La vie intra-utérine et la première enfance sont bien plus en continuité
que ne nous le laisse croire la césure frappante de l’acte de naissance.
1 Si l’observation du bébé selon les méthodes d’E. Bick et d’E. Pikler est une pratique bien reconnue et acceptée par les « psychistes » de la première enfance, il n’en est pas de même à ce jour de l’observation du fœtus en échographie. À l’évidence, celle-ci soulève encore des réticences et une mise à distance sous prétexte, maintes fois évoqué, d’un « voyeurisme » dont il faudrait se méfier. Il est vrai que le fœtus a été, pendant des millénaires, l’archétype de ce qui échappait à la vision et donnait lieu à de nombreuses spéculations (Morel, 2004). Dans ce contexte singulier de confrontation très récente aux images de la condition fœtale, force est de constater comme le malaise, l’angoisse, parfois même la sidération sont manifestes lorsque l’observateur ose franchir « le col de l’utérus », passage dangereux s’il en est.
2 Ce trouble peut être illustré par ce qui s’est produit récemment lors du colloque « Bébé sapiens », un abord transdisciplinaire, à Cerisy en 2015 [5], à la suite de la projection d’une consultation d’échographie filmée avec la participation active des parents. Cette rencontre accueillait divers professionnels de la périnatalité et, notamment, des analystes chevronnés. Un premier film d’observation fœtale avait été bien reçu. Le deuxième, avec un enregistrement de la parole parentale, ménageait un temps associatif face à l’image échographique en présence du médecin qui avait, ponctuellement, délaissé son discours médical pour découvrir, avec les parents, la vie fœtale qui « sautait aux yeux ». À cette occasion, les spectateurs de cette vidéo étaient donc « laissés seuls » face aux parents et à l’échographiste, échangeant à partir des images échographiques du fœtus. Le silence qui suivit la projection, la sidération, l’endormissement de certains disait mieux qu’un long discours quelles étaient la surprise et l’angoisse générées par « l’inquiétante étrangeté » de la scène (Freud, 1919). Après-coup, son amplitude s’impose à nous comme un marqueur fidèle de l’extrême tension en présence entre l’interdit de l’inceste et le fantasme archaïque de retour dans le ventre maternel. La parole retrouvée, les remarques furent peu nombreuses, assez négatives, voire agressives quant à ce type de pratique, et, finalement, proportionnée à la transgression collective qui venait d’avoir lieu…
3 Cette expérience particulière, parmi bien d’autres que nous rencontrons fréquemment lors de nos échanges et présentations scientifiques, nous invite désormais à réfléchir autrement à ce qui se joue autour de l’observation fœtale : elle n’est pas seulement la phase anténatale de l’observation postnatale, mais bien le substrat potentiel d’un jaillissement projectif de représentations inconscientes et transgressivement explosives qui mobilise une forte réaction défensive propre à chacun.
4 Dans le meilleur des cas, lors de l’échographie obstétricale, le professionnel est dans l’intimité de la consultation avec les parents un passeur d’images, un traducteur attentif et plein de tact. Grâce à un dialogue interdisciplinaire créatif (Soulé et al., 2011), il mesure l’ampleur de la charge projective des images et leur induction/confrontation au fantasme archaïque incestueux de retour dans le ventre maternel (Missonnier, 2013). Pour accueillir, comprendre et tenter d’élaborer les résistances à l’observation fœtale, il est donc crucial de reconnaître les motifs et les enjeux inconscients de la « violence » potentielle faite à la psyché parentale. Dans une résonance générationnelle parentale troublante, elle évoque la « violence de l’interprétation » dont parle P. Aulagnier (1975) comme une composante nécessaire et structurante de la partition maternelle adressée à l’infans. Dans un registre d’anthropologie psychanalytique, elle se réfère à la violence symbolique dont l’un d’entre nous a décrit le rôle pour que la rencontre échographique puisse accéder au statut de rituel séculier étayant la maturation des processus de maternalité, paternalité et coparentalité (Missonnier, 2011).
