1Depuis plusieurs années, le groupe Louis Dirn s’est fixé pour objectif d’établir les éléments d’une analyse systémique du changement social à l’échelle d’une société complexe comme la France, sans partir d’une clef de lecture a priori. Ces clefs ne manquent pas dans la littérature sociologique : la postmodernisation (Crook et al., 1992), le développement d’une société d’information en réseau (Castells, 1998), la ré-émergence du capitalisme (Crouch, 1999), la montée de l’individualisme (Dumont, 1977) ou du postmatérialisme (Inglehart, 1993) en sont quelques exemples récents. Elles ont le mérite de la cohérence, mais elles conduisent à une vue partielle où l’exposé ne retient bien souvent de la masse des données disponibles que les éléments servant d’appuis aux arguments de départ. La démarche du groupe Louis Dirn se veut à la fois plus inductive et plus empirique.
2L’analyse de long terme, comme celle de court terme, ne pouvant être entreprises de manière systématique sur l’ensemble des phénomènes dont nous chercherons à suivre les évolutions, c’est sur le moyen terme, une vingtaine d’années, que portera l’examen. En 1990, la première investigation publiée par Louis Dirn (1990) traitait approximativement de la période 1965-1985 : la fin des Trente Glorieuses et l’entrée dans la crise. Dix ans plus tard, une seconde investigation a été menée (Dirn, 1998) et porte, en chiffres ronds, sur la période 1975-1995 : l’installation dans la crise. Pour aboutir à des conclusions sur le changement, mais aussi sur la méthode d’analyse structurelle mise en œuvre (Forsé, 1991), la comparaison de ces deux périodes sera au cœur de cette étude.
3Sur le fond, comme méthodologiquement, la principale question qui se pose est celle de savoir s’il y a ou non stabilité. A chacune des deux dates, tout d’abord, est-il possible de mettre en évidence quelques grandes dimensions du changement ? Sont-elles les mêmes et qu’en est-il de leurs relations ? En d’autres termes, l’ensemble des transformations élémentaires de la société française s’agence-t-il en un schéma global reflétant un certain équilibre et, dès lors, la recherche d’un modèle commun d’explication du changement fait-elle sens ? La méthode qui va être utilisée pour tenter d’apporter des éléments de réponse a fait l’objet de plusieurs présentations antérieures. Nous nous contenterons donc, en préambule, d’en résumer les traits les plus saillants.
Méthodologie
Champ couvert et tendances
4Les grands domaines traités relèvent des catégories macrosociales, des institutions, des groupes intermédiaires, des pratiques sociales, de leurs modèles et des régulations. Nous couvrons ainsi l’essentiel de ce qui a pu affecter, durant la période de référence, les individus ou les groupes sociaux institutionnalisés ou non, appartenant à une même communauté et la nomenclature des faits étudiés est rendue suffisamment homogène pour autoriser l’étude ultérieure de leurs liaisons. D’autres dimensions, dont les incidences sur les transformations de la société française ne sont pas neutres, auraient bien sûr pu être retenues : valeurs, relations internationales, décisions politiques, conjonctures économiques, notamment. Nous les traiterons comme des contraintes extérieures au modèle. Dans chacun de ces domaines, les analyses portent sur des évolutions dont nous avons de bonnes raisons de penser qu’elles pèsent de manière non négligeable sur le changement social. Au total, 62 secteurs sont distingués dans l’investigation la plus récente. Ce sont quasiment les mêmes que les 60 qui l’avaient été dans la précédente.
5Dans chaque secteur, au niveau le plus fin, nous disposons d’indicateurs de changement. Le plus souvent il s’agit de séries statistiques, mais pas toujours, puisqu’il faut parfois suppléer au manque de données nationales par un recours à des monographies locales. Ces indicateurs peuvent a priori être très nombreux. Sont retenus ceux qui se prêtent à un diagnostic d’ensemble sur le changement ayant affecté le secteur dans la période étudiée et permettent l’énoncé de ce que nous appelons une tendance, c’est-à-dire un diagnostic synthétique sur le changement de moyen terme dans un secteur donné.
6Prenons l’exemple du groupe conjugal (abrégé « MODE » à l’annexe 1). De multiples indicateurs, tels que la baisse des mariages, l’augmentation des divorces, des familles monoparentales, etc. conduisent à énoncer la tendance dans le sens d’une diversification des modèles matrimoniaux et d’une fragilisation des couples. Formuler une tendance ne consiste pas à rechercher des transformations affectant un groupe très minoritaire dont un modèle nous assurerait qu’elles sont destinées à se répandre. Les tendances ne concernent que des changements suffisamment univoques, longs et massifs.
7Cette visée synthétique a souvent pour effet de « moyenniser » le phénomène dont nous cherchons à rendre compte. Conscients de ce problème, nous réintroduisons les nuances nécessaires dans les textes argumentant de façon détaillée chaque tendance. Toutefois, la démarche elle-même nous prémunit contre le risque qu’il y aurait à formuler une synthèse « moyennisante » dans un domaine où les situations seraient diversifiées à l’extrême, puisqu’il serait alors difficile de trouver une convergence des différents indicateurs.
8En résumant une évolution, une tendance se situe à un niveau intermédiaire entre un niveau plus agrégé, qui mêlerait des phénomènes plus hétérogènes, et un niveau plus fin, celui des indicateurs qui seraient trop nombreux et éparpillés pour déboucher sur des diagnostics d’ensemble. Les 62 tendances actuelles sont en quelque sorte les « lignes de force » du changement. Nous tenons que c’est à ce niveau qu’il convient de se placer pour en venir à la phase explicative.
Liaisons entre tendances
9Jusqu’ici nous restons en effet essentiellement descriptifs. Or, il ne s’agit pas seulement de repérer des évolutions, mais aussi de s’interroger sur les rapports qu’elles entretiennent. Pour le faire de manière systématique, nous avons construit une matrice carrée en mettant en ligne et en colonne les tendances et en notant chacune des cases, de façon binaire, en fonction de la présence ou de l’absence d’un lien causal entre une tendance-ligne et une tendance-colonne – la causalité pouvant être ou non circulaire. Nous notons également le signe de la relation qui est positif lorsque l’augmentation de la tendance A est considérée comme renforçant celle de la tendance B ou, au contraire, négatif lorsqu’elle la contrecarre (cf. annexe 2).
10Comme il s’agit d’un travail d’explication de la dynamique sociale, le seul lien qui puisse nous intéresser est le lien causal, mais il peut être historique ou seulement logique. Comme toujours, un lien causal entre deux phénomènes suppose deux conditions : une corrélation non fallacieuse entre ces phénomènes et une antécédence de l’un sur l’autre. Cette antécédence est historique s’il est clair qu’une tendance a chronologiquement précédé une autre. Mais sur une période de vingt ans, les temporalités se recouvrent le plus souvent largement. Il faut s’en tenir à une antécédence logique. Lorsque les tendances visent des individus, pour que le lien macrosociologique soit retenu, il doit avoir un fondement microsociologique. Il faut que l’on puisse énoncer les bonnes raisons qu’ont les individus de modifier leurs comportements. Nous supposons que nous avons affaire à des acteurs rationnels et nous recherchons les arguments qui permettent d’expliquer pourquoi, ayant modifié leurs comportements dans le sens de la tendance A, il est logique que cela ait affecté la tendance B. Les mécanismes peuvent cependant être très divers et nous ne limitons pas a priori le type de rationalité à l’œuvre (Boudon, 1999).
11Dans un grand nombre de cas, la liaison est évidemment inexistante – par exemple, pratiques sportives (SPOR) sur magistère de l’église (EGLI). Dans un nombre plus limité de cas, la même évidence s’impose en faveur de l’existence du lien – par exemple, chômage (CHOM) sur consommation (CONS) – et il existe des études où des arguments sont consignés. Mais, dans les autres cas, il n’existe aucune monographie et nous avons dû y suppléer en interrogeant des chercheurs mis en position d’experts de leur domaine. Nous leur demandions, en face à face, leurs opinions sur les relations entre la tendance les concernant et les autres. Pour des raisons de cohérence d’ensemble, lorsque la causalité demeurait problématique, c’est toujours le groupe Louis Dirn [1] qui a tranché. Sous cet angle, la matrice est une sorte de check-list de vérifications, qui oblige à penser à tout, et conduit bien souvent à poser de nouvelles hypothèses.
12Nous n’avons évidemment pas l’ambition de faire de cette matrice un modèle analogue à ceux des économètres pour la simple raison que nos liaisons ne sont pas quantifiables. Au niveau de généralité où nous nous situons, il est impossible d’en évaluer la force relative. L’analyse structurelle matricielle permet certes une meilleure compréhension des dynamiques et de leurs rapports, mais la détection des nouveautés, comme le repérage des inflexions de tendances, supposent un suivi constant des évolutions par analyse secondaire de matériaux empiriques divers. C’est dire à quel point nous sommes éloignés de toute conception visant à une théorie définitive du changement. Le modèle proposé n’est jamais que temporairement fermé. Ce n’est d’ailleurs pas là le moindre de ses avantages. L’intégration de nouveautés ne pose pas de difficulté technique et l’automatisation des traitements permet de se faire rapidement une idée du nouvel état du système. C’est précisément ce qui va nous occuper ici.
Comparaison des matrices
13Ayant construit une première matrice entre les 60 tendances de la période 1965-1985, nous nous sommes attelés à la tâche d’en formuler une seconde pour les tendances de la période 1975-1995. Pour faire court, et puisque les matrices sont bien sûr construites après la formulation des tendances, nous parlerons dans toute la suite de la « matrice de 1990 » et de la « matrice de 2000 ». Ces deux matrices possèdent un cœur d’environ 55 tendances comparables. Les travaux menés dans l’intervalle nous ont en effet conduits dans quelques rares cas soit à une suppression, soit à un regroupement, soit à un dédoublement, soit à une réorientation. La liste des secteurs n’a aucune raison d’être figée dans le marbre. L’essentiel est que la logique d’ensemble, présidant au découpage, demeure identique. On trouvera en annexe 1 les listes des tendances avec pointage de ces modifications.
14En dépit de ces quelques altérations, pour juger de la stabilité du système, nous disposons pour la première fois du matériau adéquat. La seule comparaison qui avait pu être menée jusqu’à présent portait sur des matrices décrivant la même période mais pour deux sociétés différentes : la France et le Québec. Bien que de nombreux enseignements aient pu en être tirés (Forsé, Langlois, 1995), il n’était pas possible de se livrer à certaines des analyses qui seront ici mises en œuvre.
