CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Loin de la « pénombre des signifiants » du langage verbal, les mathématiques opèrent par une logique déductive, en appui sur des données axiomatiques ou des théorèmes démontrables. La particularité de ce raisonnement est de pouvoir s’effectuer hors des « turbulences émotionnelles » qui, selon Bion, agitent l’humain à l’aube de sa vie, donc de pouvoir dégager des formes ou des processus, non déformés par les affects, en particulier dans la période préverbale de la psyché. Langage humain, porteur de formes et de mouvement repérables, les mathématiques semblent convenir à l’exploration des pans archaïques du fonctionnement mental.

2Bion, de manière générale, utilise le raisonnement mathématique, comme objet de base de sa pensée. Il privilégie les fonctions et la géométrie, du côté du processus et de la transformation, ou du côté de la forme et de son développement. À titre d’exemple :

31) La fonction alpha : c’est l’opération de transformation qui à un élément bêta fait correspondre, par l’effet de la capacité de penser parentale ou analytique, un élément alpha : f(bêta) = alpha.

42) Normalement, une fonction, résulte de la combinaison de deux variables reliées par une constante. La plus simple se note y = ax où a est une constante qui garantit la transformation. Ce coefficient donc, par définition, est constant. Bion, au sujet de la fonction alpha, précise qu’elle dépend de plusieurs facteurs

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La « fonction » désigne une activité mentale propre à un certain nombre de facteurs opérant de concert (Bion, 1979, p. 20).
J’appelle cette fonction une fonction alpha de manière à pouvoir en parler sans être limité comme si j’utilisais un terme plus chargé de sens, par une pénombre d’associations déjà existantes (Bion, 1979, p. 21).

6Qu’en est-il alors de cette constante opératoire qui définit la fonction dans le langage mathématique ?

7On peut considérer que pour un parent donné, sa manière de penser, de rêver, le matériel sensoriel et émotionnel de l’enfant, s’appuie sur un nombre important de facteurs (hérédité, structure, etc.). Tous ces éléments, si l’on se réfère au repas théorique de Winnicott (Winnicott, 2004, p. 133) ou au pictogramme d’Aulagnier (Aulagnier, 1981, p. 81), sont contenus dans le sein maternel dès sa rencontre avec le bébé, premiers instants marqués du sceau de l’intime et du singulier. Cet ensemble garde un caractère constant, répétitif, tant qu’un tiers extérieur n’intervient pas pour le modifier.

8Dans la cure analytique, les transformations induites par le mouvement transférentiel chez l’analyste et chez son patient (a pour analyste et p pour patient) correspondent à l’activité de penser de l’un et de l’autre : f(alpha)p et f(alpha)a. L’activité de l’analyste va produire une modification de la constante f(alpha)p permettant, par le processus analytique, une reprise de la croissance psychique du patient…

9En poursuivant sur cette voie, il devient possible de faire l’hypothèse que le processus analytique lui-même, en termes mathématiques, pourrait se définir comme une combinaison des deux fonctions, soit f(alpha)a o f(alpha)p, « o » étant précisément le symbole mathématique de la combinaison des fonctions, c’est-à-dire de la manière dont elles peuvent inter-réagir l’une avec l’autre.

101) L’usage de la géométrie renvoie chez Bion à cette même nécessité de se dégager des « pénombres signifiantes » des théories et des mots, et renvoie à cette capacité négative qu’il juge indispensable à la pratique analytique.

112) Le point, par exemple, figure l’expérience de la rencontre avec le sein. La contenance de l’analyste, qui peut se figurer par un cercle, permettra, dans le transfert, un redéploiement centrifuge de l’expérience émotionnelle. Il devient alors plus facile de comprendre pourquoi Bion désigne par « O » la vérité ultime, celle vers laquelle tend le lien K sans jamais pouvoir l’atteindre totalement. À l’image du point qui figure l’expérience émotionnelle, « O » en tant que cercle contient une infinité de points qui laissent sa représentation par essence insaturée…

123) La grille reprend toutes ces données. Là encore, il s’agit d’un modèle mathématique de repérage, que chaque analyste peut modifier à sa guise, mais qui a pour but de situer les éléments du patient livrés à l’analyste, dans l’usage qu’il en fait, mais aussi en fonction de leur degré d’abstraction, donc de transformation par la fonction alpha.

13Bion a recours aux mathématiques en tant que moyen d’éviter autant que possible d’enfermer le patient dans des modèles signifiants saturés, qu’ils soient théoriques ou verbaux, afin de se rapprocher le plus possible de cette vérité émergeant de l’expérience, modèle asymptotique du processus analytique.

Bibliographie

  • Aulagnier P. (1981), La Violence de l’interprétation, Paris, Puf.
  • Bion W. R. (1979), Aux sources de l’expérience, Paris, Puf.
  • Winnicott D. W. (2004), La Nature humaine, Paris, Gallimard.
Jean-Claude Guillaume
Bernard Golse
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Mis en ligne sur Cairn.info le 13/11/2018
https://doi.org/10.3917/jpe.016.0169
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