1L’un des traits les plus frappants des écrits de Weber sur la religion, c’est la fréquence avec laquelle il emploie le mot rationalité et ses dérivés Rationalisierung, Durchrationalisierung, etc.). Cela résulte de ce que l’explication sociologique des phénomènes religieux et particulièrement des croyances religieuses relève pour lui, comme l’explication de tout phénomène social, de la méthode compréhensive. Selon le postulat fondamental de la métathéorie fondant la méthode compréhensive, la cause des croyances d’un individu coïncide avec le sens qu’elles ont pour lui. Pour le sociologue, expliquer que telle catégorie de personnes adhère à telle croyance, c’est en d’autres termes, selon Weber, montrer que ces croyances font sens pour les personnes en question.
2Les écrits de Weber en matière de sociologie des religions gardent tout leur intérêt en raison de ce cadre méthodologique et théorique dans lequel ils s’inscrivent. Comme ceux de Durkheim, l’information sur laquelle ils reposent a vieilli. Les spécialistes et les théoriciens de la société indienne sont critiques à l’égard de ce que Weber écrit sur les castes indiennes et particulièrement sur les Intouchables [1]. Les manuscrits de la mer Morte apportent des précisions que Weber ne pouvait connaître sur le judaïsme antique et le christianisme primitif. Ses écrits sont, en outre, pour la plupart posthumes. On n’a pas d’assurance qu’ils nous soient bien parvenus dans un état que Weber aurait considéré comme définitif. En revanche, la portée de la leçon de méthode et de théorie (ces deux dimensions de l’activité scientifique entretenant entre elles un étroit rapport de réciprocité) qu’ils nous donnent est intacte. C’est donc surtout cette leçon qu’il est utile aujourd’hui de mettre en évidence, dans le cas des écrits de sociologie de la religion de Weber, comme dans celui des Formes élémentaires de Durkheim (1979) [2]. Tel sera mon propos dans les remarques qui suivent.
Les deux grands types de théories du religieux
3Si Weber applique de manière particulièrement consciente et systématique la métathéorie de la compréhension à l’analyse des croyances religieuses, il n’est pas le seul à le faire. Si l’on accepte de jeter un regard distancié sur les manières dont les croyances religieuses sont expliquées par les sciences humaines, on discerne deux grandes catégories de théories. Les unes, qui peuvent être dites discontinuistes, font des croyances religieuses un continent à part de la pensée humaine. Elles proposent de les expliquer en postulant que le croyant est soumis à des lois de la pensée distinctes de celles qui régissent la pensée scientifique. La « mentalité primitive » de Lévy-Bruhl (1938, 1949, 1960, 1963), la « pensée sauvage » de Lévi-Strauss (1962), et aujourd’hui la « pensée magique » de Shweder (1977), ou encore l’ « anthropologie cognitive » de d’Andrade (1995) s’inscrivent dans ce cadre. Shweder (1991) abandonne la notion de « pensée magique » qu’il avait utilisée antérieurement, mais sous l’étiquette du « cognitivisme », il développe une théorie discontinuiste de la pensée, les diverses cultures étant supposées utiliser des schémas de pensée spécifiques.
4La « mentalité primitive » et la « pensée sauvage » sont des concepts sans doute distincts, mais qui ont en commun de postuler l’existence de formes de pensée collective s’écartant des règles de la pensée ordinaire de l’homme moderne. Selon Horton (1973, 1993), ce type de concepts témoigne surtout de l’attitude, condescendante au début du siècle, déférente depuis le milieu du siècle, qui prévaut généralement parmi les anthropologues à l’égard des sociétés non occidentales et spécialement des sociétés sans écriture. De la « mentalité primitive » à la « pensée sauvage », il semble bien en effet qu’il y ait progrès plutôt moral que scientifique.
5Ces théories discontinuistes reprennent sur un mode savant les intuitions de Comte (les trois états, théologique, métaphysique et positif de la pensée), en les dépouillant de leur dimension évolutionniste, de Pareto (le « non-logique » comme distinct du logique et de l’ « illogique »), ou, remontant encore dans le temps, de Voltaire (1767).
6À l’opposé, la métathéorie de Weber est continuiste : l’adhésion à tout type de croyances, religieuses comme juridiques ou scientifiques, s’explique par le fait que le sujet a des raisons fortes d’y croire, et que ces croyances font par suite sens pour lui. Il s’agit donc pour le sociologue de reconstruire (nachbilden) ces raisons. Cela suppose que l’observateur et l’observé obéissent aux mêmes règles de pensée.
7Weber n’est pas le seul à adopter ce cadre théorique. Tocqueville (1986) avant lui partage les mêmes principes de théorie et de méthode. Il montre que les différences dans le contenu et la distribution macroscopique des croyances religieuses qu’on observe entre les États-Unis et la France sont « compréhensibles » : les Américains ont des raisons, que les Français n’ont pas, de rester attachés à leurs croyances religieuses traditionnelles. Renan, notamment dans sa Vie de Jésus (1867), partage, lui aussi, les mêmes principes. Il en va de même du Durkheim des Formes élémentaires de la vie religieuse : on ne saurait expliquer les croyances religieuses comme des illusions ; les interprétations scientifiques se situent dans la continuité des interprétations religieuses du monde.
8On peut noter incidemment que le Voltaire (1734) des Lettres philosophiques adopte aussi ce cadre. Les conceptions de Penn, le fondateur Quaker de la Pennsylvanie, lui paraissent parfaitement « compréhensibles » : il souhaite imposer la tolérance, le respect de la dignité d’autrui, la suprématie de l’être sur l’avoir comme des valeurs fondamentales ; Voltaire reproche seulement à Penn de les traduire dans un symbolisme « ridicule » : Penn « aurait rendu [ses idées] respectables en Europe, si les hommes pouvaient respecter la vertu sous des apparences ridicules » (4e Lettre sur les Quakers). Fort bien informé des recherches disponibles de son temps en matière d’histoire des religions [3], Voltaire (1767, p. 1079) attribue dans son Tombeau du fanatisme à ceux que nous qualifierions aujourd’hui d’ « intellectuels » le fait que les idées de base du christianisme aient donné naissance à des spéculations qui ont fini par les rendre méconnaissables : « Ce ne fut que quand on voulut platoniser qu’on se perdit dans ces idées chimériques [Voltaire vise ici le dogme de la Trinité]. »
Une conception ouverte de la rationalité
9Il faut se garder de prendre le mot « rationalité » tel que l’emploie Weber au sens étroit qu’il revêt communément aujourd’hui dans les sciences sociales. Ainsi, la Rational Choice Theory (expression couramment rendue en français par « Théorie du choix rationnel » (TCR), mais plus exactement traduite par « modèle de l’utilité espérée ») fait de l’acteur social un individu mû par le souci exclusif de satisfaire ses préférences par les moyens qui lui paraissent les plus adaptés. Ici, la rationalité inclut des caractéristiques (égoïsme d’une part, conséquentialisme et instrumentalisme, de l’autre) qui ne sont nullement des ingrédients obligatoires de la rationalité. Outre qu’elle postule que les préférences altruistes relèvent toujours de l’égoïsme bien compris [4], la théorie dite du choix rationnel confond rationalité et rationalité instrumentale (ou, comme on peut encore dire, rationalité conséquentialiste). Cette restriction, qui n’a rien d’obligatoire, a l’inconvénient de produire une image de l’acteur social de caractère métaphysique, dont on ne voit pas ce qui la justifie d’un point de vue scientifique. Tous d’ailleurs ne la partagent pas. Ainsi, le philosophe N. Rescher (1995, p. 26) déclare : « [...] rationality is in its very nature teleological and ends-oriented », précisant aussitôt que « téléologique » ne se confond pas avec « instrumental ». Il continue en effet : « Cognitive rationality is concerned with achieving true beliefs. Evaluative rationality is concerned with making correct evaluation. Practical rationality is concerned with the effective pursuit of appropriate objectives. » Ainsi, ce n’est évidemment pas la rationalité instrumentale, mais la rationalité qualifiée par Rescher de cognitive qui donne sens au travail du scientifique [5]. Dans la même veine, la distinction wébérienne entre « rationalité instrumentale » et « rationalité axiologique » implique que la rationalité ne se confond pas avec la rationalité « instrumentale », et que les sciences sociales doivent en tenir compte, dès lors qu’elles se proposent d’expliquer les croyances et les sentiments des sujets sociaux. Pour qui se sent gêné par la notion d’une pluralité des types de rationalité, on remarquera qu’ils ont tous en commun de postuler qu’un sujet fait X ou croit que Y parce qu’il a des raisons que, à l’instar de tous ceux qui sont dans la même situation que lui (au sens large de la notion de « situation »), il perçoit comme fortes de faire X ou de croire que Y.
10Dans le chapitre « Die Wirtschaftsethik der Weltreligionen » de ses Essais de sociologie de la religion, Weber (1988, I, p. 266) parle de « rationalisation » (Rationalisierung) pour qualifier divers processus cognitifs : la recherche de la cohérence – et plus généralement de la crédibilité – dans l’explication des phénomènes, mais aussi la recherche de moyens adaptés à des buts eux-mêmes inspirés par des besoins fondamentaux, la simplification des théories proposées pour expliquer les phénomènes naturels ou humains, la définition de pratiques et la conception de techniques dérivant de ces théories, ou encore la codification de ces techniques et de ces pratiques. La pensée religieuse lui paraît soumise, comme toute forme de pensée, à ces processus de rationalisation. En un mot, le sujet cherche à produire (ou, selon son « rôle » social, à repérer sur le marché des idées et à endosser) des explications pour lui crédibles des phénomènes qui l’intéressent ou le préoccupent (la souffrance, l’abondance des récoltes, la survie et la reproduction des troupeaux, etc.), de manière à en tirer des lignes de comportement utiles, et il soumet ces explications théoriques à un regard critique, lui-même évidemment plus ou moins armé selon l’état des connaissances dont il dispose. Loin d’obéir à des règles de pensée particulières, ou d’être asservi à des mécanismes psychiques ou sociaux opérant à son insu, comme ces mécanismes hautement conjecturaux que postulent les théories discontinuistes, le sujet obéit aux règles générales qui caractérisent la pensée ordinaire et tout autant la pensée scientifique ou la pensée juridique.
11Weber n’est pas le seul à observer, s’agissant des techniques sur lesquelles s’appuient les pratiques magiques, qu’elles comportent souvent un fondement objectif : un Pareto l’avait bien vu de son côté. Illustration contemporaine de cette thèse : le géophysicien Jelle de Boer de la Wesleyan University du Connecticut vient de démontrer que la Pythie de Delphes opérait au-dessus d’une faille correspondant à la rencontre de deux plaques tectoniques, d’où émanaient des vapeurs composées de méthane, d’éthane et d’éthylène, effectivement dotées de propriétés hallucinatoires [6].
12La conception « rationnelle » des croyances religieuses que défend Weber n’implique pas qu’elles soient endossées par l’individu à la suite d’un raisonnement de sa part. Il reconnaît que, quelle que soit leur nature, les croyances sont normalement transmises par l’éducation et généralement par la socialisation. Il remarque que les croyances nouvelles s’imposent par la médiation du « charisme » : c’est l’autorité particulière que le sujet accorde au novateur qui l’induit à accepter les théories et croyances nouvelles qu’il propose.
« Die Deckung allen über die Anforderungen des ökonomischen Alltags hinaus gehenden Bedarfs dagegen ist, je mehr wir historisch zurücksehen, desto mehr, prinzipiell gänzlich heterogen und zwar : charismatisch, fundiert gewesen. Das bedeutet : die natürlichen Leiter in psychischer, physischer, ökonomischer, ethischer, religiöser, politischer Not waren weder angestellte Amtspersonen, noch Inhaber eines als Fachwissen erlernten und gegen Entgelt geübten Berufs im heutigen Sinn dieses Wortes, sondern Träger spezifischer, als übernatürlich (im Sinne von : nicht jedermann zugänglich) gedachter Gaben des Körpers und Geistes » [7] (Weber, 1956, p. 662).
