Introduction
1 La problématique de l’autisme s’avère aujourd’hui extrêmement présente aussi bien dans le socius que chez les professionnels de l’enfance.
2 Le concept de « troubles du spectre autistique » (TSA) qui regroupe, au sein du DSM-V les trois catégories de « troubles envahissants du développement » (TED) du DSM-IV, à savoir les TED typiques, atypiques et non spécifiés, ne va pas sans poser de multiples questions.
3 D’un côté il nous invite à réfléchir à un maillon physiopathologique éventuellement commun à tous les TSA en dépit de l’hétérogénéité clinique indéniable de cette rubrique nosologique, d’un autre côté il peut s’avérer gênant pour proposer des modalités de prise en charge spécifiques de chaque enfant, fussent-elles toujours multidimensionnelles.
4 En tout état de cause, sans entrer ici dans ce débat et sans prendre parti quant à l’étiologie proprement dite de ces troubles, il semble que l’on puisse actuellement penser que ceux-ci renvoient, d’une manière ou une autre, à une dyssensorialité qui entrave le couplage harmonieux des différents flux sensoriels et donc l’organisation différenciée des flux relationnels qui en découle.
5 Qui dit dyssensorialité dit échec de la synchronisation polysensorielle.
6 Ceci étant, certains enfants présentent une dyssensorialité effective sans pour autant être autistes ou même être rangés parmi les TED ou les TSA.
7 Que s’est-il donc passé pour que la dyssensorialité de ces enfants ne les amène pas à s’autistiser ?
8 C’est à cette réflexion que nous nous essayons ici et pour ce faire, après avoir fait quelques rappels sur la polysensorialité et le vécu de l’objet en extériorité, nous présenterons quelques histoires cliniques de ces enfants singuliers, avant de donner un certain nombre de repères théoriques susceptibles d’éclairer leur devenir et de rendre compte de leur non-autistisation en quelque sorte.
Polysensorialité et extériorité de l’objet
9 La question de la synchronie polysensorielle se trouve aujourd’hui au cœur de toutes les réflexions sur les interactions précoces (Ciccone & Mellier, 2007).
La comodalisation des flux sensoriels selon le point de vue cognitif
10 Un certain nombre de travaux de type cognitif (Streri, 1991 et 2000) nous apprennent aujourd’hui que l’articulation des différents flux sensoriels issus de l’objet est nécessaire pour que le sujet puisse prendre conscience du fait que l’objet concerné lui est bien extérieur.
11 Autrement dit, aucun objet ne peut, en effet, être ressenti comme extérieur à soi-même, tant qu’il n’est pas appréhendé simultanément par au moins deux modalités sensorielles à la fois, ce qui met nettement l’accent sur l’importance de la comodalisation comme agent central de l’accès à l’intersubjectivité.
12 Il nous semble qu’à leur manière, les cognitivistes rejoignent, là, une position psychodynamique classique selon laquelle la découverte de l’objet est fondamentalement coextensive de la découverte du sujet, et réciproquement dit, même si les travaux cognitivistes font, en réalité, le plus souvent référence à une intersubjectivité primaire d’emblée efficiente chez le bébé.
13 En effet, repérer l’objet comme extérieur à soi-même suppose, dans le même mouvement, de reconnaître le soi comme l’agent des perceptions en jeu, et pas seulement comme l’agent des actions produites (processus d’agentivité).
Le vécu d’extériorité de l’objet : une convergence entre psychanalyse et cognition
14 Vivre l’objet comme extérieur à soi-même, soit le vivre en extériorité, suppose donc, bien évidemment, l’accès à l’intersubjectivité, et l’élaboration du deuil de l’objet primaire qui sous-tend le processus de différenciation extra-psychique.
15 D’un point de vue psychodynamique, cette possibilité de vivre l’objet en extériorité se trouve éclairée par les concepts de mantèlement et de démantèlement (Meltzer et al., 1980), tandis que d’un point de vue cognitiviste, c’est le processus de comodalisation des flux sensoriels émanant de l’objet qui se trouve au premier plan des réflexions.
16 Il y a donc, là, à propos de l’articulation des flux sensoriels, une certaine convergence à signaler entre les deux approches, psychodynamique et cognitive.
17 Cette convergence entre les deux types d’approche – psychodynamique et cognitive – est suffisamment rare pour qu’on prenne la peine de la souligner, et de considérer qu’elle témoigne, probablement, du fait que ces concepts de mantèlement ou de comodalisation représentent deux approches complémentaires d’un seul et même phénomène développemental, appréhendable selon différents vertex.
