts cherchent à déterminer si l’interviewé est prêt à cotiser davantage pour permettre le maintien : de l’assurance maladie, des retraites, des allocations familiales ou des allocations chômage. Entre ces quatre items, la corrélation est élevée. Autrement dit, les enquêtés n’ont pas dans leur majorité cherché à départager entre ces quatre formes d’allocation. Ce sont d’ailleurs toujours à peu près les mêmes, à savoir les insiders, qui y sont favorables. Le fait qu’ils n’aient pas franchement souhaité orienter leurs réponses en faveur d’un type d’allocation plutôt que d’un autre permet de penser qu’ils ont surtout voulu montrer qu’ils étaient prêts, d’une manière générale, à s’engager. Cela valide donc, au moins partiellement, le choix d’une de ces questions comme indicateur d’engagement. Nous avons retenu celle portant sur les allocations de chômage, parce que, à l’instar du RMI, et contrairement aux autres ayant trait à la santé, à la famille ou à la retraite, ces allocations sont sans doute celles qui sont le moins susceptibles de concerner directement ou à terme les insiders universalistes. De plus, les réponses aux diverses questions sur le RMI sont très corrélées avec celles posées en des termes comparables sur le chômage (par exemple en ce qui concerne les éventuelles contreparties) ; ce qui suggère que, sans être identiques, ces deux situations ont été traitées de manière relativement uniforme par les enquêtés. Comme la variable relative à l’augmentation du RMI, celle relative à la hausse des cotisations pour le chômage sera recodée en deux catégories opposant ceux qui y sont tout à fait ou plutôt favorables (30 %) aux autres.

85Pour ce qui est des liaisons brutes dans l’ensemble de la population, remarquons que le fait d’être prêt à cotiser davantage, tout comme le fait de penser que les homosexuels sont des gens comme les autres entraînent très significativement à souhaiter une augmentation du RMI. En outre, il existe également un lien fort entre l’acceptation d’une hausse de cotisation et le refus de l’homophobie. Cela étant, la question que nous nous posons ne vise pas l’ensemble de la population. Il s’agit de savoir si l’universalisme de ceux qui ne sont pas ou peu concernés par les minima sociaux est engagé. Pour les autres, le problème n’est pas pertinent. De plus, même chez les non-impliqués, pour avoir seulement affaire à l’alternative engagement/compassion, il faut restreindre l’investigation aux seules personnes qui souhaitent une augmentation du RMI. Pour ces individus en effet, et pour eux seulement, ne pas être disposé à accepter une hausse de prélèvement peut être vu comme un indicateur de compassion. Ils souhaitent voir le sort des plus démunis s’améliorer, mais ils ne veulent pas que cela ait une incidence éventuelle sur leur propre bien-être. À l’inverse, ceux qui sont prêts à cotiser davantage sont engagés au sens où ils acceptent l’idée que la hausse du RMI qu’ils appellent de leurs vœux puisse s’avérer contraire à leur intérêt économique immédiat. En sélectionnant un sous-échantillon de non-concernés favorables à la hausse du RMI, nous allons donc pouvoir déterminer si, par comparaison avec la moyenne des spectateurs solidaristes, l’universalisme spectateur s’accorde davantage avec l’engagement qu’avec la compassion.

86Pour ce faire, un tableau de contingence croisant notre indicateur d’opinion morale avec notre indicateur d’engagement, dans la sous-population qui vient d’être définie, suffit. Les particularistes, spectateurs et solidaristes, sont en majorité compatissants. Dans la même situation, les universalistes le sont aussi, mais dans une moindre mesure. Or, c’est précisément cet écart de tendance, ou, ce qui revient au même ici, l’écart à la moyenne ou à l’indépendance, qui nous importe au premier chef pour répondre à la question posée. De ce point de vue, le résultat (Tableau 9) est parfaitement clair : contrairement aux particularistes, les universalistes ont tendance à être engagés plutôt que compatissants. Cette tendance est très significative que ce soit sous l’angle du khi-deux, du résidu ajusté ou du bi-rapport (odds-ratio). En un mot, quel que soit le test statistique retenu, un universaliste non-concerné manifeste une plus forte propension à l’engagement qu’à la compassion.

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Tableau 9. — Engagement et opinion morale parmi ceux qui souhaitent une augmentation du RMI tout en n’étant pas concernés (eux-mêmes ou un membre de leur famille) par le RMI ou le chômage indemnisé (résidus ajustés)

4 . 3.?Un spectateur universaliste, notamment engagé, n’est pas cynique

87Faisons le point. L’opinion solidariste (souhaiter une hausse du RMI ou ne pas souhaiter de contreparties contraignantes) est celle de ceux qui sont concernés, mais elle est aussi très significativement, chez les non-concernés, celle des universalistes ; et en ce cas, ils ont tendance à être engagés. Mais alors, une autre forme d’intérêt indirect surgit, précisément du fait de cette tendance. Si l’universaliste non concerné est prêt à cotiser davantage pour permettre une hausse du RMI, n’est-ce pas tout simplement pour « acheter » la paix sociale ? Voyant bien que les plus démunis s’organisent pour réclamer une augmentation des minima sociaux, il préfèrerait payer le prix nécessaire pour éviter l’extension du conflit, pouvant se traduire par exemple par une occupation de logements vacants par des non ou mal-logés, ou tout simplement pour ne pas entamer sa tranquillité psychologique. Cette fois, le solidarisme de l’universaliste cacherait une sorte de cynisme.