13Résumée, cette importante citation déclare que la réponse aux besoins humains allant au-delà des simples besoins économiques est généralement donnée non par des experts ou des responsables publics, mais par des novateurs porteurs de qualités du corps et de l’esprit particulières, perçues comme non accessibles à tous et en ce sens, écrit Weber, comme « surnaturelles ».
14Mais, comme Durkheim, Weber ne croit pas que l’autorité charismatique (pas plus que l’autorité traditionnelle) suffise à assurer l’installation et la survie des croyances. Il faut aussi que celles-ci apparaissent au sujet comme fondées : une proposition qui découle immédiatement de la notion de compréhension. Il faut donc considérer le « charisme » comme un médium, et observer que ce médium n’est pas absent des sociétés modernes, même s’il est surtout caractéristique des sociétés n’ayant pas encore connu le désenchantement. Weber aurait pu souscrire à l’importante proposition de Durkheim (1979, p. 624) : « Le concept qui, primitivement, est tenu pour vrai parce qu’il est collectif tend à ne devenir collectif qu’à condition d’être tenu pour vrai : nous lui demandons ses titres avant de lui accorder notre créance. »
La magie
15Ce cadre de pensée inspire toutes les pages des Essais de sociologie de la religion ou les pages d’Économie et société consacrées à la religion. La théorie de la magie permet d’en saisir les principes de base.
« De même que le frottement du morceau de bois fait jaillir l’étincelle, la mimique de l’homme de l’art attirera la pluie du ciel. Les étincelles produites en frottant le morceau de bois sont des effets tout aussi magiques que la pluie produite par le faiseur de pluie. Il ne faut donc pas rejeter hors des conduites finalistes de la vie quotidienne les façons d’agir ou de penser religieuses ou magiques » (Weber, 1971, p. 429).
16Ce texte affirme d’abord le continuisme de la pensée que j’évoquais plus haut. Il nous dit que la magie est orientée vers un but. Elle vise par exemple à attirer la pluie sur les cultures. Pourquoi telle « mimique » plutôt que telle autre ? Parce que l’homme de l’art et celui qui recourt à ses services sont convaincus que cette mimique est efficace. Et, pour eux, la croyance en l’efficacité de cette recette est fondée sur une théorie.
17Mais, objectera-t-on, cette théorie est fausse, tandis que celle qui fonde l’action du faiseur de feu est fondée sur une théorie avérée. Sans doute, objecte Weber à son tour. Mais nous savons que le frottement de deux morceaux de bois produit le feu parce que nous savons que l’énergie cinétique se transforme en énergie thermique ; or le « primitif » ne le sait pas ; il y a donc toutes chances pour que la théorie qui justifie à ses yeux l’action du faiseur de feu soit, pour nous, tout aussi fausse, c’est-à-dire tout aussi « magique » que celle qui justifie l’action du faiseur de pluie. Bref, en raison de notre savoir, nous faisons une différence, là où le « primitif » n’en fait pas. L’action du faiseur de feu est « tout aussi magique que celle du faiseur de pluie » au sens où l’effet s’explique dans les deux cas pour le « primitif » par une théorie où est postulée l’intervention d’ « esprits ».
18« Nous autres seulement, du point de vue de notre conception actuelle de la nature, distinguons-là, objectivement, des imputations causales “justes” ou “fausses” ; nous considérons ces dernières comme irrationnelles et les actes correspondants comme de la “magie” » (Weber, 1971, p. 430).
19Le « primitif » s’intéresse à la pluie et au feu, car l’un et l’autre sont indispensables à ses activités quotidiennes. Il s’intéresse par la suite aux moyens permettant de les produire. Ces moyens, il est conscient de les tirer, pour une part de l’expérience, mais aussi des théories par lesquelles il explique les phénomènes naturels. C’est pourquoi le « primitif » combine toujours, dans ses activités d’agriculture, de chasse ou de pêche, des moyens « techniques » que nous percevons comme méritant ce qualificatif et des moyens que nous considérons comme « magiques ». Mais la distinction entre les deux est le produit de nos propres cadres de pensée. Plus précisément, le « primitif » distingue le magique et le technique, mais il estime les deux indispensables. Le Zandé qui trébuche sur une racine attribue à l’événement une double causalité, mécanique et magique, rapporte Evans-Pritchard (1968) : mais en cela, commente l’anthropologue, il ne se distingue pas du moderne qui, trébuchant sur une racine, attribuera l’événement à des causes mécaniques, mais déclarera aussi qu’il n’a pas eu de chance. Le raisonnement de Weber recoupe exactement ici celui de Durkheim [8]. Le magicien est rationnel : il a une théorie, c’est sur la base de cette théorie qu’il agit. Il est donc cognitivement rationnel. Il est aussi instrumentalement rationnel, puisque la magie vise à produire un résultat considéré comme utile. Le « primitif » peut encore être dit rationnel au sens où, dans les limites de son savoir, il soumet la théorie en question à la critique. Si le « primitif » croit à l’efficacité des rituels de pluie, c’est pour une part, nous dit Durkheim, que la pluie tombe effectivement plus souvent dans les périodes où il les pratique, corroborant ainsi sa confiance. La psychologie sociale a abondamment montré que le « moderne » n’est pas moins prompt que le « primitif » à rechercher la vérification de ses croyances dans des « corrélations fallacieuses ».
20Il en va de la religion comme de la magie, ajoute Weber, qui a toujours évité les discussions un peu oiseuses – qui abondent dans la littérature anthropologique classique – sur les relations qui caractériseraient la religion et la magie : l’une est-elle antérieure à l’autre ? Si oui, laquelle ? Sont-elles complémentaires ou antithétiques ? Car, pour Weber, il n’est pas de religion qui ne comporte des doses plus ou moins importantes de magie. Par ailleurs, religion et magie poursuivent des objectifs bien déterminés, et tentent de les atteindre par des moyens fondés sur des théories jugées acceptables par le croyant. Dès les premières lignes du chapitre d’Économie et société sur la sociologie de la religion, Weber cite le Deutéronome : on suit les préceptes de la religion « afin d’avoir bonheur et longue vie sur la terre » (Weber, 1971, p. 429). Les objectifs des prescriptions du Deutéronome ne sont donc pas différents de ceux que poursuivent par exemple les théories religieuses caractéristiques de l’aire chinoise.
21À l’instar des théories « magiques », les théories religieuses sont soumises par les différentes catégories d’acteurs sociaux à la critique. Comme Durkheim (1979) ou Evans-Pritchard (1968), Weber pose que, bien que les théories auxquelles les « primitifs » souscrivent nous paraissent irrationnelles, ceux-ci sont tout aussi soucieux que les modernes de vérifier la validité des théories qui fondent leurs croyances.
22On peut noter incidemment ici un point sur lequel on reviendra. Weber pense qu’il est plus facile de saisir le sens des croyances religieuses dans leurs manifestations les plus anciennes, avant que la spéculation intellectuelle ne s’en empare. Cet « évolutionnisme » explique sans doute qu’il se soit davantage intéressé au judaïsme antique, au christianisme primitif ou au bouddhisme antique qu’aux formes ultérieures de ces religions. C’est aussi le point de vue de Renan et de Durkheim.
23Weber (1971) suggère dès l’ouverture du chapitre d’Économie et société sur la religion que les croyances qui nous paraissent étranges et que nous qualifions volontiers d’ « irrationnelles » nous paraissent telles sous l’effet de ce que Piaget (1965) aurait qualifié de « sociocentrisme » : nous faisons une différence entre le faiseur de feu et le faiseur de pluie, parce que nous interprétons nos observations à travers notre propre savoir. Il suffit d’en faire abstraction pour comprendre que, pour le primitif, les deux comportements sont tenus pour légitimes parce que mettant en œuvre des recettes tirées sur des théories tenues par lui et ses semblables comme fondées. Il n’y a pas lieu de lui prêter une « mentalité primitive », une « pensée sauvage », ou de supposer qu’il est victime d’aucune « violence symbolique ». Prêtons-lui les mêmes règles d’inférence que les nôtres et reconnaissons simplement qu’il n’a pas accès à un savoir que les sociétés occidentales ont mis des siècles à construire ; tenons à distance notre « sociocentrisme » : ses croyances nous deviennent alors « compréhensibles » ; nous pouvons les expliquer à l’aide d’hypothèses acceptables, évoquant des mécanismes cognitifs facilement observables dans d’autres contextes et en particulier dans le nôtre, et ne présentant pas l’obscurité et le caractère conjectural de la « mentalité primitive », de la « pensée sauvage » et de tous ces « concepts collectifs » (Kollektivbegriffe) dont Weber assure que, faute de les liquider, la sociologie ne saurait échapper à la verbosité et atteindre au statut qu’elle revendique d’une science assise et fiable [9].
L’âme, les démons, les esprits et les dieux
24À côté de la théorie de la magie, on peut illustrer le cadre théorique que se donne Weber dans sa sociologie de la religion par son analyse de l’animisme. Comme les croyances magiques, nous percevons facilement les théories animistes comme si étrangères à nos propres modes de pensée, que nous avons tendance à les imputer à des causes du type « pensée sauvage » ou « âme primitive », bref à mobiliser ces Kollektivbegriffe que Weber entend éliminer.
25Telle n’est pas du tout la démarche de Weber. La notion d’âme, nous dit-il, a été conçue pour expliquer une multitude de phénomènes immédiatement observables et importants. Dans l’immédiat, la mort laisse le corps intact ; seul le souffle vital disparaît. C’est pourquoi ce souffle est traité comme la cause et la condition de la vie. La notion d’âme explique aussi le dédoublement de la personnalité dans le rêve ou dans l’extase, ou encore le phénomène de l’évanouissement, ou de la perte du contrôle de soi. Elle explique donc d’un coup des phénomènes à la fois divers et essentiels. C’est son pouvoir explicatif qui permet de comprendre qu’elle soit présente dans toutes les religions. Durkheim (1979, p. 70) dira à peu près la même chose dans Les Formes. Il repousse l’hypothèse selon laquelle « l’idée d’âme aurait été suggérée à l’homme par le spectacle, mal compris, de la double vie qu’il mène normalement à l’état de veille, d’une part, pendant le sommeil, de l’autre ». Il n’accepte pas, en effet, que la notion d’âme soit une illusion qui serait inspirée au sujet social par le phénomène du rêve. Comme Weber, il veut qu’elle résulte d’une théorisation par le sujet de phénomènes qui ne peuvent échapper à sa conscience. Peu nous importe ici que le contenu de cette théorisation soit différent chez les deux auteurs, et que Weber y lise la théorisation d’un ensemble de phénomènes psychiques, tandis que Durkheim y voit une théorisation de la dualité de l’individu, être de passion, d’instinct et de désir, qui se ressent en même temps comme asservi à des valeurs morales.
26La maladie dans son infinie diversité, la plus ou moins grande longévité des hommes sont d’autres phénomènes complexes et essentiels. Aucune société ne les a négligés. Pour agir sur ces phénomènes, il faut les théoriser. La notion d’ « esprit » est celle qui est normalement évoquée sous une forme ou une autre pour en rendre compte. Elle est très proche de la notion de « force », nous dit Weber. Ces « esprits » sont en effet conçus comme des forces, qui peuvent agir sur l’organisme et qu’on peut neutraliser ou solliciter par des recettes considérées comme appropriées en vertu de certaines théories. Le caractère immédiat de ces théorisations, dans des sociétés où la médecine scientifique est inconnue, explique qu’on les retrouve dans de multiples sociétés, sans que les unes aient eu besoin de les emprunter aux autres. La notion de « démon » n’est qu’une déclinaison de la notion d’ « esprit ». Elle désigne ceux des esprits qui produisent des conséquences perçues comme négatives par le sujet.