5 Si l’échographiste bénéficiant d’un dialogue au sein d’un réseau interdisciplinaire est sensible aux enjeux psycho- (patho)logiques de ces subtiles réminiscences induites par l’immersion échographique, la rencontre échographique peut devenir alors un espace privilégié et bienveillant de prévention primaire et secondaire des troubles précoces de la parentalité (Soulé et al., 2011).
La rencontre échographique et l’observation fœtale
6 Les enregistrements échographiques ont certes permis de repérer, à côté du dépistage médical, les compétences du fœtus, son développement au fil des mois. Mais l’observation de la vie fœtale proprement dite, dans le dialogue avec les parents, est encore peu fréquente pour ne pas dire absente de la littérature spécialisée. Elle requiert de dégager du temps, un temps d’observation hors du temps strictement médical. Elle nécessite un engagement du médecin dans la relation au sein du quatuor (quintet, sextet, etc., dans les grossesses multiples…), positionnement ni trop près ni trop loin, qui médiatise cette rencontre possiblement angoissante.
7 Rappelons le cadre légal « a priori » de la consultation : les échographies prescrites pendant la grossesse sont d’abord des temps de dépistage, de diagnostic quant à la vitalité de l’embryon, quant aux éventuels retards de croissance et aux pathologies fœtales qui seront l’objet d’une surveillance attentive ou encore, à l’origine d’une décision, toujours complexe, d’IMG [6].
8 Dans la formalisation pratiquée par l’un d’entre nous (F. Farges), ce temps strictement médical est suivi d’un temps d’observation fœtale qui est proposée aux parents dans le cadre d’une recherche dédiée aux grossesses gémellaires.
9 Dans ce cadre bien défini et consenti, il s’agit pour les parents de partir à la découverte de la vie de leur « bébé » in situ, d’associer à partir des images, et, le plus souvent, d’envisager des « compétences » à venir, des « caractères » des fœtus observés, etc. Ce foisonnement d’identifications projectives initié par les images échographiques n’est pas sans évoquer celui des épreuves projectives en psychologie clinique. Cette exposition est une véritable mise en exergue de la partition imaginaire parentale de la « relation d’objet virtuelle », socle de l’anticipation de l’enfant en devenir (Missonnier, 2009).
10 Dans ce contexte, il ne saurait être question pour l’échographiste de se protéger dans une position neutre de chercheur. Il fait partie intégrante de l’expérience émotionnelle et fantasmatique partagée devant l’écran, et sa réflexivité partagée à ce sujet sera déterminante.
11 Le décryptage du film et des paroles échangées au cours de l’observation se fait dans un second temps, au sein du groupe « ECHO [7] », qui va analyser dans l’après-coup ce qui s’est passé en consultation.
12 Soulignons à ce propos une différence évidente entre l’observation prénatale et l’observation postnatale : le fœtus, contrairement au bébé, ne nous voit pas et ne nous entend pas distinctement. Ainsi, la pulsion scopique de voir sans être vu est sollicitée par le « spectacle » d’un dedans interdit qui s’affiche sur l’écran. La menace angoissante et coupable d’un ressenti « voyeuriste » peut alors émerger chez le spectateur.
13 Redisons-le, afin d’encadrer cette situation pulsionnelle et projective inédite, la position de l’échographiste est déterminante pour médiatiser la scène, traduire l’image, mettre des mots et partager les émotions. Par exemple, quand le fœtus qui pédale avec ses jambes devient, dans le discours parental, « un futur cycliste », nous avons (seulement) un indice pour dire que l’anticipation humanisante fonctionne et tient à distance la culpabilité voyeuriste de la jouissance de voir sans être vu. Mais la marge est étroite… et grande la responsabilité de l’échographiste qui, dans de bonnes conditions, pourra offrir un contenant « détoxifiant » à la capacité de « rêverie maternelle » dont parle W. Bion (1979) en postnatal et que nous élargirions volontiers ici à une rêverie prénatale.
