CAIRN.INFO : Matières à réflexion
À la mémoire d’Hélène Riffault, qui a beaucoup contribué au développement des enquêtes internationales.

1Les enquêtes sociologiques internationales, consistant à administrer un même questionnaire à des échantillons représentatifs d’individus dans plusieurs pays, n’ont vu le jour que tardivement, après plusieurs décennies de pratique des sondages nationaux. Les premières études de ce type portaient sur des sujets particuliers et n’ont pas donné lieu à une tradition d’enquête [1]. Il a fallu attendre le début des années 1970 pour assister à la mise en place d’un observatoire régulier de l’opinion avec les enquêtes Eurobaromètres. Quelques années plus tard, en 1981, sont apparues les enquêtes Valeurs, d’abord au niveau européen (EVS, European Values Survey), puis au niveau mondial (WVS, World Values Survey). Enfin, à partir de 1985, se met en place l’enquête ISSP (International Social Survey Programme). Ce sont les trois seules grandes traditions d’enquêtes internationales dans le domaine sociologique et politique [2]. Ces trois entreprises, dont les objectifs et les logiques ne sont pas les mêmes, seront d’abord décrites. Nous mettrons ensuite en évidence leurs points communs et leurs différences, ce qui permettra d’analyser certaines limites et problèmes méthodologiques. Nous montrerons enfin comment ces enquêtes ont permis de faire des progrès importants dans les connaissances sociologiques.

Les enquêtes Eurobaromètres

2C’est un énorme programme initié par Jacques-René Rabier au sein de la Communauté économique européenne. À la fois haut fonctionnaire [3] et proche des sciences sociales, il sait convaincre les décideurs politiques de la nécessité de bien connaître ce que pensent les différentes opinions publiques dans les États membres. On ne pourra faire progresser l’intégration européenne contre les opinions publiques. Il faut donc mesurer de façon régulière l’état de l’opinion pour pouvoir mieux adapter des politiques, mais aussi pour que l’état de l’opinion soit connu de tous [4]. C’est pourquoi ces enquêtes seront toujours publiées, alors que beaucoup d’États-nations maintiennent la confidentialité de ce genre d’enquêtes [5]. Révéler aux populations de chaque pays ce qu’elles pensent sur les grands sujets d’actualité et sur l’évolution de la Communauté européenne permet aux différents acteurs, publics et privés, de se saisir de ces questions, de construire des stratégies d’action et de communication. Des dynamiques sociales peuvent en résulter.

3La création de ces enquêtes a été un processus progressif. L’intérêt en avait été mis en évidence par une première étude en 1962 [6] dans les six premiers pays de la CEE. De nouvelles enquêtes eurent lieu début 1970 et en juillet 1971 [7]. L’idée de créer un outil régulier de mesure de l’opinion date en fait des années 1972-1973, au moment du premier élargissement de la Communauté. Le no 0 est réalisé en septembre 1973 dans l’Europe des neuf, et le premier véritable Eurobaromètre a lieu au printemps 1974. À partir de cette date, il y aura une vague d’enquêtes sans interruption tous les six mois, au printemps et à l’automne. Le rapport du 55e Eurobaromètre, réalisé au printemps 2001, a été publié en octobre.

4Dès le départ, des universitaires sont associés à la réalisation de ces enquêtes [8], ce qui va profondément marquer l’esprit de l’entreprise [9]. Ainsi, les questionnements seront davantage influencés par les préoccupations des sciences sociales que par l’esprit journalistique ou les impatiences des hommes politiques. On observe par exemple un véritable souci de répliquer des questions identiques dans le temps, dites « questions trends ». Il faut cependant dire que des modules de questions sont souvent ajoutés au questionnaire de base [10] à la demande d’une des directions générales, pour mesurer l’état de l’opinion dans un domaine particulier. On a, ainsi, des données sur l’environnement, l’énergie, le cancer, la santé publique, la pauvreté, le racisme, et bien d’autres thèmes, certaines de ces études ayant elles-mêmes été répétées à quelques années d’intervalle. Les résultats de ces enquêtes sont utilisés aujourd’hui par différentes catégories de publics : les chercheurs et universitaires pour leurs travaux sociologiques, les membres du Parlement européen et les fonctionnaires de la Commission pour réfléchir sur leurs politiques, les responsables des syndicats, associations, lobbies qui s’intéressent aux politiques communautaires, les journalistes pour nourrir leurs articles. Les différentes enquêtes donnent lieu à la rédaction de rapports publiés intégralement sur le site Internet de l’Union européenne (http ://europa.eu.int/comm/dg10/epo).

5L’échantillon est en principe de 1000 interviews par pays sauf pour le Luxembourg (300 pendant longtemps, 600 maintenant), l’Allemagne (on a ajouté 1 000 interviews pour les länder de l’Est à partir de la réunification) et le Royaume-Uni (un échantillonnage spécifique de 300 personnes est fait en Irlande du Nord en plus des 1 000 de la Grande-Bretagne). Il est assez symptomatique de voir que pour mesurer le sentiment européen, on a constitué un échantillon sur base nationale. Cela traduit bien l’importance que gardent les États dans le processus de décision européen et le caractère encore largement national des opinions publiques. L’échantillonnage se fait partout selon la méthode de la « route aléatoire » [11]. Les instituts de sondage chargés de réaliser les enquêtes sont choisis sur la base d’appels d’offres tous les cinq ans.

6Outre l’Eurobaromètre standard et ses « trains » ou sondages supplémentaires sur un sujet particulier, de nouveaux outils ont été créés au fil des années. Un Eurobaromètre pour les pays d’Europe centrale et de l’Est a été produit de 1990 à 1998. Il est remplacé à partir de 2001 par l’Eurobaromètre des pays candidats à l’entrée (réalisé dans les treize États concernés). Ponctuellement, des enquêtes ont été réalisées dans d’autres pays du monde (États-Unis, Japon, Israël, pays d’Amérique latine). Une enquête de veille permanente, consistant à réaliser 200 interviews téléphoniques chaque semaine dans chaque État membre, a été faite pendant trois ans, de début 1996 à fin 1998. L’outil devait permettre de suivre l’évolution d’une opinion sur des sujets sensibles d’actualité. D’autres enquêtes téléphoniques, appelées Eurobaromètres Flash, sont mises en œuvre selon des modalités très variées en fonction des besoins spécifiques de certains services. Il existe aussi des études qualitatives. On est donc en face d’un observatoire impressionnant de l’opinion publique européenne [12]. Il n’y a pas actuellement d’autre entreprise aussi professionnelle et systématique à un niveau supra-étatique.

Les enquêtes sur les valeurs

7À la fin des années 1970, prenant conscience des transformations rapides des sociétés occidentales, un groupe international de chercheurs crée le European Value Systems Study Group (EVSSG), autour de trois objectifs : mesurer les systèmes de valeurs des Européens, suivre ensuite leur évolution dans le temps, mettre les données à disposition des responsables politiques et sociaux. La première enquête se déroule en 1981 dans neuf pays d’Europe occidentale : Allemagne de l’Ouest, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grande-Bretagne (avec un sous-échantillon pour l’Irlande du Nord), Irlande, Italie, Pays-Bas [13]. Le questionnaire utilisé était particulièrement long (plus d’une heure d’interview), ce qui permettait d’aborder de façon approfondie les grands domaines de valeurs : les loisirs, le travail, la perception de soi et d’autrui, l’éthique et le sens de la vie, la religion, la famille, la politique. Dirigée par Ruud de Moor, professeur à l’université de Tilburg et Jan Kerkhofs, professeur à l’université de Leuven, l’enquête implique dès le départ des Français, notamment Jean Stoetzel qui publia la première synthèse de l’étude [14] et Hélène Riffault, membre de la direction technique de l’enquête. Dans d’autres pays développés, à l’initiative de Ronald Inglehart, des équipes de chercheurs, prenant conscience de l’intérêt de l’entreprise, ont utilisé le même questionnaire, ce qui fait que l’enquête a, entre 1981 et 1983, été réalisée dans 23 pays dans le monde, dont les États-Unis, le Canada, le Japon.