15La matrice associée au graphe des relations causales est, du point de vue formel, un objet d’une grande banalité et que l’on retrouve dans des domaines scientifiques extrêmement divers. Les traitements statistiques applicables et appliqués à ce matériau sont donc innombrables. Transposés à notre domaine, certains ont pour objectif d’identifier des groupes de tendances. Ces macrotendances peuvent ensuite également être étudiées du point de vue de leurs rapports, ce qui conduit à une sorte de maquette réduite du changement social, beaucoup plus simple à analyser que le graphe de toutes les relations entre toutes les tendances, qui est lui bien trop complexe pour se prêter à un quelconque commentaire (cf. annexe 3). D’autres analyses visent moins à décrire la structure sous-jacente à l’ensemble qu’à rechercher un modèle explicatif épuré de telle ou telle tendance dont on souhaite plus particulièrement rendre compte. Il va sans dire que nous ne pourrons ici évoquer tous les résultats de tous ces traitements. En dehors de quelques statistiques d’ensemble, et compte tenu de l’objectif qui vient d’être fixé, nous nous limiterons à ce qui permet de se faire une idée de la stabilité du modèle selon deux méthodes : l’analyse des motricités et dépendances des tendances et la construction des macrotendances, obtenues sur la base de la similitude de liaisons causales entre tendances, avec leurs macrorelations simplifiées.
Configurations d’ensemble
Une structure non aléatoire
16Avec 572 liaisons positives ou négatives formulées sur les 3 782 possibles, la matrice 2000 atteint une densité de 15 %. Ce pourcentage est très proche des 14 % relevés en 1990. Ce niveau, disons entre 10 et 20 %, est d’ailleurs assez curieusement commun à de nombreuses autres applications de l’analyse matricielle binaire ou qualitative [2]. Parmi ces 572 liaisons, 19 % correspondent à des causalités circulaires (A cause B et B cause A), chiffre qui est pratiquement identique au 18 % de 1990. Une tendance a en moyenne 9 conséquents (effets directs) ou antécédents (causes directes). Elle en avait 8 dans la précédente matrice avec un écart type de 4. Ici (cf. tableau 1) cet écart type est un peu plus élevé pour les conséquents (5) que pour les antécédents (4).
17L’examen des nombres de conséquents ou d’antécédents directs aboutit à deux distributions révélant une asymétrie du côté des faibles nombres. De part et d’autre de la moyenne, le nombre de tendances ayant peu de conséquents (respectivement d’antécédents) n’est pas le symétrique de celui correspondant à celles qui en comptent au contraire beaucoup. Pour le dire autrement, si la moyenne et la médiane sont quasiment identiques, elles ne correspondent pas au mode qui vaut 12 pour les antécédents et 6 pour les conséquents. Or, si la matrice était remplie au hasard, même dans le cadre d’une contrainte sur sa densité globale, il faudrait s’attendre à ce que les distributions d’antécédents ou de conséquents aient une allure approximativement gaussienne, c’est-à-dire à ce que de part et d’autre de la moyenne, de la médiane ou du mode, qui coïncident, on observe une symétrie. Les tests statistiques confirment sans ambiguïté que cette hypothèse peut être rejetée. Qu’il s’agisse des antécédents ou des conséquents, on ne peut, aux seuils usuels de significativité, prétendre que les distributions observées seraient celles qui résulteraient du hasard seul (cf. tableau 1). La même conclusion vaut lorsque l’on prend en compte les liaisons indirectes. Ce résultat s’observait déjà en 1990 et comme alors on peut en tirer les mêmes conclusions.
18Il aurait parfaitement été possible de penser que, bien que chaque ligne ou colonne d’une matrice donnée ait une allure propre, l’ensemble finisse par se conjuguer comme si seul l’aléa était cause de sa structure. Le travail du sociologue resterait nécessaire pour fixer le détail des formulations causales de base, mais en viendrait à dissoudre dans l’extraordinaire complexité de toutes leurs implications. Les attractions et répulsions entre les différentes évolutions de moyen terme traversant une société finiraient par s’équilibrer macrosocialement autour d’un jeu globalement aléatoire. Il n’en est rien. Il existe un certain équilibre, suggéré par la proximité des résultats de 1990 et de 2000, et cet équilibre relève du jeu proprement social des relations entre les diverses évolutions de la société.


Un premier examen de la proximité des deux matrices
19On peut d’ailleurs trouver là l’occasion d’une première investigation sur cette proximité. Comme nous l’avons dit, les secteurs des deux matrices ne sont pas totalement identiques, mais un noyau de 56 tendances, comparables dans leur formulation, peut en être extrait. Deux tendances incluses dans ce noyau sont à la limite de la comparabilité : la tendance à l’expansion des catégories moyennes de 1990 et la tendance à l’expansion des catégories supérieures de 2000 (CSUP). Nous avons décidé de les y faire malgré tout figurer pour trois raisons : bien que les catégories concernées soient différentes, elles visent toutes deux une modification de la structure socioprofessionnelle ; il s’agit d’une variable-clef pour les sociologues, dont il serait assez difficile de se priver ; et, méthodologiquement, il ne sera pas inintéressant de savoir si ce que nous considérons a priori comme le moins comparable, dans cette liste des 56 secteurs, est bien ce qui apparaîtra tel au travers des divers traitements statistiques qui seront appliqués.
20Pour ce noyau de 56 tendances, il est possible de se demander si les statistiques de motricité (nombre de conséquents d’une tendance) ou de dépendance (nombre d’antécédents) diffèrent significativement entre 1990 et 2000. Les nombres d’antécédents et de conséquents de chaque tendance sont bien sûr préalablement réévalués dans le cadre de chacune des deux matrices carrées réduites à 56 tendances. Il s’avère alors que pour un intervalle de confiance usuel, comme celui de 95 %, la matrice réduite de 1990 revient au même que celle de 2000, mais qu’en se contentant d’un intervalle de confiance plus faible, quoique encore acceptable, d’environ 90 %, la différence peut être regardée comme significative (cf. tableau 2). Nous sommes donc dans une zone de relative indécision qui nous obligera à revenir sur la question. On ne peut toutefois ici rejeter l’idée que les deux modèles diffèrent.
Une composante fortement connexe
21En 2000, comme en 1990, la matrice reste néanmoins associée à un graphe qui est une composante fortement connexe. Par chaque sommet il passe un circuit, ce qui signifie qu’une tendance peut toujours être atteinte par des liaisons indirectes depuis n’importe quelle autre choisit comme point de départ arbitraire d’un cheminement dans le graphe des causalités. Le nombre d’arcs nécessaires pour y parvenir est de plus relativement faible, puisque aux deux dates il n’est jamais supérieur à 5. Autrement dit, la longueur du plus court chemin (souvent appelée distance géodésique) reliant deux sommets quelconques du graphe est au plus égale à 5. Le graphe a l’allure d’un ensemble compact et non d’une chaîne relativement distendue ou d’un noyau de quelques tendances de base entouré d’une suite de périphéries.
22Le fait qu’en 1990 et en 2000 nous soyons confrontés à une seule composante fortement connexe, relativement compacte, est pour partie la conséquence de l’homogénéité de la grille des tendances. Ce résultat ne pourrait s’observer sans une telle homogénéité et celle-ci est bien sûr le fruit des orientations de départ. Le champ couvert a été limité pour rendre la base homogène ; la période est suffisamment courte (à peu près une génération) ; toutes les tendances se situent au même niveau de généralité ; et elles visent toutes des individus ou des groupes sociaux, institutionnalisés ou non, appartenant à une même communauté. Certes, certaines d’entre elles ont fait l’objet de davantage de développements théoriques, mais toutes impliquent forcément une théorie pour que leur distinction prenne sens. Cela étant, même avec ce cadre homogène, il était parfaitement légitime d’attendre d’autres configurations réticulaires.
23Qui plus est, la composante fortement connexe, de 1990 ou de 2000, n’est pas facilement décomposable. La recherche de points d’articulation (intermédiaires obligés au sens où leur retrait rend le graphe non fortement connexe) engendrant des points fragiles [3], dont les différentes couches représenteraient des périphéries successives, tourne vite court. En 2000, la tendance (PART) sur la baisse d’audience des grands partis politiques est un point fragile et la tendance (IDEO) sur la baisse des dissensus idéologiques traditionnels est un point d’articulation. Une fois ces points éliminés du graphe, la tendance (EXTR) sur l’augmentation des scores électoraux de l’extrême droite se révèle être un second point fragile et la tendance (IMMI) concernant l’intégration des immigrés, un nouveau point d’articulation. Ces tendances à nouveau enlevées (il en reste donc 58 sur les 62), nous avons toujours affaire à une seule composante fortement connexe, mais qui ne peut plus cette fois être décomposée par cet algorithme. Les deux tendances fragiles repérées relèvent du domaine politique et électoral, qui se situe de ce fait dans une position périphérique relativement à un noyau très massif formé par la presque totalité des tendances. Cela ne signifie pas qu’elles n’aient pas en soi leur importance. En revanche, elles ne sont pas au cœur des transformations affectant la société française. Dans tous les autres cas, plusieurs tendances sont causes d’une autre. L’altération d’une de ces causes n’entraîne donc pas de façon certaine un retournement de la tendance tierce, puisque les autres causes continuent d’agir, voire de renforcer leurs effets. Ici au contraire, il est argumenté qu’un retour de grands conflits idéologiques traversant la société française, comme l’était par exemple celui tournant autour de la question de la laïcité, devrait suffire à entraîner une hausse du militantisme politique. De même, mais dans une mesure moindre, puisque nous sommes à la seconde périphérie, une meilleure intégration des immigrés entraînerait une baisse des scores électoraux de l’extrême droite.
24En 1990, les points fragiles n’étaient pas les mêmes, mais la matrice ne comportait pas de tendance concernant la montée de l’extrême droite – ce qui est normal s’agissant de l’ensemble de la période 1965-1985. Il n’y avait alors qu’une seule classe fragile comportant trois tendances : l’informatisation (TECH), l’augmentation des recours aux arbitrages pour régler les conflits (JUDI) et l’économisme croissant (ECON). S’il n’est guère possible de développer un commentaire sur tous ces points, un mot s’impose cependant sur l’informatisation dont la position est sans doute ici la plus surprenante. De fait, dans la précédente matrice, même si elle avait déjà de nombreuses conséquences, elle n’était causée que par les transformations de l’organisation du travail (ORGA). Dans cette période, la micro-informatique n’existe pas ou, sur la fin, est encore à un stade tout à fait embryonnaire. L’informatisation ne touche donc pas la sphère domestique et, en tant que phénomène social, reste pour l’essentiel cantonnée au monde du travail. Aujourd’hui, l’informatisation concerne aussi, même si la France accuse un certain retard, la sphère domestique et d’autres causes que celles relevant de la seule réorganisation du travail interviennent dans l’explication de son développement. Ce n’est donc plus un point fragile.
Ni tendances de base, ni primum movens
25Pour revenir à la structure d’ensemble, il faut souligner qu’en 1990 la décomposition de la composante fortement connexe associée à la matrice n’allait pas au-delà de ce qui vient d’être signalé. Autrement dit, comme en 2000, les points périphériques étaient très peu nombreux et le cœur du système était constitué par la quasi-totalité des tendances. Aux deux dates, la liste des tendances ne peut donc se réduire, sans pertes, à un petit nombre censé refléter les quelques tendances de base ou tendances lourdes du changement. Pour que cette démarche, courante en prospective ou planification, soit fondée, il aurait fallu qu’un noyau regroupant ces quelques tendances de base puisse être identifié.