Le mouvement originaire
14 L’échographie est la seule pratique qui donne accès, in vivo, à la vie intra-utérine. Comment y repérer le commencement de la vie ? Si la réponse à cette question fondamentale est complexe et diverse selon les auteurs, la pratique clinique avec les parents ne fait pas de doute : c’est la perception de la première pulsation cardiaque enregistrée, distincte du pouls maternel, qui fait foi : « Le cœur bat » et ceci à six semaines d’aménorrhée (moins d’un mois de grossesse). Pulsation de vie que suivent de peu les premiers mouvements dès le deuxième mois de gestation. Pour les parents, la vie surgit avec la perception visuelle du mouvement, cardiaque et/ou corporel. Le fœtus leur fait signe ce qui génère toujours une grande émotion. Il leur donne à voir des « expériences de vie ».
15 Ce langage du corps se manifeste donc très précocement, par des mouvements, puis, au fil du temps, par des comportements et des interactions sensorimotrices.
16 Ces mouvements sont de différents types : spontanés, réflexes, orientés ou réactionnels. Ils concernent tout le corps, les membres, la tête, le tronc, les mains, les pieds, la bouche et vont évoluer au cours de la grossesse et au cours d’un même examen. Dans notre observation, ils sont maintenant bien catégorisés.
17 Parallèlement, les cinq sens se développent selon une chronologie précise avec en premier lieu la fonctionnalité du toucher, récepteurs somesthésiques et proprioceptifs (à 1 mois), celle de l’appareil vestibulaire, puis celles des récepteurs chimio-sensoriels de l’olfaction et du goût, sens proximaux qui permettent une adaptation du fœtus à son milieu. L’audition est fonctionnelle à partir du 6e mois, plus tôt même selon certains auteurs (Busnel, 2011). Enfin, la vision se développe plus tardivement (8e mois de grossesse). Le mode d’expression des sens est la réponse motrice : caresse, toucher, coup, rythmie, préhension, retrait, réponse, agrippement. En anténatal, le mouvement, à l’instar d’un organe des sens, est un axe majeur de la rencontre de l’environnement utérin.
L’exploration du fœtus
18 À partir de cette mobilité spontanée, très active en début de grossesse, nous pouvons enregistrer l’apparition de comportements spécifiques. Illustrons ces propos de deux exemples typiques :
19 – un petit fœtus de 32 mm, un mois et demi de grossesse, touche le cordon – peut être par hasard – puis revient le caresser doucement à cinq reprises comme dans une recherche orientée ;
20 – un autre fœtus à 3 mois et demi de grossesse, 15 cm, semble découvrir le bourgeon génital, féminin en l’occurrence, lors de palpers répétitifs.
21 Le fœtus « touche » son environnement selon différentes modalités mais aussi « se touche » au niveau du visage, du sexe, des membres, du cordon. Ce sont autant de traces de contacts qui vont créer des frayages différents selon qu’elles concernent le corps propre ou l’habitat utérin. Après la naissance, l’autre maternel traduira ces différences en attente.
22 La succion prénatale pose des questions à l’échographiste, au psychologue et au psychanalyste. D’emblée, elle constitue une recherche très précoce d’un objet à sucer : le cordon, un talon, aussi bien que le pouce. Sucer son pouce suppose un mouvement complexe et coordonné. Dans une perspective développementale, J.-P. Lecanuet (2002) en a décrit l’émergence et l’évolution des rafales et des pauses. Comme le précise S. Maiello (2011), la succion distingue un contenant et un contenu, le vide et le plein, la réunion et la séparation, l’ouverture et la fermeture. Autant d’expériences qui vont s’engrammer.
23 La succion « autoérotique » dont parle Freud (1905), comme paradigme de la sexualité infantile, se développe par étayage à partir de la satisfaction du besoin. L’image échographique introduirait l’observation des soubassements de la relation d’objet orale : les succions nutritives et non nutritives aériennes auraient un temps antérieur, anténatal, qui préexisterait à la filière aérienne et freudienne de l’autoérotisme. L’un d’entre nous s’est demandé si « l’auto-calmant » des psychosomaticiens de l’IPSO [8] ne correspondrait pas à une régression à cette modalité de fonctionnement (Missonnier, 2009).
24 Une observation tout à fait étonnante a permis d’enregistrer en 2000 [9] un film, Le Fœtus au ballon, film déjà présenté lors de plusieurs rencontres scientifiques. Ce film montre le déroulement d’une amniocentèse. Lors de celle-ci, se produit la formation d’un caillot (incident sans gravité ultérieure), qui forme comme un ballon de 4 cm de diamètre. Le fœtus de 3 mois et demi (15 cm) va, dans un premier temps, palper l’aiguille de l’amniocentèse.