8Une deuxième vague d’enquêtes fut réalisée en 1990 dans un nombre plus important de pays. Autriche, Portugal, Suisse et pays nordiques sont alors inclus dans cette enquête [15], désormais appelée European Values Survey (EVS). Deux tiers des questions de 1981 ont été conservées dans le questionnaire de 1990, ce qui permet des comparaisons sur de nombreuses dimensions de valeurs. Comme pour chaque vague d’enquêtes, des livres nationaux [16] et des travaux comparatifs [17] ont été publiés dans plusieurs pays. En 1990 comme en 1981, le questionnaire européen a été repris dans d’autres parties du monde sous le nom de World Values Survey (WVS). En 1995-1997 de nouveaux pays se sont ajoutés aux précédents (avec un questionnaire plutôt réduit). Au total, l’enquête a été faite dans plus de 60 pays d’Europe, d’Amérique, d’Asie et d’Afrique, y compris dans certains pays peu développés. Il s’agit en fait de l’enquête internationale la plus large jamais réalisée dans le monde. Ce n’est pas sans poser certains problèmes méthodologiques : un même questionnaire d’enquête quantitative, administré dans des sociétés plus ou moins prêtes à se soumettre à cette investigation, permet-il vraiment de comparer des sociétés extrêmement différentes ? Mais la mise en perspective des résultats sur cette soixantaine de pays s’avère néanmoins très fructueuse. Elle permet la discussion des théories sur le changement, notamment sur les liens entre causes économiques, culturelles et politiques des changements de société [18]. Enfin, en 1999, une troisième vague de l’enquête européenne à été réalisée [19], avec un questionnaire à nouveau largement identique, correspondant à environ une heure d’interview. De nouvelles questions ont été introduites pour mieux mesurer l’attachement à la démocratie et aux libertés individuelles, les attitudes à l’égard des immigrés, les valeurs individualistes ou de solidarité. Dans chaque pays, l’échantillon doit être représentatif et comporter au moins 1 000 individus de 18 ans et plus [20].

L’International Social Survey Programme (ISSP)

9Au début des années 1980, des sociologues et des politistes de quatre pays, engagés dans des enquêtes nationales annuelles, décident de collaborer pour favoriser la comparaison des données recueillies : la Grande-Bretagne avec les British Social Attitudes, les État-Unis avec la General Social Survey, l’Allemagne avec l’enquête Allbus (Allgemeine Bevolkerungsumfrage der Socialwissenschaften), l’Australie avec la National Social Science Survey. Ils décident d’ajouter à leurs enquêtes un module international commun, sur un thème spécifique chaque année. Le questionnaire durera quinze minutes sans les variables sociodémographiques. La première enquête, en 1985, porte sur le « rôle du gouvernement », en fait les perceptions du pouvoir politique. Les thèmes ont vocation à être répliqués périodiquement avec conservation d’une large partie des indicateurs de la vague précédente. Le nombre de pays concernés a cru très fortement dans les années 1990. Aujourd’hui 38 pays participent à cette fédération de recherche. Comme pour les enquêtes sur les valeurs, chaque pays doit financer son activité. Un secrétariat international tournant a été établi, chargé de coordonner le travail [21]. Avec cette croissance, le problème de l’homogénéité du recueil des données s’est posé. Originellement, le questionnaire ISSP était soit envoyé par la poste avec l’enquête nationale « officielle », soit laissé à l’enquêté à la fin de l’interview « nationale ». Les nouveaux pays participants n’avaient pas toujours une enquête nationale pouvant servir de support au module ISSP. Et dans ces nouveaux pays, le niveau moyen d’éducation pouvait se révéler plus faible que dans les pays originels, ce qui ne favorisait pas une enquête auto-administrée. Pour tenir compte des cultures nationales différentes, on décida que le questionnaire pourrait aussi être administré en face à face, à condition que l’échantillonnage soit toujours pratiqué à l’aide d’une méthode aléatoire. La diversité des contextes nationaux de réalisation de l’enquête pose en fait un certain nombre de problèmes. Le couplage de cette enquête avec d’autres opérations aboutit notamment à un certain nombre de flottements dans la formulation des variables sociodémographiques. L’homogénéité entre pays n’est de ce point de vue pas totale. Chaque équipe nationale [22] doit déposer le module de l’année avant septembre de l’année suivante, et un fichier international intégré est alors réalisé par le Zentral Archiv à Cologne (désormais en lien avec la banque espagnole) ; il est disponible environ deux ans après le recueil des informations.

10Les thèmes des enquêtes ISSP

111985 – Rôle du gouvernement I

121986 – Réseaux sociaux I

131987 – Inégalités I

141988 – Famille et rôles sexués I

151989 – Sens du travail I

161990 – Rôle du gouvernement II

171991 – Religion I

181992 – Inégalités II

191993 – Environnement I

201994 – Famille et rôles sexués II

211995 – Identité nationale I

221996 – Rôle du gouvernement III

231997 – Sens du travail II

241998 – Religion II

251999 – Inégalités III

262000 – Environnement II

272001 – Réseaux sociaux II

282002 – Famille et rôles sexués III

292003 – Identité nationale II

302004 – Citoyenneté

Trois traditions : points communs et différences

31Ces trois entreprises internationales quantitatives ont des points communs, mais aussi des spécificités. Même si les personnes qui réalisent les trois types d’enquêtes se connaissent assez bien et même si certaines contribuent à plusieurs de ces opérations, les traditions sont différentes. Les Eurobaromètres sont gérés par une bureaucratie européenne spécialisée, certes légère mais néanmoins efficace pour garantir une certaine pérennité à l’opération, assurer un financement public et gérer l’intendance. Les deux autres traditions reposent sur la recherche publique et/ou privée, avec les aléas que cela peut entraîner. Les processus de prise de décision ne sont pas non plus identiques. Les Eurobaromètres dépendent du pouvoir européen qui pourrait un jour décider d’arrêter l’opération. Des menaces existent périodiquement, certains trouvant que cette opération coûte trop cher et qu’elle n’est pas assez utile pour la gestion de l’agenda politique au quotidien. Les deux autres opérations reposent sur des fédérations de chercheurs. D’une manière imagée, on pourrait dire que la tradition de l’enquête Valeurs relève plutôt d’une culture « catholique », alors que l’ISSP aurait des caractéristiques « protestantes ». Cela se traduit notamment dans certaines formulations de questions, mais d’abord dans des formes organisationnelles. EVS est plus notabiliaire et centralisé dans son mode de fonctionnement, quelques personnes clés du Steering Committee prennent les décisions sur la base de discussions et d’une recherche de compromis et de consensus. Le secrétaire du programme exerce une très lourde tâche, mais a aussi un fort pouvoir d’orientation. Dans l’ISSP au contraire, on a poussé très loin le souci de la formalisation des procédures délibératives et de la définition des droits et devoirs de chaque membre. Il y a une règle de fonctionnement extrêmement précise qui fait beaucoup appel au vote démocratique. Tout se décide en assemblée plénière annuelle des membres, chaque pays ayant une voix. Ainsi, lorsqu’un thème de module a été décidé, un drafting group est élu pour préparer le questionnaire. Deux ans avant le terrain, une première discussion en assemblée générale a lieu sur les grands choix d’orientation. Le questionnaire définitif est voté en assemblée générale un an avant la réalisation, avec une procédure très complexe sur les amendements.