26On aurait a priori pu imaginer que certains groupes de tendances ou certaines tendances soient directement isolables. La société française aurait été traversée d’évolutions autonomes. Après tout, la haute spécialisation du travail sociologique pourrait inciter à penser que de telles autonomies existent. En fait, cette spécialisation trouve sa justification dans l’extraordinaire complexité des objets traités, mais pas dans la réalité des influences réciproques. Par parenthèse, il en résulte qu’il est essentiel de ne pas sacrifier l’interrogation généraliste au profit des seules étroites spécialisations.
27Bon nombre de théories sociologiques du changement (Mendras, Forsé, 1983) consistent au bout du compte à hiérarchiser les faits sociaux, à établir la primauté de certains d’entre eux – comme le technico-économique, le démographique – sur d’autres – comme les superstructures idéologiques. On en vient alors très vite à l’idée d’une chaîne de causalité primaire, sans rétroaction significative, et donc au sommet de laquelle se trouve le moteur premier du changement. La chaîne « standard » consiste à voir dans les transformations techniques et économiques la source des transformations sociales et culturelles. Du point de vue de l’analyse structurelle, si une tendance n’avait aucun antécédent, elle serait une cause première. Or aucune tendance n’est dans cette situation aux deux dates. Il n’y a donc pas de primum movens du changement social.
28Si la démarche matricielle que nous préconisons s’impose ne serait-ce que pour cette raison, la complexité du graphe des causalités et sa configuration d’ensemble vont nous obliger à utiliser des outils permettant de le simplifier (notamment par regroupement de tendances) pour essayer d’aboutir également à des hiérarchies. Ce faisant, nous ne perdrons jamais de vue qu’il ne s’agit que de simplifications. Le problème sera, comme toujours, de perdre le moins possible d’informations lors de ces opérations, ce que, contrairement à d’autres approches macrosociologiques, nous serons en mesure de contrôler.
Motricités et dépendances
29Que toutes les tendances aient un rôle à tenir au sein d’un ensemble unique n’implique pas que tous ces rôles soient identiques. Une première façon d’établir des distinctions consiste très simplement à remarquer qu’elles n’ont pas les mêmes degrés de motricité (nombre de conséquents) et de dépendance (nombre d’antécédents). En portant ces nombres en abscisse et ordonnée d’un graphique, on obtient une représentation synthétique des positions de chaque tendance selon ce critère. Comme le montre le graphique 1, l’augmentation du chômage est dans la matrice 2000 ce que les statisticiens appellent un « point aberrant ». Son nombre d’antécédents est dans la moyenne, mais sa motricité surclasse de loin celle de toutes les autres tendances. Autrement dit, c’est sans conteste le phénomène qui a eu les conséquences les plus variées. Les tendances qui viennent ensuite, comme l’expansion des catégories supérieures, sont souvent considérées comme ayant particulièrement marqué la période, à l’exception sans doute de la formation permanente que l’on aurait pas a priori situé dans une position aussi motrice.
30Les tendances situées au nord-ouest du graphique ont relativement peu de causes mais beaucoup de conséquences. Elles sont amplificatrices. Outre celles qui viennent d’être citées, on y trouve la dissociation des entreprises. Celles qui sont au nord-est, ont à la fois beaucoup de conséquents et d’antécédents. Ce sont des relais multiples. L’augmentation de l’activité professionnelle des femmes, la baisse de la conscience de classe et le rapprochement des modèles de rôle sexué sont dans cette position. Au sud-est, les tendances dépendent de beaucoup de facteurs mais en influencent peu. On peut parler de filtres. Le développement des négociations, des associations et de certains signes d’anomie sont dans ce cas. Enfin, le sud-ouest rassemble des tendances qui ont à la fois peu d’antécédents et de conséquents. Ce sont des relais, mais cette fois simples ou faibles, des évolutions relativement autonomes. L’accroissement des connaissances économiques et, de façon sans doute plus surprenante, la concentration de la richesse en sont des exemples.

31Lecture : l’annexe 1 donne, par ordre alphabétique, la signification de ces abréviations en quatre lettres.
32Ce classement ne vaut que pour les liaisons directes, or chaque tendance a des causes et des conséquences indirectes. Inspecter successivement les graphiques correspondant à chaque nombre d’intermédiaires pris en compte dans ces liaisons indirectes serait long et fastidieux. On peut toutefois se contenter de concentrer l’attention sur le graphique dit de « convergence » [4]. La distribution des points sur le graphique 2, où est reproduit ce classement « à la convergence » lorsqu’on inclut les relations indirectes, est très proche de celle du graphique 1. Le point « chômage » n’est plus aussi éloigné du reste du nuage (formation permanente et dissociation des entreprises s’en rapprochent), mais il reste le plus moteur. La répartition en quatre groupes est quasiment la même que celle opérée sur les seules liaisons directes. Un des changements les plus notables touche aux nouvelles technologies (TECH) dont la motricité relative augmente fortement. Elles étaient déjà plus motrices que la moyenne, mais compte tenu de leurs conséquences indirectes, elles le sont encore plus que Louis Dirn ne l’avait pensé.
33Cette remarquable stabilité d’ensemble n’était pas donnée d’avance. Elle signifie qu’en prenant en compte les liaisons indirectes, auxquelles le groupe Louis Dirn ne pouvait songer en remplissant la matrice, il n’en résulte pas de différence fondamentale avec la situation limitée aux seules relations directes, qui ont, elles, été explicitement formulées. Cette stabilité du modèle est en partie due selon nous à l’énorme masse de 0 qu’il contient (85 %), dont beaucoup sont, rappelons-le, des 0 d’évidence. On commence à voir poindre là l’idée qu’un petit changement dans le nombre ou la répartition des liens n’aurait que de faibles conséquences et qu’il faudrait une altération forte pour aboutir à un bouleversement significatif, c’est-à-dire débouchant sur des conclusions globales différentes.

34Il est toutefois encore plus remarquable que les graphiques de motricité/dépendance directe ou indirecte obtenus (cf. Forsé, 1991) sur la précédente matrice ne différent que très peu de ceux de 2000. Il y a bien sûr des nuances. L’augmentation de l’activité salariée des femmes jouait un rôle indirect plus important, mais elle était déjà une des tendances les plus motrices. De plus, en 1990 comme nous venons de le constater pour 2000, les classements obtenus pour les liaisons directes ne différaient pas sensiblement de ceux obtenus pour les liaisons indirectes. Même le changement de position des nouvelles technologies s’observait déjà en 1990 et comptait parmi les plus importants. C’est donc à une double stabilité que nous sommes confrontés :
35— en 1990 comme en 2000 : stabilité des rôles de motricité et dépendance selon que l’on prend en compte ou non les liaisons indirectes ;
36— entre 1990 et 2000 : stabilité de ces mêmes rôles pour les liaisons directes, comme pour les liaisons indirectes.
Évaluation de la mobilité d’ensemble
37Il est vrai qu’entre les deux dates, les changements de liaisons directes sont minoritaires. Il est difficile de mesurer ces changements sur les matrices complètes puisque les deux listes de tendances ne sont pas totalement identiques. En revanche, cette mesure est envisageable en se limitant aux 56 tendances qui se retrouvent dans chacune des deux matrices. On notera d’ailleurs qu’en réitérant les analyses précédentes sur ces deux matrices légèrement réduites, l’impression de stabilité est, fort logiquement, encore plus grande. Comme le montre le tableau 3, sur les 3 080 couples de cases comparables, 2 824 (soit 92 %) ont été codées de manière strictement identique. Cette table a une allure fortement diagonale (son indice de diagonalité nette vaut 82 %). Un modèle log-linéaire stipulant seulement l’indépendance entre ses lignes et ses colonnes n’ajusterait absolument pas les données. Le L2 (ratio de log-vraisemblance multiplié par 2 et changé de signe, bref une entropie qui suit ici asymptotiquement une loi de chi-deux) de ce modèle vaut 1 203. Avec ses 4 degrés de liberté, cela implique une probabilité quasi nulle d’ajustement correct. En revanche, un modèle log-linéaire un peu plus complexe, spécifiant en outre une totale immobilité, approche les données [5]. Le L2 de ce modèle est égal à 5,6 et, avec 3 degrés de liberté, correspond à un seuil de significativité de 13 %. Au seuil de 10 %, il n’est donc pas possible de conclure à un changement significatif entre 1990 et 2000, mais nous ne sommes pas très loin de ce seuil. Dire qu’il n’y aurait aucun changement significatif entre 1990 et 2000 n’est pas non plus très acceptable.
38Non seulement il y a une masse importante d’absences de liens, mais elle demeure pour l’essentiel inchangée. Or, cela pèse beaucoup ici. Pour en faire la part, on peut reprendre la question en cherchant à ne se prononcer que sur des liaisons effectives à une date ou une autre. Cela revient à exclure la première case du tableau 3. Le nombre de liens identiques est alors de 329 (= 315 + 14) pour un nombre total de 595 (= 3 080 – 2 495). Les liaisons diffèrent cette fois à 45 % entre les deux dates. Pour déterminer si cette mobilité est significative, il suffit de réutiliser le modèle log-linéaire précédent en considérant les cas d’absences simultanées d’effets comme des zéros structurels (contrairement à un zéro d’échantillonnage, un zéro structurel est une impossibilité logique). Le L2 de ce nouveau modèle vaut 4,4 et, pour ses 2 degrés de liberté (il y a toujours 6 paramètres indépendants à estimer, mais le tableau n’a plus que 8 cases), il a 11 % de chances d’être dépassé sous l’effet du hasard seul. Nous sommes donc dans une zone qui ne permet toujours pas une conclusion totalement tranchée. Aux seuils usuels de significativité (10, 5, 1 % ou moins), l’écart entre les données estimées par ce second modèle log-linéaire et les données observées n’est pas significatif. Mais, comme précédemment, nous sommes proche de 10 % et l’on peut donc aussi admettre que le modèle n’ajuste pas très bien les données.
39Il faut cependant noter qu’avec 8 % de changement entre 1990 et 2000, voire 45 % en ne raisonnant que sur les couples de liens non nuls, il n’est pas possible d’affirmer que les matrices aient une allure globale franchement divergente. Elles diffèrent, mais pas très fortement. Cela permet d’apporter une première réponse à la principale interrogation que l’on peut se poser à propos de la démarche de Louis Dirn. Qu’il s’entoure ou non du dire d’experts, le remplissage d’une matrice est le fruit d’une réflexion, sauf lorsqu’il existe une étude empirique argumentant une liaison ou une absence de liaison, mais ces cas sont minoritaires. Dans la plupart des autres cas, l’expérience nous a appris qu’il était assez facile de se prononcer, mais il est toujours possible de se demander si une liaison n’a pas été oubliée ici ou là. Cela s’est sans doute produit et jusqu’ici il était difficile de prendre la mesure des conséquences de ces éventuels oublis. Une erreur sur un lien est une erreur, mais il vient ici d’être montré qu’un taux d’erreur de 8 % [6] n’est pas susceptible d’avoir d’effets réellement significatifs. Le modèle est stable et par définition cela signifie qu’il n’incorpore pas de bifurcation ou d’effet papillon : de petites altérations ont de petites conséquences, de grandes modifications ont de grandes conséquences.