25 Puis, secondairement, il approche les deux mains du « ballon », de façon répétitive, orientée et dans la durée. Il semble « jouer » avec ses pieds et ses mains autour de cet objet. Il le palpe, le saisit, le repousse, en fait le tour avec les mains. Les images sont tout à fait exceptionnelles car elles montrent un comportement de découverte de ce qui est étranger au milieu ambiant.
26 Ces séquences, très rares, témoignent en direct de l’activité de découverte du fœtus et de sa réactivité à ce qui se produit d’inhabituel dans son environnement.
27 Le fœtus est donc un explorateur tout à fait actif : il palpe, touche, caresse, tape, suce, attrape ce qui constitue son monde : les parois utérines, mais aussi le cordon et son propre corps. Il suce son pouce, touche son sexe, se frotte les yeux, touche le jumeau voisin. Contrairement, à ce que la littérature (Negri, 1994) a pu transmettre nous n’observons pas de contact préférentiel au niveau du placenta.
28 Dans cette grande variabilité des comportements, c’est la répétition des mouvements chez un même fœtus au cours de la grossesse et chez un grand nombre d’entre eux qui permet de poser la question d’une « intentionnalité » naissante, d’une recherche orientée. L’étude de S. Zola (2012), comme nous le verrons, va dans ce sens.
29 Il paraît donc légitime de revendiquer ici l’observation d’interactions épigénétiques du développement fœtal : l’expérience vécue de comportements génétiquement programmés (rafales et pauses de succion, babillage moteur, autostimulations sensorimotrices, etc.) s’inscrit sous forme de traces mnésiques qui « sculptent » le développement neuronal. En d’autres termes, les « exercices quotidiens » du fœtus modifient les circuits neuronaux. L’épigenèse fœtale repose sur les interactions vertueuses entre l’expression du génome et l’environnement.
L’environnement pour le fœtus
30 Au plus proche, l’environnement fœtal, c’est d’abord les parois utérines, le placenta, le cordon, le liquide amniotique, les éléments internes mais extérieurs à lui. Dans le cas particulier d’une grossesse gémellaire, la présence d’un « autre » vivant, le jumeau, dedans-dehors est déterminante.
31 Dans cet environnement, sont aussi en bonne place les informations véhiculées par la sensorialité naissante : le goût du liquide amniotique, les sensations du toucher, et, progressivement, l’audition des bruits du corps et de la voix maternelle, telle que l’a étudiée S. Maiello (2010) avec sa conception du premier objet sonore. Cette voix maternelle passe par le corps de la mère mais aussi par l’extérieur. Une voix proximale-distale et présente-absente qui constituerait selon elle une première esquisse de la relation d’objet.
32 Enfin, plus à distance, les informations venant du monde extérieur jouent un rôle essentiel. Ces données sensorimotrices internes et ces variations externes introduisent des écarts, une discontinuité dans un milieu aquatique relative- ment homogène et constant.
33 Dans la filiation des travaux pionniers de J. Cosnier (1984), F. Jouen et M. Molina (2007) dans leur livre Naissance et Connaissance parlent d’un bébé « épigénétique ». Soulignons-le à nouveau, cette qualification attribuée au nouveau-né n’a pour nous de sens que dans le cadre temporel d’une épigenèse qui ne se limite bien sûr pas à la vie aérienne du bébé mais englobe, bien plus largement, la période périnatale de l’embryon/fœtus/bébé. L’observation prénatale échographique met en scène un fœtus épigénétique et animé d’une intersubjectivité primaire (Trevarthen, 1993a, 1993b, 2003).
34 Dans cette vision épistémologique, ces inscriptions, ces frayages sont en attente de traductions qui auront lieu – après-coup – après la naissance toute la vie durant (Soulé & Soubieux, 2007). Le nouveau-né n’est pas une surface vierge. Il a, pendant la vie fœtale, expérimenté, distingué, réagi et enregistré. La reconnaissance, dès la naissance, de la voix et de la langue maternelle illustre emblématiquement cette faculté rendue possible par l’imprégnation prénatale.