32Alors que les Eurobaromètres sont financés par le budget européen, les enquêtes Valeurs et ISSP relèvent de financements à la fois publics et privés. C’est bien sûr une des fragilités de ces deux dernières opérations. Il faut passer beaucoup de temps, notamment en France, pour trouver des partenaires financiers et boucler un budget. En 1999, pour l’enquête Valeurs, jusqu’au démarrage du terrain, on a eu beaucoup d’incertitudes sur le financement et sur la taille de l’échantillon que le budget permettrait d’atteindre. On a finalement pu récolter de quoi financer une enquête avec 1 821 individus, ce qui reste relativement peu pour des analyses fines. En ce qui concerne l’ISSP, les moyens donnés par les organismes de recherche ne permettent pas de financer une enquête de qualité optimale. Pour des raisons financières, nous avons dû adopter la procédure du questionnaire postal qui n’est pas idéale, et la pratique d’une relance n’a pas été possible pour les premières enquêtes.

33Du point de vue des procédures d’échantillonnage, la procédure aléatoire domine, mais c’est au sein des enquêtes Valeurs que le centre coordinateur accepte le plus facilement de reconnaître les bonnes raisons qu’un pays peut avoir de fonctionner différemment. En France par exemple, demander à un institut de réaliser un terrain avec route aléatoire en face à face coûte beaucoup plus cher qu’un terrain par quotas, pour un résultat pas forcément extraordinaire, parce que peu d’instituts ont une pratique routinisée de cette méthode. Pour l’enquête Valeurs, le terrain est fait selon la méthode des quotas, et les données sont de qualité au moins égale à celle des enquêtes qui utilisent des méthodologies différentes.

Difficile mise au point des questionnaires et diversité des tours de main

34On observe des différences dans les types de questions posées. Les thèmes abordés ne sont pas toujours identiques. Ainsi, les Eurobaromètres sont d’une richesse inégalée et inégalable sur les attitudes européennes et les perceptions des politiques communes. Au contraire, on ne trouve presque rien sur ce sujet dans les deux autres traditions. Une différence importante concerne ce que l’on mesure de manière privilégiée. L’enquête Valeurs ne comporte que très peu d’indicateurs dénombrant des comportements, probablement du fait d’une théorie sous-jacente : les individus agissent en fonction des valeurs qu’ils ont intériorisées. Ce qu’il faut mesurer, ce sont donc les opinions et les valeurs, de manière à pouvoir comparer les cultures profondes des différents pays européens. L’enquête ISSP craint moins de mesurer des situations et des comportements, du fait probablement de ses liens originels avec des enquêtes sociales qui comportaient déjà ce type d’indicateurs. On peut penser que, pour les promoteurs de l’enquête ISSP, le comportement est plus facile à mesurer qu’une opinion ; et il est au moins aussi révélateur d’une culture que l’intention et l’opinion. Dans le module ISSP sur les réseaux (2001), il y a, par exemple, des batteries extrêmement détaillées d’items pour appréhender la taille du groupe familial et amical, ainsi que l’intensité des relations sociales entretenues par l’enquêté. Cette différence de mesure est très claire dans le domaine de la famille. L’enquête Valeurs a beaucoup d’indicateurs sur les principes familiaux mais aucun sur les pratiques. Au contraire, le questionnaire ISSP de 2002 comporte à la fois des questions sur les conceptions des rôles familiaux et des mesures de pratiques : dans le couple, qui fait la lessive, les petites réparations, les courses d’alimentation, la cuisine, etc. ?

35Les trois entreprises se développent dans la durée, elles ont toutes trois compris la nécessité de maintenir les mêmes formulations de questions d’une vague d’enquêtes à l’autre pour permettre les comparaisons dans le temps. Comme chaque enquête est née dans un contexte et une tradition spécifique, on trouve rarement une question entièrement identique entre deux ou trois de ces opérations. Et les « philosophies » concernant la formulation des questions ne sont pas identiques. L’ISSP a depuis les origines construit des indicateurs avec un nombre élevé de modalités de réponses, par exemple : « Tout à fait d’accord, assez d’accord, ni d’accord ni pas d’accord, peu d’accord, pas d’accord du tout, ne peut choisir. » [23] Au contraire, dans les enquêtes Valeurs, d’assez nombreuses questions d’opinion sont dichotomiques, ce qui contribue parfois à faire augmenter les non-réponse, les individus ayant du mal à se situer sur un indicateur trop absolu. Par exemple, à la question de l’enquête Valeurs demandant : « Croyez-vous en Dieu ? – oui – non », on obtient 8 % de non-réponse en Europe. À une question ISSP beaucoup plus fine avec six items [24], les non-réponse tombent pour les mêmes pays à 1 %.

36Prenons un autre exemple où les intitulés de questions sont presque identiques, mais où les différences de nombre d’items rendent la comparaison très douteuse, comme le montrent les tableaux ci-dessous consacrés à la classique mesure de la confiance faite à autrui. Juste après l’enquête ISSP de 1998, on pouvait penser que les questions étaient comparables et qu’il y avait donc une augmentation de la confiance aux autres [25]. La publication des résultats de 1999 montre qu’il y a en fait une grande stabilité. Le fait d’avoir quatre items dans la formulation ISSP fait bouger les répartitions. Pour renforcer l’idée de stabilité de cet indicateur qui semble pourtant fragile (il interroge sur des notions très subjectives et immatérielles), indiquons que dans l’enquête électorale de 1967 [26], il figurait déjà sous une forme voisine. 20 % disaient « qu’on peut faire confiance aux gens », 70 % « qu’on ne prend jamais assez de précautions avec certaines personnes » et 11 % « ça dépend, ne sait pas ». De 1967 à 1999, les attitudes des Français dans la confiance faite à autrui semblent d’une grande stabilité.

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Enquête Valeurs pour la France
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Enquête ISSP pour la France

37Il est possible que ces différences dans la formulation des questions tiennent aux deux origines culturelles et religieuses évoquées préalablement [27]. Dans une tradition catholique, les croyances et les idées ont davantage été conçues comme des ensembles « à prendre ou à laisser », l’institution religieuse centralisée demandant de suivre entièrement le credo catholique. Dans une tradition protestante, le relativisme des croyances est depuis longtemps très fort. Il n’y a pas d’unité totale de pensée entre les différentes traditions protestantes, et beaucoup de latitude est acceptée, chaque membre étant plus ou moins invité à définir sa croyance et son idéologie. Ce qui peut expliquer qu’on multiplie le nombre des items, aussi bien pour les questions religieuses que pour les autres thèmes.

38La diversité des formulations de questions d’une tradition à l’autre se comprend et se justifie, puisqu’il ne faut changer les questions que lorsque c’est vraiment indispensable. Tous les spécialistes des enquêtes savent bien qu’il vaut parfois mieux garder une question imparfaite dans sa formulation que d’en faire une nouvelle, censée être meilleure mais dont les résultats seront incomparables avec les précédents. Les différences de formulation étant appelées à durer, il est intéressant de s’interroger sur l’effet qu’elles peuvent entraîner sur les résultats. Un travail de comparaison, mené à deux reprises sur des indicateurs de croyances religieuses utilisés dans les enquêtes Valeurs et ISSP, montre clairement que les diversités de formulation aboutissent à modifier de quelques points les résultats, mais que l’ordre de classement des différents pays sur chaque question comparée est à peu près le même et que les relations entre ces questions et des grandes variables sociodémographiques sont de même nature [28]. Ce genre de démonstration contribue à valider les résultats des enquêtes et à montrer la validité du matériau recueilli. On peut donc faire confiance aux deux traditions de recherche. On pourrait cependant souhaiter que, sur chaque sujet, on trouve un ou deux indicateurs communs pour s’assurer de la qualité des données recueillies dans chaque pays. Nous n’avons repéré qu’une question quasi identique entre les enquêtes ISSP et Valeurs ; elle concerne l’attitude des Églises en matière politique. On enregistre effectivement des résultats très proches pour la France, comme le montrent les tableaux ci-dessous. Vu les différences de mode d’administration de l’enquête, il est rassurant de voir que les résultats sont aussi proches.