Comparaison des similitudes entre tendances
40Une autre façon d’aborder la question de la stabilité consiste à mettre en évidence les structures causales sous-jacentes aux deux matrices afin de s’interroger sur leurs évolutions. Cette structure peut être construite en recherchant des groupes de tendances et en s’interrogeant sur les relations entre ces groupes. Ces groupes peuvent être construits de deux manières distinctes : en fonction du degré de similitude entre tendances (c’est-à-dire le degré auquel elles ont mêmes causes et mêmes effets) ou en fonction de leur degré de connexion les unes aux autres. Nous nous en tiendrons ici au premier critère qui est le plus adéquat pour distinguer des rôles ou des positions structurelles, mais nous verrons qu’il n’est pas empiriquement incompatible avec le second. Avant de revenir plus loin sur les matrices complètes, commençons par voir ce qu’il en est des matrices réduites à leurs 56 tendances comparables. Pour juger de l’évolution, la question est de savoir comment s’opère les regroupements de lignes/colonnes selon leur similitude (voir l’encadré pour ce qui est des techniques utilisées).
41Une situation de désordre extrême est envisageable. À la base des regroupements, les tendances s’apparieraient selon une logique ne devant ni à la date, ni au domaine. À l’inverse, la date prévaudrait si une tendance s’associait d’abord avec une tendance de la même matrice. Si cela devait être systématique, les groupes de tendances similaires seraient propres à chaque période. Mais ce peut être le domaine qui l’emporte. Dans ce cas, une tendance ressemblerait d’abord à son homologue dans l’autre matrice. Si cela devait toujours se vérifier, tous les groupes seraient composés de paires de tendances du même secteur dans les deux matrices. C’est évidemment la solution la plus stable vis-à-vis du temps. Entre ces extrêmes, tout un éventail de solutions mixtes est possible : parfois ce serait le domaine qui ferait la ressemblance, parfois la date, parfois ni l’un ni l’autre. Par exemple, l’augmentation du chômage en 1990 aurait d’abord mêmes causes et mêmes effets qu’en 2000, alors que la baisse de la pratique religieuse en 2000 serait d’abord similaire à une autre tendance de 2000 et que l’augmentation de la délinquance en 2000 ressemblerait d’abord à une autre tendance de 1990.
42Méthodes des analyses de similitude et classifications
43Afin de raisonner simultanément sur la ressemblance des profils lignes et colonnes, on peut mettre bout à bout chaque ligne et chaque colonne. Chaque matrice devient rectangulaire (56 × 112) et l’on s’interroge sur la similitude entre ces nouvelles lignes. Puisque dans le cadre des 56 domaines traités en 1990 et en 2000, la définition des colonnes peut être considérée comme suffisamment comparable, on peut ensuite former une seule et même matrice réunissant les deux, qui a donc 112 lignes et 112 colonnes.
44Il faut alors construire un indice de similitude et donc s’en donner une définition. Or, il y a ici pléthore. On peut choisir de ne tenir compte que de la présence simultanée d’un même lien, en pensant que l’absence simultanée d’effet ou de cause n’est pas un facteur de ressemblance. On peut au contraire l’inclure en lui accordant le même poids ou une pondération différente – on ouvre alors une boîte de Pandore. On peut raisonner sur les seules relations directes, mais aussi sur les relations indirectes et il y a, à nouveau, bien des manières de le faire. On peut penser que la ressemblance exige d’avoir exactement les mêmes relations avec les mêmes éléments ou seulement les mêmes relations avec des éléments équivalents. On peut encore penser que cela revient pour deux tendances à être impliquées dans les mêmes types de triades. Et tout ceci ne constitue qu’une petite partie des mesures envisageables. Nous en avons testé un grand nombre et heureusement, sans conduire exactement aux mêmes classements, elles convergent toutes vers une conclusion identique pour ce qui est de la stabilité.
45Nous présentons ici les résultats obtenus en utilisant l’indice de Jaccard qui élimine totalement l’absence simultanée de lien de son calcul. Cette exclusion a pour effet de maximiser l’effet d’une différence entre les deux dates. Parmi les indices les plus simples et usuels, c’est donc le plus défavorable à la stabilité. Comparons avec l’indice de cooccurrence simple de Sokal et Michener (simple matching) qui est le plus couramment utilisé et qui considère au contraire l’absence simultanée de lien comme un facteur d’équivalence.
46Pour deux lignes soumises à comparaison dans la matrice, appelons i, le nombre de cas où les relations avec les autres tendances sont identiques mais non nulles, o le nombre de cas où elles sont identiques et nulles, et d le nombre de cas où les relations diffèrent. L’indice de Jaccard vaut i / (i + d), tandis que l’indice de cooccurrence simple vaut (i + o) / (i + o + d). Prenons deux lignes binaires en exemple : 01010 et 00010. L’indice de Jaccard vaut 50 % tandis que l’indice de cooccurrence simple vaut 80 %. Supposons que la deuxième ligne soit à présent la même que la première. Il suffit pour cela d’un seul changement : le deuxième 0 devient un 1. Les deux indices valent alors 100 %, mais l’indice de Jaccard a augmenté de 50 % tandis que l’indice de simple matching n’a varié que de 20 %. C’est pourquoi, dans notre exercice de comparaison de matrices, l’indice de Jaccard sera a priori plus défavorable à une conclusion en faveur de la stabilité. De plus, les comparaisons, ne seront pas seulement binaires, deux effets simultanés mais de signes contraires sont considérés comme un cas de dissemblance. Bien entendu, les cases diagonales sont traitées comme des données manquantes (quel que soit l’indice, elles sont exclues des comparaisons).
47Une fois calculés les indices de similarité, il reste encore à choisir un algorithme de classification ascendante hiérarchique qui servira à produire l’arbre où seront finalement découpés les groupes de tendances. Ces algorithmes sont cette fois moins nombreux, mais le choix est tout de même très ouvert. La distance entre deux tendances n’est que le complément à 1 de l’indice de similitude, puisque celui-ci varie toujours entre 0 et 1 dans le cas des mesures de Jaccard ou de Sokal et Michener. Mais il s’agit de savoir comment l’on définit la distance entre une tendance et un groupe de tendances. Doit-on adopter la plus petite des distances entre cette tendance et chacune des tendances du groupe, doit-on choisir la plus grande, doit-on en faire la moyenne, etc. ? Nous avons ici retenu l’algorithme de Ward (Saporta, 1990) qui a l’avantage empirique de former des groupes de tailles à peu près identiques. Bien sûr, le détail des regroupements varie selon l’algorithme, mais heureusement, une fois encore, le résultat d’ensemble se maintient.
48Or, le résultat est fort net : une tendance de la première matrice se regroupe toujours en premier lieu avec son homologue de la seconde matrice. Les différentes positions structurales sont donc stables dans le temps. L’algorithme utilisé n’est pas en cause [7]. En procédant à une analyse en composantes principales de la matrice des indices de similitude ou en appliquant cette ACP directement sur la matrice (dont les colonnes sont traitées comme des variables catégorielles), on retrouve le même résultat. Sur les graphiques factoriels, un point correspondant à une tendance d’une matrice est toujours proche de son homologue dans l’autre matrice. Aboutir à cette stabilité, y compris en utilisant l’indice de Jaccard, mérite d’être souligné. L’absence simultanée de cause ou d’effet étant ici exclue, le taux de changement entre les deux matrices est, comme il a été établi plus haut, de 45 %. Le fait qu’une tendance d’une matrice soit d’abord similaire à son homologue dans l’autre matrice n’en est que plus remarquable.
Une hiérarchisation des évolutions de rôle
49Il est possible d’en trouver une explication au travers d’une hiérarchisation des changements de rôle des tendances. Nous nous limiterons ici au cas strictement binaire car les traitements ont montré que la prise en compte de la différence entre liaisons positives et négatives n’induisait pas de divergences fortes, en raison du faible nombre de ces dernières et du nombre encore plus faible de changements de signe. On peut alors construire 56 tableaux de contingences, croisant chacun une tendance de 1990 avec son homologue de 2000, et où sont comptés les occurrences correspondant à chacune des quatre combinaisons possibles : 1 reste 1, 0 reste 0, 1 devient 0 ou 0 devient 1. Plus la diagonale est chargée (1 reste 1 ou 0 reste 0), plus la tendance est immobile. En somme, nous obtenons pour chaque tendance une table de mobilité entre 1990 et 2000 et il va s’agir de comparer les diagonalités de ces tables.
50Comme toujours, dans un exercice de genre, on peut s’interroger sur la mobilité brute ou sur la mobilité nette des effets des modifications des structures de marges (totaux en ligne et en colonne) des tables. Nous parlons ici de mobilité au sens général et non au sens particulier de « mobilité sociale », mais comme en ce sens particulier les deux points de vue ont leur intérêt et leur pertinence. L’indice d’immobilité brute le plus simple à construire consiste à diviser le nombre de cas diagonaux par l’effectif total de la table. Il existe d’autres manières de procéder (indice de Boudon, par exemple) mais ce calcul a ici le mérite de revenir strictement au même que le calcul de l’indice de Sokal et Michener (que nous utiliserons plus loin sur les matrices complètes). Pour évaluer, l’immobilité nette des changements de marges, le calcul du bi-rapport (odds ratio) associé à la table suffit puisque dans le cas d’une table 2 × 2, il n’en existe qu’un seul non redondant [8]. On peut en évaluer l’intervalle de confiance par référence à la loi normale standard (Agresti, 1990).
51Le recours à cette évaluation probabiliste permet de constater que tous les bi-rapports sont significatifs. Même le plus faible d’entre eux, correspondant, comme on pouvait s’y attendre, au tableau croisant la tendance moyennisation de 1990 avec la tendance catégories supérieures de 2000, l’est aux seuils usuels. Nous retrouvons donc, d’une manière différente, le résultat souligné plus haut. Comparées entre homologues, les tendances de la première et de la seconde matrice sont significativement proches. La hiérarchie des bi-rapports permet malgré tout de pointer les domaines qui ont connu les plus fortes évolutions de rôle.
52Le même calcul peut en effet être effectué sur l’ensemble des matrices (réduites à 56 tendances) à partir d’un tableau de contingence croisant globalement l’état 1 ou 0 en 1990 avec l’état 1 ou 0 en 2000. Le bi-rapport de ce tableau vaut 63 et, pour un intervalle de confiance de 95 %, il se situe dans une plage allant de 48 à 83. Cela représente en quelque sorte pour notre problème la situation « moyenne » et l’on peut, en première approximation, ne retenir que les tendances dont les bi-rapports sont en deçà de la limite inférieure de cet intervalle de confiance. Les seize qui sont dans cette situation sont celles qui ont connu les changements les plus notables en regard de la moyenne. Le tableau 4 en donne la liste ordonnée par ordre croissant de bi-rapports (donc d’immobilité nette). On y trouvera également les tendances ordonnées selon leurs indices d’immobilité brute (ou de Sokal et Michener). Cela permet de constater que le passage du point de vue net au point de vue brut ne change quasiment pas la liste des secteurs ayant connu les évolutions de rôle les plus importantes. Pointons quelques-uns d’entre eux.