88Réfuter cet argument hobbésien est important non seulement parce qu’il va à l’encontre de l’hypothèse que nous essayons de vérifier, mais aussi plus largement parce qu’il conduit à une conception du contrat social, liant chaque citoyen à l’État-providence, qui est incompatible avec l’optique kantienne que nous suivons. Pour Hobbes (1651), comme pour tous ceux qui suivent la tradition qu’il a inaugurée, la coopération requise par le contrat social est rationnelle au sens où elle ne fait que traduire l’intérêt personnel de chacun. Il est rationnel de consentir à ce qu’une partie de mes ressources soit prélevée et redistribuée aux plus démunis, parce que cela préserve la paix sociale. Chacun fait le même calcul et voit bien qu’il ne peut préserver ses intérêts à long terme, la paix sociale, sans sacrifier ses intérêts à court terme, garder son revenu intact. Il est donc de l’intérêt de tous de consentir à la règle commune ; c’est-à-dire ici d’accepter les prélèvements de l’État-providence, et même une hausse, s’il s’avère que ces prélèvements sont perçus comme n’étant plus suffisants pour garantir l’absence de conflit.

89Le point de vue d’une justice comme équité amène à une tout autre théorie. Un spectateur s’adresse par définition, comme nous l’avons vu, à un autrui quelconque ou généralisé. Étant moi-même inclus dans l’autrui généralisé, je ne puis admettre qu’un jugement ou une opinion soit équitable tant que je ne me suis pas mis à la place de l’autrui visé par ce jugement ou cette opinion, et tant que je n’ai pas vérifié que dans cette situation j’accepterais ce jugement ou cette opinion. Le jugement est équitable non seulement parce que je ne suis pas partie prenante, mais aussi parce que si j’étais à la place de la partie, je l’accepterais. Le spectateur équitable vise l’unanimité au travers de cette (première) forme de réciprocité qui consiste, en généralisant, à faire reposer le contrat sur l’acceptation par chaque partie de la perspective des autres. Alors que pour la théorie concurrente, la question était de savoir quelle institution ou quels principes de répartition maximisaient l’intérêt de tous, la question est ici : quelle institution ou quel principe serait unanimement satisfaisant si j’étais à la place de n’importe quel autre acteur et donc aussi du plus démuni ? Comme l’observe Kant, seule cette perspective nous garantit de manière certaine qu’une partie ne sera jamais sacrifiée aux intérêts d’une autre : « Quand quelqu’un prend une disposition quelconque à l’égard d’un autre, il est toujours possible qu’ainsi il lui porte tort, mais ce n’est jamais le cas dans ce qu’il décide à son propre égard (car volenti non fit injuria [8]) » (Kant, 1797, § 46). Un principe, une règle, une institution, une mesure, une opinion, etc., ne sont légitimes que si « chacun décide la même chose pour tous et tous la même chose pour chacun » (Kant, ibid.). Autrement dit, la justice comme équité exige l’unanimité sur une base de généralité et d’universalité.

90Nous devons donc encore montrer deux choses : tout d’abord bien sûr que l’argument hobbésien ne tient pas, de façon à évacuer une troisième forme d’intérêt qui pourrait se dissimuler sous l’opinion solidariste de l’universaliste engagé, mais ensuite, et positivement cette fois, que l’équité neutre, comme modèle concurrent, est bien la posture de cet universaliste.

91Tel qu’il se présente, le questionnaire ne comporte aucune question qui relèverait directement de la thématique de la paix sociale. Il va donc falloir accepter de recourir à des éléments de preuve indirecte. Si la peur d’un conflit est une motivation, il faut logiquement s’attendre à ce que les personnes qui acceptent de cotiser plus perçoivent, davantage que les autres, que la pauvreté ou le chômage sont des problèmes préoccupants pour eux-mêmes ou pour la France en général. De même, elles devraient être plus disposées à penser que les inégalités, la pauvreté ou l’exclusion ont augmenté (« depuis cinq ans » dans les questions posées) ou au pire qu’elles sont restées stables, mais sûrement pas qu’elles ont diminué. Ce raisonnement devrait bien sûr se maintenir pour ce qui regarde l’évaluation du futur des inégalités ou de la pauvreté. Or, ce n’est absolument pas ce que l’on observe, même au niveau de l’ensemble de la population.

92Que ce soit pour soi-même ou pour la France, être préoccupé par la pauvreté n’est en aucune façon lié au fait d’être ou non prêt à cotiser davantage (les khi-deux des tris croisés correspondants sont totalement non significatifs). Pour ce qui est de l’évolution des inégalités ou de la pauvreté, le lien est significatif, mais il est contraire à ce que suppose l’argument hobbésien. Les personnes qui acceptent de cotiser davantage pensent que les inégalités, la pauvreté et l’exclusion ont diminué. Le résultat est identique si, au lieu de se focaliser sur les évolutions passées, on traite des évolutions futures telles que prévues par les enquêtés. On pourrait, en effet, admettre que l’argument hobbésien repose moins sur la perception du passé que sur la crainte du futur. Or, là encore, il n’en est rien. Ceux qui acceptent une hausse de leurs cotisations pensent (significativement) que les inégalités, la pauvreté ou l’exclusion vont diminuer à l’avenir.

93Cela étant, ces tendances intéressent l’ensemble de la population et ne répondent pas à la question de savoir si un acteur peu ou pas concerné par le RMI et souhaitant son augmentation « achète » sa tranquillité lorsqu’il se dit prêt à cotiser davantage. Pour le savoir, il suffit de réexaminer l’ensemble des croisements précédents dans le sous-échantillon de ceux qui sont favorables à une hausse du RMI, sans être concernés. Or, les résultats sont strictement identiques aux précédents. Le solidarisme du spectateur qui accepte l’engagement ne s’explique donc pas par l’intérêt qu’il trouverait à éviter une situation perçue comme potentiellement préoccupante, grave, voire dangereuse.