35 Concernant la motricité en lien avec la sensorialité, il faut noter une particularité tout à fait étonnante révélée par l’échographie : certains mouvements comme la pince pouce-doigts ou la prise d’un objet avec les deux mains ne sont possibles que bien longtemps après la naissance, au-delà de cinq mois. Dans certains domaines, le fœtus serait donc plus compétent que le nouveau-né. Pourquoi ? La naissance met un terme à l’environnement liquidien et donc à l’effet d’apesanteur. On peut faire l’hypothèse que la gravité qui apparaît modifie les possibilités du nouveau-né alors entravées.
36 De même, le réflexe de Moro est absent des observations échographiques. La paroi utérine constitue un arrière-plan souple et enveloppant sur laquelle le fœtus prend appui. Cet arrière-plan dont on connaît l’importance dans le travail avec les autistes contient le fœtus. Ce qui va dans le sens de ce qu’avaient découvert Grenier (2000) et Bullinger (2004) dans les années 1980. Dans son célèbre protocole, Grenier maintenait le bébé dès la naissance au niveau du dos et de la nuque, dans une position cohérente avec l’expérience fœtale. Dans ces conditions, le nouveau-né pouvait alors saisir des objets inaccessibles autrement et exprimer ce que Grenier a nommé dans son ouvrage « la motricité libérée ».
37 Cet arrière-plan souple et enveloppant caractérise la cavité utérine grâce à l’absence de pesanteur et la contenance des parois. Il est raisonnable de penser que ces mouvements, que le fœtus a expérimentés et qui vont disparaître à la naissance pour être retrouvés ultérieurement, constituent des frayages moteurs qui ne seront réempruntés que bien plus tard.
38 Cette expérience en deux phases séparées par un temps de latence est une caractéristique de la vie psychique, sexuelle en particulier. La vie utérine constitue bien le « premier chapitre » pour un certain nombre d’expériences à retrouver, après-coup, dans un temps second toute la vie durant. Il y a solution de continuité mais proto-inscriptions des étapes initiales. Cette perspective épigénétique prénatale appelle la question des prérequis de la naissance à la vie psychique accessibles à partir de l’observation échographique. Quels en sont les « marqueurs » repérables dans l’après-coup, les conditions nécessaires ? C’est précisément ce vaste chantier que se propose d’engager l’observation fœtale échographique dans les années à venir. Souhaitons que les résistances qui s’y opposent ne viennent pas en décevoir les attentes.
L’observation échographique des jumeaux : Une recherche originale
39 Précisément dans cette optique, autour de cette émergence in utero de la vie psychique in statu nascendi, nous avons spécifiquement orienté notre activité échographique vers le suivi des jumeaux. Ces films ont nourri le travail du groupe de recherche « ECHO ». Dans ce cadre, nous avons considéré cette situation comme celle d’une observation in vivo de la présence mutuelle d’un « autre », vivant au sein de la cavité utérine.
40 La recherche dans ce domaine a été initiée par deux pionnières : A. Piontelli, psychanalyste, en 1989 et R. Negri, neuro-psychiatre, en 1994.
41 Piontelli souhaitait explorer la continuité entre la vie prénatale et postnatale. Elle a étudié deux « paires » de jumeaux avec des enregistrements mensuels pendant la grossesse et des enregistrements selon la méthode E. Bick (1964) après la naissance. Dans ses conclusions, elle met l’accent sur les différences individuelles entre les jumeaux ainsi que sur l’existence d’un modèle relationnel très précocement observable au sein du « couple » en anténatal et qui persisterait après la naissance [10]. Elle souligne enfin le repérage de modes de réactions au contact et de modes de défenses déjà diversifiés qui se distribuent entre l’absence de réaction, la fuite, le retrait, la réponse, la recherche active.