53Le chômage, tout d’abord, dont l’augmentation au cours des deux périodes ne revient pas au même, sans doute parce que son accélération l’amène à jouer un rôle encore plus important. L’augmentation de la précarité ou celle des qualifications connaissent le même sort. Pendant les deux périodes les tendances sont à la hausse, mais l’intensification, au cours de la seconde période, permet de penser qu’elles finissent par jouer un rôle d’un autre ordre. Pour la fécondité, le mouvement est inverse – d’une situation de baisse continue entre 1965 et 1985, on passe à une sorte de plateau – mais l’idée serait la même. Pour tous ces phénomènes, derrière des taux d’évolution qui peuvent être congruents entre les deux périodes, il existe des effets de niveau qui finissent par en altérer sensiblement la nature. Autrement dit, au-delà d’une hausse constante du chômage, il n’est pas du tout neutre quant à son rôle vis-à-vis de l’ensemble du système social qu’il touche un million et demi ou trois millions d’actifs. Les arguments empiriques à l’appui de cette thèse ne manquent pas. Ils ont été maintes fois développés par les spécialistes : effet sur la consommation qui reste faible dans la première période mais devient fort dans la seconde, visibilité sociale, etc.
54La massification, l’intensification, ou leur contraire, même à taux d’évolution constant, sont des changements de degré qui peuvent finir par entraîner des changements de nature. Cette idée n’est pas nouvelle, mais le tableau 4 apporte la liste des secteurs sociaux pour lesquels, après interrogation systématique, elle vaut plus particulièrement. Il reste que ces changements sont très relatifs eu égard à la grande stabilité qui prévaut dans l’ensemble et qui peut d’ailleurs se révéler d’une autre manière.
55Les deux matrices (binaires) peuvent être tenues pour le point de départ d’une chaîne de Markov. Il y a alors convergence vers une matrice de transition d’un état au temps t à un autre état au temps t + 1 (tableau 5) qui montre une stabilisation de la densité globale au taux de 18 %. Ce taux est très proche des 15 % observés en 1990 et 2000 et, sous cet angle, l’équilibre théorique n’est en dehors du cadre des équilibres empiriques. Pour cette raison, et pour toutes celles évoquées jusqu’ici, la recherche d’un modèle causal général fait sens.

En 1990 et en 2000, sept groupes de tendances similaires
56Pour y parvenir, il est préférable de revenir aux matrices complètes de 60 et 62 tendances. Il y a aura bien sûr moins de stabilité puisque les listes de tendances ne sont pas totalement identiques, mais nous avons vu que les configurations d’ensemble sont telles que l’on ne peut les réduire sans pertes d’informations. La réduction à 56 tendances opérée ci-dessus est légitimée par le fait qu’elle visait davantage à une comparaison méthodologique. Puisque nous revenons à des questions de fond, elles seront mieux traitées en conservant toute l’information de départ. De toute façon, il n’y a que peu de tendances d’écart entre les matrices complètes et réduites. Il faut donc s’attendre à ce que les résultats ne soient guère éloignés de ceux déjà évoqués. Ici encore, le fait de changer d’indice de similitude et/ou d’algorithme de classification automatique a des effets sur la composition des groupes de tendances, mais ils ont suffisamment en commun pour que l’on puisse évoquer un seul résultat à titre de témoin. Il est obtenu en se limitant à des matrices binaires, en utilisant l’indice de Sokal et Michener pour évaluer la ressemblance et l’algorithme de Ward pour parvenir à une classification hiérarchique. Au sein de cette classification, nous distinguerons, en 1990 comme en 2000, sept grands groupes de tendances (tableau 6).

57Il aurait bien sûr été possible d’en distinguer moins ou davantage. Aucun critère statistique n’impose un découpage donné dans un arbre de classification ascendante hiérarchique. Plus on distingue de groupes, plus ils sont homogènes, mais moins la méthode remplit son office de simplification. Moins on en distingue, plus le modèle se simplifie mais plus, en contrepartie, se trouvent mêlés des évolutions hétérogènes. Il faut donc s’arrêter à un découpage jugé raisonnable sur le fond, c’est-à-dire avec lequel, comme ici, distinguer moins de groupes aboutirait à amalgamer des phénomènes qui méritent d’être sociologiquement dissociés, alors qu’en former davantage apporterait peu en regard de l’accroissement de complexité qui en résulterait.
58N’utiliser qu’un seul mot pour nommer un groupe est forcément réducteur en regard de la variété des tendances qui le constitue. On pourrait parfaitement discuter le choix du terme, mais le fait de pouvoir donner un titre est un résultat en soi. Cela signifie que les paquets de tendances qui se forment ont bien chacun une logique ou, qu’en dépit de la variété des tendances de base, le groupe qu’elles constituent présente un degré suffisant de cohérence. Or, après tout, rien ne permettait d’anticiper la faisabilité d’un tel exercice.
59L’ordre de présentation ci-dessous correspond à celui de la classification appliquée à la matrice de 2000. Deux macrotendances qui se suivent sont davantage similaires que deux macrotendances qui ne se suivent pas. Il en va de même pour les tendances à l’intérieur de chaque groupe. Il ne faut pas chercher d’autres significations à cet ordre.
Conflits
60Le premier groupe a trait aux rapports sociaux et aux conflits dont ils peuvent être l’occasion. En 2000, on trouve là les tendances concernant les dissensus idéologiques, les partis politiques, la conscience de classe, les arbitrages, la gouvernance, les négociations, l’institutionnalisation des syndicats et la baisse du syndicalisme. Tout ceci semble traduire une dispersion des conflits : baisse des grands conflits traditionnels au profit de micro-conflits ou du conflit de classe au profit de conflits plus corporatistes ou individualistes. En 1990, beaucoup de ces tendances sont déjà présentes, mais s’y adjoignent quelques évolutions plus particulières au monde du travail comme l’individualisation croissante des carrières dans la gestion des ressources humaines, ainsi que la crise de l’État-providence, la décentralisation et les mouvements sociaux. Il n’est guère possible d’entamer un commentaire tendance par tendance, mais on peut prendre un exemple.
61Dans les années 1970, les mouvements sociaux comme le féminisme, le consumérisme, l’écologisme, le régionalisme, etc. sont constitués de groupes militants actifs sur le terrain et peu impliqués dans la gestion des institutions. Dans les années 1990, le militantisme a diminué à raison de leur institutionnalisation. La tendance se déplace de la sphère conflictuelle à la sphère que nous baptiserons plus loin « intégration » et qui rassemblent des tendances touchant à l’intégration des immigrés ou à l’extension de la pauvreté, mais pas de tendances relevant directement de la sphère productive et donc du conflit de classes. Ce changement de logique est sans doute dû au fait que dans la première période, les mouvements liés aux problèmes de l’exclusion sont quasiment inexistants, alors qu’au contraire les années 1990 voient l’éclosion de mouvements tels que les comités de chômeur, associations de soutien aux sans-papiers, droit au logement, etc. qui arrivent à mener des actions dont les médias se font l’écho et finissent par toucher l’opinion publique et acquérir une notoriété. Bref, si le changement des années 1990 est bien, comme le pensent les spécialistes du sujet, à ce que d’un côté on observe un certain « effacement des conflits de classe » alors que de l’autre apparaissent « deux dimensions fortes : le statut et l’identité », il est bien normal que notre tendance sur les mouvements sociaux passent d’une dimension incluant des facteurs beaucoup plus liés aux conflits traditionnels à une dimension touchant aux problèmes d’intégration. À présent, comme le soutiennent Hérault et Lapeyronnie (1998) : « De nombreux affrontements ont pour enjeu central la revendication ou la défense d’un statut social face à une économie en changement rapide qui accélère la précarisation. Ils sont marqués par le renforcement de l’intégration sociale et nationale. De nombreux autres conflits sont marqués par des revendications de “reconnaissance” et de dignité et, finalement, d’identité. » Alors que les mouvements sociaux des années 1970 se sont institutionnalisés, les nouveaux mouvements sociaux sont marqués par « la volonté des acteurs de défendre l’intégration sociale contre des logiques de changement qu’ils accusent de détruire la cohésion sociale ».
Localité
62Le deuxième groupe est plus simple et varie peu entre les deux périodes. Il rassemble les évolutions marquées par l’autonomie croissante de l’échelon local en France. C’est bien évidemment ce qu’exprime la tendance sur la localité, qui nous sert à nommer le groupe, mais également celle sur les associations dont l’écrasante majorité a une dimensions locale et est tournée vers des problèmes locaux. Les pratiques sportives et culturelles ont aussi massivement cette dimension locale. Les financements sont très souvent locaux et elles servent d’image aux politiques municipales. Seule interrogation ici : la place des médias. Tout d’abord, ils assurent bien évidemment la diffusion des pratiques sportives et culturelles grâce aux effets d’entraînement suscités par les retransmissions des manifestations dont ils se font largement l’écho. De plus, telle que formulée par Louis Dirn, la tendance touche principalement un aspect : leur spécialisation. On voit ici qu’elle s’articule non seulement aux pratiques sportives et culturelles mais aussi à la localité. N’oublions pas par exemple que, dans le domaine de la presse écrite, la presse quotidienne régionale est celle qui tire le mieux son épingle du jeu. Le succès des médias locaux, quelle qu’en soit la forme, ne se dément pas. La capacité stratégique de la localité ne se dément pas davantage et la présence de ce deuxième groupe vient à point nommé pour rappeler qu’une analyse du changement macrosocial ne doit pas faire oublier l’importance de l’échelon local.
Marché
63Le troisième groupe est constitué par un noyau de quatre tendances qui touchent à l’évolution de la structure sociale et professionnelle sous l’effet des transformations du marché du travail : extension de la précarité, du chômage, de l’activité salariée des femmes, des catégories moyennes dans la première période ou supérieures dans la seconde. Nous avons là une bonne part des tendances les plus motrices et nul doute que nous touchons à des transformations majeures de structure sociale et de marché. La diminution de la conscience de classe y est associée dans la première matrice, mais plus dans la seconde où son aspect idéologique l’emporte sur ses déterminants structurels (déclin relatif des catégories ouvrières). En contrepartie, d’autres tendances viennent se joindre au groupe. Trois proviennent du groupe « intégration » : l’allongement de la jeunesse, l’augmentation du niveau scolaire et de la mobilité sociale. De fait, si ces trois évolutions posent bien un problème d’intégration ou d’insertion sociale et professionnelle, il semble qu’elles participent davantage de l’évolution de la structure sociale et du marché du travail depuis 1990.