94Fort logiquement, ces résultats se maintiennent si l’on restreint encore le sous-échantillon pour ne conserver que les universalistes. Par conséquent, l’engagement d’un universaliste spectateur, qui le conduit à une opinion solidariste, ne repose pas sur un intérêt de nature cynique. Sous cet angle, il est d’ailleurs intéressant de se demander si, parmi les spectateurs, l’universaliste diffère du particulariste, d’une part, et si, d’autre part, l’universaliste engagé diffère de l’universaliste compatissant. Pour ce qui est des préoccupations, le lien avec l’engagement est tout aussi non significatif chez les universalistes que chez les particularistes. En revanche, ce lien diffère le plus souvent significativement lorsqu’on aborde la question des évolutions passées ou prévues des inégalités ou de la pauvreté. Le cas le plus net concerne le sentiment sur l’avenir de la pauvreté. Dans les autres cas, les tendances sont les mêmes, tout en étant un peu moins accentuées. Comme le montre le Tableau 10, le jugement sur l’évolution de la pauvreté intervient davantage chez l’universaliste que chez le particulariste. Chez ce dernier, choisir de cotiser davantage ou non ne repose pas sur une évaluation de la situation en matière de pauvreté. Cette évaluation est au contraire présente dans le choix de l’universaliste et elle conduit à une nette différence entre l’engagé et le compatissant. Alors qu’un spectateur universaliste compatissant craint l’avenir et n’est donc, fort logiquement, pas prêt à cotiser davantage, un spectateur universaliste engagé est optimiste. C’est chez ce dernier, tout particulièrement, et davantage qu’ailleurs, que l’argument hobbésien s’applique le moins bien ! Les spectateurs engagés, surtout s’ils sont universalistes, ont une opinion favorable à la hausse du RMI qui est liée à leur optimisme et non à la crainte d’un futur qui, en matière de pauvreté, pourrait venir perturber leur tranquillité sociale ou psychologique. L’intérêt cynique est absent, et c’est particulièrement vrai chez les spectateurs universalistes engagés. Quel que soit le niveau d’analyse, l’argument hobbésien peut donc être totalement rejeté.

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Tableau 10. — Engagement et sentiment sur l’avenir de la pauvreté ou de l’exclusion selon l’opinion morale de ceux qui souhaitent une augmentation du RMI tout en n’étant pas concernés (eux-mêmes ou un membre de leur famille) par le RMI ou le chômage indemnisé (résidus ajustés)

95Si l’on accepte ces raisonnements indirects, faute de questions strictement topiques, il ne fait aucun doute que tout ce qui a pu être évacué au titre de l’intérêt économique égoïste immédiat (être directement concerné) ou second l’a été pour expliquer l’opinion solidariste d’un spectateur. Cette opinion se fonde sur une conception universaliste qui n’est (tendanciellement) ni compatissante, ni cynique. Bien sûr, on pourrait penser qu’il faudrait se pencher sur d’autres formes d’intérêt pour arriver à plus de certitude. Outre le fait que l’on se trouve limité par le questionnaire et que, de ce point de vue, nous avons le sentiment d’être allés aussi loin que possible, il est à craindre que ce genre d’argument ne conduise qu’à une quête sans fin. Venons-en donc à l’argumentation positive, car il reste à répondre à cette question clef : si l’opinion solidariste est celle d’un spectateur dont le bien-être matériel n’est pas en jeu, en quoi est-elle juste ?

4 . 4.?À la différence du particulariste,le spectateur universaliste ne raisonneni en fonction de son intérêt économique,ni en fonction de sa conception de la vie bonnepour juger du sort des défavorisés : il est équitable

96Nos spectateurs n’ont pas de mobiles, et pourtant, ce n’est pas sans motifs qu’ils fondent leurs opinions. Pour s’en apercevoir, il faut non seulement prendre en compte les conceptions de la vie bonne, mais également les considérations sur la justice [9]. Tout un ensemble de questions posées dans l’enquête permet de se faire sur ce point une idée de la différence qui sépare spectateurs universalistes et spectateurs particularistes. Nous savons déjà que, contrairement aux seconds, les premiers pensent qu’il faut augmenter le RMI et qu’il ne doit pas être soumis à des contreparties contraignantes. Mais ils pensent aussi, et la différence avec les particularistes est toujours significative, qu’il doit de toute façon exister et être permanent jusqu’à ce que l’allocataire retrouve des revenus suffisants. Ils sont également favorables à une extension du RMI aux moins de 25 ans. S’agissant des causes de la pauvreté, l’universaliste, de façon encore une fois significativement différente du particulariste, pense qu’elle peut être due à un manque de chance et sûrement pas au fait que les personnes qui sont dans cette situation ne veulent pas travailler. Il est donc clair que dans son esprit, une aide doit absolument être accordée aux plus pauvres, et même qu’il faut essayer de l’améliorer non par intérêt, mais parce que le souci doit tout simplement être celui de l’autrui généralisé. Si le RMI doit exister comme une sorte de droit permanent, sans contrepartie, jusqu’à ce que l’allocataire s’en sorte, c’est bien que l’universaliste spectateur refuse de distinguer entre les mauvais pauvres et les bons. En d’autres termes, il ne forme qu’une seule classe d’équivalence. Il adopte une position qui consiste à prendre en compte le jugement de l’autre en se gardant de lui faire la morale (quoi qu’il en pense lui-même).

97On peut aller plus loin pour montrer combien particularistes et universalistes s’opposent sur cette attitude. Alors qu’ils se rejoignent au moins sur un aspect de la vie bonne, ils n’en tirent pas les mêmes conclusions sur le juste. Ils s’accordent, en effet, sur le principe aristotélicien que les individus aiment (ou devraient aimer) exercer leurs talents. Disons, plus simplement, qu’ils trouvent que c’est une bonne chose de travailler quand on en a la possibilité. Ainsi, dans leur grande majorité, ils conseillent aux RMIstes qui peuvent travailler de faire des efforts pour s’insérer socialement (94,7 %) et de rechercher un emploi (96,7 %). Telles que les questions sont posées ( « Si les personnes qui touchent le RMI peuvent travailler, trouveriez-vous normal qu’on leur demande en échange du RMI qu’on leur verse : [...] (iv) de faire des efforts pour s’insérer socialement ; (v) de rechercher un emploi ? » ), il est admis qu’il ne manque aux RMIstes que de vouloir, ce qui favorise bien évidemment la demande d’une contrepartie, et ce d’autant plus qu’il est suggéré que le RMI relève d’un échange. Néanmoins, il est caractéristique que les demandes qui demeurent de l’ordre du conseil suscitent une même adhésion de la part des particularistes et des universalistes, tandis que, dès que l’on passe du conseil à la coercition (au fait que l’on demande aux RMIstes, en échange de cette allocation, d’accepter les emplois qui leur sont proposés), les universalistes sont significativement plus réticents que les particularistes (cf. Tableau 11). Cela signifie que les premiers accordent une priorité au juste sur le bien et sont bien plus soucieux du respect de la personne morale du RMIste que les seconds. Ce qu’ils considèrent comme une bonne vie n’a pas pour eux force de loi. Il semble donc que ce soit bien chez l’universaliste non concerné que la voix du spectateur équitable porte le plus.

