CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Daniel Widlöcher (1996) a souvent insisté sur le fait que le contre-transfert et l’empathie renvoient en réalité à deux dynamiques diamétralement opposées puisque l’empathie (concept non psychanalytique) correspond à l’introduction d’une part de soi en l’autre (afin de voir le monde à partir de sa place à lui) tandis que le contre-transfert correspond à l’introduction d’une part de l’autre (le patient) en soi (l’analyste) avec les résonances émotionnelles et idéiques qui en découlent dans la psyché de l’analyste.

2Cette introduction d’une part de l’autre en soi ne va évidemment pas sans la possibilité de susciter un certain nombre de résistances (conscientes et inconscientes) dont la clarification peut centrer un certain axe technique de la supervision.

3Plusieurs modalités de résistance au contre-transfert peuvent en effet être mises en œuvre parmi lesquelles il importe d’insister sur un contre-transfert corporel (visant à fuir dans ses sensations pour éviter ses pensées) ou, à l’inverse, un contre-transfert théorisant (visant à se réfugier dans une théorisation défensive, soit un forçage théorique permettant à l’analyste d’esquiver ses ressentis ou ses éprouvés corporels douloureux).

4Autrement dit, fuir dans sa tête ou fuir dans son corps comme échappatoire à l’égard du contre-transfert.

5On peut alors rappeler ici que Piera Aulagnier (1988) a proposé le concept de « théorisation flottante » pour modéliser la technique de la supervision analytique. Dans une première conception de la supervision, le but de la supervision serait de permettre de reconnaître chez le patient les grandes configurations de l’inconscient que l’analyste en formation doit avoir préalablement explorées au cours de son analyse personnelle. Dans une deuxième conception de la supervision, principalement due à l’école hongroise, selon P. Aulagnier, c’est l’écoute de la dimension contre-transférentielle de l’analyste en formation qui se trouve en position centrale.

6Pour P. Aulagnier, cependant, si la mise en évidence de la nature transféro/contre-transférentielle de la situation analytique a permis de parer au risque de dogmatisme, elle n’est pas susceptible d’envisager l’écoute analytique, et par conséquent la formation de l’analyste, sous un angle suffisamment vaste et c’est ici que le concept de « théorisation flottante » est susceptible d’élargir l’angle de vue. La pensée de l’analyste n’est en effet pas vierge du point de vue théorique et dans son contre-transfert, il est nécessaire d’intégrer son propre transfert sur le corpus théorico-pratique de l’analyse. Il est donc essentiel que, dans l’analyse et la supervision, les choix théoriques qui conduisent l’analyste à écouter le matériel et à conduire la cure de telle ou telle manière puissent être interrogés. Ceci ne peut se faire qu’en s’intéressant directement à cette activité de théorisation flottante qui se tient au centre même de l’écoute analytique.

7C’est la référence à la théorie analytique toujours présente dans l’écoute analytique qui permet une ternarisation, et c’est la prise en compte de cette théorisation flottante qui permet à l’apprentissage de la technique psychanalytique d’échapper au risque d’un endoctrinement scolaire ou académique.

8L’enjeu est donc de taille.

9Quand l’équipement théorique de l’analyste « flotte » au gré des turbulences contre-transférentielles, la capacité d’observation de son monde interne conditionne la saisie des outils de pensée.

10De l’agrippement défensif, à l’essai d’ajustement, au « bricolage » qui permet de mieux rendre compte des éprouvés, voire à l’émergence parfois d’une théorie nouvelle, les affects associés changent et permettent à l’analyste d’ajuster sa contenance.

11Comme métaphore conclusive, nous aimerions évoquer ici la construction de la cathédrale de Sens. Les bâtisseurs de l’époque romane souhaitaient en effet aller chercher la lumière en élevant vers le haut, le plus haut possible, les ouvertures des parois et les vitraux qui les ornaient. À Sens, cette élévation du style roman a fini par faire naître une crainte de l’effondrement (on pense ici à D. W. Winnicott, 2000), et c’est ainsi que serait né le style gothique permettant d’atteindre avec sécurité une plus grande hauteur des parois de l’édifice. Un nouveau style est ainsi né d’une difficulté technique, ce qui fait sens ... à Sens précisément !

12De la même manière, ce sont peut-être les difficultés techniques liées aux résistances à l’égard du contre-transfert qui peuvent amener à de nouvelles théorisations de la dynamique des cures et de leurs supervisions.

  • Aulagnier P. (1988), Cent fois sur le métier… (on remet son écoute), Topique, no 41, p. 7-17.
  • Widlocher D. (1996), Les Nouvelles Cartes de la psychanalyse, Paris, Odile Jacob.
  • Winnicott W. R. (2000), La Crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard.
Bernard Golse
Jean-Claude Guillaume
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Mis en ligne sur Cairn.info le 31/10/2019
https://doi.org/10.3917/jpe.018.0073
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