64La décennie 1970 a été marquée par l’accès de tous ou presque au niveau du collège (d’ailleurs rendu unique). Puis viendra le lycée de masse et, pour finir, le premier cycle universitaire en voie de massification. L’école remplit son rôle d’intégration et ce d’autant plus que les inégalités des chances se réduisent, peut-être faiblement et lentement, mais sûrement. Dans un même mouvement, l’articulation de l’allongement de la durée des études avec l’évolution du marché du travail va se poser avec une acuité de plus en plus forte. Les modalités du passage du diplôme à l’emploi ne sont plus les mêmes que dans les années 1970. Avec l’extension du chômage, de la précarité et de la flexibilité, l’insertion professionnelle des jeunes est rendue de plus en plus longue et difficile. Le niveau de diplôme s’élève mais il est de moins en moins le garant d’un emploi stable à la sortie des études, même chez les plus diplômés. Souvent, le premier ou les premiers emplois ne sont pas en adéquation avec les espérances sociales attachées aux titres scolaires acquis. L’expansion de la catégorie des cadres a nécessité l’allongement des études, mais elle s’est faite selon un rythme beaucoup moins soutenu que celui qui a prévalu dans cet allongement. Dans le même temps, et cela n’est pas contradictoire, le diplôme est devenu un rempart de plus en plus efficace contre le chômage. L’ « employabilité » de ceux qui n’ont rien ou presque a en effet diminué à mesure que l’écart les séparant du niveau moyen d’études s’est creusé et que les emplois n’exigeant pas de qualification ont diminué. Sortir du système scolaire sans diplôme est un handicap beaucoup plus lourd aujourd’hui qu’il y a trente ans. Le upgrading, pour utiliser l’expression anglo-saxonne, est une évolution à deux versants. D’un côté, les catégories supérieures sont plus nombreuses. Contrairement, à une idée répandue, l’ « ascenseur social » n’est pas en panne. De l’autre, au fur et à mesure que cet ascenseur s’élève et emporte plus de monde, l’écart avec ceux qui restent au rez-de-chaussée se creuse. Le upgrading n’est donc pas synonyme d’un glissement égalitaire vers le haut de la pyramide des emplois. Il comporte au contraire un élément d’inégalité croissante. Le diplôme est de plus en plus nécessaire (et sans doute de moins en moins suffisant) pour monter ou espérer ne pas descendre. Par voie de conséquence, les chances d’accès aux positions intermédiaires ou supérieures des moins diplômés se sont détériorées. La situation des jeunes est de ce point de vue moins homogène aujourd’hui que naguère. Il est donc bien logique que les trois tendances concernées (jeunes, mobilité sociale et niveau scolaire) passent du groupe « intégration » à un groupe qui finalement vise et le upgrading et la montée des inégalités au travers des transformations de la structure socioprofessionnelle et du marché du travail.
Qualifications
65Le quatrième groupe décrit des évolutions très proches de celles qui viennent d’être évoquées. Techniquement, le fait qu’il se situe à la suite du troisième, sans groupe intercalé, signifie que dans la classification automatique ces deux ensembles pourraient n’en former qu’un, si l’on avait décidé de distinguer moins de groupes. Alors que le groupe 3 traite de l’ensemble de la structure sociale et professionnelle, ce groupe se concentre sur un aspect plus particulier de l’évolution de l’offre de travail. Lié au upgrading, il décrit l’extension de ce que Erikson et Goldthorpe (1992) nomment la classe de service qui se fait sous l’angle de la hausse des qualifications, de la réorganisation du travail et des entreprises, dont des institutions comme l’école et la santé participent directement, ne serait-ce qu’en raison de leur poids démographique, et pour laquelle la formation permanente qualifiante est un outil essentiel d’adaptation après l’école. On note peu de variations dans la composition de ce groupe entre 1990 et 2000. Le terme de « qualification » peut suffire à en résumer la logique en remarquant que son élévation est peu dissociable de la tertiarisation.
Intégration
66Nous avons déjà rencontré le cinquième groupe. Avec des tendances telles que le développement de signes d’anomie, d’intégration des immigrés, d’extension de la pauvreté, de la délinquance, et pour contrepartie, dans la seconde matrice, un développement de l’extrême droite et d’un sentiment de mal-être dont les sondages se font l’écho, nous sommes clairement confrontés à l’extension des problèmes de l’intégration ou de l’exclusion. Un des déplacements de tendance les plus significatifs à cet égard concerne l’État-providence. Le fait qu’il rejoigne ce groupe dans la seconde période est en effet très révélateur de cette extension.
67Il faut rappeler qu’en France l’État-providence a un double objectif de protection sociale (sécurité sociale, assurances diverses) et de cohésion sociale : assurer notamment la santé, mais aussi le lien social en permettant l’intégration de ceux qui risqueraient sans cela l’exclusion. Il se caractérise (Rosanvallon, 1990) également par une gestion à la fois étatique et corporative. On parle souvent de néocorporatisme pour désigner ce jeu à trois entre l’État et une gestion paritaire où interviennent les syndicats ouvriers et les chefs d’entreprise. Le corporatisme résulte aussi du fait que les professions du secteur, notamment de la santé, sont fortement organisées en corporations capables de faire valoir leurs intérêts face à l’État.
68Les enjeux sont tels, et les difficultés de financement si récurrentes, qu’il ne faut pas s’étonner de voir la tendance concernée figurer, dans la première période, dans le même groupe que certaines tendances décrivant les évolutions du travail, les conflits idéologiques, la négociation, les syndicats et leur institutionnalisation, dont l’État-providence a d’ailleurs grandement participé. La présence de la tendance décentralisation pourrait davantage surprendre ici et pourtant ce sont bien les lois de 1982 et 1983 qui ont, dans les différents secteurs d’intervention de l’État-providence, initié un large mouvement de transfert de compétence du niveau central vers les collectivités territoriales, entraînant par là une crise de réajustement des services extérieurs de l’État et même une « crise morale » des services déconcentrés (Paugam et Schweyer, 1998).
69Il s’explique assez bien que dans son changement de position structurelle en 2000, la tendance sur l’État-providence entraîne avec elle la tendance sur la décentralisation. La décentralisation des compétences, tout comme la conception et l’exécution d’une politique sanitaire et sociale à l’échelon local sont deux des enjeux importants des évolutions de l’État-providence depuis le début des années 1980. Quelle part revient à la solidarité nationale et quelle part à la solidarité locale est une question majeure qui s’est d’ailleurs également posée dans ce qui a constitué une des principales nouveautés de la décennie 1990 : la loi sur le RMI (votée en décembre 1988). Jamais l’État ne s’était à ce point engagé dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Il le fait de façon originale puisqu’il initie son effort d’intégration et de cohésion sociale par une loi, d’essence nationale, tout en confiant aux acteurs locaux le soin d’apprécier et de développer l’aspect de l’insertion. Pour Paugam et Schweyer (1998) : « Le RMI peut être considéré comme un mode de régulation du lien social pour deux raisons. » La première tient à l’élargissement du champ de la solidarité aux acteurs locaux ; et la seconde, au contrat qui engage les allocataires dans la recherche d’une insertion économique et sociale.
70On s’étonnera moins de voir l’État-providence dans la même position que la tendance décrivant la croissance des institutions de santé. Mais pourquoi seulement dans la seconde période ? Plusieurs raisons militent en ce sens. Le scandale du sang contaminé a marqué un tournant dans la prise en compte des impératifs de santé publique. La réforme hospitalière de 1991 réorganise totalement la croissance de l’institution, de manière décentralisée. Et, sous l’effet des déficits, on voit poindre l’idée que la rationalité thérapeutique doit se conjuguer avec la rationalité économique. Ce n’est pas d’un conflit idéologique qu’il s’agit, mais d’un débat d’adaptation aux limites budgétaires. La tendance à l’économisme est d’ailleurs présente dans le même groupe. Bien sûr, comme le veut Ewald (1986), nous restons sur le terrain d’un conflit et d’une négociation permanente. Rien n’est jamais définitivement acquis lorsqu’il s’agit de l’État-providence. Mais entre la première période et la seconde, le débat idéologique s’est singulièrement rétrécie au profit de discussions plus strictement économiques.
Modèles
71La sixième dimension compte parmi les plus stables. Elle touche à la désorganisation des anciens modèles culturels guidant les comportements dans les situations ritualisées. En témoignent la diversification des codes de conduite et des modèles matrimoniaux, le rapprochement des modèles de rôles sexués, la baisse de la pratique religieuse, tout comme la perte du magistère traditionnellement exercé par l’Église catholique dans ce domaine. Si l’on excepte le développement de la contraception dont la tendance n’est plus représentée dans la matrice 2000, un seul mouvement se produit : la baisse du recours à l’autorité, qui se trouvait assez naturellement associée à cet ensemble dans la première période, rejoint les évolutions de marché dans la seconde. Entre-temps, une tendance plus propre à la marginalisation de certaines banlieues a été incorporée à la matrice. Ces inégalités territoriales s’associent à la précarité, au chômage et à la tendance concernant l’autorité, signalant par là que c’est sans doute dans ces banlieues plus qu’ailleurs que le problème se pose. Si le sixième groupe traduit à sa manière ce que l’on appelle souvent la perte des repères traditionnels, la baisse de l’autorité n’y prend plus la même part pour ce qui concerne l’ensemble des rapports sociaux. Certains observateurs notent même le retour de certaines formes d’autorité. Les quartiers sont en revanche le lieu où la baisse et le rejet des formes traditionnelles d’autorité (surabondance de familles monoparentales sans père ou de familles où le père et/ou la mère sont au chômage, contestation de l’autorité du professeur à l’école, de la police dans les quartiers, etc.) se rencontrent tout particulièrement. Toutefois, l’absence d’une tendance sur les banlieues dans la première matrice rend la comparaison difficile.
Ressources
72La septième et dernière dimension a trait aux modes de vie vus sous l’angle des ressources mobilisées ou mobilisables par les ménages pour améliorer leur bien-être. Bien évidemment ce qui est ressource d’un certain point de vue est contrainte d’un autre. Il s’agit pour une bonne part de ressources familiales du fait du rôle accru de la parentèle et du troisième âge mais aussi de la monétarisation des activités domestiques, des échanges informels et de la diffusion du patrimoine immobilier (puis financier). Ce noyau de tendances de 1990 se retrouve tel quel en 2000, mais s’y adjoignent des tendances plus directement économiques comme la concentration de la richesse ou la croissance moindre de la consommation ou du pouvoir d’achat qui soulignent que, sur ce terrain, les inégalités de ressources se sont accrues. Le temps libre et les réseaux de sociabilité apparaissent aussi dans cette logique. Pour le premier, cela s’explique par son augmentation elle-même, puisqu’elle autorise davantage d’arbitrages. Pour les réseaux, c’est sans doute sous l’angle du capital social qu’ils constituent, que l’on peut trouver une explication. Il faudrait en conclure que le recours aux relations pour atteindre certains objectifs aurait augmenté. Certaines données empiriques vont bien en ce sens. Enfin, si la baisse de la fécondité se situe dans ce groupe, c’est peut-être que la tendance est aussi à interpréter comme un choix de mode de vie ou une façon d’agir sur les ressources et contraintes pesant sur les ménages et plus particulièrement les femmes. Entre 1990 et 2000, on notera que ce groupe est moins strictement lié aux ressources familiales. Il est le témoin à la fois d’une diversification et d’une augmentation des inégalités économiques.