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Tableau 11. — Ce que l’on peut demander aux RMIstes qui peuvent travailler suivant l’opinion sur l’homosexualité parmi ceux qui sont peu ou pas concernés par le RMI (résidus ajustés)

98Pour achever de le démontrer, il suffit d’inverser la démarche et de construire le spectateur équitable sans s’appuyer sur la distinction universaliste / particulariste. Rappelons une fois encore que pour être un spectateur équitable, deux conditions sont suffisantes (mais non nécessaires) : il faut ni avoir d’intérêt matériel en jeu, ni laisser parler sa conception de la vie bonne. Par définition, un spectateur équitable est désintéressé et il n’est pas perfectionniste, sinon il peut toujours être suspecté de chercher à imposer ses raisons non neutres, bref d’être partial, ce qui serait contradictoire. Pour nous, ici, cela signifie que : (i) celui qui n’est pas concerné par le RMI, que ce soit lui-même ou un membre de sa famille ; (ii) qui considère que travailler est une bonne chose ; mais (iii) qui se refuse à l’imposer aux autres, autrement dit qui n’est pas perfectionniste, remplit les conditions empiriques qui font de lui un spectateur équitable. La question est alors : qui est ce spectateur équitable ? On peut tout d’abord constater qu’il s’agit en grande majorité d’un universaliste (83 %, à comparer aux 73 % dans l’ensemble de la société). Mais, on peut aller au-delà en comparant le spectateur équitable avec le spectateur perfectionniste, celui, donc, qui impose d’accepter un emploi. C’est ce qui est fait au Tableau 12, et le résultat est sans aucune ambiguïté : un spectateur équitable est très significativement un universaliste.

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Tableau 12. — Demander aux RMIstes d’accepter un emploi suivant l’opinion sur l’homosexualité chez les non-concernés par le RMI, soi-même ou un proche, et qui considèrent que travailler est une bonne chose

99Si maintenant on effectue une comparaison entre les concernés par le problème du RMI et les non-concernés, on observe, d’une part, que les concernés sont évidemment moins coercitifs et, d’autre part, que les universalistes et les particularistes ne se distinguent plus. Il était donc effectivement important de lever les deux biais de l’intérêt et du perfectionnisme pour repérer la position du spectateur équitable. Le fait que cette position apparaisse dès lors que ces biais sont levés montre que la justice comme équité est bien un horizon.

100En définitive, il vient d’être établi qu’un individu en position de spectateur équitable a tendance à opter pour une morale universaliste, c’est-à-dire à refuser d’accorder des droits et des devoirs différents entre les individus (pour ce qui est du revenu minimum). Cela le conduit à une opinion solidariste, non par compassion ou cynisme, mais en raison d’arguments suffisamment souples pour être acceptables par un autrui quelconque. Il a son idée du bonheur mais il ne cherche pas à l’imposer. Ses arguments sont ceux d’une justice comme équité à laquelle il accorde la priorité devant le bien.

4 . 5. L’interprétation holiste échoue à rendre compte des données

101Ce résultat – la priorité du juste – est par définition hors de portée d’une théorie s’appuyant uniquement sur un choix rationnel restreint, mais une explication holiste n’est-elle pas envisageable ? L’objection la plus pertinente – parce que reposant sur l’interprétation d’une des corrélations globales les plus fortes – consisterait à soutenir que, si tous les raisonnements qui ont été faits jusqu’ici ne sont peut-être pas inintéressants, ils sont superflus, car il suffit de remarquer qu’il existe une corrélation élevée entre le statut d’activité et une opinion sur le RMI pour rendre compte de ce qui s’observe empiriquement. De fait, une majorité d’universalistes (ou d’insiders universalistes dans les termes de la classification automatique) sont salariés du public, et dès lors la thèse de l’homo ideologicus (soutenue par un tri croisé tout simple montrant la significativité de la liaison entre statut professionnel et une variable d’opinion sur le RMI) pourrait trouver quelque crédit : le spectateur équitable ne serait qu’un fonctionnaire très favorable, du simple fait de sa position sociale ou de son statut, à la mission universaliste de l’État. En particulier, le résultat établi au Tableau 12 serait biaisé en raison de la sur-représentation des salariés du secteur public parmi nos spectateurs équitables universalistes. Malheureusement pour le holiste, il n’en est rien. Si l’on exclut les salariés du public du Tableau 12, on constate toujours un lien significatif entre universalisme et solidarisme. Le résidu ajusté passe à 4,7 (au lieu de 5,7) et le khi-deux à 22,3 (au lieu de 27,7) pour 1 degré de liberté, ce qui reste toujours très significatif. De plus, cette baisse relative de significativité n’est due qu’au fait que l’on considère un effectif plus petit (on passe de 3 129 à 2 643 individus). Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer le Phi : il passe de – 0,094 à – 0,092. Autant dire que le fait d’être fonctionnaire n’a aucun effet propre sur le résultat du Tableau 12. Notons qu’il en va strictement de même si l’on exclut les cadres supérieurs et professions libérales (le résidu ajusté passe à 4,9, le khi-deux à 23,5 et le phi à – 0,090). La proximité à l’État-providence, modélisée à partir des statuts de salariés du public, du privé et d’indépendants, ne suffit pas à résorber une conception de la vie bonne, ni l’horizon de l’équité quand l’intérêt est moindre. Une méthodologie en termes de bonnes raisons en rend parfaitement compte, alors qu’une lecture holiste y échoue tout simplement. La raison en est qu’une lecture rapide de corrélations globales, supposant de surcroît de vertigineuses boîtes noires quand on en vient aux individus, amène à une vision par trop réductrice lorsqu’elle n’est soutenue que par l’idée d’une position sociale ou d’une idéologie qui s’insinue dans l’esprit des individus au point d’en faire de vulgaires « tournebroches ». Et, comme d’ailleurs il y a toujours des exceptions, il faut en outre leur attribuer de la fausse conscience, quand ce n’est pas de l’irrationalité, pour maintenir l’explication. Heureusement, eu égard à l’idée qu’un tel raisonnement amène à se faire du libre arbitre des hommes et des femmes, seule la thèse concurrente, qui tient la position sociale pour un biais, parmi d’autres, relativement à l’horizon d’une justice comme équité, est compatible avec les données empiriques. Sans s’acharner davantage sur les vieux démons du déterminisme fort, les résultats auxquels nous sommes parvenus permettent de souligner que même si, à l’inverse, l’intervention de l’idéologie se trouve expliquée par le recours à la boîte blanche des bonnes raisons, il ne faut pas sous-estimer le rôle de la dimension proprement morale, puisqu’elle l’emporte pour rendre compte de l’opinion.