18 Ceci étant, on peut faire l’hypothèse d’un équilibre nécessaire entre d’une part le couple dialectique mantèlement-démantèlement (mécanisme intersensoriel) et le phénomène de segmentation des sensations (mécanisme intrasensoriel), étant entendu qu’il n’y a pas de perception possible sans une mise en rythme des différents flux sensoriels.
19 Ce travail de comodalisation perceptive ne peut se faire, en effet, que si les différents flux sensoriels s’avèrent mis en rythmes compatibles, et, si ce travail de comodalisation s’effectue, comme on le pense aujourd’hui, au niveau du sillon temporal supérieur, alors s’ouvre une piste de travail passionnante, dans la mesure où cette zone cérébrale se trouve également être la zone de la reconnaissance du visage de l’autre (et des émotions qui l’animent), de l’analyse des mouvements de l’autre et de la perception de la qualité humaine de la voix.
20 La voix de la mère, le visage de la mère, le holding de la mère apparaissent désormais comme des facteurs fondamentaux de la facilitation de, ou au contraire de l’entrave à, la comodalité perceptive du bébé, et donc de son accès à l’intersubjectivité. Ceci nous montre que les processus de subjectivation se jouent fondamentalement, au niveau des interactions précoces, comme une coproduction de la mère et du bébé, coproduction qui doit tenir compte à la fois de l’équipement cérébral de l’enfant, de ses capacités sensorielles, et de la vie fantasmatique inconsciente de l’adulte qui rend performants, ou non, ces divers facilitateurs de la comodalité perceptive.
Histoire de quelques-uns de ces enfants singuliers
21 Les bilans psychomoteurs qui seront évoqués n’ont pas été réalisés en première intention, mais dans la dynamique d’une série de consultations avec les enfants seuls ou en présence de leurs parents.
22 Les prises en charge groupales ne sont pas le fait d’une indication issue des résultats de ces bilans psychomoteurs, mais elles sont le fruit d’une réflexion approfondie ayant tenu compte à la fois du niveau de fonctionnement de l’enfant et du processus enclenché par la psychothérapie ou les consultations thérapeutiques préalables.
23 1) Voici d’abord l’histoire d’une petite fille dans le « trop », trop de bruit, trop de mouvement, trop de contact. Quand nous nous rencontrons, elle est en moyenne section de maternelle. Elle arrive à peu près à se contenir en classe, au prix d’un certain isolement.
24 Dès le départ, la petite fille a une histoire singulière car sa conception fut si difficile qu’elle eut besoin d’une aide extérieure (assistance médicale à la protection). À son arrivée, son visage est étrange, peu expressif. Une paralysie d’un côté du visage est découverte. Il s’agissait d’une hypoplasie du ligament triangulaire. D’autres explorations furent faites dans le cadre d’une recherche syndromique. Ces dernières se révélèrent négatives.
25 C’était un bébé décrit comme sérieux, avec de « vrais sourires » vers 18 mois.
26 Le premier développement psychomoteur est dans les normes.
27 Dès la marche, la petite fille montra des compétences particulières. Elle se mit à parler comme un livre, elle parla deux langues, le français et sa langue maternelle. Elle est décrite comme hypermnésique.
28 Mais la petite fille se montrait intolérante à tout. Elle se bouchait les oreilles quand le bruit était trop fort. Le monde la faisait fuir. Le contact lui était insupportable. De par sa paralysie faciale, ses expressions étaient parfois indéchiffrables, la petite fille avait du mal à sourire. Cela ressemblait plus à un rictus.
29 18 mois après sa naissance, naquirent des jumelles.
30 Les codes sociaux ne se mettent pas en place, ni bonjour ni merci. C’est une lutte de tous les jours pour les parents qui ne comprennent pas la petite fille. En même temps, elle étonne par son langage, sa capacité de réflexion.
31 Pour la petite fille, la relation duelle est plus aisée. Elle accepte de se laisser apprivoiser. Elle est même câline, mettant son emprise sur l’autre.
32 La petite fille présente une hypersensibilité auditive qui se traduit par des « crises » dès que le bruit ambiant est trop fort. Par exemple, elle supporte mal les réunions de famille, pouvant se mettre à hurler en se bouchant les oreilles et en demandant aux adultes présents de se taire ou d’arrêter de faire du bruit.