De l’exogène à l’endogène : un schéma simplifié des relations entre macrotendances
73L’étude des rôles causaux de ces macrotendances va permettre de conforter l’identité de logique qui prévaut entre les deux dates. On sera d’autant plus porté à y accorder quelque crédit que ces rôles ne varieront pas en dépit des différences dans la composition des groupes. Pour construire les schémas des rapports causaux entre macrotendances, et déterminer en quoi ils diffèrent, il faut tout d’abord se donner une mesure des macroliaisons entre groupes. Elles sont très simplement obtenues par sommation des liaisons élémentaires entre tendances de deux groupes à une date donnée. Ensuite, pour tenir compte de ce que ces sommes peuvent être influencées par la taille des groupes, une densité de liaison est calculée en divisant les nombres observés par le nombre maximum de liaisons possibles. Par exemple, entre un groupe de 4 tendances et un groupe de 5, il y a 20 liaisons possibles, et si 4 sont observées, il en résulte une densité de 20 %.
74Cela permet de constater que les densités internes aux groupes sont plus fortes que les densités de relations entre groupes. En moyenne, cette densité interne est environ deux fois supérieure à la densité globale de chaque matrice et trois fois supérieure à la densité moyenne de relation entre groupes. Les niveaux de densité interne atteints ici ne sont pas très éloignés de ceux que l’on obtiendrait en appliquant des algorithmes spécialisés dans la recherche de densité forte de relations entre éléments d’un ensemble. On peut donc considérer que les 7 macrotendances à chaque date regroupe non seulement des tendances similaires, mais aussi manifestant une bonne propension à entretenir des liaisons entre elles-mêmes – résultat fréquent dans les analyses de matrice binaire mais seulement empirique, puisque a priori la similitude n’entraîne pas nécessairement la cohésion [9].
75À partir des moyennes de densité de relations externes de chaque groupe, il est possible de hiérarchiser les rôles causaux des macrotendances. Par différence entre la motricité (densité moyenne de relations vers les autres groupes) et la dépendance (densité moyenne de relations en provenance des autres groupes), ou en effectuant le rapport ou en construisant un graphique de motricité/dépendance, les résultats sont ici congruents, nous obtenons un indicateur synthétique d’endogénéité ou d’exogénéité relative de chaque macrotendance. Il faut toutefois remarquer qu’aucune macrotendance n’est en position d’être totalement endogène ou exogène, c’est-à-dire d’être un point de départ ou d’aboutissement absolu. Avant de tracer le graphe des relations entre macrotendances, il faudra donc procéder à une ultime simplification consistant à ne retenir une liaison que si elle se situe au-delà d’un certain seuil de densité (nous avons ici choisi la moyenne), faute de quoi on ne ferait que représenter le fait que toutes les macrotendances sont en relation avec toutes les macrotendances. Remarquons enfin que si toutes ces macroliaisons n’ont pas la même intensité, la densité n’en a qu’une valeur indicative puisqu’elle repose sur des sommations accordant implicitement une pondération identique à chaque liaison élémentaire. Il n’est guère possible de procéder autrement, mais il ne faut pas perdre de vue que les graphiques 3 et 4 ne doivent être regardés que sous l’angle de l’architecture qu’ils figurent et non sous celui de la dynamique de système (au sens technique de cette expression) qu’il résumerait.

76Lecture : les macrotendances (3,4) au-dessus d’une diagonale partant de l’origine sont exogènes, celles (6,7) qui en sont proches sont intermédiaires, et celles (1,2,5) qui sont en dessous sont endogènes.

77Lecture : les macrotendances (3,4) au-dessus d’une diagonale partant de l’origine sont exogènes, celles (6,7) qui en sont proches sont intermédiaires, et celles (1,2,5) qui sont en dessous sont endogènes.
78Du fait de la similitude des deux matrices, le graphique de 2000 est très proche de celui de 1990. La principale différence tient à une inversion de position entre les macrotendances « ressources des ménages » et « modèles culturels ». Bien que n’étant pas parmi les groupes les plus causés en 1990, ces derniers acquièrent une position plus exogène en 2000, tandis que les premières deviennent plus endogènes. Les deux demeurent toutefois dans la même zone intermédiaire. En s’intensifiant, la perte des repères traditionnels aurait donc une motricité relative plus forte, tandis que la plus grande inégalité en termes de ressources/contraintes conférerait davantage à ce groupe un rôle de relais, causant vis-à-vis des conflits, de l’intégration et du mésosocial, mais tout aussi causé par les évolutions du marché du travail, des qualifications et des modèles culturels.
79Aux deux dates, les graphiques accordent un rôle moteur privilégié aux évolutions de structures macrosociales, de marché et de qualification, c’est-à-dire à la dimension socioéconomique, tandis que la dimension mésosociale, vue sous l’angle des problèmes d’intégration ou d’exclusion ou des niveaux intermédiaires de régulation comme la localité, est essentiellement endogène, autrement dit bien davantage le fruit que la cause des autres évolutions. Les rapports sociaux, considérés sous l’angle des conflits entre individus ou groupes, sont également dans cette position endogène. Ils avaient un rôle moteur un peu plus accentué dans la première période et voient donc cette endogénéité se renforcer.
80Tous ces mouvements sont cependant de peu d’intensité en regard d’une structure qui reste globalement stable. L’équilibre qui la sous-tend est par certains aspects conforme à la théorie sociologique « standard » du changement : ce que l’on pourrait appeler les infrastructures, c’est-à-dire les évolutions techniques et économiques avec leur corollaire en termes de structure socioprofessionnelle et de niveau de qualification, sont en amont (relativement, répétons-le). En aval, se trouvent donc forcément les superstructures, mais pas d’une manière aussi simple que ne le suggérerait l’application de la chaîne standard. Du fait, du découpage en sept grandes classes de changement, il est possible de raffiner davantage l’analyse.
81Les modèles culturels, qui figurent peut-être le mieux les superstructures, ne sont, à aucune des deux dates, dans la position la plus endogène. Ils sont plutôt des relais, et, comme nous l’avons vu, ce rôle s’accentue avec le temps. Ils n’atteignent pas pour autant une position exogène. L’équilibre n’est pas ou ne devient pas de type culturaliste (inversion de la chaîne classique). En sens inverse, il n’est pas non plus totalement conforme aux prédictions du matérialisme, du fait de ce rôle d’intermédiaire des modèles culturels. On pourrait le qualifier de culturaliste tempéré.
82Un deuxième point de divergence avec le matérialisme réside dans la position des conflits qui, loin d’être les moteurs du changement, sont en aval des graphes de causalité. Leur endogénéisation se renforce même entre 1990 et 2000, notamment en raison du fait que l’intégration (ou l’exclusion) devient une source de conflits de plus en plus importante ou visible socialement, contribuant d’ailleurs à lui conférer un rôle plus déterminant.
83Même modeste, ce changement de position du groupe « intégration » est assez révélateur de la différence entre les deux périodes. Sur fond de continuité, l’extension du chômage et de certaines inégalités (entre classes d’âges, entre classes de revenus ou de patrimoine ou de territoire) a fini par creuser l’écart entre un groupe plus nombreux en situation d’ascension et un groupe en situation qualifiée d’exclusion. Dans cette tension entre underclassing et upgrading, la moyennisation qui caractérisait les années 1965-1985 s’est dissoute, au sens du moins d’une homogénéisation croissante de la pyramide sociale sur fond de réduction des inégalités de revenus, de consommation, et autres. De plus en plus de journalistes, de politiques et de sociologues se sont focalisés sur les problèmes du « lien social » et, pour éviter qu’il ne se distende, toute une série de mesures nationales et locales ont été mises en œuvre. La société française n’a pourtant pas été victime d’émiettement ou de fracture. Au sens fort, disons de type durkheimien, le lien social n’est pas menacé. En revanche, une logique de la polarisation a bien remplacé celle de la moyennisation.
84La macrotendance « intégration » n’est pas pour autant, à une date ou une autre, en position exogène. Elle reste sous l’influence des évolutions du marché et des infrastructures technico-économiques. Elle vient même, après les évolutions des modèles culturels et des ressources économiques, se situer dans une position plutôt endogène. Le modèle n’est donc pas, ou ne devient pas, de type pseudo-durkheimien, si l’on entend par là un schéma attribuant un rôle causal moteur de premier plan à la sphère de l’intégration. Il ne relève pas non plus d’un économisme outrancier puisque les ressources des ménages n’ont pas non plus, ou n’acquièrent pas, ce rôle. Au-delà d’un point de départ plutôt standard, il est donc impossible d’accorder ce modèle avec une seule théorie sociologique établie.
85En dehors de l’intégration, l’endogène est aux deux dates le lot des groupes « localité » et « conflits », le premier renforçant d’ailleurs cette endogénéité pour rejoindre le niveau des seconds. Même sans accorder trop d’importance à ce déplacement, il est clair que ce modèle ne s’accorde pas non plus avec l’idée qu’une accumulation de changements locaux pourrait suffire à entraîner un changement national. On notera qu’il confère aussi aux médias, qui appartiennent à ce groupe, un rôle plus causé que causant. Le groupe « localité » figure ici la dimension mésosociale et constitue d’ailleurs un noyau extrêmement stable en regard de la méthode de classification. Le fait qu’il soit en position plus endogène ne lui enlève rien de son importance. Au contraire, pourrait-on dire.
86Les macrotendances endogènes sont le produit des autres mouvements et par-là ce sur quoi débouche en fin de compte le changement. Or, il s’agit ici d’une série de trois tensions : tension autour du problème de l’intégration qui semble augmenter, tension dans les rapports sociaux entre les individus ou les groupes, donnant lieu à des conflits de toutes sortes, et tension concernant la place des groupes et des régulations intermédiaires. Le rôle des associations dans la société civile ou le jeu démocratique, l’autonomie du local, entre autres, persistent donc à compter parmi les problèmes majeurs suscités par les changements sociaux d’amont.
Discussion
87Cet ordonnancement ne doit pas faire oublier que le modèle est, à chaque date, globalement circulaire. Il ne trahit donc pas la réalité dès lors qu’on pense, à l’instar d’un Simmel par exemple, que la causalité réelle est elle-même circulaire. S’il est vain de prétendre embrasser toute la complexité effective du réseau des causalités, la construction matricielle est une façon de tout de même avancer avec systématicité dans le domaine macrosociologique. La matrice n’est qu’une forme, c’est-à-dire une manière d’appréhender le monde, qui d’ailleurs ne s’affranchit pas de connaissances a priori, mais la méthode prémunit contre tout risque de substantification des tendances, des groupes qu’elles forment et de leurs relations. De plus, elle fait clairement apparaître que si, pour parvenir à davantage d’unilatéralité, des simplifications sont indispensables, elles sont ici, contrairement à ce qui peut prévaloir avec d’autres approches, contrôlables et contrôlées.