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39Au-delà des spécificités des trois traditions dans la formulation des questions, on peut mettre en évidence un point commun à l’ensemble des questionnaires internationaux, comparés aux nationaux. Dans une enquête d’opinion nationale, certains indicateurs sont formulés en fonction du contexte sociologique, économique et politique et des débats qui sont à l’agenda dans le pays. On recueille donc de l’information relativement précise, en fonction d’une opinion formée et structurée par les thèmes du débat public. Dans les enquêtes internationales, les indicateurs sont beaucoup plus décontextualisés. On le voit déjà très bien sur les variables sociodémographiques. Il est difficile de faire une question internationale mesurant précisément les niveaux de diplôme. Car ceux-ci sont différents d’un pays à l’autre, et il est donc fort compliqué de classer des niveaux équivalents de diplômes, même pour les pays européens, dans un contexte de rapprochement des cursus de formation ! L’expérience a en fait montré la validité d’un critère synthétique consistant à demander à quel âge chacun a arrêté ses études à temps complet. Prenons un autre exemple concernant la sociologie de la famille. Il est fort intéressant dans une enquête française de mesurer les jugements concernant le PACS. C’est une bonne manière indirecte de tester les valeurs familiales. On ne peut poser une telle question au niveau international, puisqu’il n’y a pas eu dans chaque pays le même type de débat. On ne peut donc que faire des questions plus générales, comme par exemple dans l’enquête Valeurs : « êtes-vous d’accord avec l’opinion suivante : le mariage est une institution dépassée ? – d’accord – pas d’accord ». On trouve aussi dans cette enquête une longue batterie sur les éléments jugés importants pour le succès d’un mariage.

40Le problème de la décontextualisation des indicateurs est renforcé par une difficulté tenant au processus de décision sur la formulation des questions. Lorsqu’on réalise une enquête nationale, il y a en général une équipe restreinte qui décide du questionnaire en fonction des objectifs de l’enquête et des hypothèses explicatives concernant le sujet traité. Si l’équipe nationale est relativement large, la difficulté de s’entendre est cependant régulée par l’existence d’une tradition nationale de recherche et d’une communauté scientifique ayant ses savoir-faire. Au niveau international, les spécialistes de sciences sociales devant mettre au point les questionnaires ont été formés dans des traditions de recherches très différentes, ils sont aussi marqués par les traditions culturelles de leur pays et par les propres enquêtes nationales dont ils se sont occupés. Certains essayent de « vendre » au niveau international des questions qui ont bien marché dans leur pays ; ils s’entendent assez souvent répondre que ces indicateurs ne sauraient fonctionner pour certains pays particuliers. Il y a donc toujours un jeu serré de négociations autour de la mise au point des questionnaires, et le risque est de produire des monstres : un questionnaire trop long qui additionne les demandes des uns et des autres, des questions trop compliquées parce qu’il faut expliciter certains termes pour tenir compte des particularités de certains pays. En règle générale, après des épisodes difficiles, le bon sens sociologique reprend le dessus, et on parvient à des compromis acceptables [29]. Les questionnaires internationaux ne sont finalement pas des monstres, mais sont inévitablement moins conviviaux que des questionnaires nationaux. C’est le prix à payer pour la comparaison internationale. Le prix est au total faible par rapport aux résultats de l’entreprise.

41Une fois arrêté le questionnaire-maître en anglais, il faut assurer les traductions dans les différentes langues. La pratique est à peu près la même pour les trois traditions. Après qu’une traduction aussi minutieuse que possible ait été réalisée, on doit demander à une personne n’ayant pas participé à la première traduction de rétro-traduire en anglais. La comparaison des deux textes anglais permet de prendre conscience de certains glissements de sens dans la première traduction et de corriger en conséquence. Il est clair que la comparabilité des indicateurs dans les différentes langues n’est pas totale, malgré tout le soin que l’on peut prendre pour assurer de bonnes traductions. Certains mots n’ont pas la même connotation selon les langues. On le montrera à l’aide du tableau ci-dessous, extrait des enquêtes Valeurs de 1990. Il s’agit en fait de deux indicateurs de nationalisme, l’un consiste à demander à l’enquêté s’il est prêt à se battre pour son pays en cas de guerre (question dichotomique), l’autre est une question en quatre positions : se dire très, assez, pas très ou pas du tout fier d’être Italien ou Allemand ou Français... Les Danois se disent à la fois massivement prêts à se battre et fiers de leur nationalité. Au contraire, les Italiens ne sont pas prêts à se battre mais ils sont aussi fiers que les Danois. Quant aux Néerlandais, ils se déclarent prêts à se battre mais ne sont pas fiers. On peut penser que les connotations du terme « fier » dans les différentes langues expliquent ces divergences. La fierté est connotée très positivement en Italie et négativement aux Pays-Bas où la fierté relève d’une faute de goût, chacun devant faire preuve de réserve. Pour tourner cette difficulté, lorsqu’on dispose de plusieurs indicateurs mesurant le même type de valeurs, on peut construire une échelle d’attitude, ce qui lisse les effets de connotations et de vocabulaire.

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Les progrès permis par les enquêtes internationales

42On pourrait multiplier les mises en garde et montrer tous les pièges qui attendent le chercheur dans la comparaison internationale des données. On pourrait aussi en rajouter sur les biais, les à.peu-près, les différentes limites de ces outils. Mais ce serait risquer d’induire chez le lecteur non familiarisé avec les données d’enquêtes une erreur d’optique. Il risquerait de conclure : puisqu’il y a tant de biais, pourquoi se fatiguer ? Contentons-nous des stéréotypes sur les différentes sociétés, contentons-nous de penser et de savoir être brillant, il n’y a pas de critères de scientificité en sciences sociales, mieux vaut donc dire librement ce qu’on pense et ne pas chercher à vérifier des informations par des chiffres et par de l’empirie besogneuse. Une telle attitude serait tout à fait déplacée. Les indicateurs d’enquêtes sont à la fois des produits fragiles et pourtant très résistants, ils disent des choses importantes sur les différentes sociétés concernées et leurs évolutions. Le problème est souvent d’arriver à interpréter les différences significatives entre pays, une fois qu’on a repéré leur existence. Les indicateurs d’enquêtes internationales, comme tous les indicateurs statistiques, sont par certains aspects simplistes. Ils n’ont pas la finesse des données qualitatives. Mais la richesse est dans l’exploitation : la recherche des relations entre ces données simples permet de comprendre et d’expliquer des phénomènes sociaux, non pas au niveau d’un microgroupe observé intensément, mais au niveau d’un ensemble de sociétés.