33 De la même façon, il est difficile d’aller au restaurant avec elle. Il faut prévoir un dérivatif, par exemple sa tablette.
34 Elle supporte peu le contact tactile, il faut qu’elle soit prévenue.
35 Quand il y a des personnes extérieures au cercle familial, même des personnes proches, la petite fille ne peut dire bonjour, elle s’agrippe à ses parents (pas aux meubles). Le fait qu’elle ne dise ni bonjour ni au revoir a beaucoup blessé les grands-parents. Les parents en ont pris leur partie.
36 Elle n’est pas très sensible à la température ou à la douleur.
37 La petite fille est fatigable, son tonus est faible, elle peut se laisser couler corporellement, semblant invertébrée. De plus dès qu’elle se sent en difficulté, elle dit qu’elle est fatiguée.
38 Elle est en difficulté dans le décodage des relations sociales. Pour la première fois cette année, elle a demandé à fêter son anniversaire avec des camarades de classe. Elle a tenu 2 heures en se tenant à l’écart. Au bout de ce temps, elle a demandé à sa mère si elle avait été gentille et est allée mettre son pyjama.
39 La petite fille décode difficilement les émotions : « Pourquoi vous riez ? »
40 Elle a peu de mimiques faciales même au-delà de son hypoplasie du ligament triangulaire.
41 Les parents ont l’impression qu’elle est incapable d’empathie, qu’elle apprend ce que l’on doit faire ou répondre.
42 Avant de commencer la psychomotricité, un bilan psychomoteur complet avait été fait, comprenant également un questionnaire pour les parents : le profil sensoriel de Winnie Dunn [1]. Ce questionnaire comprend 125 questions reprenant les différentes modalités sensorielles.
43 Le profil sensoriel « permet de faire le lien entre les forces ou les faiblesses d’un comportement et les patterns de traitement de l’information sensorielle de l’enfant » (Dunn, 2010).
44 Le profil sensoriel de la petite fille nous corrobore les difficultés en pointant des troubles avérés au niveau du traitement des informations auditives, de l’ajustement tonique avec des répercussions sur les réponses émotionnelles et globales.
45 Le démarrage du groupe est une épreuve pour la petite fille. C’est un véritable arrachage de l’enlever des bras de sa grand-mère.
46 Dans le groupe, elle s’isole, refuse de faire les activités en même temps que les autres. Il faudra du temps, un cadre à la fois ferme et rassurant pour permettre à la petite fille de fonctionner en groupe.
47 En individuel, la petite fille veut fonctionner de manière ritualisée, nous abordons la graphomotricité. Elle redemande la création de ribambelles que nous décorons. Petit à petit, elle amorce des jeux plus symboliques, nous faisant jouer le rôle d’un bébé insupportable qui ne fait que déranger ses petites sœurs. Elle joue le rôle d’une maman intransigeante.
48 À la maison, les acquisitions se diffusent, la petite fille commence à faire preuve de tendresse, demande des câlins, elle commence à faire des jeux de faire semblant ; dînette, poupée…
49 Devant cette évolution, après une année de prise en charge, un bilan psychologique est fait. La WPPSI montre notamment de bonnes compétences avec un ICV [2] à 116 et un IP [3] à 113. Une psychothérapie est proposée à la petite fille mais le groupe est interrompu, les parents ayant du mal à assurer les déplacements. Les parents sont reçus régulièrement, demandeurs d’un travail de guidance.
50 La petite fille a grandi, elle doit aller au CP. Le comportement reste difficile, la famille en souffrance. La petite fille a besoin d’être apprivoisée, d’être aidée pour comprendre ses modalités sensorielles qui sont dans « l’hyper ».
51 Sur le plan psychomoteur, nous sommes amenés à réaliser une véritable désensibilisation, lui permettre de se protéger du bruit, des émotions, du mouvement en y entrant par petites touches. Comme lors d’une réintroduction alimentaire.
52 2) Nous avons rencontré un autre de ces enfants singuliers.
53 Ce dernier est « né en colère » d’après les parents.
54 Nous rencontrons un enfant au grand front, à l’air renfrogné. Il ne sourit pas. Chez ce dernier, le langage est également très investi, le corps moins.