88Dans ce cadre, on peut au final argumenter qu’une monographie sur les transformations de la société française entre 1965 et aujourd’hui devrait s’organiser autour des sept grands chapitres décelés : conflits, localité, marché, qualification, intégration, modèles, ressources. Peut-être d’ailleurs cette liste a-t-elle une valeur plus générale, puisqu’elle vaut pour les deux matrices et qu’on ne voit guère ce qui pourrait se ranger sous la bannière de l’une ou l’autre de ces rubriques, pour ce qui regarde le champ sociologique couvert. Mais c’est là une question qui déborde largement le cadre de cette étude. Contentons-nous ici de souligner qu’en dépit des mouvements constatés, c’est bien la même logique qui prévaut au découpage des deux matrices en grands groupes de tendances.
89Le schéma des relations causales entre ces macrotendances est également stable. Pour le résumer d’une phrase, il figure une chaîne où les transformations technico-économiques (marché du travail, structure socioprofessionnelle, qualifications, techniques, organisation) entraînent à des modifications dans les ressources (ou contraintes) des ménages, d’ordre matériel tout autant que culturel, qui servent elles-mêmes de relais à l’émergence de trois tensions existant autour de l’intégration/exclusion, des rapports sociaux, souvent conflictuels, entre individus ou groupes, et de la place des régulations intermédiaires.
90Pour n’être pas déraisonnable, ce schéma ne correspond pourtant, tel quel, à aucune grande théorie du changement. Les modifications qu’il subit, et qui sont pour l’essentiel portées par l’extension de certaines inégalités ou de ce que nous avons appelé la polarisation (underclassing et upgrading, et non bipolarisation ou société duale qui sont une autre affaire), sont faibles en regard de sa grande stabilité, ou si l’on préfère, comme Louis Dirn (1998) l’écrivait dans l’introduction de son dernier ouvrage, elles se déroulent sur fond de continuité. Du même coup, ce sont les raisons de cette stabilité qui pourraient finalement être discutées.
91Tout d’abord, si nous ne constatons pas ou peu de changements radicaux, n’est-ce pas tout simplement parce que notre période d’observation est trop courte ? Entre les deux matrices, il n’y a certes qu’un décalage de dix ans, mais au fond que serait une temporalité suffisante ? Dix années ne sont-elles pas suffisantes pour que se produise un changement radical ? Il n’y a bien sûr pas de réponse universelle à cette question. Dans le domaine politique, nous savons qu’un tel changement peut prendre beaucoup moins de temps, mais dans le domaine des comportements sociaux nous savons aussi qu’il existe une certaine inertie. De quelle manière le laps de temps est-il en cause ? S’il s’était produit un changement d’équilibre, on ne voit guère pourquoi la modélisation que nous proposons aurait en soi été un obstacle pour le repérer ou, tout au moins, en repérer les prémisses. Nous tenons qu’elle constitue au contraire un outil tout à fait adapté à un tel dessein. Considérer le long terme, serait à coup sûr se donner davantage de chances d’observer une rupture d’équilibre, mais ce serait aussi, dans le cadre de notre méthodologie, aller au-devant de grandes difficultés pour comparer les tendances. Descendre en deçà de dix ans, serait prendre le risque de ne pas avoir le recul suffisant pour départager ce que l’on croit être des nouveautés incessantes de ce qui l’est réellement. Nous avons donc fait au plus court, qui semble être ce moyen terme d’une dizaine d’années. Pour cette temporalité, ce ne sont pas les attendus de la modélisation, mais bien les évolutions sociales elles-mêmes qui amènent à conclure à une stabilité de l’équilibre d’ensemble, en dépit de tous les changements élémentaires reflétés par toutes les tendances.
92Cette stabilité n’est-elle pas alors le fruit de certaines des autres délimitations initiales du modèle ? N’a-t-on pas notamment, et sans le vouloir, écarté les facteurs d’amont les plus fortement mouvants ? En excluant la dimension internationale en particulier, n’a-t-on pas éliminé une dimension particulièrement influente, voire de plus en plus influente ? La sphère nationale, à laquelle nous nous sommes cantonnés, a bien sûr subi avec une intensité croissante les effets des rapprochements européens, de la mondialisation ou globalisation, et de la libéralisation. Mais ce qui est exclu peut être traité comme une contrainte extérieure. Cela signifie ici que le rôle exogène des changements d’infrastructure domestique est relatif pour toutes les raisons déjà indiquées, mais aussi parce qu’ils sont incontestablement le fruit de la globalisation. Pour ne prendre qu’un seul exemple, la hausse des qualifications répond à une nouvelle division internationale du travail où les pays du G7 concentrent les emplois de conception ou de service à haute qualification et délocalisent les emplois secondaires ou d’exécution vers les PVD. Il est parfaitement possible d’argumenter que ce qui est le plus moteur dans les deux matrices s’est pour partie transformé en raison de la mondialisation. Le fait qu’elle ne soit pas dans le modèle n’a rien de gênant puisque nous en repérons bien les conséquences sur les deux macrotendances les plus causantes (marché et qualification). De plus, la globalisation aussi a ses causes et ces causes ont leurs causes. Comme il n’y a pas de point de départ absolu, ce n’est jamais que relativement à un certain environnement que l’on peut isoler un point de départ relatif. Bref, il faut se défaire de l’illusion d’une origine absolue du changement social ou économique, même si comme toutes les idées fragiles, douteuses ou fausses elle a de bonnes raisons d’être (Boudon, 1990). Le fait qu’il faille par contrecoup s’en tenir à la recherche de simples régularités locales ne doit pas pour autant entraîner au désespoir du relativisme (Boudon, Clavelin, 1994). Nous espérons que cette recherche aura à tout le moins contribué à montrer, avec d’autres et après d’autres, qu’une analyse causale peut être menée même sans origine absolue.
Annexes

93Lecture : les tendances sont listées selon l’ordre alphabétique de leurs abréviations en quatre lettres. Les numéros sont ceux des chapitres des deux livres où elles sont argumentées de façon détaillée (Louis Dirn, 1990, 1998). Un numéro est suivi d’un a ou d’un b lorsqu’un chapitre a ici été découpé en deux parties pour former deux tendances univoques se prêtant mieux à l’analyse de leurs relations avec les autres.

94Lecture : une case blanche correspond à une absence de liaison, une case grise à une liaison positive et une case noire à une liaison négative. Il s’agit toujours de l’influence d’une tendance en ligne sur une tendance en colonne. L’ordre des tendances est le même que celui de l’annexe 1. On trouvera la matrice de 1990 dans Louis Dirn (1990).

Notes
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[1]
Louis Dirn est un pseudonyme désignant un groupe de sociologues qui se réunit le lundi soir (d’où cette anagramme) à l’OFCE. Les membres de ce groupe ont changé au cours du temps, mais un noyau stable a participé à la formulation des deux matrices : Michel Forsé, Yannick Lemel, Henri Mendras et Jean-Pierre Jaslin. Jean-Hugues Déchaux et Denis Stoclet ont contribué à la constitution de la première matrice, tandis que Louis Chauvel et Maxime Parodi ont participé aux recherches concernant la seconde. Les travaux sur les tendances servant de base à cette seconde matrice sont également dus à Michel Lallement et Laurent Mucchielli.
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[2]
Le même exercice fait au Québec par une autre équipe de sociologues, sans aucun contact avec le groupe Louis Dirn pour le remplissage de la matrice, conduit à observer une densité de 11 %. Bien que les objets d’application soient très différents, un niveau identique se retrouve dans les analyses structurelles menées au CNAM par l’équipe de Michel Godet (1985) ou dans d’autres disciplines.
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[3]
Un point fragile dépend d’un point d’articulation au sens où le retrait de ce point d’articulation en fait un point isolé (une composante fortement connexe singleton). Pour repérer les points d’articulation et les points fragiles, nous utilisons l’algorithme RESO (Dalud-Vincent, Forsé et Auray, 1994).
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[4]
Les liaisons indirectes sont obtenues en multipliant la matrice par elle-même. À la puissance 2, nous avons les liaisons de rang 2, qui passent par un intermédiaire. À la puissance trois, celles de rang 3 qui passent par deux intermédiaires, etc. Or, il s’avère qu’à partir d’une certaine puissance, l’élévation à des puissances supérieures ne modifie plus le classement des tendances selon leur degré de motricité et de dépendance. Comme c’est ce classement qui nous intéresse, il est assez naturel de se focaliser sur celui vers lequel il y a convergence et qui fournit le résumé de la situation lorsqu’on prend en compte les liens indirects.
-
[5]
Ce modèle s’écrit : Ln Fij = m + li + lj + (d . pij) ; où Fij est la fréquence de la case correspondant à la ie ligne et je colonne de la table à ajuster, m est un paramètre constant (qui se déduit de l’effectif total de la table), li est un paramètre à estimer correspondant à l’effet de la marge ligne, lj est celui correspondant à la marge colonne. pij est une covariable de pondération qui vaut 1 pour i = j et 0 sinon. d est le paramètre à déterminer dans ce cadre qui stipule que, compte tenu des effets indépendants des fréquences des marges ligne et colonne, toute l’interaction contenue dans la table se réduit à une totale immobilité, puisque toutes les cases hors diagonale se voit a priori conférer une pondération nulle.
-
[6]
Les 8 % de liens qui ont été changés l’ont été de manière raisonnée ; qu’en est-il si l’on procède de manière aléatoire ? Comme on peut s’en douter d’après les remarques qui viennent d’être faites, selon tous les tests possibles, la conclusion demeure identique. Nous n’y insisterons donc pas davantage.
-
[7]
Pour s’en persuader, il suffit de commettre sciemment une erreur. Par exemple, conserver la tendance sur les partis politiques (PART) en 1990, mais remplacer celle de 2000 par la tendance sur la montée de l’extrême droite (EXTR). Le résultat global est le même, sauf pour ces deux tendances qui n’apparaîtront plus comme similaires et seront même très éloignées dans les classifications. On notera que les tendances (CSUP) sur la moyennisation (1990) et sur les catégories supérieures (2000) s’apparient bien, mais relativement tard dans la classification.
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[8]
Après simplifications arithmétiques, le bi-rapport est obtenu en divisant le produit des nombres de cas diagonaux par le produit de ceux hors diagonale. On notera qu’à partir de la dimension 3 × 3, qui est celle que nous aurions atteinte en distinguant les liaisons positives et négatives, il faut se donner un indice synthétisant les différents bi-rapports non redondants de la table, ce que fait l’indice de diagonalité nette (Forsé et Chauvel, 1995) utilisé plus haut.
-
[9]
Cela s’explique toutefois assez bien. Lorsque les similarités ne sont que partielles, les algorithmes finissent par regrouper des éléments en relation car il y a beaucoup plus de chances d’observer des similarités élevées entre ces éléments qu’entre des éléments sans relation.