27Ici encore, Weber propose une explication simple, qui évoque des mécanismes cognitifs facilement observables dans les sociétés contemporaines. Ces mécanismes consistent simplement, pour rendre compte de tel ou tel phénomène, à créer un principe explicatif, lequel est normalement interprété comme correspondant à une réalité. Il est en d’autres termes facilement substantifié. Tout physicien sait bien par exemple que les « forces centrifuges », qui nous paraissent si familières, n’existent pas. L’expression désigne de simples conséquences du principe d’inertie. Mais comme la notion de « force centrifuge » permet d’unifier d’innombrables phénomènes facilement observables, on croit facilement qu’elle désigne un type particulier de forces. Les notions d’ « esprit » ou de « démon » résultent de mécanismes cognitifs identiques. Cum grano salis, on peut avancer que les Kollektivbegriffe que j’évoquais plus haut relèvent de la même analyse. Comme les notions de « démon » ou d’ « esprit », celles de « mentalité primitive » ou de « pensée sauvage » décrivent des phénomènes nombreux et facilement observables, et prétendent les subsumer sous un principe explicatif auquel on prête naturellement une « réalité ». À l’appui de la théorie continuiste de la connaissance proposée par Weber (et par Durkheim), on peut faire observer que l’histoire des sciences abonde en principes « explicatifs » de même espèce, qu’on a couramment utilisés et interprétés de manière réaliste, et qui ont été abandonnés dès lors qu’on a pu s’en passer (cf. les « tourbillons » abandonnés à la suite de la formulation du principe d’inertie par Newton, l’ « horreur du vide » prêtée à la nature et définitivement abandonnée à la suite de la « grande expérience » de Pascal, l’ « éther », disqualifié par la théorie de la relativité, etc.).
28Les concepts inductifs de l’animisme s’expliquent donc par des mécanismes cognitifs simples et universellement observables. Ils témoignent non d’une discontinuité entre « pensée magique » et « pensée scientifique », mais au contraire de l’uniformité des règles de la pensée et de la continuité entre pensée magique et religieuse, d’une part, et pensée scientifique, de l’autre (ce qui ne signifie évidemment pas que science et magie se confondent). L’impression de discontinuité que nous ressentons s’explique elle-même facilement : elle résulte de notre sociocentrisme, ainsi que de la tendance universelle à prêter à certaines catégories de phénomènes des causes substantielles (les « forces centrifuges », la « mentalité primitive », les « démons », etc.).
29Une notion comme celle de « force » en physique a donné lieu à d’infinis débats. Au début du siècle, le Cercle de Vienne lui-même n’était pas au clair sur ce qu’il fallait en penser et, devant son opacité persistante, proposa occasionnellement de l’éliminer. Il en va de même de la notion d’ « âme », d’ « esprit » ou de « démon ». Une fois de tels principes explicatifs posés, il faut en effet les expliciter. Ils donnent de surcroît naissance, en aval, à des théories multiples, se constituant en réseaux. Ainsi, les phénomènes d’ « extase » sont, dit Weber, théorisés comme une entrée en contact avec les démons ou les esprits.
30Le charisme est lui-même une déclinaison de l’extase. Il qualifie des individus disposant de qualités inaccessibles au commun des mortels. Parce qu’ils sont perçus comme tels, ils ont dans certaines circonstances la capacité de donner à autrui l’impression que ce qu’ils déclarent est vrai simplement parce que ce sont eux qui le déclarent et qu’ils jouissent de ces capacités particulières. Le charisme est un concept que Weber a fait rentrer dans l’outillage de la sociologie scientifique, mais qu’il emprunte à la fois à saint Paul et aux romantiques allemands [10]. Ces derniers croyaient que le « génie » permet l’accès à des vérités supérieures inaccessibles au commun des mortels. Nous le croyons toujours, occasionnellement.
31Le flou de concepts comme ceux d’ « âme » ou d’ « esprit » donne donc naissance à une dynamique cognitive. Les « dieux » représentent une évolution de la notion d’esprit. Ils sont d’abord fréquemment dépourvus de nom (Weber, 1971, p. 432) et désignés seulement par les processus qu’ils contrôlent. Ils donnent naissance à des rituels. Le contenu de ces rituels est dicté par la théorisation qui est proposée et acceptée des désirs, de la sensibilité, de la psychologie de tel ou tel dieu. Naturellement, la psychologie prêtée aux dieux est puisée dans l’observation sociale. Scheler (1955, p. 303) déclare, dans une analyse très wébérienne, que « le Dieu de Mahomet ressemble quelque peu à un cheikh fanatique et sensuel rôdant à travers le désert », que « le Dieu d’Aristote a quelque chose d’un Grec cultivé, se suffisant à soi-même, satisfait de sa propre sagesse, adonné à la contemplation », et que « le Dieu chrétien des jeunes peuples germaniques ressemble [...] plus ou moins à un duc aux yeux bleus et à l’état d’esprit candide, qui n’admet qu’une fidélité sans contrat, et se distingue ainsi fortement de la conception théologique des peuples latins, qui est avant tout juridique ». Les rituels sont fixés à partir du moment où ils ont démontré leur efficacité : « Chaque comportement purement magique qui s’est révélé efficace, au sens naturaliste [11], sera naturellement répété sous la même forme avec une rigoureuse fidélité » (Weber, 1971, p. 434). Weber voit un processus de « rationalisation » dans la substitution des dieux aux esprits : il veut dire par là que les « dieux » permettent une théorisation plus fine et plus complexe du monde. C’est pourquoi les dieux apparaissent toujours après les esprits (Weber, 1971, p. 461). De même, la notion d’inertie suppose que la notion de mouvement soit précisée, et ne peut donc que la suivre dans le temps. Mais il faut noter aussi que l’évolution des esprits aux dieux n’apparaît pas partout (Weber, 1971, p. 461). Il est, en effet, nécessaire que les circonstances la favorisent. L’évolutionnisme wébérien n’a donc rien de mécanique [12]. On y reviendra.
32Durkheim note, lui aussi, que les concepts centraux autour desquels s’organise la théorisation religieuse du monde sont flous et de caractère « inductif », que ce flou est indispensable à leur efficacité, qu’il engendre un mouvement constant de théorisation visant à les préciser. Lui aussi note que ces processus sont à l’œuvre non seulement dans la pensée religieuse, mais également dans la pensée ordinaire et dans la pensée scientifique.
Les dimensions de la rationalité du religieux
Falsificationnisme
33Comme la pensée ordinaire ou la pensée scientifique, la pensée religieuse est « critique » : elle veut s’assurer de la solidité des théories qu’elle propose.
34La rationalité de la pensée religieuse se traduit d’abord par le fait que le croyant est « falsificationniste ». Un dieu qui ne rend pas les services qu’on attend de lui disparaît (Weber, 1971, p. 453). Le paysan accepte mal le monothéisme, parce que l’unité d’inspiration qu’on attend d’une volonté divine unique est difficilement compatible avec les caprices de la nature auxquels il est confronté. Une théorie faisant des phénomènes l’effet de volontés en compétition les unes avec les autres lui paraît davantage compatible avec ce qu’il observe quotidiennement. C’est pourquoi le mot « païen » résulte de la banalisation d’une insulte : celui qui paraissait récalcitrant à l’endroit du monothéisme se faisait traiter de paganus. Les saints sont devenus une pièce essentielle du catholicisme, parce qu’ils permettaient de réconcilier la théorie religieuse avec le réel aux yeux du paysan. Dans Le judaïsme antique, Weber souligne que l’interprétation des prophéties apparaît comme s’étant constamment adaptée à la réalité (Weber, 1970, p. 412). L’Apocalypse avait annoncé une catastrophe imminente. Celle-ci ne s’étant pas produite, ses prédictions ont été occultées pour quelque temps (Weber, 1970, p. 319). Ayant identifié des mécanismes cognitifs analogues à ceux qu’évoque Weber, Renan (1867, p. 480) affirme que l’espérance de la prochaine venue du Christ ayant été déçue, saint Paul n’interprète plus la résurrection de manière littérale vers la fin de sa vie, en contradiction avec les deux épîtres aux Thessaloniciens.
Vérificationnisme
35La rationalité de la pensée religieuse se traduit ensuite par le fait que le croyant se révèle « vérificationniste ». Depuis Popper, le vérificationnisme a mauvaise presse en philosophie des sciences : on ne peut vérifier une théorie, mais seulement la « falsifier » (Popper emploie falsify au sens de : démontrer la fausseté). Mais cela n’est vrai que des théories ayant la forme de propositions universelles (comme « tous les cygnes sont blancs »), non des théories ayant la forme de propositions singulières. Or les propositions singulières ne sont pas moins importantes du point de vue scientifique que les universelles (cf. « c’est la chute d’une météorite qui a provoqué la disparition des sauriens », « la planète se réchauffe »). Le vérificationnisme décrit par ailleurs une pratique scientifique courante. Un scientifique convaincu de la véracité d’une théorie en recherche normalement la confirmation ; il fréquente plutôt les collègues et les colloques en sympathie avec ladite théorie. Toutes les histoires de la science témoignent de ce vérificationnisme spontané. Ainsi, une belle étude sur l’histoire des discussions relatives au langage des abeilles montre qu’on a longtemps cru à son existence parce que ceux qui étaient favorables à cette hypothèse avaient tendance non seulement à ne prêter attention qu’aux faits la confirmant, mais à ne fréquenter que ceux de leurs collègues qui étaient du même avis qu’eux [13]. On retrouve ici des mécanismes cognitifs familiers, bien connus en particulier des sociologues des sciences, mais aussi des analystes des choix électoraux (ce qui confirme indirectement la conjecture de Weber selon laquelle connaissance ordinaire et connaissance scientifique se fondent sur les mêmes procédures).
36Il en va de même dans le domaine de la cristallisation des croyances religieuses. Une prophétie « vérifiée » tend à acquérir une autorité d’autant plus solide que sa réalisation paraissait improbable. La tradition tend du reste à conserver en priorité les prophéties qui se sont réalisées ou dont on peut espérer qu’elles se réalisent et à insister sur celles qui se sont réalisées contre toute attente : « Ceci est vrai [...] pour les prophéties de malheur d’Amos concernant le Royaume du Nord alors que ce dernier était encore florissant, puis pour les oracles de malheur d’Osée concernant la dynastie de Jéhu et de Samarie [...] Finalement, il y eut la prise et la destruction de Jérusalem qui confirmèrent les terribles oracles de malheur du jeune Isaïe, de Michée et surtout de Jérémie et d’Ézéchiel » (Weber, 1970, p. 408-409) ; voir aussi Weber (1971, p. 453).
37Renan (1867) avait développé des idées comparables. Lorsqu’une prophétie annonce un événement désirable et improbable et que celle-ci se réalise, ne fût-ce que partiellement, il en résulte un effet d’autorité : on prête au prophète une capacité de divination. Miracles et accomplissement des prophéties établissent aux yeux des contemporains le caractère surnaturel de la mission du prophète. À quoi il faut ajouter, nous dit Renan, annonçant aussi Weber et Durkheim sur ce point, que « toute l’Antiquité, à l’exception des grandes écoles scientifiques de la Grèce et de leurs adeptes romains, admettaient le miracle » (Renan, 1867, p. 267). Car on n’avait pas l’idée d’une science médicale rationnelle (Renan, 1867, p. 271). C’est pourquoi Jésus pratique l’exorcisme (expulsion des démons) (Renan, 1867, p. 271-273). Généralement, on ne distingue pas bien métaphore et réalité ; surtout, l’habitant du Moyen-Orient du temps de Jésus n’a aucune idée des lois de la nature et par suite aucune peine à accepter l’idée que le monde obéit à Dieu (Renan, 1867, p. 255). « Il n’y avait pas pour lui de surnaturel car il n’y avait pas de nature » (Renan, 1867, p. 257). Durkheim soulignera en des termes très voisins que les notions de surnaturel et de miracle sont des notions modernes qui ne pouvaient apparaître qu’à partir du moment où la science s’était installée : la catégorie du surnaturel ne pouvait prendre sens tant que la notion des « lois de la nature » n’était pas conçue. Weber et Durkheim prendront toutefois beaucoup plus nettement leurs distances par rapport au positivisme comtien que Renan : pour eux, la métaphore, l’analogie et le symbole n’appartiennent pas à une phase révolue de la pensée humaine ; elles en sont au contraire constitutives.