55 Ce petit garçon est en grande section maternelle en grande difficulté dans les apprentissages graphiques.
56 C’est l’aîné d’une fratrie de trois ; il a un jeune frère cadet et une petite sœur.
57 Le langage est de très bonne qualité, le petit garçon pose beaucoup de questions sur le fonctionnement du monde. Il est curieux.
58 Le petit garçon est peu empathique. Il est en difficulté dans les codes sociaux. Il peut être virulent envers les adultes avec un côté adultomorphe, pas à sa place d’enfant.
59 Ce petit garçon est en difficulté sur le plan praxique. Il a du mal à coordonner ses gestes fins d’où un investissement massif du langage et de l’imaginaire.
60 Après une évaluation complète via des bilans psychologique et psychomoteur, nous proposerons au petit garçon un travail psychomoteur d’abord en groupe puis en individuel.
61 Le bilan psychologique avec le WISC-IV montrait un QIV [4] à 140, un QIP [5] à 121, une MT [6] à 121 et une VT [7] à 86.
62 Le bilan psychomoteur montrait des éléments de dyspraxies développementales avec une dysgraphie. Il a bien investi le travail du groupe. Nous travaillons avec les arts plastiques comme médiation. Mais ce petit garçon reste en grande souffrance sur le plan scolaire. Il refuse l’écrit et la relation avec l’enseignant est conflictuelle. Devant tant de souffrance, la prise en charge psychomotrice individuelle est proposée pour travailler de manière plus spécifique la graphomotricité, et une psychothérapie analytique est également mise en place. Le petit garçon est plus dans la relation mais la souffrance de toute activité instrumentale perdure. Pour aider le petit garçon, pour son entrée en CE1, une école spécialisée dans les dyspraxies est trouvée. La psychothérapie continue avec la mise en place d’une orthophonie en parallèle pour aider ce petit garçon intelligent à utiliser ses compétences.
63 3) Nous allons maintenant vous conter l’histoire d’un petit garçon également dans le trop.
64 Les parents viennent consulter devant un petit garçon en colère depuis toujours.
65 Lui non plus ne supporte pas le bruit, le mouvement, le contact si ce n’est pas lui qui l’initie. Le petit garçon est en maternelle. Dans le cadre scolaire, il se contient.
66 Quand sa mère le récupère à la sortie de l’école, elle ne peut ni le regarder, ni le toucher, ni lui parler sous peine de colères monstrueuses. Le petit garçon peut se jeter au sol, se mettre à hurler. Il a besoin d’un sas de « décompression » avant de pouvoir entrer en relation, l’école lui demandant beaucoup d’efforts relationnels.
67 Le petit garçon est très ritualisé, il a besoin que tout soit toujours à la même place, gage de sécurité.
68 Quand nous commençons le travail psychomoteur, la maman est en arrêt de travail, suite à un Burn-out. Elle est allée au-delà du supportable avant de s’effondrer. Elle s’occupe du petit garçon indéchiffrable. Le bilan psychologique fait montre à la WPPSI III : un QIV à 122, un QIP à 88. Un bilan psychomoteur est fait comprenant le questionnaire du Profil sensoriel. Le premier développement psychomoteur est sans particularité. Le profil sensoriel (Dunn) de ce garçon souligne les difficultés dans le traitement des informations tactiles et dans les réponses émotionnelles et sociales.
69 Sur le plan tactile : le petit garçon ne supporte pas les manches longues et ce d’autant plus qu’elles sont mouillées. Cela pose des problèmes l’hiver où les négociations sont longues pour mettre un pull. Le petit garçon ne supporte pas d’être touché surtout si le geste le surprend. Il peut alors se jeter au sol même dans la rue si cela se passe à l’extérieur.
70 Sur le plan de l’oralité, le petit garçon ferait le bonheur d’un nutritionniste. Il ne mange que des légumes cuits à la vapeur, sans sauce, sans accompagnement avec du poisson ou du poulet également cuit à la vapeur. Il mange toujours la même chose. Les aliments ne doivent pas être trop chauds.
71 Le petit garçon est ritualisé, il faut que les parents s’adaptent. Par exemple, il faut toujours suivre le même trajet pour aller à l’école. Il range sa chambre, les objets doivent rester au même endroit. Si le petit garçon a choisi une couleur pour faire un dessin, il ne peut en changer. Un travail psychomoteur en groupe est alors proposé au petit garçon.