43Avant que les enquêtes quantitatives n’existent, le sociologue était souvent amené à réfléchir à partir de monographies et à postuler des évolutions générales à partir de cas très limités. Henri Mendras [30] rappelle ainsi que Edward Banfield [31] avait, dans les années 1950, fait un séjour à la fois dans un village mormon aux États-Unis et dans un village du Mezzogiorno. Le lien social italien semblait fondé sur des liens familiaux et clientélaires (un amoralisme familial), alors qu’aux États-Unis le sens de la solidarité et de l’entraide communautaire était beaucoup plus développé. Cette différence culturelle était censée expliquer le développement américain et le sous-développement italien. À l’inverse, au début des années 1990, Putnam [32] soutient sur l’Italie une thèse antithétique de celle de Banfield. Le miracle italien s’expliquerait par la « trame des réseaux et des clientèles », les chorales produiraient la richesse tout comme, en France, le développement agricole de l’après-guerre aurait été facilité par l’existence d’un tissu social, allant des clubs de football de village aux mouvements d’action catholique rurale. Mais le même Putnam a une vision beaucoup plus pessimiste sur les États-Unis [33] que sur l’Italie. Il décrit, sur la base de statistiques nombreuses, un déclin des formes de solidarité américaine. Ce pays est en train de perdre le « capital social » qui faisait son succès. On peut probablement discuter le choix des indicateurs retenus : ne sont-ils pas trop sélectionnés pour aller dans le sens de la thèse de l’auteur ? La réalité des chiffres présentés peut parfois être discutée. On peut trouver aussi que Putnam n’a pas assez distingué différentes sortes de liens sociaux qui n’ont probablement pas le même type d’effet sur la santé et la richesse d’une société. On peut encore lui reprocher sa nostalgie du passé, exprimée d’ailleurs de façon un peu naïve. De plus, il considère trop exclusivement les déclins depuis les années 1960 sans voir que ces années constituaient un point haut dans la sociabilité ; elles constituaient une situation exceptionnelle, alors que les États-Unis sont aujourd’hui revenus à un étiage « plus normal », comparable à celui des premières décennies du siècle. Enfin, on peut s’étonner qu’il ne considère que des données américaines. S’il avait utilisé les données des enquêtes internationales et comparé les pays européens et les États-Unis sur une période de vingt ans, il serait probablement arrivé à des conclusions moins pessimistes [34]. Car on n’observe pas en Europe les mêmes tendances que de l’autre côté de l’Atlantique : globalement, le capital social semble plutôt stable qu’en baisse [35]. Et surtout on peut voir que, selon les pays et leurs traditions culturelles, il y a des différences dans les niveaux de confiance à autrui, dans la confiance aux institutions, dans les niveaux d’adhésion associative [36]. L’établissement de liens entre niveau de richesse et type de sociabilité est en fait extrêmement compliqué, pour ne pas dire douteux comme les discussions sur les travaux de Ronald Inglehart l’ont aussi montré. Retenons pour notre démonstration que le débat critique sur ce livre peut avoir lieu précisément parce qu’il existe des données d’enquête répliquées dans le temps, depuis très longtemps aux États-Unis, depuis moins longtemps dans les pays européens. L’existence des enquêtes internationales permet d’enrichir beaucoup le débat critique et de déboucher sur des progrès de connaissance.

44D’autres exemples de progrès dans les connaissances, grâce aux enquêtes internationales, peuvent être présentés [37]. C’est bien par les Eurobaromètres qu’on a pu déceler dans les années 1970 et 1980 la popularité de l’idée européenne et en mesurer les écarts selon les pays [38], avec certains pays qui ont toujours été très favorables à l’Europe, d’autres qui ne l’ont jamais été, d’autres encore, par exemple des pays comme l’Irlande ou le Portugal dont l’intérêt pour l’Europe a cru au fur et à mesure de l’arrivée des crédits de l’Union, d’autres enfin comme l’Allemagne où le sentiment pro-européen a subi des baisses sensibles au cours du temps. C’est aussi l’Eurobaromètre qui a permis de mesurer la montée d’un euroscepticisme à partir du début des années 1990, en datant précisément le début du phénomène et ses modulations selon les pays. La mesure précise permet ensuite de chercher des explications. On a ainsi pu élaborer la thèse du « consensus permissif ». L’Europe est une idée généreuse que beaucoup ont accepté depuis longtemps. Mais c’est aussi une idée qui n’avait pas de mal à être consensuelle tant que la construction européenne n’avait pas d’implications sensibles pour la majorité de la population. Avec l’Acte unique et le traité de Maastricht, l’importance de l’Europe devient évidente. Elle modifie profondément un certain nombre de politiques nationales. D’où la structuration d’un euroscepticisme. Au fond, on a vu, au fil du temps, l’opinion publique se structurer et se préciser sur les enjeux européens : on peut par exemple être favorable au projet européen et critique sur sa mise en œuvre, partiellement ou globalement. Les jugements sur l’Europe sont liés au sentiment d’identité européenne, mais celui-ci ne se construit que très lentement.

45D’autres facteurs explicatifs de l’euro-optimisme et de l’europessimisme ont aussi été recherchés. Des liens ont pu être trouvés avec les cycles de croissance et de récession économiques. Surtout des logiques de clercs et de nantis ont été mises en évidence : les personnes ayant fait des études longues, disposant de revenus élevés, les cadres sont beaucoup plus favorables à l’Europe. Il y a des « variables lourdes » des attitudes européennes ! L’échelle gauche-droite est au contraire peu prédictive, sauf pour les extrêmes, car les grands partis de gouvernement, à droite et à gauche, sont dans presque tous les pays européens plutôt favorables à la construction européenne.

46Les enquêtes répétées dans le temps ont aussi l’immense avantage de permettre de suivre des générations et de faire de l’analyse par cohorte de naissance. Que pense à différents moments du temps une même génération d’individus ? La méthode a beaucoup été pratiquée par Ronald Inglehart sur les données des Eurobaromètres et des enquêtes Valeurs. Il a notamment élaboré, sur la base de ces données, la thèse du développement progressif des valeurs postmatérialistes. Cette orientation nouvelle des valeurs aurait germé à partir du moment où des générations n’ayant pas connu des sociétés de pénurie arrivent à l’âge adulte. Ce sont donc les générations du baby boom qui créent cette orientation de valeurs. Au fur et à mesure que d’anciennes générations (socialisées avant la Seconde Guerre mondiale) sont remplacées par de jeunes générations, les niveaux de valeurs postmatérialistes devraient augmenter par processus de renouvellement des générations. Cette théorie est basée sur l’idée que chaque génération reste marquée par les valeurs qu’elle a intériorisées pendant sa jeunesse. Cette thèse brillante, portée par un grand entrepreneur en enquêtes quantitatives, a donné lieu à de multiples débats critiques. Comme pour les discours sur le capital social, l’existence de données pour fonder les discussions a fait progresser l’état des connaissances. On sait aujourd’hui que l’indice initial de mesure du postmatérialisme est très imparfait [39]. Ronald Inglehart lui-même a proposé de nouvelles batteries de questions et a intégré un certain nombre de critiques [40]. Il a découvert aussi que le niveau économique d’une société ne saurait expliquer entièrement son rapport aux valeurs et que la matrice religieuse des cultures pouvait avoir des influences importantes. Le développement économique transforme les systèmes de valeurs, mais ne conduit pas à des valeurs homogènes et globalisées de bien-être et d’auto-expression. Le développement ne génère pas une postmodernité unique ! Ronald Inglehart est souvent excessif dans les conclusions qu’il tire de l’analyse des données, et on peut facilement le critiquer. En même temps, il a incontestablement contribué à faire progresser la connaissance sur le changement culturel, en lien avec des phénomènes générationnels.

47Les enquêtes quantitatives internationales sont aussi très utiles pour comprendre le rapport des Européens à la politique. En effet, certains observateurs brossent des tableaux très sombres des évolutions en la matière. L’analyse des enquêtes apporte beaucoup plus de nuances [41]. On voit clairement que le degré de politisation, défini comme un intérêt et une valorisation du domaine politique, une capacité à en lire et interpréter les enjeux, ne bouge que lentement en Europe, même s’il baisse un peu chez les jeunes et augmente chez les personnes âgées. Par ailleurs, l’abstention électorale monte aussi chez les moins de 40 ans, ce que seules les enquêtes permettent de distinguer (les statistiques électorales n’enregistrent pas l’abstention par âge !). Dans le même temps, les générations de jeunes adultes ont un rapport plus critique à la politique et l’expriment plus facilement en signant des pétitions ou en manifestant. Ce sont bien les enquêtes qui permettent de dénombrer ce type de rapport protestataire à la politique. Il est à la hausse dans pratiquement tous les pays européens chez les jeunes générations. Et plus on appartient à des catégories sociales favorisées, plus on fait preuve de participation protestataire, ce qui va contre le vieux stéréotype souvent développé, y compris par des universitaires, sur le fort activisme des ouvriers !