Recherche de la cohérence
38Une troisième caractéristique essentielle de la rationalité des croyances religieuses est la recherche par les différentes catégories d’acteurs sociaux de la cohérence interne des interprétations religieuses du monde. Comme le scientifique ou l’homme de la rue que décrit la « théorie de la dissonance cognitive », le croyant veut que les pièces composant l’explication religieuse du monde soient compatibles entre elles. On peut illustrer ce point par l’exemple de la théodicée.
39Weber revient à maintes reprises sur le sujet de la théodicée. Tant que le monde est conçu comme régi par des dieux en compétition ou en conflit les uns avec les autres, l’explication des imperfections du monde ne pose guère de problème. Les dieux ont leurs partisans : ceux-ci se battent entre eux au nom de leur dieu, pour leur dieu, ou sous son influence ; les phénomènes naturels sont vus comme soumis à des influences contraires et servent des intérêts opposés entre eux. La théodicée devient par contre un problème central, dès lors que le monde est conçu comme soumis à une volonté unique.
40À cet égard, les religions historiques ont proposé, nous dit Weber, un petit nombre de solutions. Le dualisme manichéen, la doctrine de la transmigration des âmes et la théorie de la prédestination représentent les trois solutions principales que les religions historiques proposent de l’imperfection du monde (Weber, 1971, p. 539-541). Zoroastrisme, bouddhisme et christianisme illustrent respectivement ces trois solutions. Peut-être y en a-t-il d’autres, mais il est probable que le nombre de ces solutions est fini, suggère Weber.
41Selon la solution dualiste, Dieu est responsable du bien, les démons du mal. Elle a été adoptée dans les zones fort étendues d’influence du zoroastrisme, mais elle apparaît aussi, hors de ces zones d’influence directe, comme une hérésie ou une menace d’hérésie dans les religions qui n’adoptent pas cette solution (Weber, 1971, p. 540). Elle inspire notamment le gnosticisme chrétien.
42La deuxième solution au problème de la théodicée est la solution indienne : les injustices subies aujourd’hui par le sujet seront corrigées dans une vie ultérieure, de sorte que le monde obéit à un équilibre général, si on le considère dans la totalité de son existence. Comme la première solution, la seconde s’impose par sa force explicative, laquelle lui a permis de connaître une expansion considérable. C’est pourquoi elle constitue, elle aussi, une menace d’hérésie ou est reprise sous une forme aménagée par des religions qui ne reconnaissent pas le karma. Ainsi, l’idée de la résurrection des morts vient sans doute de l’Orient indien, avance Weber. Elle est l’objet de discussion dans le judaïsme antique. Les pharisiens y croient, les sadducéens n’y croient pas (Weber, 1970, p. 473).
43S’il est essentiel de comprendre que ces différentes théories se sont imposées en raison de leur puissance explicative, de leur capacité à rendre compte des imperfections d’un monde gouverné par Dieu, leur apparition et leur installation dépendirent de contingences intellectuelles de caractère historique. Ainsi, la solution de la transmigration des âmes se greffe sur la croyance répandue selon laquelle les esprits des morts auraient la capacité de passer dans les objets naturels (Weber, 1971, p. 541). Sans cette idée, la notion de la transmigration des âmes ne serait peut-être pas apparue et ne se serait pas imposée aussi facilement.
44Ainsi, les idées s’appellent les unes les autres sous l’action d’une dynamique cognitive. En amont, la transmigration des âmes se greffe sur les idées relatives aux migrations de l’esprit des morts. En aval, la transmigration réalisant une sorte d’équilibre général mécaniquement assuré, il en résulte dans le bouddhisme antique un effacement de l’idée de dieu [14]. La notion d’âme elle-même (Weber, 1971, p. 541), cessant d’être liée à l’individu physique, perd de son importance. C’est donc par une conséquence logique de la solution qu’il prête au problème de la théodicée que le bouddhisme antique se présente comme une religion sans dieu. Le caractère mécanique de l’ordre du monde qui découle de la solution donnée par le bouddhisme au problème de la théodicée entraîne une autre conséquence considérable, à savoir que la liaison de la religion et de l’éthique tend à s’atténuer.
45La solution indienne au problème de la théodicée apparaît à Weber comme supérieure à la solution dualiste : la théorie de la réincarnation est plus complexe que le manichéisme, qui a un côté « solution de facilité ». Elle est aussi plus riche d’effets inattendus : elle coupe la religion de l’éthique, donnant à la religion un caractère résolument ritualiste, et en fin de compte élimine Dieu de l’ordre du monde.
46La troisième solution est celle que propose notamment le calvinisme : Dieu étant tout-puissant, ses décisions ne sauraient être affectées par les actions des hommes. Il a pris ses décisions de toute éternité. Si elles apparaissent parfois difficilement compréhensibles, si le bon est souvent frappé par la vie et le méchant comblé, c’est que les décrets de Dieu sont insondables. La solution calviniste du deus absconditus est celle qui apparaît à Weber comme la plus remarquable. Peut-être parce qu’elle est plus simple que la solution indienne, moins « facile » que la solution manichéenne, et davantage compatible avec la notion de la toute-puissance de Dieu.
47Un point que ne souligne guère Weber : l’hypothèse – si l’on peut employer ce mot – du deus absconditus rend la cohérence qu’on doit imputer à la volonté divine compatible avec le chaos du monde. Elle prive ainsi le polythéisme de sa principale ligne de résistance contre le monothéisme et permet de se dispenser des greffes polythéistes (par exemple : les saints) sur le monothéisme.
48C’est parce qu’elle a une force logique intrinsèque, si l’on peut dire, que cette troisième solution apparaît, à l’instar des deux autres, non seulement comme une composante du calvinisme et de beaucoup des mouvements religieux qu’il a inspirés, mais comme un élément latent dans beaucoup d’autres. L’idée de la prédestination est présente chez saint Augustin, on le sait, mais elle l’est aussi, nous dit Weber, dans le judaïsme antique. C’est le sens du livre de Job : il témoigne de l’omnipotence du créateur (Weber, 1971, p. 538-539). Elle se signale à ce que Dieu impose au juste des épreuves incompréhensibles. Pourquoi Job se plaindrait-il ? « Les animaux pourraient déplorer tout autant de ne pas avoir été créés hommes que les damnés pourraient se lamenter que leur peccabilité ait été fixée par la prédestination (le calvinisme le déclare expressément) » (Weber, 1971, p. 539). On décèle une ébauche de l’idée du caractère insondable des décrets divins dans plusieurs autres passages de l’Ancien Testament. Les prophètes suggèrent que c’est peut-être Yahvé lui-même qui encourage son peuple à témoigner d’une obstination à première vue fatale pour lui à l’aune humaine (Weber, 1970, p. 411). Isaïe, bien qu’il ait reçu sa mission de Yahvé, sait qu’il ne peut le connaître : il lui apparaît comme flou ; il n’aperçoit que le pan de son manteau (Weber, 1970, p. 411). Weber aurait certainement relevé avec intérêt que, aujourd’hui encore, un rabbin ait voulu voir dans la Shoah une manifestation de la volonté divine. Le calvinisme n’a donc fait que rendre centrale une idée présente dans le judaïsme antique, et qui apparaît très tôt parce qu’elle est comme un corollaire de la notion de la toute-puissance de Dieu, et qu’elle offre au problème de la théodicée la solution qui préserve le mieux les droits de Dieu et de l’éthique.
49Comme la deuxième solution au problème de la théodicée, celle du deus absconditus est riche de conséquences inattendues : Dieu étant pour le croyant très lointain et en fait inaccessible, celui-ci ne peut plus chercher à rentrer en contact avec lui. En dehors des « virtuoses », le croyant moyen renonce à approcher Dieu, il se contente d’accomplir avec application et méthode son rôle en ce monde. S’il réussit dans ses entreprises, il aura tendance à penser qu’il appartient à la cohorte des élus. Quand Dieu est tout-puissant, on ne peut plus le posséder, on peut seulement en être l’instrument (Weber, 1971, p. 551). Avec la solution du deus absconditus, les techniques magiques d’origine indienne d’autodivinisation sont écartées (Weber, 1971, p. 552-553, p. 564). La magie est disqualifiée : aucune « technique » ne saurait en effet influencer un Dieu tout-puissant. Les deux plus grandes forces religieuses de l’histoire, l’Église romaine d’Occident et le confucianisme ont réprimé l’extase, expulsé la magie, et installé des techniques rituelles qui, comme la prière, viennent rythmer la vie quotidienne, nous dit Weber. En Occident, le calvinisme et son émanation la plus importante, le puritanisme, ont puissamment contribué à consolider cette évolution.
50L’imperfection du monde ne soulève pas seulement le problème théorique de la théodicée. Elle pose aussi le problème pratique de l’attitude à adopter à l’égard du monde. À cette question, deux réponses sont possibles. Le judaïsme ne manifeste aucun refus du monde : le but poursuivi par les pratiques religieuses est « d’avoir longue vie et bonheur sur terre ». Mais on peut aussi apporter aux imperfections du monde la réponse du refus, de l’ascétisme. Cette réponse a donné naissance notamment au monachisme (lequel s’explique aussi bien sûr par le souci du croyant de mener une vie évangélique lorsqu’elle lui paraît impossible dans le monde). Mais, dès lors que Dieu est trop lointain pour que le virtuose puisse prétendre l’approcher, le moine passe pour incongru, et l’ascétisme doit se réaliser non par le refus du monde, mais dans le monde (innerweltliche Askese).
Une conception évolutionniste
51Ces processus de « rationalisation » expliquent l’apparition d’irréversibilités historiques, parmi lesquelles le « désenchantement du monde » se situe au premier rang des intérêts de Weber. Son analyse du désenchantement justifierait à elle seule de classer Weber parmi les évolutionnistes. En fait, Weber se révèle évolutionniste dès les premiers passages du chapitre 5 d’Économie et société consacré à la religion, lorsqu’il décrit le passage du « naturalisme préanimiste » au « symbolisme ».
52Le primitif arrache le cœur de la poitrine de l’ennemi ou lui sectionne les parties génitales sur la base d’une théorie : la force de son ennemi a son siège dans ces parties du corps. En les assimilant, il s’approprie la force de son ennemi. Puis se produit une substitution de théories de caractère symbolique aux théories relevant de ce que Weber dénomme le « naturalisme préanimiste ». Le feu est d’abord conçu comme un dieu : c’est la phase du « naturalisme préanimiste ». Puis apparaît une conception plus abstraite, où ce n’est plus le feu lui-même qui est traité comme un dieu, mais où l’on postule l’existence d’un dieu présidant au feu. Son autorité sur le feu est maintenue grâce au culte qu’on lui consacre (Weber, 1971, p. 436). À la différence du feu lui-même, il est pérenne, et doté d’identité : on rentre dans la phase du « symbolisme » (ici dans sa version animiste).
53La raison pour laquelle Weber n’est guère mentionné dans les histoires de l’évolutionnisme réside peut-être dans le fait que sa conception de l’évolution est particulièrement prudente et nuancée. Ainsi, elle est plus acceptable que les versions « classiques », celles de Comte, de Spencer ou de J. Stuart Mill, ou peut-être même que les versions modernes de R. Bellah ou de F. Hayek, qui, par-delà toutes les différences qu’elles ont entre elles, apparaissent toutes comme beaucoup plus mécaniques et « fatalistes » que la sienne. Weber mérite d’être classé parmi les évolutionnistes dans la mesure où l’identification et l’explication des irréversibilités historiques est pour lui un sujet essentiel. L’histoire des idées et notamment des idées religieuses en révèle d’innombrables, et la totalité des pages qui composent sa sociologie des religions leur est consacrée. Mais il n’est en aucune façon fataliste, comme il le déclare expressément à maintes reprises, et notamment à la fin de L’Éthique protestante, dans les remarques qui accompagnent la célèbre métaphore de la cage d’acier (Stahlhartes Gehäuse). Il ne voit en aucune façon le monde moderne condamné à ne produire que des Fachmenschen ohne Geist – des spécialistes sans esprit – et des Genussmenschen ohne Herz – des jouisseurs sans cœur –, même s’il lui paraît favoriser ce type d’homme.