4 . 6. L’universaliste spectateur n’est pas angélique

102Cela étant, une ultime hypothèse pourrait encore venir contredire notre interprétation du résultat du Tableau 12. L’universaliste spectateur est certes équitable, mais est-ce, comme il a été dit, par souci déontologique de justice ou est-ce par altruisme, par exemple par amour de l’humanité ? Nous savons qu’il n’est pas égoïste, puisqu’il n’est pas concerné, et qu’il n’est ni cynique ni compatissant. Cependant, sur les trois possibilités – égoïsme, altruisme ou justice –, seule la première est évacuée. L’alternative entre les deux dernières persiste en raison du fait que le voile d’ignorance de notre spectateur est quasiment total, alors que ce n’est pas le cas dans d’autres théories, notamment chez Rawls (1971), pour qui l’individu reste motivé par un intérêt égoïste ou une aversion au risque. Dans ce cas, les principes de justice, derrière le voile d’ignorance, ne peuvent évidemment pas résulter de la surérogation. Mais c’est un « coup de force » pour ce qui est de l’altruisme qui se trouve éliminé par construction. Ce coup de force n’est pas, bien sûr, sans attrait, puisqu’il permet de retourner la théorie du choix rationnel contre elle-même, en montrant que, même en partant d’une rationalité restreinte, derrière le voile d’ignorance, la réponse au problème posé (par Rawls) ne peut pas ne pas faire surgir la dimension d’une justice comme équité. Dans notre cas au contraire, ayant évacué l’égoïsme de premier et de second niveau, pour arriver à un spectateur vraiment spectateur, nous ne pouvons plus prétendre a priori que sa position ne puisse être celle d’un altruiste. Et il ne sert à rien de recourir à la théorie de l’équité pour argumenter quoi que ce soit ici. On pourrait, en effet, remarquer que l’équité implique la réciprocité, puisque par définition elle consiste à penser que ce qui vaut pour l’un vaut pour l’autre, et que cela est contraire à l’altruisme qui se construit précisément sans souci de réciprocité. Le sacrifice est consenti pour soi-même et n’est nullement imposé aux autres. Toutefois, cet argument ne porte pas ici, puisque, précisément au point où nous en sommes, nous cherchons à déterminer si la bonne raison de notre spectateur est une exigence déontologique d’équité neutre ou, au contraire, un angélisme dont pourrait résulter, un peu à la manière d’un effet d’aubaine, une équité neutre.

103Nous ne pourrions pas nous sortir de ce dilemme si nous n’avions aucune idée du modèle moral à l’œuvre empiriquement. Or, nous le connaissons. Il a été établi au cours de la troisième partie de cette étude pour expliquer l’opinion sur le niveau du RMI, et il vaut bien sûr pour les universalistes. Il comporte, rappelons-le, deux principes : l’un de plancher, P1, et l’autre de réciprocité, P2. Il suffit alors de remarquer que, si P1 peut être compatible avec l’altruisme, en revanche P2 est par définition en totale contradiction avec un tel altruisme. Nous l’avions d’ailleurs déjà observé. Par conséquent, l’universaliste est équitable en vertu de ses raisons neutres et non par angélisme. Toutes les autres possibilités ayant déjà été exclues, puisque c’est aussi la position d’un spectateur, il ne fait plus aucun doute que l’universaliste n’affirme rien d’autre que la priorité du juste sur le bien.

104Le modèle moral associant P1 et P2 est donc strictement un modèle sur le juste lorsqu’on ne forme qu’une seule classe d’équivalence, puisque c’est ce que fait un spectateur équitable pour la question du revenu minimum. Il se range du côté de l’universaliste et refuse de considérer deux classes à l’aide d’un principe de mérite. Aussi, si en moyenne tous s’appuient sur le même modèle moral, l’interprétation consistant à former deux classes d’équivalence n’est que subjectivement équitable. Elle n’arrive pas à se détacher d’une conception de la vie bonne ou de l’efficacité économique qui en revient toujours finalement à une plus grande sollicitude pour soi que pour les autres. Ce résultat, loin d’être normatif, est démontré empiriquement : nous nous sommes contentés d’écouter les individus qui sont dans une position ne leur laissant pas d’autres possibilités que de recourir à des raisons neutres pour forger leur opinion. Rien ne les empêchait en théorie de former deux classes, une de méritants et une de non-méritants ; force, pourtant, est de constater qu’ils ont fait le choix inverse, et ce en toute liberté, puisqu’ils n’ont plus de mobiles pouvant venir biaiser leur opinion. Dans le vocabulaire de Rousseau, ils parlent en « citoyens » ; et Kant (1798), comme souvent, lui emboîte le pas pour résumer leur position : « À l’égoïsme, on ne peut opposer que le pluralisme, c’est-à-dire la manière de penser qui consiste à se considérer et à se comporter non comme si l’on détenait en soi la totalité du monde, mais comme un simple citoyen du monde. »

Conclusion

105Pour conclure, il reste à apporter quelques ultimes précisions sur le modèle qui nous a permis d’expliquer l’opinion. Cela exige de revenir sur deux points : (a) la rationalité et (b) l’objectivité des valeurs morales.