42 R. Negri a également observé deux couples de jumeaux en anténatal avec une observation postnatale, également de type E. Bick, sous la supervision de D. Meltzer. Elle a particulièrement mis en évidence le comportement de recherche des jumeaux qui peut faire penser à une recherche primitive de l’objet qui serait « innée ». Elle insiste sur la relation au placenta qui est spécifique. Également sur l’importance de la rythmicité liée au cœur et à la respiration maternelle et au bruitage de l’aorte abdominale qui crée un rythme de base permanent. R. Negri attire notre attention sur le langage utilisé lors de l’observation, en lien avec des idées préconçues sur l’intentionnalité ou la conscience du fœtus. Comme le précise Meltzer, la prudence s’impose dans la recherche d’un sens du comportement fœtal : « Il ne s’agit pas de trouver des réponses mais de mettre à jour des questions signifiantes. »
43 En ce qui concerne notre propre recherche, commencée en 1990 et qui bénéficie avec le temps d’une technique plus évoluée au niveau de l’imagerie médicale, nous avons privilégié trois axes de questionnement :
44 – tout d’abord, le repérage d’une sensori-motricité différente entre les jumeaux et la recherche, en cours, d’un éventuel continuum entre les comportements observés in utero et après la naissance ;
45 – ensuite, l’observation des interactions entre jumeaux en lien avec la question d’un proto-objet et d’une « naissance psychique » plus précoce chez les jumeaux ;
46 – enfin, l’observation de la capacité parentale de rêverie et d’anticipation de la fonction parentale et de l’enfant à naître, indices d’une parentalisation en cours de bon aloi.
47 Concernant le premier questionnement, il ne fait aucun doute que chaque jumeau a un comportement spécifique, qui permet de le distinguer de son cojumeau. Cette singularité va dans le sens d’une ébauche d’« identité » précoce liée aux facteurs génétiques mais aussi environnementaux : l’environnement, contrairement à ce que l’on imagine naïvement, est différent pour chaque jumeau au moins au niveau de la position dans l’utérus, par rapport au placenta, et par rapport à l’autre jumeau… Il faut se représenter les deux fœtus très mobiles dans leurs poches amniotiques respectives. Les informations sensorimotrices ne sont donc pas strictement identiques. Le rapport de chacun à son habitat et à son voisin est unique.
Colocation fœtale
48 Lors de cette colocation obligée, comment évoluent les interactions entre jumeaux au cours de la grossesse ?
49 Nous avons pu observer qu’avant 13 semaines d’aménorrhée (deux mois et demi de grossesse), les jumeaux semblent s’ignorer. Chacun ayant « une chambre à soi », les mouvements sont autocentrés. Dans le cas le plus fréquent d’une grossesse bichoriale-biamniotique, les deux poches sont séparées par une membrane assez épaisse qui va s’affiner au fil des mois.
50 Voici un échange avec les parents de jumeaux de 13 semaines d’aménorrhée qui sont clairement chacun dans « leur chambre ». L’un bouge, l’autre est endormi.

51 À partir de 17 semaines d’aménorrhée (trois mois et demi de grossesse), les interactions apparaissent avec une apparente recherche de l’autre. Le mouvement de la main va à la rencontre du cojumeau en se glissant dans la membrane devenue moins épaisse. On peut observer un contact des têtes l’une contre l’autre, des contacts des mains, des pieds, des dos, etc.
52 Une autre séquence enregistrée à 24 semaines d’aménorrhée (5 mois de grossesse) montre des mouvements des pieds qui se touchent ou même un véritable « combat de boxe » selon l’expression projective de parents.
53 Voici un autre échange. Les jumeaux sont déjà prénommés.

54 L’observation attentive de la séquence révèle que c’est toujours le même jumeau qui « attaque » le cojumeau et que celui-ci met en place des « moyens de défense » comme mettre ses mains devant les yeux, se nicher contre la paroi, repousser l’autre ou avoir un mouvement de retrait. Ce type de séquence se répète d’une échographie à l’autre, permettant de faire l’hypothèse d’un fœtus plus actif, plus « combatif » que son jumeau. Mais aussi l’hypothèse de modes de défense comportementale archaïque.
55 À la question, le jumeau « différencie »-t-il l’intrusion du ballon de l’amniocentèse (dont il a été question) de celle de son cojumeau, que répondre ? Par la négative s’il s’agit de « reconnaître » la présence de l’autre. Mais l’hypothèse d’engrammes sensoriels différenciés entre la réactivité de la paroi et celle d’un cojumeau qui réagit est légitime.