Le désenchantement
54C’est le monothéisme qui a, en fin de compte, contribué le plus puissamment au « désenchantement du monde ». Par cette formule, qu’il emprunte à Schiller, Weber désigne la disqualification de la magie. On admet en général que l’éviction de la magie qui caractérise la modernité est surtout due aux succès de la science. Ce n’est pas faux. Mais le terrain a été préparé en amont par la religion. L’installation avec le judaïsme d’un Dieu unique tout-puissant tendait, en effet, à disqualifier les pratiques magiques : la magie n’est fonctionnelle que lorsque les dieux sont conçus comme influençables ; or un Dieu tout-puissant ne saurait l’être. Cet attribut de Dieu est affirmé de manière répétitive par le judaïsme antique. Seul un Dieu plus puissant encore que Pharaon pouvait faire sortir les Juifs d’Égypte. Yahvé endurcit le cœur de Pharaon pour permettre au croyant de mesurer à quel degré sa propre puissance était capable de s’élever (Weber, 1970, p. 449).
55Avec l’idée d’un Dieu unique tout-puissant apparaissent encore la notion de la providence, incompatible, elle aussi, avec la magie, ainsi que bien d’autres conséquences : si on ne peut plus l’influencer, on peut chercher à lui plaire, par la prière, et par l’obéissance à la loi divine. La religion favorise alors le développement de l’éthique, qui prend désormais le pas sur le rituel. Ici encore, Renan annonce Weber [15]. « La graisse de vos béliers me soulève le cœur », déclare Yahvé par la voix d’Isaïe (Renan, 1867, p. 93), car c’est l’obéissance à la loi, non la dévotion au rituel, qui plaît à Dieu. La substitution de l’éthique au ritualisme est le trait qui devait, selon Renan, assurer au judaïsme son influence sur le monde occidental : « Le millénarisme donna l’impulsion, la morale assura l’avenir » (Renan, 1867, p. 131). On est par avance très proche de Weber ici : le charisme est le médium par lequel passe les idées, la force des idées est ce qui les impose. Cette domination de l’éthique sur le rituel et les conventions sociales fut réaffirmée, selon Renan, par le christianisme primitif. Jésus accepte de dîner avec des douaniers, une corporation abhorrée par les Juifs, car témoignant de la domination romaine : il souhaite souligner par ce geste la distinction entre la fonction et la personne, et affirmer ainsi la dignité de l’homme en tant qu’homme (Renan, 1867, p. 168-169). Weber fera une lecture semblable de l’épître aux Galates : polémiquant contre Pierre, Paul recommande la commensalité, qui exprime l’égalité de tous en dignité. Il ne s’agit pas bien entendu de négliger les divergences entre Renan et Weber. Parmi les nombreuses différences qui les séparent : pour le premier c’est le christianisme primitif, pour le second plutôt le puritanisme qui reprend le message du judaïsme dans ce qu’il a d’universel (Weber, 1971, p. 623).
Un évolutionnisme complexe. Symbolisme ou réalisme ?
56Le désenchantement, qui résulte en grande partie de l’évolution religieuse elle-même, a disqualifié la magie et installé la science. Mais il n’a pas éliminé la première. Charisme, prophétisme, interprétations symboliques du monde appréhendées de façon réaliste, et plus généralement, théorisations du monde interprétées sans distance, n’ont pas disparu avec le désenchantement. Des mythes nouveaux sont produits, notamment par des « intellectuels prolétaroïdes ».
57La persistance de ces archaïsmes résulte d’abord de mécanismes cognitifs généraux. Car la pensée et généralement la psychologie humaine comportent des invariants, comme le veut la métathéorie fondant la méthode compréhensive. L’un des plus importants d’entre eux est qu’on a peine à identifier le symbolique en tant que tel et qu’on a tendance à l’interpréter sur un mode réaliste. Il est vrai que, même chez ceux qui ont été socialisés au sein de la culture scientifique moderne, on échappe difficilement à ce glissement. On doit se convaincre que les forces centrifuges n’existent pas. On a peine à ne pas substantifier le « hasard », ou à renoncer à la notion de « chance ». On a du mal à admettre qu’une partie de pile ou face donne le résultat « vingt fois pile de suite » avec la même probabilité qu’une série « désordonnée » quelconque, car on veut que les séries « ordonnées » ne soient pas dues au hasard, mais à une puissance organisatrice. On croit à l’existence de la « pensée sauvage » ou de la « mentalité primitive » ; on prête à ces concepts une force explicative plus facilement qu’on n’y lit de simples étiquettes identifiant des questions à résoudre et des mécanismes à découvrir. L’animisme lui-même reste bien présent dans les sociétés modernes. Celui qui se laisse injecter des « cellules fraîches » afin d’obtenir un effet supposé de rajeunissement – pour évoquer un exemple que je n’emprunte évidemment pas à Weber – illustre un mécanisme cognitif qui ne se distingue pas de celui auquel obéit le guerrier qui consomme le cœur de son ennemi.
58Tocqueville (1986) avait, lui aussi, perçu toute l’importance de la distinction entre réalisme et symbolisme. Dans une remarque qui anticipe sur Weber, il suggère mezzo voce que la transmigration des âmes et l’immortalité de l’âme sont des expressions symboliques de la même réalité et sont par conséquent interchangeables, dès lors qu’on interprète ces notions sur le mode symbolique [16]. Mais cette interprétation ne peut prétendre à une large audience [17] : le symbolique tire, en effet, sa force de ce que, en raison de son caractère imagé, il est facile à appréhender au premier degré, celui auquel s’arrêtent la plupart des gens, avec la conséquence qu’ils ne le saisissent pas pour ce qu’il est, mais l’interprètent au contraire sur le mode réaliste.
59Durkheim insiste sur le fait que les notions d’ « âme », de « mana » et d’ « orenda » désignent des réalités identiques dans des symboliques différentes. Weber (1970, p. 198) propose, lui aussi, de rapprocher les notions de « charisme », d’âme et d’esprit des notions de « mana » et d’ « orenda ». Mais ces équivalences, si elles sont parfaitement acceptables, ne sont guère en mesure de convaincre celui qui prend ces notions au premier degré. Elles n’ont de chances d’être acceptées que par celui qui se donne suffisamment de distance pour en percevoir le caractère symbolique.
60La difficulté de saisir le symbolique comme symbolique, sa transposition ordinaire sur le mode réaliste est donc une donnée essentielle pour le sociologue. Elle explique pour une large part l’incompréhension et les conflits qui tendent à opposer les interprétations symboliques du monde. Elle explique la persistance de la magie et du prophétisme dans le monde moderne.
61L’évolutionnisme wébérien est donc complexe, d’abord parce qu’il est sensible à la fragilité de la distinction entre le mode symbolique et le mode réaliste d’interprétation des catégories religieuses. Le sujet social révèle une sensibilité particulière au symbolique, mais éprouve de la difficulté à prendre la distance suffisante pour l’appréhender en tant que tel. Durkheim insiste, de même, dans Les Formes élémentaires, sur le fait que les théorisations – religieuses et scientifiques – du monde prennent initialement une forme symbolique, et que les symboles ne sont décryptés, lorsqu’ils le sont, qu’à la suite d’un processus plus ou moins long.
Effets inattendus
62La conception wébérienne de l’évolution peut être dite complexe pour une seconde raison : parce que, dans ses travaux de sociologie de la religion comme ailleurs, Weber prend toute la mesure de l’importance des effets inattendus. On en a déjà repéré plusieurs. Une conception qui fait de Dieu un maître tout-puissant tend nécessairement à disqualifier la magie ; la théorie de la transmigration des âmes tend à éliminer Dieu, et favorise le ritualisme aux dépens de l’éthique ; un deus absconditus tend à provoquer une valorisation du monde et, lorsqu’elle apparaît dans un contexte où celui-ci a été dévalorisé, à convertir l’ascétisme extramondain en « ascétisme intramondain ». Un Dieu unique tend à dévaloriser le ritualisme au profit de l’éthique.
63La recherche de la cohérence qui caractérise la théorisation religieuse du monde entraîne donc des effets cognitifs et sociaux multiples, divers, enchevêtrés, non voulus, et qui se déploient dans la longue période. La notion de l’au-delà est latente dans celle du royaume des âmes (Weber, 1971, p. 536) : à partir du moment où l’on attribue aux âmes des morts un séjour propre, il est difficile de le localiser ici-bas, dans le monde visible ; mais l’idée d’un au-delà ne prend une véritable consistance qu’à partir du moment où un Dieu unique facilite l’établissement d’une liaison entre éthique et religion. C’est seulement lorsque l’éthique accède au rang d’une dimension essentielle de la religion que se pose le problème de la théodicée. On peut alors envisager un système ou seraient réparées dans l’au-delà les injustices d’ici-bas. Mais ce n’est que tardivement, à la suite de déclinaisons supplémentaires, qu’apparaît la séparation du paradis et de l’enfer (Weber, 1971, p. 537). Ce « gradualisme » est l’un des points remarquables de la théorie webérienne de l’innovation et de l’évolution [18].
Un évolutionnisme non linéaire
Le poids des innovations
64L’évolution religieuse et sociale est de surcroît, selon Weber, largement tributaire d’authentiques innovations, qui sont source de discontinuités. Les innovateurs en matière religieuse sont, selon les cas, des prêtres, des prophètes ou des réformateurs. Les circonstances favorisent les uns ou les autres ; elles peuvent donc déterminer partiellement la forme, voire le contenu, de l’innovation. Ézéchiel ne s’intéresse pas aux réformes sociales, car c’est un prêtre et « à peine » un prophète (Weber, 1971, p. 468). Mais le contenu et l’impact des innovations sont dans une large mesure imprévisibles.
65Or, les innovateurs peuvent jouer un rôle considérable et provoquer des tournants historiques remarquables. Saint Paul élève « une barrière infranchissable aux assauts de l’intellectualisme grec » et fait du « livre sacré des Juifs le livre sacré des chrétiens » (Weber, 1971, p. 622). En prônant la commensalité contre Pierre, qui n’est pas certain de pouvoir légitimement s’asseoir en compagnie de prosélytes incirconcis, il ne fait rien moins que « sonner l’heure de la naissance de la citoyenneté en Occident » (« die Konzeptionsstunde des “Bürgertums” im Occident », Weber, 1988, II, p. 40). Weber évoque à plusieurs reprises les versets de l’épître de Paul aux Galates qui relatent l’épisode qui inaugure ce principe : « Les repas pris en commun, à Antioche, par saint Pierre et les prosélytes incirconcis ont représenté le premier grand tournant de l’histoire du christianisme. Dans sa polémique contre Pierre [Galates, II, p. 11-14], saint Paul a accordé une importance décisive à cette commensalité » (Weber, 1971, p. 459 ; voir aussi Weber, 1988, II, p. 39). Ce principe devait imprégner l’histoire de l’Occident, avance Weber : il affirme la valeur de l’homme en tant qu’homme et assigne à l’organisation de la cité la finalité ultime d’assurer le respect de la dignité de tous.
66Mais l’évolution du judaïsme au christianisme n’est pas linéaire. Elle témoigne au contraire d’une profonde discontinuité. Le judaïsme ne plaide en aucune façon pour le refus du monde. À l’inverse, le christianisme célèbre le refus du monde : « Mon royaume n’est pas de ce monde », déclare Jésus (Weber, 1971, p. 468). Or ce tournant spectaculaire n’avait rien de nécessaire. Le calvinisme reprendra les enseignements universels du judaïsme (Weber, 1971, p. 623), mais maintiendra le refus chrétien du monde. C’est par un effet non voulu de la théologie calviniste que le refus du monde se traduira par un ascétisme, non plus extramondain, comme dans le catholicisme, mais intramondain. Le premier est illustré par le monachisme : le moine catholique se retire du monde ; le second par le fidèle puritain : il s’abstient de goûter des plaisirs du monde.