106a / Pour commencer, nous avons souligné la cohérence des opinions à la lumière de quelques arguments. En s’écartant d’interprétations en termes d’utilité espérée ou d’idéologie, nous avons ainsi pu comprendre les fréquentes incohérences que l’on rencontre dans les sondages : les enquêtés disent vouloir plus d’État, mais ne pas vouloir plus contribuer, ils sont choqués par l’exclusion et reconnaissent que le RMI n’est pas un revenu décent pour vivre, mais ne veulent pas donner beaucoup plus, etc. Trop souvent, les experts concluent de tels résultats à la légèreté des réponses des enquêtés. Ils cherchent le calcul derrière ces questions difficiles. Plusieurs biais expliquent cette attitude. Tout d’abord, c’est le métier de l’expert de calculer. Un traitement statistique habituel soutient d’ailleurs implicitement ce modèle : la variable revenu d’un côté pour faire ressortir le calcul d’utilité, le positionnement politique de l’autre pour souligner l’idéologie quand le calcul ne suffit pas. C’est cependant une réponse paresseuse aux incohérences. On ne souligne pas assez que les sondages ne posent que des questions conflictuelles. On ne demande pas aux gens s’ils acceptent l’esclavage ou le viol. Il est donc normal de constater souvent des « incohérences ». Au fond, on demande aux enquêtés de trancher entre des principes qui entrent en conflit à la lumière de quelques questions sommaires ; et ils s’en sortent plutôt bien. Mais pour s’en apercevoir, il faut abandonner le principe d’optimisation de l’utilité au profit d’une rationalité plus large.

107Dans les cas où l’acteur est impliqué, le modèle de l’utilité espéré est redoutable. À la manière de La Rochefoucauld lorsqu’il affirmait que « toute vertu est un vice caché », on peut imaginer de nombreuses fonctions d’utilité qui collent aux données. Le critique a rapidement l’impression de jouer au jeu « pile je perds, face tu gagnes ». Mais, dans les cas où l’acteur n’est pas impliqué, ce modèle reste muet, parce qu’il n’accède pas au domaine des raisons neutres.

108Lorsqu’un individu raisonne déontologiquement, l’option qu’il choisit est (ou peut être), du point de vue du cadre étroit de la rationalité restreinte, sous-optimale (y compris pour une théorie de la rationalité limitée (Simon, 1957)) ; d’où l’incompréhension de l’utilitariste. Il pourra toujours introduire, à côté des préférences sur le bien-être matériel et moral, des préférences sur le juste, tant qu’il ne cherchera pas d’autres solutions que ce qui est optimal pour cette fonction de préférences, il ne pourra que de manière purement contingente rendre compte des données. Il est pourtant simple de constater que lorsqu’un sujet (autonome) accorde la priorité au juste, il n’optimise rien. Loin du perfectionnisme, il recherche ce qui pourrait faire l’unanimité. Mais, l’utilitariste ne peut pas trouver cette solution dans le cadre de son modèle de rationalité restreinte ; elle est définitivement hors de sa portée pour cette raison que Kant (1788) indiquait déjà très clairement : « Le principe du bonheur peut certes fournir des maximes mais jamais de celles qui pourraient servir de lois à la volonté, même si l’on prenait pour objet le bonheur universel. » L’utilitariste ne cessera donc jamais de s’étonner de ce que, dans la vie ordinaire, les hommes ordinaires ne se comportent pas toujours comme ils le devraient s’ils voulaient bien n’être que ces bons « demeurés sociaux » de la théorie des jeux qui le passionne tant ou ces bons « idiots rationnels » optimisant à tout instant des fonctions d’utilité qu’il s’est pourtant employé à rendre d’une complexité étonnante. À l’inverse, avec un modèle de choix rationnel large, la rationalité de l’individu, du fait des circonstances et des contextes, est parfois optimisante, parfois surérogatoire, parfois déontologique.

109Le détour par l’acteur non impliqué permet alors d’effectuer un tri dans les déterminants de l’opinion, valides même pour l’acteur impliqué. L’acteur est partial du fait de nombreux biais qui ont été depuis longtemps largement explorés : son intérêt peut être en jeu ; sa connaissance des faits et sa manière d’envisager les solutions peuvent être partielles du fait de sa place dans la société ; il peut prendre ses désirs pour des réalités, telle ou telle croyance flattant, par exemple, son ego ; il peut mentir, car son opinion est socialement condamnée ; son entourage peut influencer sa réponse par esprit de loyauté envers sa « communauté » d’origine ; il peut considérer ses choix de vie comme les seuls qui soient méritoires, etc. Tout cela est connu. Néanmoins, comme nous espérons l’avoir montré, ces biais ne suffisent pas pour comprendre l’opinion. Les variables sociodémographiques usuelles permettent de voir ces biais à l’œuvre, mais négliger pour autant le spectateur équitable serait s’interdire de comprendre l’opinion lorsque ces biais s’effacent.