48Dans le domaine religieux, les données d’enquêtes éclairent aussi de manière décisive certains débats théoriques. On avait beaucoup mis l’accent dans les années 1970 sur la montée de la sécularisation, puis le paradigme du retour du religieux est apparu et a enthousiasmé à la fois les médias et certains sociologues des religions. Les données d’enquêtes permettent de mesurer le déclin régulier de l’intégration religieuse institutionnelle. Les personnes qui se déclarent sans appartenance confessionnelle croissent dans de nombreux pays, tandis que décline l’intégration aux grands systèmes religieux. Les croyances de l’univers religieux chrétien ont aussi beaucoup reculé, même si des stabilisations ou des petits mouvements de retour peuvent se constater sur les données de l’enquête Valeurs de 1999 [42]. Les enquêtes montrent aussi des phénomènes de recomposition entre différents univers de croyances [43]. Des catholiques ou des protestants, surtout s’ils sont peu intégrés à leur confession, peuvent adhérer à des croyances dites parallèles ou hétérodoxes (télépathie, réincarnation, astrologie...) ; des personnes qui se déclarent sans religion manifestent aussi parfois une ouverture à des croyances religieuses puisées dans différentes traditions. La sécularisation comme affaiblissement des liens avec des systèmes religieux construits est bien une réalité. Mais l’univers du religieux diffus, du religieux mondanisé, sans référence à un récit des origines mais venant combler les désirs de sens et de réalisation hic et nunc de nos contemporains, semble en plein développement. Et les choix que chacun fait dans ce domaine, allant de l’intégration à un des grands systèmes religieux jusqu’à leur négation totale, en passant par toutes les formes possibles d’hésitations et de recompositions, ont des conséquences relativement fortes dans de nombreux domaines de valeurs, allant de l’éthique au politique.

49Des progrès dans la connaissance sociologique ont parfois été réalisés en étudiant des indicateurs qu’on aurait pu considérer comme tout à fait secondaires. Ainsi, aussi bien dans les Eurobaromètres que dans les enquêtes Valeurs, on dispose de questions sur la satisfaction à l’égard de sa vie et sur le sentiment de bonheur. Voilà des indicateurs dont un néophyte pourrait penser qu’ils sont d’un faible intérêt. Leur présence dans l’enquête provient probablement d’hypothèses selon lesquelles les opinions et les valeurs peuvent bouger chez les individus selon leurs dispositions subjectives. C’est au titre de variables indépendantes qu’ils figurent dans les enquêtes. Leur analyse en tant que telle révèle, de manière inattendue, des phénomènes curieux [44]. Dans chaque pays, les niveaux de bien-être subjectif varient peu selon les différents groupes sociaux : il n’y a pas de différence entre hommes et femmes, alors qu’objectivement les femmes sont moins favorisées, les différences selon les catégories sociales, les revenus, les niveaux de diplômes sont faibles. Pour le même pays, les seules différences importantes se constatent juste après les changements importants dans la situation objective des individus. Il y aurait donc un temps d’adaptation à une situation nouvelle ; après une phase de frustration, il y aurait des phénomènes d’ajustement psychologique qui se produiraient, les individus ne pouvant durablement vivre explicitement dans la frustration forte. Psychologiquement et socialement, chacun serait au fond sommé de se sentir assez heureux et ajusterait ses états d’âme, faisant éventuellement « contre mauvaise fortune bon cœur ». Cette thèse, bien vérifiée pays par pays, bute cependant sur la comparaison des résultats internationaux. Si les niveaux de bien-être subjectif sont en principe toujours assez élevés dans les différents pays enquêtés, il existe cependant des différences stables [45] et non négligeables entre eux (plus importantes que toutes les différences internes à un pays), différences qui ne devraient pas exister en fonction de la théorie de l’ajustement progressif [46]. L’explication semble en partie relever des différences économiques, le niveau de bonheur étant en général un peu plus fort dans les pays riches, un peu plus faible dans les pays pauvres. Mais elle réside aussi en partie dans des différences culturelles, les pays de matrice culturelle protestante connaissant à la fois une satisfaction plus forte et une confiance plus facile à autrui [47].

50Les enquêtes internationales répétées dans le temps long ont donc une grande utilité pour la recherche sur les opinions publiques et les cultures des différents peuples. Elles permettent de repérer des différences entre pays, souvent étonnantes, qu’on ne percevrait pas facilement sans les chiffres. Et ces différences ont souvent de la stabilité temporelle, montrant la consistance des cultures à l’heure de la globalisation. Les enquêtes montrent bien que, si l’on peut observer certains rapprochements dans des indicateurs d’opinion au fil du temps, au fil notamment de la construction européenne, on voit aussi des différences très résistantes. L’analyse des résultats permet de faire des hypothèses explicatives de ces différences, hypothèses que d’autres peuvent contester en se référant aux mêmes données. On est donc dans un univers où le débat est borné par des données empiriques certes fragiles, mais pourtant consistantes. Cela fait toute la différence avec les débats de salon.