67On peut remarquer ici que les controverses soulevées par L’Éthique protestante ont tellement focalisé l’attention sur cette œuvre que les commentaires négligent souvent de considérer qu’elle s’inscrit dans le cadre général des Essais de sociologie de la religion et d’Économie et société et manquent de voir que l’ascétisme intramondain est la résultante complexe d’une dynamique cognitive : le calvinisme reprend du christianisme primitif l’idée de la dévalorisation du monde ( « mon Royaume n’est pas de ce monde » ), mais la solution qu’il donne au problème de la théodicée (celle du Deus absconditus) interdisant au croyant l’accès à Dieu, l’ascétisme ne peut s’exprimer que dans le monde [19].
68En même temps, l’innovation doit satisfaire au besoin de cohérence. L’apparition d’un Dieu unique tout-puissant impliquait un refus de la théogonie, un tel Dieu ne pouvant être issu d’un autre Dieu ; elle était en même temps grosse de la théologie, un Dieu unique faisant surgir le problème de la théodicée. C’est pourquoi le polythéisme grec a une théogonie et pas de théologie, et le judaïsme à l’inverse une théologie et pas de théogonie. Si la théologie chrétienne connaît pour sa part, comme le souligne Weber, une expansion unique dans toute l’histoire, c’est notamment en raison des problèmes posés par la notion d’un fils de Dieu, s’agissant d’un Dieu tout-puissant.
69Le succès de tel ou tel mouvement religieux dépend en fin de compte d’une multiplicité de facteurs : du contenu des doctrines qu’il véhicule, de l’efficacité du dynamisme cognitif qu’elles engendrent, de leur accord avec les circonstances et d’une multitude d’autres éléments influant sur sa capacité de pénétration.
70Il dépend aussi de facteurs à première vue secondaires, comme la forme des messages religieux : la qualité littéraire des textes retenus par la tradition et regroupés dans l’Ancien et le Nouveau Testament, l’utilisation par ces textes de la parabole et de l’analogie proposent une explication de l’ordre du monde « que chacun peut comprendre ». Les textes sacrés du judaïsme antique et du christianisme primitif sont « parfaitement intelligibles pour tous et compris par chaque enfant », déclare Weber (1970, p. 519). Cela a clairement beaucoup facilité leur diffusion. Le caractère « populaire » des textes produits par le judaïsme antique et le christianisme primitif a été lui-même rendu possible parce qu’ils sont apparus dans le contexte sociopolitique d’Israël. La facilité d’accès dont ils font preuve contraste avec l’ésotérisme des religions installées dans les sociétés impériales, qu’il s’agisse de l’Égypte, de l’Assyrie ou de la Perse. Weber (1971, p. 446) parle d’ « impulsion monothéiste » à propos de la tentative d’Akhenaton pour installer un monothéisme solaire, sur la base d’une assimilation entre le monarque et le soleil. Cette impulsion a sans doute avorté dans l’esprit de Weber, en raison de l’ésotérisme de la religion égyptienne.
71La forme des messages religieux n’a donc rien de secondaire. Les paraboles sont efficaces parce qu’un message est plus accessible lorsqu’il est exprimé sous une forme imagée que sous une forme abstraite. On l’a indiqué : un des points essentiels de la théorie de la connaissance de Weber et aussi de Durkheim affirme l’efficacité de la théorisation symbolique du monde et la difficulté qu’éprouve normalement le public à appréhender le symbolique comme tel.
Le poids des contingences
72La non-linéarité de l’évolution religieuse (et de l’évolution sociale qu’elle contribue fortement à induire) est encore due à ce qu’elles sont tributaires de contingences et de rencontres ex ante imprévisibles entre séries indépendantes. Le Dieu d’Israël est à l’origine le dieu protecteur d’un petit peuple ; peut-être a-t-il été importé de Phénicie. Mais, étant lié au destin particulier d’Israël, Yahvé ne peut éviter de se soucier de l’Assyrie et de l’Égypte, de sorte qu’il finit par présider au destin de ces puissants empires et prend la stature d’un Dieu universel, qui se retrouve finalement, non seulement impliqué dans la politique internationale, mais présidant au cours de l’histoire (Weber, 1971, p. 442). Le façonnage conceptuel de Yahvé est complété sous l’effet de l’admiration que les Juifs vouent à l’Égypte : seul un roi divin, ayant une stature plus imposante que celle de Pharaon, pouvait les faire sortir d’Égypte (Weber, 1971, p. 473).
73Autre exemple capital de contingence : les attitudes de refus du monde peuvent se trouver favorisées, dès lors qu’une société connaît une évolution telle que les idéaux religieux auxquels souscrit le croyant lui apparaissent comme violés (Weber, 1971, p. 587).
L’accueil du public
74La réception des messages religieux, des innovations et des théories religieuses dépend encore de la composition sociale du public auquel ils s’adressent. Mais il n’est pas question de prétendre que ces variables sociologiques agissent de façon déterminante. Elles doivent plutôt être considérées comme des variables parmi d’autres. Ici comme ailleurs, la sociologie de Weber apparaît comme exempte de tout sociologisme : il n’est pas question d’ériger les variables de stratification en primum movens ; et il est indispensable – méthode compréhensive oblige – de reconstruire les médiations qui permettent d’affirmer l’existence d’une relation causale entre position sociale et adhésion à telle ou telle croyance.
75Les paysans ont des raisons fortes de ne pas accepter un monothéisme strict. C’est pourquoi le christianisme populaire accorde une large place au culte des saints. À l’inverse, les centurions romains, qui combattent pour le compte d’un empereur régnant sur un empire centralisé et hiérarchisé, acceptent facilement le monothéisme dans sa version mithraïque ou chrétienne. Leur affinité pour le mithraïsme provient de l’organisation bureaucratique de ce culte, qui leur rappelle l’organisation de l’empire romain (Weber, 1971, p. 497-498). Les aristocrates sadducéens ne croient pas à la résurrection des morts. En effet, les couches supérieures demandent surtout à la religion de légitimer leur position (Weber, 1971, p. 511). Elles ont tendance à n’être sensibles à la religiosité du salut que quand elles sont « dépossédées des possibilités de l’activité politique » (Weber, 1971, p. 522). Ce cas mis à part, c’est surtout dans les classes moyennes et basses que l’idée de la compensation dans l’au-delà apparaît comme séduisante.
76Weber rencontre ici la théorie de Nietzsche, qui attribue le succès du christianisme auprès des classes populaires au ressentiment. Elle est conjecturale et ne peut avoir en tout cas qu’une portée très limitée (Weber, 1971, p. 514-517). Il n’est pas question de nier l’existence du ressentiment. Le ressentiment à l’égard de l’arrogance des grands explique effectivement que le Messie soit rentré à Jérusalem juché sur un âne, « la bête de somme des pauvres » (Weber, 1971, p. 631). Mais on peut se contenter de supposer que la mauvaise condition des classes basses les rend tout simplement attentives aux théories porteuses de promesses, sans qu’il soit nécessaire de postuler qu’elles sont envahies par le ressentiment. Par ailleurs, il est inacceptable de faire d’une donnée de caractère affectif la cause des constructions théoriques complexes que sont les doctrines religieuses (Weber, 1988, I, p. 240 sq.). Les promesses du christianisme intéressent sans doute les classes basses. Mais son influence provient aussi de ce qu’il répond à un besoin intellectuel d’explication du monde. On ne saurait donc faire des conditions d’existence la condition principale de l’expansion d’un système religieux (Weber, 1971, p. 519).
77Il faut ajouter que Weber s’oppose à Nietzsche non seulement sur son interprétation des origines du christianisme, en effet bien sommaire par rapport à la sienne, mais aussi sur d’autres points essentiels : à l’inverse de Weber, Nietzsche voit le monothéisme comme une régression ; la psychologie utilisée par Weber est d’inspiration rationnelle, celle de Nietzsche annonce la psychologie des profondeurs, etc. Ces différences massives entre les deux auteurs n’ont pas découragé les lectures nietzschéennes de Weber, qu’elles proviennent d’auteurs conservateurs comme Leo Strauss (1953), Carl Schmitt (1923) ou E. Voegelin (1952), ou de tenants du postmodernisme [20].
78Les objections de Weber à Nietzsche s’adressent aussi à Marx : il sous-estime le besoin métaphysique qu’ont les hommes de doter le cosmos de sens (Weber, 1988, I, p. 240 sq.). Ce besoin est si puissant qu’il explique l’influence extraordinaire de l’intellectualisme (Weber, 1971, p. 519). Il n’est donc pas question d’accepter les principes du matérialisme historique.
79Le thème de l’intellectualisme chez Weber mériterait un développement que je ne puis entreprendre ici. On peut seulement repérer quelques points essentiels. L’intellectualisme se greffe sur un besoin fondamental (donner un sens au cosmos). Il est une source de progrès, mais peut aussi contribuer à la dégénérescence d’idées positives. La force de l’intellectualisme et la direction dans lesquelles il s’engage dépendent des circonstances. Ici encore, Weber n’est pas loin de Renan. Comme Voltaire, il évoque les effets ambigus de l’intellectualisme grec sur l’évolution du christianisme.
80Finalement, c’est un enchevêtrement complexe d’éléments conjoncturels et structurels qui décide de l’audience d’une religion. En se présentant comme le sauveur, Jésus exploite une idée qui était réapparue à intervalles plus ou moins réguliers depuis que le Deutéro-Isaïe avait introduit un mystérieux « Serviteur de Dieu » (Weber, 1970, p. 492, n. 33). Il reprend aussi l’idée judaïque de la rétribution compensatoire, toile de fond sur laquelle se dessine l’idée de la résurrection des morts. Or les artisans et la petite bourgeoisie tendent, de par leur position sociale et la nature de leurs activités, à être particulièrement sensibles à l’idée de compensation, et, par suite, aux symboles véhiculant cette idée. Cette combinaison complexe de causes explique notamment que les pharisiens, qui appartiennent en majorité à ces couches sociales, acceptent plus facilement la résurrection des morts que les sadducéens, qu’on rencontre plutôt dans les couches aristocratiques de la société juive.
Le mille-feuille de l’évolution religieuse
81Le fait que peuvent coexister dans le système de croyances composant une tradition religieuse des éléments d’ancienneté très variable est finalement dû à la diversité des publics, à la diversité de la position sociale, des ressources et des postures cognitives de ces publics et à bien d’autres facteurs encore, comme le mécanisme cognitif qui fait que le sujet social a une sensibilité particulière au symbolique, tout en ayant de la difficulté à l’identifier en tant que tel.
82La prière exclut en principe la magie, puisqu’elle s’adresse à un Dieu tout-puissant, à qui on peut chercher à plaire, mais qu’on ne peut influencer. Pourtant, elle est facilement perçue, surtout dans les classes populaires, comme porteuse d’effets magiques : comme ayant pour fonction ou du moins pour effet de favoriser la réalisation des objectifs poursuivis par le croyant. Le catholicisme est opposé à la magie, profondément incompatible avec sa représentation de Dieu. Pourtant, on prête aux saints des vertus magiques, et le célibat des prêtres a une origine magique. Depuis les temps les plus reculés, l’ascétisme a, en effet, été considéré comme un moyen permettant de favoriser l’apparition du charisme, de la capacité d’entrer en contact avec les puissances supérieures, et la chasteté a été conçue comme un moyen de se rapprocher de Dieu (Weber, 1971, p. 606). L’idée d’un Dieu tout-puissant exclut la théogonie. Pourtant le christianisme introduit un fils de Dieu.