72 Sur le plan scolaire, le petit garçon est perfectionniste. Il déchire sa feuille à la moindre erreur présupposée.
73 Lors des premières séances, le petit garçon a du mal à entrer dans la salle. Il faut là encore faire preuve à la fois de cadre et de douceur pour l’amener en séance. Petit à petit, le petit garçon va s’assouplir, pouvant changer d’activité ou d’objet de manière plus fluide.
74 Le travail avec les parents s’avéra difficile, ceux-ci étant dans une grande recherche diagnostique. Notre réponse leur sembla insuffisante et le travail sera interrompu.
75 4) Pour un autre, un traumatisme corporel a entravé son développement. Suite à une fausse route à la crèche quand il avait 16 mois, ce petit garçon a arrêté de manger des morceaux.
76 Il est en difficulté sur le plan psychomoteur, restant prudent, attentif. Il bouge peu, étant rapidement fatigué. Il ne s’alimente plus que de petits pots d’une marque spécifique, un seul goût. Le petit garçon en a oublié comment mastiquer et déglutir. Il ne peut avaler 2 gorgées d’affilée.
77 Le bilan psychologique avec la WPPSI III donnait les résultats suivants : QIV 100, QIP 92, VT 69. Après un bilan psychomoteur nous démarrons un suivi dans un groupe travaillant à la fois sur les acquisitions psychomotrices et sur les troubles alimentaires, groupe intitulé : « groupe petit déj ».
78 Le petit garçon entre en grande section maternelle. Son langage est de bonne qualité, le vocabulaire varié et choisi.
79 Nous allons à la fois aborder les compétences motrices (parcours…) et l’oralité. Nous travaillerons sur les textures, leur maniement, la mastication, déglutition.
80 Petit à petit, le petit garçon accepte de mettre des aliments variés en bouche, d’abord pratiquement liquide puis avec une texture de plus en plus importante. Il peut exprimer qu’il a comme des éclairs dans la gorge et que cela ne passe pas.
81 Il est angoissé au début de la prise en charge, il est collé dans les bras de ses parents. Quand la psychomotricienne vient le chercher, elle a l’impression de n’avoir à faire qu’à une seule entité. Tout un travail de séparation, individuation se fera au fil de la prise en charge.
82 La suite est surprenante car parallèlement à ses progrès alimentaires et d’autonomisation, le couple se sépare.
83 Ce petit panel d’enfants singuliers nous montre comment un traitement des modalités sensorielles particulier peut amener des troubles dans les interactions, le décodage des codes sociaux sans que l’on soit dans une structure typiquement autistique. Ces enfants ont certaines catégories du spectre sans en avoir l’essence même.
84 L’hypersensibilité comme l’hyposensibilité entraînent des particularités dans les réponses émotionnelles. Par exemple dans l’hypersensibilité, les enfants ont à lutter contre des intrusions à la limite du supportable, les obligeant par exemple dans le cadre de l’audition, à se boucher les oreilles ou à fuir la cause.
85 Dans le registre de l’hyposensibilité, les enfants peuvent être dans une recherche sensorielle pour contrebalancer ce phénomène ou dans un manque tonique et un lâcher-prise.
86 Pour l’entourage, ces enfants sont le plus souvent énigmatiques, imprévisibles, rendant la spontanéité relationnelle complexe.
87 Ce petit échantillonnage met en évidence un investissement important du langage en parallèle d’un moindre investissement corporel. Tous les enfants montrent un développement langagier supérieur à la norme de leur âge. Nos enfants singuliers présentent le plus souvent des troubles psychomoteurs surtout au niveau de la motricité fine avec un désir de maîtrise pour mieux supporter l’échec. L’entrée précoce et rapide dans le langage leur sert sûrement de barrière contre un envahissement autistique plus archaïque. Ils en ont certaines caractéristiques sans être dans un enfermement.
88 Avec eux, lors des séances de psychomotricité, nous pourrons agir à la fois sur le côté sensoriel en faisant une véritable « désensibilisation » pour certains alors que pour d’autres, au contraire nous serons dans « l’accentuation » des ressentis.
Repérages théoriques
89 Rappelons à nouveau que les recherches actuelles, non pas sur la (ou les) cause(s) mais sur les mécanismes du fonctionnement autistique, nous apprennent qu’un des maillons physiopathologiques probable serait lié à une entrave de la synchronisation des flux sensoriels, d’où une difficulté à vivre l’objet en extériorité, ce qui menace l’accès à l’intersubjectivité et donc à la subjectivation. La question est donc de savoir pourquoi ces enfants singuliers ne sont pas devenus autistes ? Pour cela, il nous faut tout d’abord rappeler ce qui permet le passage de l’intersubjectivité à la subjectivation.