110b / Cela nous amène au point le plus délicat. Nous avons observé que le spectateur équitable est un universaliste, mais la préférence pour l’universalisme vient-elle de ce qu’elle a une valeur objective ? Deux théories s’affrontent ici. La première consiste à soutenir un relativisme moral. Si le choix entre les options morales universaliste ou particulariste explique l’opinion, il est en revanche impossible de dépasser le simple constat qu’un tel est universaliste, et tel autre particulariste. Ce sont finalement deux conceptions perfectionnistes de la vie bonne qui s’affrontent et qu’on ne peut résoudre rationnellement. Il ne s’agit que de biais axiologiques. La théorie concurrente considère que le spectateur équitable est amené rationnellement, pour des raisons fortes, à soutenir l’une des deux options, en l’occurrence l’universalisme pris en un sens non perfectionniste, l’autre option ne résistant pas à l’approche impartiale. Autrement dit, l’universalisme serait un horizon de l’opinion dont on se rapproche quand toute forme d’intérêt diminue. Il n’est pas question de trancher via la vox populi entre ces deux options. Cependant leurs mérites descriptifs sont loin d’être égaux. Il faut bien voir que dans nos développements, nous avons distingué l’impartial de l’universaliste. Nous avons défini le spectateur équitable en partant du fait qu’il n’était pas impliqué, et interprété son jugement à partir de raisons neutres. Même si nous avons noté que la force de persuasion d’un argument tient à ce qu’il est acceptable par tous, et donc qu’une argumentation efficiente vise l’universalité, nous ne nous sommes pas appuyés sur cet aspect pour dire que l’équité est intrinsèquement liée à l’universalisme. Bref, nous avons évité la tautologie consistant à admettre que le spectateur équitable est universaliste par définition, et que le particulariste est en conséquence partial. En revanche, nous avons observé que le spectateur équitable est un universaliste, tendanciellement engagé et non-cynique. Nous avons exhibé un modèle de spectateur équitable, puis constaté que ce modèle était congruent empiriquement avec notre universaliste. Dès ce moment, on peut dire que, comme le spectateur équitable est un horizon, ce sont les raisons neutres de l’universaliste qui peuvent emporter l’adhésion de tous. Ce modèle rend très bien compte des données, en particulier de la force des raisons neutres quand l’implication n’est plus là. En revanche, le modèle relativiste reste coi. Il est donc, au niveau empirique et explicatif, bien moins performant que le modèle du spectateur équitable.

ANNEXE

111Régression logistique ordinale sur les opinions
à propos du niveau du RMI

112Nous avons effectué une régression logistique ordinale sur la variable : « Aujourd’hui, le RMI est d’environ 380 E (2 500 F) par mois pour une personne seule. Avec laquelle de ces opinions êtes-vous le plus d’accord ? 1 / Il faut diminuer le RMI, 2 / le RMI est à un bon niveau, et 3 / il faut augmenter le RMI. » La modalité « ne sait pas » est considérée comme une réponse manquante. De manière à conserver le maximum d’information, nous avons tenu compte de la logique ordinale de la plupart des variables : l’opinion sur le niveau du RMI bien sûr, mais aussi le revenu net du ménage, le diplôme, l’âge, la taille de l’agglomération, le revenu « vital » et le patrimoine (1 pour propriétaire et personne logé à titre gratuit, 2 pour les personnes accédants à la propriété et 3 pour les locataires). Nous avons donc modélisé ces effets par des droites de manière à juger d’une tendance typique. Il n’y a que dans le cas de l’âge que ce choix pouvait se contester. L’effet de l’âge a l’allure d’une courbe convexe : la défaveur à l’égard du RMI décroît fortement avec l’âge au début pour se tasser ensuite. Dans un premier temps, nous avions modélisé logiquement ce phénomène par une courbe, mais, dès que l’on corrige cet effet à l’aide de la variable actif/inactif, la courbure disparaît, justifiant notre choix final. Les autres variables explicatives prises en compte sont : le fait d’être actif ou non, le sexe et la connaissance d’un RMIste. L’allure de cette dernière variable nous a convaincu de conserver son caractère nominal. Enfin, nous avons inclus la coordonnée du deuxième axe de l’analyse factorielle (F2) comme covariable, car elle résume plus d’information qu’une seule question comme « le RMI doit-il être soumis à des contreparties ? » et augmente ainsi la qualité du modèle – son caractère continu étant à cet égard un plus. En tout état de cause, les deux modèles, soit avec F2 soit avec une variable nominale de ce type, ont été testés, et cela ne modifie pas les conclusions.

113Le modèle s’appuie sur 2 754 individus. Mises à part les deux constantes, les autres paramètres sont à interpréter comme des pentes (Agresti, 1984). Un signe positif indique ainsi une évolution de plus en plus favorable à l’augmentation du niveau du RMI en fonction de la variable considérée. Inversement, le signe négatif du paramètre « âge » montre, par exemple, que les opinions sont de plus en plus rétives à l’égard d’une augmentation par rapport à une stagnation et d’une stagnation par rapport à une diminution du niveau du RMI à mesure que l’âge augmente. Nous avons reporté dans la suite la valeur de chaque paramètre ainsi que son erreur standard et la valeur test Z du paramètre qui suit une loi normale centrée réduite. Un effet est jugé significatif, toutes choses égales par ailleurs, avec une certitude passant 99 % quand Z dépasse 2,58, 95 % quand Z est supérieur à 1,96 et 90 % quand Z est supérieur à 1,65, en valeurs absolues. Il importe néanmoins de considérer attentivement le paramètre, car, significatif ou non, il donne une information importante sur l’effet le plus vraisemblable. On notera que la valeur du paramètre non standardisé pour F2 (1,89) n’est pas comparable aux autres, car elle dépend d’un choix d’unité.