56 Une étude italienne de l’équipe de S. Zoïa qui a été publiée en 2012 apporte des données très intéressantes quant aux interactions entre jumeaux. Elle concerne la planification des mouvements de la main du fœtus par une étude cinématique. À partir de 22 semaines de gestation (cinq mois), le fœtus unique a un mouvement planifié plus rapide vers sa bouche que vers son œil, cible présumée plus fragile. Ce qui met en évidence une « planification » du mouvement. L’étude montre également que lors de la présence d’un jumeau, le mouvement orienté des mains vers l’autre jumeau est plus précoce, dès la 14e semaine (trois mois), et plus fréquent que vers son propre corps.
57 Ceci révèle le rôle de la présence du jumeau dans la stimulation de l’activité de découverte. De plus, le mouvement vers le jumeau est plus fréquent, plus long et plus amorti que vers son propre corps. Comme s’il y avait une interaction « planifiée » avec un proto-autre. Autrement dit, une préconception sensorielle de l’altérité.
58 Ceci laisserait à penser que la recherche de l’objet dont parle R. Negri serait plus active et plus précoce en présence d’un « autre », vivant, humain en devenir dans l’environnement.
59 Il y a une évolution au cours d’un même examen mais aussi au cours de la grossesse : une temporalité qui s’inscrit avec une alternance de replis puis de mouvements, de réponses motrices, un dialogue moteur qui s’offre à l’observateur. Les différences de comportements de chaque jumeau sont une évidence échographique. Par contre, il n’est pas facile de dire que le mode d’interaction est toujours identique au sein du couple : actif/passif, curieux/en repli, attaquant/en défense. Il y a une grande variabilité au cours de la grossesse. Ceci implique une grande prudence quant aux liens que l’on tente de faire avec l’observation post-natale. Un fœtus peut être repéré comme actif, curieux, en recherche, ce qui se retrouvera en postnatal… ou pas ! Selon nous, la relation entre jumeaux serait moins fixée avant la naissance et donc moins prédictive d’un « modèle relationnel » après la naissance. Mais, seules de nouvelles recherches longitudinales ambitieuses permettront d’éclairer ce débat, aujourd’hui très incertain.
60 Enfin, ce « spectacle » qui s’offre à nous d’une vie fœtale très active ne doit donc pas générer des interprétations trop rapides. Certains auteurs, comme P.L. Righetti (1998) parlent par exemple de différents états du « moi » qui formeraient le « moi prénatal ». En l’état actuel de nos connaissances, il semble en effet bien spéculatif et imprudent de parler d’un « moi » prénatal et d’une différentiation fœtale moi/autrui. Par contre, il semble raisonnable de parler chez un fœtus de proto-expériences de différenciation sensorielle moi corporel / non-moi corporel avec son jumeau qui vient du dehors-dedans perturber, créer de l’écart, dans la perception du continuum utérin. Dans notre perspective, ces expériences interactives comportementales s’inscrivent donc comme des traces proto-sensorielles qui constitueront plus tard le soubassement de la relation du sujet à l’objet aérien.
Vers une obserbvation clinique de l’épigenèse fœtale
61 Pour un humaniste du troisième millénaire, l’engagement des sciences humaines et de la médecine en faveur d’une « anthropologie du fœtus » (Bergeret & Soulé, 2006) pourrait paraître comme allant de soi. D’ailleurs, des succès de librairie (Boltanski, 2004 ; Atlan, 2005) et les résonances médiatiques autour des questions récurrentes de bioéthique pourraient le laisser croire à un observateur restant à la surface des débats.
62 Or, il n’en est rien.
63 L’histoire de nos pratiques de soins et de leur théorisation ces dernières décennies en France montre avec force combien cette évidence est loin d’être communément partagée, d’abord, par les professionnels de la santé mentale et, plus étrange encore, par les spécialistes de la parentalité et du développement biopsychique du nourrisson à l’exception de quelques pionniers et des hapto-thérapeutes.