De l’intersubjectivité à la subjectivation
90 L’intersubjectivité se joue dans le registre de l’interpersonnel tandis que la subjectivation, qui de ce fait intéresse davantage les psychanalystes, se joue dans le registre de l’intrapsychique.
91 C’est, bien évidemment, toute la question du passage de l’interpersonnel à l’intrapsychique qui se trouve donc ici posée.
92 Nous avons pris l’habitude de penser, ou de proclamer, que ce passage pourrait être approché de manière asymptotique, mais qu’il nous resterait à jamais énigmatique quant à sa nature et à ses mécanismes intimes, hiatus qui serait donc incomblable par essence, et qui ferait notamment le lit de toutes les polémiques entre attachementistes (spécialistes de l’interpersonnel) et les psychanalystes (spécialistes de l’intrapsychique).
93 Personnellement, nous n’aimons pas renoncer – suivant en ceci S. Freud qui aimait à dire que « nous ne savons renoncer à rien » (1908) –, et il nous semble que nous avons maintenant un certain nombre de données cliniques, expérimentales et théoriques qui nous permettent de penser le passage de l’interpersonnel à l’intrapsychique, soit, en ce qui nous concerne ici, le passage de l’intersubjectivité à la subjectivation (Golse, 2006).
94 Le passage de l’intersubjectivité à la subjectivité suppose en effet un double mouvement d’intériorisation et de spécularisation.
95 Pour l’intériorisation, nous pouvons désormais penser les choses en termes d’inscription intrapsychique des « modèles internes opérants » (Working Internal Models) de la théorie de l’attachement (Bretherton, 1990) ou des « représentations d’interactions généralisées » décrites par D.N. Stern (1989), en tenant compte des travaux de R. Roussillon (1997), enfin, sur le premier autre qui se doit d’être, et qui ne pourrait être que, un objet spéculaire essentiellement « pareil » mais un petit peu « pas-pareil » (Haag, 1985), afin que l’altérité puisse s’inscrire sans aliénation, mais aussi arrachement ou violence traumatiques.
96 La subjectivation apparaît dès lors comme une intériorisation des représentations intersubjectives avec une injection graduelle dans le système de la dynamique parentale inconsciente, de toute l’histoire infantile des parents, de leur conflictualité œdipienne, de leur histoire psycho-sexuelle, de leur problématique inter- et transgénérationnelle et de tous les effets d’après-coup qui s’y attachent, bien évidemment.
97 Par rapport à l’intersubjectivité, la subjectivation implique, en outre, une dynamique de spécularisation (l’objet est aussi un « objet-autre-sujet » selon la terminologie de Roussillon in Golse & Roussillon, 2010), et il apparaît désormais que la subjectivation ne se joue sans doute pas en tout ou rien, dans la mesure où certains sujets comme ceux présentant un syndrome d’Asperger semblent bien accéder à la subjectivation linguistique (pouvoir parler de soi à la première personne, le « je ») sans, pour autant, parvenir à mettre en place une subjectivation plus globale, au sens phénoménologique du terme.
98 Mais à côté de l’intériorisation et de la spécularisation, sans doute faut-il faire aussi une place à la question de l’anticipation ou de la supposition du sujet par l’autre.
Anticipation ou supposition du sujet par l’autre
99 Aucun enfant ne peut devenir un sujet s’il n’est pas d’abord anticipé comme tel ou supposé tel par les adultes qui prennent soin de lui (parents et/ou professionnels). Tel est sans doute l’effet de la situation anthropologique fondamentale (Laplanche, 2002b), c’est-à-dire de l’inachèvement fondamental et fondateur du nouveau-né humain. Dire anticipation du sujet ou supposition du sujet n’est pas exactement synonyme. Supposer le sujet, c’est tabler sur un pré-sujet déjà là d’emblée et qu’il s’agirait de tirer en avant pour le faire advenir. Anticiper le sujet, c’est faire le pari qu’en accordant au bébé un statut de sujet qu’il n’a pas encore, cela lui permettra de le devenir même en l’absence de toute ébauche ou préforme de sujet.