Image 15

Notes

  • [1]
    Par définition, l’utilitarisme n’admet aucune règle permettant d’éviter le sacrifice d’une utilité individuelle lorsqu’il est nécessaire à l’optimisation du bien commun. C’est pour cela qu’en suivant aussi bien un Rousseau qu’un Kant, Rawls (1971, I, 1) débutera sa réflexion sur la justice par un total rejet de ce dogme : « Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée. Pour cette raison, la justice [...] n’admet pas que les sacrifices imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont jouit le plus grand nombre. [...] les droits garantis par la justice ne sont pas sujets à un marchandage politique ni aux calculs des intérêts sociaux. »
  • [2]
    Pour d’autres raisons, nous avons vu que cette conclusion valait aussi pour l’utilitarisme normatif.
  • [3]
    Soulignons que ce premier résultat, sur le faible pouvoir prédictif des premiers axes, éclaire pleinement ce qui constituera la suite de cette étude. Dès que l’on est confronté à un ensemble riche en informations, on est amené à choisir entre, d’une part, des instruments qui apportent une connaissance globale mais peu nuancée et, d’autre part, des instruments qui tentent de faire « toute » la lumière sur des points précis. L’analyse de correspondances multiples fait typiquement partie du premier groupe. Les premiers axes principaux qui en résultent offrent, à ce niveau de généralité, la meilleure grille descriptive possible des opinions retenues. En revanche, pour expliquer voire comprendre une opinion précise, les mérites de cette grille ne suffisent pas.
  • [4]
    Une majorité d’insiders sélectifs (76 %) pensent que le RMI ne doit pas être abandonné, toutefois c’est seulement au sein de ce groupe que la propension à souhaiter la suppression du RMI est supérieure à la moyenne (21 %).
  • [5]
    Nous utilisons l’expression « revenu vital », mais on voit bien qu’au sens strict, il s’agit davantage d’un revenu au-dessous duquel on estime qu’il est insupportable de vivre. La distinction peut toutefois passer pour spécieuse tant nous avons l’habitude de raisonner en termes de pauvreté relative et non de pauvreté absolue.
  • [6]
    Dans une régression logistique nominale où l’opinion sur le niveau du RMI est la variable à expliquer, l’effet de l’âge comme celui de l’opinion morale sont significatifs au seuil de 1 pour 10 000. Si l’on ajoute le revenu dans cette régression, l’effet de l’opinion morale demeure significatif ; cette significativité devient d’ailleurs plus forte que celle de l’âge et, plus encore, que celle du revenu (p = 0,05).
  • [7]
    On le voit sur le Tableau 8 en comparant, entre sa partie inférieure et supérieure, les lignes intitulées « ensemble » (khi-deux = 13,1 ; p < 0,0001).
  • [8]
    Il n’y a pas d’injustice à l’égard de celui qui y consent.
  • [9]
    La notion de rationalité « en valeur » de Weber (1922) ne peut être utilisée ici, parce qu’elle ne permet pas d’éclairer la spécificité de la notion de justice au sein de la morale. La dimension « axiologique » risque de se résumer à un conflit insurmontable entre conceptions de la vie bonne, en l’occurrence, pour caricaturer, à une guerre entre des particularistes qui stigmatisent la paresse et des universalistes qui s’y refusent. Or, il est possible d’aller au-delà de cette opposition à l’aide de la notion de spectateur équitable, puisqu’il est précisément celui qui ne prend pas en compte ses préférences sur la vie bonne ou ses intérêts économiques pour décider de ce qui est juste.
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Français

L’opinion dérive de l’intérêt, mais aussi d’un point de vue moral qui peut être appréhendé en spécifiant la position d’un spectateur qui, n’ayant pas de parti pris pour tel ou tel acteur ou telle ou telle conception de la vie bonne, entreprend de ne juger qu’avec équité. Tel est du moins l’un des principaux enseignements qui ressort de l’analyse entreprise ici d’un sondage (DREES, IFOP, 2000) sur les opinions à l’égard de l’État-providence et de ses œuvres. En général, et en particulier à propos des opinions sur le RMI, sur lesquelles nous nous sommes focalisés, dès que l’intérêt n’est plus en jeu, ou même moins il l’est, plus la voix du spectateur équitable se fait entendre. Ses justifications sont efficientes pour la simple raison qu’elles s’appuient sur des arguments susceptibles d’être endossés par tous. Autrement dit, elles ont valeur d’objectivité.

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  1. 1. L’hypothèse du spectateur équitable
    1. 1 . 1.?La priorité du juste dans le cadred’une raison pratique non restreinte
    2. 1 . 2. Le libéralisme face au perfectionnisme
    3. 1 . 3. La justice comme équité
    4. 1 . 4. La position d’un spectateur
  2. 2.?L’émergence d’une position moraleface à l’intérêt économique
    1. 2 . 1. Des jugements sur ce qui est et sur ce qui devrait être
    2. 2 . 2. Trois classes d’opinions
    3. 2 . 3.?Un décalage vers l’universalismequand l’intérêt économique immédiat devient moindre
  3. 3. Le rôle explicatif de la dimension morale
    1. 3 . 1. Les interprétations usuelles de l’opinion
    2. 3 . 2. Les deux principes à l’œuvre dans le modèle moral
    3. 3 . 3. Estimation de l’impact des différentes interprétations de l’opinion
    4. 3 . 4. Le revenu « vital » et l’aversion au risque
    5. 3 . 5. Un modèle moral susceptible de plusieurs lectures divergentes
  4. 4. L’horizon du spectateur équitable
    1. 4 . 1. Les effets de la morale et de l’intérêt économique
    2. 4 . 2.?Un spectateur universaliste a tendance à être engagé plutôt que compatissant
    3. 4 . 3.?Un spectateur universaliste, notamment engagé, n’est pas cynique
    4. 4 . 4.?À la différence du particulariste,le spectateur universaliste ne raisonneni en fonction de son intérêt économique,ni en fonction de sa conception de la vie bonnepour juger du sort des défavorisés : il est équitable
    5. 4 . 5. L’interprétation holiste échoue à rendre compte des données
    6. 4 . 6. L’universaliste spectateur n’est pas angélique
  5. Conclusion
  6. ANNEXE

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Michel Forsé
Maxime Parodi
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2008
https://doi.org/10.3917/anso.021.0015
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