64 De fait, l’embryon et le fœtus restent encore aujourd’hui, plus de trente ans après le discours de Simone Veil à l’assemblée nationale sur la légalisation de l’IVG [11], objet de positions individuelles et collectives éminemment défensives. Et, quand ils sont à l’ordre du jour, c’est trop souvent entre le Charybde de l’évitement d’un scientisme maltraitant, de l’effroi, et, le Scylla des diktats idéologiques d’une fétichisation idéalisante, de la fascination dogmatique pour l’origine.
65 Convenons-en : si le bébé mobilise en nous les soubassements énigmatiques de notre être, justifiant ainsi nos silences ou la passion de nos échanges à son sujet, alors, l’embryon et le fœtus sont a fortiori inducteurs de positions défensives décuplées car ils sont électivement les supports projectifs de l’inquiétante étrangeté de la dialectique contenant/contenu à la source même de notre toute première identité « utérine » indissociable de l’angoissante tension entre fantasme archaïque de retour dans le ventre maternel et interdit de l’inceste.
66 D’ailleurs, la rareté des explorations explicitement nostalgiques vers cette terre natale reflète bien l’étanchéité défensive de son enceinte. Les psychanalystes font rarement exception : l’archaïque « aérien » du nourrisson est le plus souvent chez eux l’arbre qui cache la forêt de l’archaïque « liquidien » fœtal ! Qu’il suffise pour s’en convaincre d’évoquer les intuitions/résistances de grands analystes à l’égard de la condition utérine (Bergeret & Houser, 2004). Dans un registre plus banal et quotidien, l’ampleur des mouvements psychiques paradoxaux induits par la rencontre échographique du fœtus chez les parents et les soignants va collectivement dans le même sens (Soulé et al., 2011).
67 Dans cet état des lieux, l’observation interdisciplinaire de fœtus « sapiens » en échographie ouvre une opportunité originale que cet article s’est proposé d’esquisser. Schématiquement, quatre lignes de force en émergent.
68 D’abord, celle de l’exploration de la naissance épigénétique de l’humain et des fondations les plus archaïques de l’intersubjectivité primaire.
69 Ensuite, celle d’un espace rituel d’étayage du processus de la genèse de la parentalité, de l’accueil, de la métabolisation de ses violences initiatiques et de l’humanisation de l’enfant à naître.
70 En filigrane de la précédente, celle de la promesse d’une prévention interdisciplinaire primaire et secondaire des troubles précoces de la parentalité.
71 Enfin, celle d’une invitation à la réflexivité interdisciplinaire des échographistes à l’égard des composantes psychologiques, éthiques et politiques du diagnostic anténatal.
72 Un sacré chantier !
Notes
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[1]
Gynécologue-obstétricien, échographiste, 123 rue de Reuilly, 75012 Paris. Attaché service AMP, hôpital des Diaconesses, ffarges@noos.fr
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[2]
Psychologue, psychanalyste, 7 place de la Nation, 75011 Paris, nfarges005@hotmail.com
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[3]
Professeur de psychologie clinique de la périnatalité à l’université Paris-Descartes-Sorbonne-Paris-Cité. Directeur du laboratoire PCPP (EA 4056). Psychanalyste SPP. Co-président de l’Institut du virtuel Seine Ouest (IVSO), syl@carnetpsy.com
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[4]
Freud S. (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf, 1951, pp. 62-63.
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[5]
http://arip.fr/colloques/semaine-de-seminaire-a-cerisy/
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[6]
Interruption médicale de grossesse.
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[7]
Groupe ECHO : A. Antoine, philosophe ; O. Bomsel, biologie de la reproduction CNRS ; Dr M.C. Busnel, psychologie du développement CNRS ; F. Cahen, psychanalyste ; L. Gonzalez, psychanalyste ; P. Hallé, psycholinguiste CNRS ; L. Merlet, ostéopathe ; Dr J.L. Sarradet, psychanalyste.
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[8]
Institut de psychosomatique Pierre Marty.
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[9]
Une deuxième observation similaire se produira en 2009.
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[10]
Ces données sont difficiles à confirmer d’après nos propres études.
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[11]
Interruption volontaire de grossesse.