Notes

  • [1]
    Par exemple, dès 1948, à l’initiative de l’Unesco, William Buchanan et Hadley Cantril réalisent une enquête dans neuf pays, « How nations see each other », Urbana, University of Illinois Press. Cf. sur les premiers travaux de ce type, Stein Rokkan (ed.), Comparative Survey Analysis, Paris, Mouton, 1969. Certains sondages sont aussi effectués, à partir du début des années 1950, dans plusieurs pays européens à la demande des pouvoirs publics américains ; certaines questions sont de fait répétées dans le temps. Ces sondages de la US Information Agency étaient consultables par les chercheurs après un certain délai temporel. Cf. Richard L. Merritt and Donald J. Puchala (eds), Western European Perspectives on International Affairs, New York, Prager, 1968 ; Jacques-René Rabier, « L’utilisation comparative et diachronique des données d’enquête par sondage », dans Alain Girard et Edmond Malinvaud (sous la dir. de), Les enquêtes d’opinion et la recherche en sciences sociales, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 1989, p. 37-50.
  • [2]
    Les enquêtes électorales sont pour l’essentiel nationales, parce que les élections se jouent trop sur des enjeux nationaux pour facilement donner lieu à des enquêtes internationales. Les élections européennes constituent en partie une exception. Mais la European Electoral Study n’a pas bénéficié d’une constance dans le recueil des données au cours du temps. Certaines enquêtes de sociologie électorale faites au moment des élections nationales comportent quelques questions communes avec d’autres pays, ce qui peut permettre des amorces de comparaison.
  • [3]
    Après des études à la Sorbonne et à l’École libre des sciences politiques, il participe à la rédaction de la revue Esprit. En 1946, il devient directeur de cabinet de Jean Monnet au Commissariat général au Plan. Il le suit à la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). À la création de la Communauté économique européenne, il devient en 1958 directeur général pour la presse et l’information à la Commission européenne. À partir de 1973, il est conseiller spécial auprès de la Commission et responsable de toutes les enquêtes Eurobaromètres jusqu’en 1986. Cf. Karlheinz Reif et Ronald Inglehart (eds), Eurobarometer. The Dynamics of European Public Opinion. Essays in Honour of Jacques-René Rabier, London, Mac Millan, 1991 ; Jacques-René Rabier, « Euro-baromètre : un enfant qui a bien grandi », dans Pierre Bréchon et Bruno Cautrès (sous la dir. de), Les enquêtes Eurobaromètres. Analyse comparée des données sociopolitiques, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1998, p. 17-21.
  • [4]
    Aujourd’hui, les Eurobaromètres ont une fonction supplémentaire : ils servent aussi comme outil d’évaluation des politiques mises en œuvre. Par exemple, pour mesurer l’effet d’une campagne de sensibilisation à une politique européenne, on pose des questions avant et après la campagne pour mesurer une éventuelle évolution.
  • [5]
    On peut rêver que l’européanisation des politiques nationales conduise un jour à la publication des enquêtes faites par les pouvoirs publics dans les différents États membres avec l’argent du contribuable.
  • [6]
    « L’opinion publique et l’Europe des Six », Revue Sondages, 1963, no 1. Sondages était la revue de l’IFOP, publiée sans interruption entre 1948 et 1978. Elle a eu un rôle très important pour faire prendre conscience de l’intérêt sociologique des sondages d’opinion.
  • [7]
    Deux rapports en furent tirés : « L’opinion des Européens sur les aspects régionaux et agricoles du Marché commun, l’unification politique de l’Europe et l’information du public », décembre 1971, et « Les Européens et l’unification de l’Europe », juin 1972.
  • [8]
    Jacques-René Rabier travaille alors en étroite collaboration avec Jean Stoetzel, professeur à la Sorbonne (Paris V), et Ronald Inglehart, professeur à l’université de Michigan. À partir de 1987, l’Eurobaromètre sera dirigé par des universitaires, d’abord Karlheinz Reif, professeur de science politique à Mannheim, puis Anna Melich, professeur de science politique à Genève. Depuis 1999, la direction est passée à Harald Hartung, puis Thomas Christensen et Antonis Papacostas, assistés par Renaud Soufflot de Magny.
  • [9]
    Sur l’esprit de l’entreprise, on pourra consulter Anna Melich, « Les enquêtes Eurobaromètres et la construction européenne », ainsi que Philippe Caillot et Bernard Denni, « La qualité des données Eurobaromètres », dans Pierre Bréchon, Bruno Cautrès, Les enquêtes Eurobaromètres, op. cit., p. 23-39 et 71-87.
  • [10]
    Lorsque cela aboutit à un questionnaire trop lourd, un sondage supplémentaire est organisé qui démarre souvent deux semaines après l’Eurobaromètre dit standard.
  • [11]
    Malgré cette méthodologie aléatoire, une pondération existe dans chaque pays pour tenir compte des biais introduits par l’acceptation différentielle de l’enquête. On trouve aussi dans les fichiers de données plusieurs pondérations permettant de calculer des moyennes pour différents ensembles de pays (Europe des six, des neuf, des douze, des quinze, etc.).
  • [12]
    Pour des analyses récentes faites sur les données des Eurobaromètres, on pourra consulter L’opinion européenne, ouvrage collectif publié chaque année, Presses de sciences-po et Fondation Robert-Schuman. La 3e édition est parue en mars 2002.
  • [13]
    Elle a très vite également été faite dans les trois pays scandinaves.
  • [14]
    Cf. Jean Stoetzel, Les valeurs du temps présent : une enquête européenne, Paris, PUF, coll. « Sociologies », 1983.
  • [15]
    Le questionnaire suisse est un peu différent de celui des autres pays, l’enquête ayant servi à tester de nouvelles questions avant la réalisation de l’ensemble de la vague EVS. Les pays nordiques sont présents dans l’enquête EVS pour la première fois, mais ils avaient participé à la première vague WVS.
  • [16]
    Cf. pour la France, Hélène Riffault (sous la dir. de), Les valeurs des Français, Paris, PUF, coll. « Sociologies », 1994.
  • [17]
    Notamment Sheena Ashford, Noel Timms, What Europe thinks ? A Study of Western European Values, Aldershot Dartmouth, 1992 ; Peter Ester, Loek Halman, Ruud de Moor, The Individualizing Society. Value Change in Europe and North America, Tilburg, Tilburg University Press, 1993 ; Futuribles, « L’évolution des valeurs des Européens », numéro spécial 200, juillet-août 1995. Un site Internet a été mis en place par la Fondation EVS ((((http:// evs. kub. nl). Il explique les objectifs poursuivis et présente une bibliographie, non exhaustive, des publications utilisant les données de l’enquête (au total près de 400 références).
  • [18]
    Cf. Ronald Inglehart, Modernization and Postmodernization. Cultural, Economic and Political Change in 43 Societies, Princeton, Princeton University Press, 1997 ; « Choc des civilisations ou modernisation culturelle du monde », Le Débat, no 105, mai-août 1999, p. 23-54 ; « Modernization, cultural change, and the persistence of traditional values », American Sociological Review, February 2000, vol. 65, p. 19-51.
  • [19]
    Cf. Loek Halman, The European Values Study : A Third Wave. Sourcebook of the 1999-2000 European Values Study Surveys, Tilburg, WORC-Tilburg University, 2001.
  • [20]
    Pour la France, une association de chercheurs a été créée, baptisée ARVAL, association pour la recherche sur les systèmes de Valeurs. Elle réalise la partie française de l’enquête et travaille à l’exploitation des données européennes. Pour la dernière vague de l’enquête, cf. Pierre Bréchon (sous la dir. de), Les valeurs des Français. Évolutions de 1980 à 2000, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2000. La même équipe prépare un travail de comparaison internationale à paraître dans la revue Futuribles, numéro spécial, juillet-août 2002.
  • [21]
    Des informations sur ce programme sont disponibles à l’adresse : http :// wwwww. issp. org.
  • [22]
    La France fait partie du réseau ISSP depuis 1996, à l’initiative d’une équipe qui réunit plusieurs chercheurs : Yannick Lemel, coordonnateur (LSQ/CNRS), Pierre Bréchon, Bruno Cautrès (CIDSP/CNRS), Michel Forsé, Alain Degenne (LASMAS/CNRS), Olivier Galland (OSC/FNSP).
  • [23]
    Pour la batterie de questions sur les tâches familiales exercées précédemment évoquées, il y a sept modalités de réponses : « toujours moi », « habituellement moi », « à égalité ou les deux ensemble », « habituellement mon épouse ou mon conjoint », « toujours mon épouse ou mon conjoint », « une troisième personne », « ne peut choisir ».
  • [24]
    Ces items intermédiaires permettent de tenir compte de positions incertaines sur la croyance en Dieu, positions qui tendent à devenir de plus en plus nombreuses. Un item porte aussi sur le type de Dieu auquel on croit, ce qui part d’une bonne intention : il y a de plus en plus une pluralité des représentations de Dieu. Cependant, mêler dans la même question l’intensité de la croyance et ses formes n’est pas tout à fait sans problème.
  • [25]
    Cf. Michel Forsé, « Rôle spécifique et croissance du capital social », Revue de l’OFCE, no 76, janvier 2001, p. 211-212.
  • [26]
    Enquête postélectorale SOFRES, à l’initiative de Philip E. Converse et Roy Pierce, University of Michigan. Les données, perdues en France, ont été retrouvées aux États-Unis à l’ICPSR, banque de données sociopolitiques américaine. Elles sont désormais archivées dans la banque française, à la BDSP/CIDSP.