83La modernité n’a pas davantage éliminé le prophétisme que la magie. Elle n’a pas non plus éliminé le phénomène de la fuite hors du monde. Cette dernière attitude est même « caractéristique des intellectuels », car le désenchantement a entraîné chez eux une « détresse intérieure ». Cette détresse peut être résolue, comme chez Rousseau, par « une fuite dans la solitude absolue », par une fuite romantique vers un « peuple » idéalisé, supposé indemne des contaminations qui affectent les autres classes sociales, par une fuite vers la contemplation, ou encore par une fuite dans une action visant à une transformation éthique ou révolutionnaire du monde tel qu’il est (Weber, 1971, p. 524). « Les agents de l’intellectualisme prolétaroïde », dont les théories ont pour fonction de légitimer des mouvements d’inspiration démagogique, sont également des descendants des prophètes, bien que, en raison du « désenchantement », ils n’en soient que de pâles reflets. Ils alimentent les idéologies et ont une influence limitée, pourrait-on ajouter, tant que celles-ci ne se transforment pas en idéocraties, comme ce fut le cas à la suite de la prise de pouvoir des bolcheviques ou des nazis. En évoquant ces agents de l’ « intellectualisme prolétaroïde », Weber pense aux populistes russes, et aussi sans doute aux intellectuels de 1848, auxquels L’Éducation sentimentale de Flaubert ou les Souvenirs de Tocqueville consacrent des pages incisives, ou encore à Lukács, qu’il connaissait bien personnellement, et dont les théories, drapées dans le manteau de la tradition philosophique, exprimaient surtout son refus du monde et la promesse d’un monde futur [21]. Weber aurait peut-être vu également des représentants de l’ « intellectualisme prolétaroïde » dans les intellectuels qui chantèrent hier l’avenir radieux ou prêchent aujourd’hui le refus de la « mondialisation ».
84Un autre effet inattendu a favorisé une évolution stratifiée du religieux, faisant coïncider des éléments d’âges très divers. Le développement des sciences a dans une large mesure privé la religion de son autorité en matière d’explication du monde. Aussi a-t-il encouragé un regain des formes mystiques de la pensée et de la pratique religieuses. Il a aussi favorisé, peut-on ajouter, l’apparition d’une religiosité caractérisée par une domination marquée de la dimension morale sur la dimension dogmatique, comme dans le cas du protestantisme américain, ainsi que la vogue des religions « de sortie de la religion », comme le bouddhisme, dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui.
Les lignes de force de l’évolution
85En dépit de la complexité de l’évolution religieuse occidentale, on y discerne des lignes de force : le désenchantement, la disqualification de la magie, la substitution de l’éthique aux rituels. Yahvé est insensible aux offrandes ; le calvinisme donne le coup de grâce à la magie. (Weber, 1970, p. 355 ; 1971, p. 582). Le déterminisme astrologique est marginalisé par le monothéisme, car incompatible avec la notion d’un monde gouverné par Dieu (Weber, 1970, p. 517). Le judaïsme installe la notion de responsabilité. Le Deutéronome rompt avec la solidarité collective et affirme le principe de la responsabilité individuelle (Weber, 1970, p. 418-419). Selon Isaïe, III 10, Dieu récompense chacun selon ses mérites ; le bonheur terrestre est pour chacun « le fruit de ses actes » (Weber, 1970, p. 379). La notion éthique du juste salaire est opposée au ritualisme des prêtres (Weber, 1970, p. 346). La responsabilité de chacun est conçue comme allant de pair avec la dignité de l’individu, indépendamment de ses caractéristiques : dans le Deutéronome, X 18, Dieu « fait droit au faible » (Weber, 1970, p. 346).
86Le paradoxe d’un monde imparfait et d’un Dieu parfait a encouragé une organisation de la cité tendant à favoriser le respect de la dignité de l’homme en tant qu’homme. La poursuite de cet objectif a été facilitée dans les sociétés qu’on qualifierait aujourd’hui de « multiculturelles ». Il a commencé à se réaliser dans les ensembles pacifiés, réglés par des lois naturelles, par la confiance, par la rationalisation des relations sociales, par la consolidation des liens éthiques (Weber, 1971, p. 455).
87Le calvinisme, en éloignant Dieu du croyant, a facilité la maîtrise intellectuelle du monde par l’homme, et l’a encore éloigné de Dieu par cet autre effet indirect (Weber, 1971, p. 565). Comme on sait, Merton (1970) a consacré une étude à la vérification de ce thème wébérien. Sur le plan de l’éthique, le calvinisme reprend les éléments universels de la loi juive (Weber, 1971, p. 623).
88C’est en fin de compte à travers le judaïsme et le christianisme, le christianisme primitif et le puritanisme ayant exercé une influence particulièrement décisive ici, que se sont implantées de manière irréversible les valeurs de la responsabilité individuelle, du respect de la dignité de l’autre, du progrès de l’organisation de la cité dans le sens de la prise en compte des intérêts de tous. Il n’est pas d’irréversibilité des idées sans sélection des idées et pas de sélection des idées en l’absence d’une force intrinsèque des idées.
La métathéorie de la compréhension : un cadre théorique efficace
89Du point de vue théorique et méthodologique qui m’a intéressé surtout ici, remarquable est d’abord la sobriété de la psychologie utilisée par Weber. On n’y décèle ni influence de la psychologie des profondeurs, ni trace de psychologie causaliste (celle qui prétend imputer les croyances exclusivement à des causes – biologiques, affectives, sociales, etc. – qui ne sont pas des raisons). Weber utilise au contraire délibérément une psychologie « rationnelle » : la psychologie fondée sur les « catégories du rationalisme classique que sont la volition, la volonté et la conscience individuelle » [22]. Lazarsfeld (1993), qui, sans avoir lui-même jamais utilisé la psychanalyse dans ses propres travaux, en avait été nourri au cours de sa jeunesse viennoise, était intrigué par ce qu’il percevait comme une indifférence totale de Weber à l’égard de Freud [23]. Le dédain de Weber pour la psychanalyse en particulier et la psychologie des profondeurs en général n’est pourtant pas très difficile à expliquer. Il résulte de ce que la psychologie rationnelle est la seule compatible avec la métathéorie sous-jacente à la « sociologie compréhensive ».
90Récusant la psychologie des profondeurs et toute psychologie causaliste, Weber échappe totalement au procès intenté par Nisbet aux sciences sociales. Selon Nisbet (1966, p. 110), bien des sociologues ont cru pouvoir expliquer les croyances du sujet social en évoquant des mécanismes psychologiques inconscients, d’un caractère purement conjectural, qu’ils estimaient suffisamment légitimés par l’autorité notamment de la psychanalyse [24]. Ils démontraient seulement par là, peut-on ajouter, que l’autorité « traditionnelle » et l’autorité « charismatique » ne sévissent pas seulement dans la pensée religieuse, mais aussi chez les intellectuels. Nisbet avance en d’autres termes que la sociologie et plus généralement la pensée sociale ne peuvent sans danger, comme Weber l’avait bien compris, balayer le critère de la compréhension et par là réifier les processus psychiques responsables des croyances et des actions individuelles.
91Weber échappe aussi aux pseudo-explications proposées par la tradition sociologique de tendance holiste (la « pensée sauvage », la « mentalité primitive »). Son analyse des croyances religieuses est convaincante, parce qu’il se contente d’hypothèses psychologiques facilement acceptables et attentive aux faits. Le guerrier consomme le cœur de son ennemi parce qu’il pense y puiser de la force, exactement comme le moderne se fait injecter des cellules fraîches parce qu’il y voit un élixir de jouvence. Le guerrier obéit à une théorie que nous avons des raisons fortes de trouver fausse, mais qu’il a des raisons fortes de trouver vraie. Le cadre théorique de la sociologie compréhensive se révèle ici d’une parfaite efficacité. La cause des croyances collectives réside bien, de façon générale, dans les raisons que l’individu placé dans tel ou tel contexte a d’y croire, et par suite dans le sens qu’elles ont pour lui.
92Weber marque aussi, par avance, des points décisifs par rapport aux théories modernes se qualifiant de « cognitivistes », comme celles de Needham (1972), de Shweder (1991) ou de d’Andrade (1995), qui représentent des variantes originales et raffinées de la tradition holiste : elles veulent que les différentes cultures soient porteuses de schémas et de systèmes cognitifs spécifiques. La théorie de la compréhension suppose à rebours qu’on peut comprendre toute croyance, aussi étrange semble-t-elle, parce qu’elle met en jeu des mécanismes cognitifs universels. Car la pensée humaine obéit aux mêmes règles chez le « primitif » et chez le moderne. Elle répond partout à un certain nombre de besoins universels (désir de survivre, désir de comprendre le monde, etc.). La pensée scientifique, la pensée ordinaire et la pensée religieuse ne mettent pas en jeu des mécanismes cognitifs différents. Seuls varient d’une culture à l’autre et plus généralement d’un contexte à l’autre ce qu’on peut convenir d’appeler les « paramètres contextuels ». Ainsi, le « primitif » ne connaît pas les lois de la transformation de l’énergie, tandis que nous les connaissons. Pour cette raison, nous jugeons de nature différente le comportement du faiseur de feu et celui du faiseur de pluie, alors qu’il les voit comme de même nature. Cette incompréhension cesse, dès lors qu’on prend en compte la différence dans les paramètres contextuels. Point n’est besoin de supposer que la psychologie du primitif est différente de la nôtre. Mais il est essentiel d’observer que son savoir est différent.
93Il faut le rappeler, Weber n’est pas le seul à se donner ce cadre : Benjamin Constant (1971), Tocqueville (1986) ou Durkheim (1979) (si l’on consent à lire Les Formes avec d’autres lunettes que celles des néo-durkheimiens) analysent aussi les croyances religieuses comme fondées dans l’esprit du sujet sur des raisons fortes. La théorie de la magie de Durkheim ne se distingue pas de celle de Weber. Sa théorie de l’âme est différente, mais obéit à la même inspiration. Plus près de nous, Evans-Pritchard (1968) et, parmi les contemporains, Robin Horton (1973, 1982, 1993) se donnent le même cadre. Il est responsable de la solidité de leurs analyses.
94La cause de l’adhésion aux croyances religieuses est donc à rechercher du côté des raisons que le sujet social placé dans tel ou tel contexte a de les endosser. Encore faut-il voir que ces raisons appartiennent à un éventail très ouvert. Il ne s’agit pas ici de se limiter, à l’instar des tenants du « rational choice model », à la tradition benthamienne, ni comme beaucoup de « postmodernistes », à la tradition nietzschéenne. Une donnée affective comme le ressentiment peut contribuer à installer telle croyance. Mais il faut avant tout que les messages religieux proposent des explications convaincantes et des recettes perçues comme utiles. C’est pourquoi Weber insiste tant sur la dimension cognitive de la rationalité : Comment le paysan confronté aux caprices de la nature admettrait-il facilement l’idée que l’univers est le fait d’une volonté unique ? Comment un Dieu tout-puissant pourrait-il avoir besoin de rituels ?
95La partie quantitativement la plus importante de l’œuvre de Newton relève, comme on sait, de l’alchimie. Était-il victime de la « pensée sauvage », témoignait-il d’une « mentalité primitive », était-il soumis à la « violence symbolique » exercée par les prêtres ou par un chef d’orchestre clandestin quand il se posait des problèmes de chimie, et rationnel quand il se posait des problèmes de physique ? Ce côté janus bifrons de Newton a longtemps été perçu comme un mystère, d’autant que son cas n’est pas isolé, loin s’en faut [25]. Ce sentiment de mystère est l’effet de notre sociocentrisme : le Newton alchimiste nous paraît « irrationnel » parce que nous avons une teinture suffisante en chimie pour mesurer la distance qui sépare l’alchimie de la chimie moderne.
96Les écrits de Weber en matière de sociologie des religions peuvent donner l’impression de proposer une histoire comparative des religions, informée, mais qui risque de passer pour un peu cavalière aux yeux d’un érudit. C’est ainsi en tout cas que paraissent les lire certains commentateurs, qui limitent l’originalité de Weber à la création de quelques concepts (le « charisme », « les virtuoses religieux », etc.), à la célèbre thèse de L’Éthique protestante, ou qui se satisfont de voir en Weber un philosophe de l’histoire relativiste et vaguement pessimiste. Mais que nous importent des opinions et des états d’âme sur le devenir historique, fussent-ils ceux de Max Weber ? La force et la justesse singulières de ses écrits provient plutôt de ce qu’ils proposent de lire l’histoire des religions à l’aide d’une clé inattendue, celle de la rationalité, et qu’il a gagné son pari. Cette clé est bien mise en évidence : le mot rationalité et ses variantes parsèment les centaines de pages des Essais sur la sociologie de la religion et le copieux chapitre d’Économie et société sur la religion. Cette clé est inutilisable pour qui veut réduire la rationalité à la rationalité instrumentale. Lorsqu’on voit au contraire que la rationalité peut aussi prendre une forme cognitive ou évaluative, on comprend mieux comment Weber a pu réaliser ce tour de force : décrire l’évolution des idées religieuses en postulant qu’elle est guidée par des mécanismes dont les principes ne sont pas foncièrement différents de ceux qui expliquent l’évolution des idées juridiques, économiques ou scientifiques [26].