100 Quoi qu’il en soit, cette anticipation ou cette supposition du sujet sont sans doute en souffrance au sein de certaines organisations autistiques, et à l’inverse elles peuvent peut-être les prévenir dans une certaine mesure.
Quelques hypothèses
101 Si la dyssensorialité est pensée comme un maillon central de la physiopathologie autistique, quelles peuvent être alors nos hypothèses quant à ce qui a pu protéger ces quatre enfants d’un devenir autistique ?
102 • Parmi les différentes sensorialités, on distingue la sensorialité proximale qui ne peut se jouer qu’au contact de l’objet (le tact, l’olfaction et le goût) et la sensorialité distale dont la fonction est de pallier la distance de l’objet (le tact et l’audition).
103 Les enfants autistes qui ont précisément du mal à intégrer la différenciation et la séparation d’avec l’objet ont surtout des troubles de la sensorialité distale (Mottron, 2004) et tactile, tandis que ces enfants singuliers ont peut-être eu des troubles qui affectaient surtout leur sensorialité proximale (notamment le tact) d’où un effet moins autistisant.
104 • Certaines dyssensorialités entravent peut-être moins que d’autres la synchronisation polysensorielle et donc l’accès à l’intersubjectivité et à la subjectivation, ce qui nous laisse penser que nous avons encore beaucoup de travail devant nous pour établir une sorte de typologie des diverses dyssensorialités possibles. Ce à quoi il faut ajouter que l’épigénèse pourrait ne pas seulement correspondre à l’impact de l’environnement externe sur l’expression du génome, mais peut-être aussi à l’impact sur celle-ci du vécu sensoriel, ouvrant ainsi la voie à l’hypothèse d’une causalité épigénétique interne.
105 • Il importe également de distinguer la pensée en mots de la pensée en images, suivant ici les réflexions de T. Grandin et S. Barron (2014). Selon ces auteurs, en effet, la pensée en mots donnerait davantage accès aux émotions et aux affects que la pensée en images, même si bien entendu cet accès plus facile aux affects et aux émotions ne va pas forcément de pair avec la capacité de les gérer au niveau sensoriel, et tel est le cas des enfants décrits dans ce travail.
106 La difficulté à faire face à un afflux sensoriel, par exemple sur le plan auditif (le premier et le troisième enfant décrits), peut ainsi venir majorer les réactions émotionnelles
107 • Une capacité parentale d’anticiper ou de supposer l’enfant comme sujet peut enfin être également en jeu et celle-ci passe sans doute, en partie, par une capacité parentale préservée d’érotiser l’autosensualité de l’enfant en auto-érotisme, l’auto-érotisme se situant dans le registre de l’avoir et incluant toujours une représentation de l’objet (via l’hallucination primitive) tandis que l’auto-sensualité se situe dans le registre de l’Être et fonctionne de manière anobjectale en ne visant qu’à assurer le sentiment d’exister (Tustin, 1977, 1982, 1986, 1992). C’est donc bien la sexualisation par les adultes des courants auto-sensuels et auto-érotiques de l’enfant qui peut être en cause dans le devenir de celui-ci.
Conclusions
108 Pour conclure, nous indiquerons seulement qu’à partir d’un maillon physiopathologique commun (la dyssensorialité) ou de maillons psycho-pathologiques voisins (dyssensorialités proximales et/ou dyssensorialités distales), le devenir développemental peut s’avérer fort différent.
109 Ceci nous invite à nous référer à un modèle résolument polyfactoriel au sein duquel facteurs endogènes et facteurs exogènes doivent être conjointement pris en compte pour rendre compte de trajectoires diverses ce qui renforce encore, s’il en était besoin, le poids de l’histoire relationnelle de chaque enfant.
Notes
-
[1]
Le profil sensoriel (W. Dunn) s’appuie sur la théorie de l’intégration sensorielle qui explique les comportements des enfants par l’interprétation de leur capacité d’intégration des stimuli sensoriels. Il s’adresse aux enfants de 3 à 10 ans. Le questionnaire comprend 125 items classés en catégories de l’information sensorielle, le tout regroupé en 9 facteurs. Le système de classification décrit des capacités en performance typique, différence probable ou différence avérée.
-
[2]
Indice de compréhension verbale.
-
[3]
Indice de performance.
-
[4]
Quotient d’intelligence verbale
-
[5]
Quotient d’intelligence pratique
-
[6]
Mémoire de travail
-
[7]
Vitesse de traitement