  • [27]
    Notons d’ailleurs que, du fait de sa tradition protestante, l’enquête ISSP comporte, dans le module religieux, une très intéressante question sur la Bible :
    Laquelle de ces affirmations correspond le mieux à votre sentiment au sujet de la Bible ?
    — La Bible est la parole même de Dieu et elle doit être prise au pied
    de la lettre
    — La Bible représente la parole de Dieu mais elle ne doit pas être comprise
    à la lettre
    — La Bible est un livre ancien de contes, de légendes, d’histoires
    et de préceptes moraux rapportés par les hommes
    — Tout cela ne me concerne pas
    — Ne peut choisir
  • [28]
    Cf. Pierre Bréchon, « The Measurement of Religious Beliefs in International Surveys », dans Niko Tos, Peter Ph. Molher, Brina Malnar, Modern Society and Values : A Comparative Analysis Based on the ISSP Project, FSS, University of Ljubljana and ZUMA, University of Mannheim, 1999, p. 291-315 ; Pierre Bréchon, « Mesurer les croyances religieuses », dans Jean-Marie Donegani, Sophie Duchesne, Florence Haegel (sous la dir. de), Aux frontières des attitudes. Mélanges en l’honneur de Guy Michelat, Paris, L’Harmattan, à paraître.
  • [29]
    Il peut cependant arriver qu’une question litigieuse subsiste. Ainsi, dans l’Eurobaromètre du printemps 1992, on trouve cette question très compliquée : « Pour arrêter la croissance des excédents agricoles, la Commission européenne envisage une réforme de la Politique agricole commune. Elle ne réduirait pas les dépenses de la Communauté européenne et pourrait même les augmenter dans un avenir proche. Cette réforme prévoit une distribution plus égale des fonds en remplaçant progressivement les prix élevés garantis à tous les agriculteurs par des aides directes de revenus aux petites et moyennes exploitations. Pensez-vous que cette réforme soit une bonne chose ou une mauvaise chose ? » 20 % ne répondent pas, et 54 % se disent favorables. On peut se demander ce qu’on a effectivement mesuré... Philippe Caillot et Bernard Denni, op. cit., p. 83, estiment que, dans un pareil cas, les réponses positives pourraient cacher un « biais d’acquiescement ».
  • [30]
    Cf. Henri Mendras, « Le lien social en Amérique et en Europe », Revue de l’OFCE, no 76, janvier 2001, p. 179-187.
  • [31]
    Cf. Edward C. Banfield, The Moral Basis of a Backward Society, Glenco, The Free Press, 1958.
  • [32]
    Cf. Robert D. Putnam, Making Democracy Work, Civic traditions in Modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993.
  • [33]
    Cf. Robert D. Putnam, Bowling Alone. The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon and Shuster, 2000.
  • [34]
    Il aurait ainsi découvert que l’Italie est beaucoup moins « associative » que les États-Unis.
  • [35]
    Dans le numéro spécial de Futuribles en préparation (juillet-août 2002) sur la comparaison européenne des enquêtes Valeurs, on pourra consulter le chapitre d’Olivier Galland sur les relations sociales. Voir aussi Pierre Bréchon et Olivier Galland, « Perception of oneself, others and society », dans un livre édité par Wil Arts et Loek Halman, Brill Academic Publishers, à paraître.
  • [36]
    De 1981 à 1999, les différences entre pays semblent s’accroître, les adhésions associatives augmentant dans certains pays de l’Europe du nord, étant stables dans la médiocrité pour l’Europe du Sud (France, Italie, Espagne, Portugal) et en régression très forte au Royaume-Uni.
  • [37]
    Nous aurions pu aussi prendre comme exemple la confiance dans les autres peuples. Cf. Ronald Inglehart, Jacques-René Rabier, « La confiance entre les peuples : déterminants et conséquences », Revue française de science politique, 34/1, février 1984, p. 5-47 ; Ronald Inglehart, « Trust between Nations : Primordial ties, Societal Learning and Economic Development », in Ronald Reif and Ronald Inglehart (eds), op. cit., p. 145-185.
  • [38]
    Outre les travaux déjà cités sur les Eurobaromètres, on pourra consulter Pierre Bréchon, Bruno Cautrès, Bernard Denni, « L’évolution des attitudes à l’égard de l’Europe », dans Pascal Perrineau, Colette Ysmal (sous la dir. de), Le vote des douze, Paris, Presses de sciences-po, p. 155-180 ; Pierre Bréchon, « Un euroscepticisme généré par les craintes économiques » et « Le clivage persistant entre peuple et élites », Le Monde, 3-4 mai 1998, p. 12.
  • [39]
    Scott C. Flanagan, « Value change in Industrial Societies », American Political Science Review, vol. 81/4, 1987, p. 1303-1319, texte précédé d’une présentation par Inglehart de sa théorie (p. 1289-1303) ; Étienne Schweisguth, « Le postmatérialisme revisité : R. Inglehart persiste et signe », Revue française de science politique, 47/5, octobre 1997, p. 653-659 ; Bruno Cautrès, compte rendu de « Modernization and postmodernization », Critique internationale, no 6, hiver 2000.
  • [40]
    Dans l’article du Débat, op. cit., il mesure l’axe des valeurs de pénurie opposées aux valeurs de bien-être par cinq variables : le sentiment de satisfaction générale quant à sa vie actuelle, le sentiment d’être heureux, l’indice de postmatérialisme classique, l’attitude face à l’homosexualité et le degré de confiance à autrui. Il faudrait vérifier l’homogénéité d’un tel axe de valeurs ; l’auteur reste en général discret sur ses choix méthodologiques !
  • [41]
    Cf. Pierre Bréchon, « Des valeurs politiques, entre pérennité et changement », Futuribles, numéro spécial sur les valeurs des Européens, à paraître, juillet-août 2002.
  • [42]
    Cf. Lambert Yves, « Religion : l’Europe à un tournant », Futuribles, numéro spécial sur les valeurs des Européens, à paraître, juillet-août 2002.
  • [43]
    Sur les données des enquêtes ISSP de 1998, cf. Pierre Bréchon, « Les attitudes religieuses en France : quelles recompositions en cours ? », Archives de sciences sociales des religions, no 109, janvier-mars 2000, p. 11-30 ; « L’évolution du religieux », Futuribles n° 260, janvier 2001, p. 39-48 ; « L’univers des croyances religieuses. La Suisse comparée à ses voisins (Allemagne, Autriche, France, Italie) », Cahiers de l’Observatoire des religions en Suisse, no 1, juin 2001, p. 39-57 ; « Influence de l’intégration religieuse sur les attitudes : analyse comparative européenne », Revue française de sociologie, 2002, no 3, à paraître.
  • [44]
    Cf. Ronald Inglehart, Jacques-René Rabier, « Du bonheur... Les aspirations s’adaptent aux situations » et « Du bonheur... Sentiment personnel et norme culturelle », Futuribles, no 80, septembre 1984, p. 29-57, et no 81, octobre 1984, p. 3-27 ; Hélène Riffault, « La personne : soi et les autres », dans Hélène Riffault (sous la dir. de), Les valeurs des Français, Paris, PUF, 1994, p. 11-34 ; Jean-François Tchernia, « Le moral des Français », dans Pierre Bréchon (sous la dir. de), Les valeurs des Français. Évolutions de 1980 à 2000, Paris, Armand Colin, 2000, p. 19-27.
  • [45]
    Parfois un décrochage d’un pays par rapport à son niveau antérieur peut être repérable. On a ainsi pu s’étonner de la baisse du niveau de satisfaction des Belges à la fin des années 1970 et au début des années 1980. Si l’on en croit l’enquête Valeurs, ils ont retrouvé en 1990 et 1999 un niveau de bonheur élevé.
  • [46]
    Selon les pays, le choix du bonheur total ou relatif (se sentir très ou assez heureux, être très ou assez satisfait de sa vie) change beaucoup. Ces différences entre pays existent toujours aujourd’hui. D’après l’Eurobaromètre 55 du printemps 2001, 62 % des Danois se déclarent très satisfaits de leur vie, tout comme 48 % des Néerlandais et 41 % des Suédois. Au contraire, seulement 18 % des Espagnols, 16 % des Italiens et des Allemands, 15 % des Français, 9 % des Grecs et 7 % des Portugais choisissent cet item.
  • [47]
    De manière assez drôle, Inglehart et Rabier rappellent qu’aujourd’hui comme au temps de Durkheim, les sociétés protestantes connaissent des taux de suicide plus élevés que les pays de culture catholique. C’est donc dans les sociétés où on se sent le plus heureux qu’on se suicide le plus ! La corrélation n’a évidemment rien à voir avec une explication. La culture protestante explique à la fois le taux de suicide et le sentiment de bonheur. Il est évident que les personnes qui se suicident se sentent très malheureuses, mais elles sont heureusement statistiquement très peu nombreuses.
Français

Après avoir présenté les trois traditions d’enquêtes sociologiques internationales (Eurobaromètres, Valeurs, ISSP), cet article explicite leurs points communs (par exemple un même souci de réplication des questions au fil du temps, des indicateurs qui doivent être décontextualisés – sortis du contexte national –, des questionnaires souvent compliqués, des problèmes inévitables de traduction en plusieurs langues) et leurs différences (par exemple dans les types de questionnements et les formulations de questions). La fin de l’article explicite les progrès que ces enquêtes ont permis de faire. Elles sont indispensables pour une bonne comparaison entre sociétés, qui ne reposait jusque-là que sur des approches monographiques. Elles permettent de dépasser les stéréotypes et les théories construites sur des impressions ou même des analyses riches mais trop spécifiques. Elles mettent bien en évidence la prégnance des différences culturelles entre pays que la mondialisation ne réduit pas facilement.

Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2008
https://doi.org/10.3917/anso.021.0105
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