97Finalement, son approche rend par avance caduques plusieurs discussions lancinantes qui hantent la littérature sociologique, anthropologique et philosophique, comme celle des relations entre magie et religion, et élimine les antinomies factices que la réflexion spéculative fait facilement surgir dès lors qu’elle entreprend de mettre la théorie des croyances dans des boîtes (étiquetées « intellectualisme », « expressivisme », « symbolisme », « émotivisme », « rationalisme », etc.). N’importe laquelle des analyses concrètes de Weber, celle par exemple qui traite de la différence d’attitude des pharisiens et des sadducéens à l’égard de la résurrection des morts, suffit à montrer qu’il faut concevoir les croyances collectives comme résultant d’un système de causes et de raisons articulées de manière précise les unes avec les autres. Un peu comme un système d’équations comporte obligatoirement des paramètres et des variables, toute croyance individuelle ou collective a une dimension rationnelle et une dimension causale ; et aussi, un côté « froid » et un côté « chaud ». La notion de compensation occupe une place essentielle dans l’esprit des pharisiens, mais non dans celui des sadducéens sous l’effet des rôles sociaux qui sont les leurs. Les premiers croient à la résurrection des morts par la raison qu’elle permet de concilier la notion qu’ils se font de la justice divine avec les injustices en termes de compensation qu’ils observent autour d’eux ; les raisons de leurs croyances s’enracinent dans des affects et donnent naissance à des émotions. Cela dit, le cœur de l’analyse est bien constitué, comme le veut le postulat de la compréhension, par la mise en évidence des raisons qui expliquent que les uns approuvent ce que les autres rejettent. Pour éviter tout malentendu, il faut aussi préciser que ces raisons sont le plus souvent métaconscientes. Selon Weber (1956, 1, section I) [27], l’action est le plus souvent semi-consciente, voire inconsciente des raisons (et, tout autant, des motivations irrationnelles) qui en constituent le sens. Cet inconscient, qui n’a rien à voir avec celui de Freud, est celui qu’on observe dans les comportements machinaux ou « instinctifs » [28] caractéristiques de la vie quotidienne.
Notes
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[1]
Deliège, 1993 ; Baechler, 1988.
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[2]
Boudon, 1999 : j’ai présenté dans cet article une interprétation des Formes qui s’appuie sur le refus insistant de Durkheim de traiter les croyances religieuses comme des illusions, sur son hypothèse de la continuité entre science et religion, sur son idée que les théories religieuses sont des représentations du monde auxquelles le croyant souscrit parce qu’elles font sens pour lui dans le contexte qui est le sien. Elle propose de voir dans le sens du sacré une notion très proche de ce que nous appelons nous-mêmes le sens des valeurs. Si on l’interprète de manière littérale, la formule aussi célèbre que malheureuse de Durkheim, selon laquelle l’homo religiosus adorerait la société sans le savoir apparaît comme incompatible avec ces postulats de base qui animent l’ensemble des analyses des Formes élémentaires : cette expression veut simplement dire que l’individu est sensible à des valeurs dont il voit bien qu’elles ne sont pas son fait, mais le produit de processus d’interaction complexes, à l’instar de la science ou de la langue, qu’il ressent à leur égard un sentiment de respect, et qu’il est affecté lorsqu’elles lui paraissent violées.
-
[3]
Pomeau, 1956.
-
[4]
Le postulat de l’égoïsme est aussi essentiel à la TCR que le postulat des parallèles à la géométrie d’Euclide. À ceux qui lui objectent qu’il prive la TCR de généralité, ses partisans opposent qu’un postulat égoïste n’exclut pas l’explication de comportements ou de préférence apparemment altruistes, mais qu’ils analysent comme relevant de l’égoïsme bien compris. La TCR se greffe sur la tradition utilitariste, laquelle, à l’instar de la tradition nietzschéenne ou marxienne, doit en partie son succès à ce qu’elle est perçue comme une dénonciation salutaire du pharisaïsme qui serait tapi derrière un altruisme par principe toujours apparent.
-
[5]
Boudon, à paraître, 2002.
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[6]
Der Spiegel, 14 août 2000, 161.
-
[7]
« La couverture de tout besoin allant au-delà des exigences de la vie économique de tous les jours apparaît de plus en plus nettement à mesure que nous prenons davantage de recul historique, comme ayant été fondée en principe de façon totalement hétérogène et, précisément, de façon charismatique. Entendons par là que les meneurs “naturels”, s’agissant des besoins d’ordre psychique, physique, économique, éthique, religieux, politique n’ont été ni des personnes titulaires de postes officiels, ni des détenteurs d’une “profession” – au sens contemporain du mot – obtenue suite à l’acquisition d’un savoir spécialisé et exercée contre rétribution, mais des porteurs de dons spécifiques du corps et de l’esprit, perçus comme surnaturels (au sens de : non accessibles à tous). »
-
[8]
Boudon, 1999. Je ne soutiens évidemment pas que les théories de Weber et de Durkheim se superposent : simplement que l’une et l’autre partent du principe que les croyants croient à ce qu’ils croient parce que leur croyance fait sens pour eux : qu’elle leur apparaît comme fondée. C’est ce postulat commun qui explique la convergence de leurs analyses sur des sujets importants, comme celui de l’explication des croyances magiques. Cette convergence est dissimulée par le tour abstrait que Durkheim donne à ses analyses, alors que Weber pratique une théorisation beaucoup plus proche des faits : une différence due à ce que le milieu de référence de Durkheim est celui des philosophes, alors que Weber se sent plus proche des juristes, des historiens et des économistes.
-
[9]
Weber, 1920.
-
[10]
Abbruzzese, 2001.
-
[11]
« Efficace au sens naturaliste » : paraissant entraîner des effets réels.
-
[12]
Il n’est pas davantage mécanique s’agissant du droit ou de la science économique : cf. Steiner, 1998.
-
[13]
A. M. Wenner et P. Wells, 1990.
-
[14]
Selon Weber, deux grandes religions surtout sont, pour parler comme M. Gauchet, des religions « de la sortie de la religion » : le puritanisme et le bouddhisme, l’une étant animée par une logique qui coupe le croyant de tout espoir de contact avec Dieu, l’autre rendant Dieu un peu superflu. Ce trait explique peut-être en partie l’attrait du bouddhisme dans les sociétés occidentales contemporaines. Quant au confucianisme, Weber l’analyse comme une religion minimaliste, à l’instar de l’utilitarisme.
-
[15]
Il est intéressant de souligner ces points de convergence entre Renan et Weber, étant entendu qu’ils diffèrent par bien d’autres points. Ces convergences résultent de ce que l’un et l’autre appliquent le postulat selon lequel le croyant ne peut croire ce qu’il croit que s’il le voit comme fondé. Le même postulat joue un rôle fondamental dans la sociologie de la religion de Durkheim et explique les convergences qu’on relève entre les deux auteurs, par-delà les différences qui les séparent.
-
[16]
Cette idée lui a peut-être été inspirée par B. Constant (1971). Sur l’influence de Constant sur Tocqueville, voir Siedentop (1994). « La plupart des religions ne sont que des moyens généraux, simples et pratiques, d’enseigner aux hommes l’immortalité de l’âme. [...] Assurément, la métempsycose n’est pas plus raisonnable que le matérialisme ; cependant, s’il fallait absolument qu’une démocratie fit un choix entre les deux, je n’hésiterais pas, et je jugerais que ses citoyens risquent moins de s’abrutir en pensant que leur âme va passer dans le corps d’un porc, qu’en croyant qu’elle n’est rien », écrit Tocqueville (1986, p. 527).
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[17]
Inglehart et al. (1998) révèlent qu’aux États-Unis la croyance à la transmigration est très minoritaire (26 %) (elle est sans doute surtout le fait d’immigrants d’origine asiatique), la croyance à l’immortalité de l’âme très majoritaire (78 % des répondants).
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[18]
L’hypothèse du caractère fondamentalement gradualiste de l’innovation a été fort bien défendue, sur un plan plus général, par Vierkandt (1908) dans Die Stetigkeit im Kulturwandel, un livre injustement oublié, qui a fort bien pu avoir inspiré Weber. Cf. Boudon et Cherkaoui (1998, vol. III).
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[19]
J’ai tenté de la reconstruire dans Boudon (2000).
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[20]
Cf. Turner (1992) : « [...] the revival of interest in Nietzsche [...] for the development of poststructuralism and postmodernism [...] has been parallel to the revival of interest in the shaping of Weberian sociology by Nietzsche ». Voir sur cette convergence entre les contresens des conservateurs et des postmodernistes Boudon (2000). Chazel (2000, p. 43 sq.) montre bien que Weber ne considérait en aucune façon Nietzsche comme une autorité scientifique.
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[21]
Bell, 1997.
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[22]
Nisbet, 1966, p. 110.
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[23]
Lazarsfeld interprétait cette indifférence comme un refus inspiré à Weber par les problèmes psychiques dont il souffrait. En fait, le scepticisme de Weber lui est dicté par des considérations scientifiques : il a l’impression que les phénomènes psychiques que Freud évoque ont été connus de tout temps (d’un exemple de « refoulement » évoqué par Freud, il déclare ne rien tirer de nouveau ( « [...] im Prinzip erfahre ich also keinesfalls etwas Neues » ) ; il voit la psychanalyse comme une discipline qui porte encore des couches de nouveau-né (Kinderwindeln) et certains concepts fondamentaux de Freud comme si indécis qu’ils se sont atrophiés et dilués dans le flou complet ( « wichtige Begriffe [...] sind bis zur völligen Verschwommenheit verstümmelt und verwässert worden » ) [lettre de Weber en date du 13 septembre 1907, reproduite dans Baumgarten (1964, p. 644-648)].
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[24]
« Avec Freud, Durkheim est en grande partie responsable du fait que la pensée sociale se soit détournée de ces catégories du rationalisme classique que sont la volition, la volonté et la conscience individuelle, pour mettre l’accent sur ce que le comportement a de strictement involontaire et d’irrationnel. » Ce texte essentiel a pour seule faiblesse d’attribuer à Durkheim ce qui est surtout vrai des néo-durkheimiens, comme les structuralistes de toute obédience, et d’omettre l’influence des néo-marxistes. La « fausse conscience » n’a pas eu une influence moins désastreuse sur la pensée sociale que l’ « inconscient » freudien ou que la « conscience collective » vue par les structuralistes néo-durkheimiens.
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[25]
Roger, 1993.
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[26]
Il existe nombre d’éditions en allemand et de traductions partielles en français des écrits de Weber sur la sociologie de la religion. Celles auxquelles je me réfère dans le texte et dont la liste apparaît ci-dessous ont une seule propriété en commun : elles sont celles que j’avais sous la main.
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[27]
« Das reale Handeln verläuft in der grossen Masse seiner Fälle in dumpfer Halbbewusstheit oder Unbewusstheit seines “gemeinten Sinnes”. Der Handelnde “fühlt” ihn mehr unbestimmt, als dass er ihn wüsste oder “sich klar machte”, handelt in der Mehrzahl der Fälle triebhaft oder gewohnheitsmässig. Nur gelegentlich... wird ein (sei es rationaler, sei es irrationaler) Sinn des Handelns ins Bewusstsein gehoben. »
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[28]
Weber clarifie peut-être ici par avance la notion d’ « instinct » chez Wittgenstein. Voir de Lara, 2000.