CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis toujours et en tout lieu, s’occuper d’un bébé mobilise le parent dans son intimité mais aussi dans ses appartenances (le couple, la famille, la société, etc.). D’une culture à une autre, la manière d’être parent varie. En France, les vecteurs d’échanges privilégiés sont le regard et la voix. Dans d’autres cultures, la mère porte et masse l’enfant, en revanche elle le regarde moins et lui parle peu. Il n’y a pas une bonne ou une mauvaise manière de faire : les bébés vont bien quand leurs parents se sentent de bons parents dans leur environnement, dans leur culture et à leurs yeux. Quand, au sein de nos sociétés cosmopolites, on s’occupe de parents et de bébés qui viennent du monde entier, il importe de ne pas « pathologiser » l’inconnu. Le thérapeute ou soignant doit, au contraire, se familiariser avec ces différents styles d’interactions pour soutenir les parents d’où qu’ils viennent dans leurs manières de faire et donc d’être des bons parents.

Données de la recherche

Des bébés qui font douter leurs mères et des mères en manque de co-mères

2 Des travaux anthropologiques importants se sont d’abord focalisés sur les manières de bien s’occuper des bébés de par le monde (Lallemand, 1981 ; Lallemand et al., 1981 ; Rabain-Jamin, 1989). Mais avec les migrations et leurs conséquences quant à la transmission des techniques de maternage, des travaux spécifiques se sont focalisés sur les bébés de familles migrantes dans les pays d’accueil.

3 Rabain et Wornham (1990) ont réalisé une précieuse enquête pionnière sur les transformations des pratiques de soins aux bébés de mères migrantes venant d’Afrique de l’Ouest. La recherche consistait en des observations de participantes et des entretiens à domicile sur une cohorte de vingt-six mères migrantes. Les auteurs constatent d’emblée que la mère migrante est soumise à des exigences contradictoires qui peuvent rendre compte d’un certain nombre d’incertitudes : « La mère est mise dans une situation complexe d’avoir à intérioriser les valeurs de la société d’accueil en même temps qu’elle transmet les valeurs traditionnelles » (ibid., p. 291). Par exemple, près d’un tiers des femmes de la recherche ne pratique aucun massage traditionnel. Pour celles qui le font, les chercheurs notent que le massage perd peu à peu son caractère ritualisé, car pratiqué dans l’intimité, par la mère seule. En effet, traditionnellement, le massage est assuré par une femme de la famille plus âgée. Les chercheuses font alors l’hypothèse que ces jeunes femmes ont du mal à s’approprier une technique dont la mise en œuvre ne leur revient pas traditionnellement.

4 Les auteurs remarquent que toutes les femmes de l’étude portent le bébé au dos à la maison, même celles qui, dehors, utilisent le matériel de portage occidental (poussette, « kangourou »…). Porter le bébé au dos dans un lieu public peut être considéré comme dangereux, par crainte du « mauvais œil » : le regard envieux des étrangers pourrait être attiré sur l’enfant. Par ailleurs, elles observent que plus des deux tiers des femmes allaitent leur bébé à six mois, tout en donnant souvent et précocement le biberon en complément. Les tétées sont plus courtes et plus fréquentes. Le biberon est utilisé pour répondre aux inquiétudes de la mère sur sa capacité à prendre soin du bébé sans l’aide de son groupe. En situation migratoire, la mère n’a plus la possibilité de déléguer les soins à prodiguer à son bébé. La relation duelle avec son bébé modifie l’équilibre général des échanges et inquiète souvent la mère, isolée, dépourvue du soutien des co-mères (femmes du groupe qui sont mères avec elle et qui soutiennent sa maternalité).

5 D’autres chercheurs comme Bril et Zack (1989) ont tenté de mettre en évidence les transformations des pratiques de maternage par la migration, en menant des observations (à partir de supports vidéographiques) chez des familles migrantes bambara de la région parisienne. Elles confrontent ces observations à celles faites au Mali et mettent en évidence une série de différences. Le lieu de vie rétréci du pays d’accueil et l’absence de vie communautaire rendent dif­- ficiles la vie familiale et sociale des femmes migrantes. De plus, la structure familiale se retrouve modifiée par la migration : la famille devient nucléaire, entraînant une solitude prononcée de la mère. Une autre différence observée concerne l’âge d’acquisition de certaines compétences : l’apprentissage de la propreté à l’enfant par exemple se fait beaucoup plus tard que dans le pays d’origine. Au Mali, l’enfant doit être propre quand il marche ; en France, à l’entrée à l’école seulement. Quant au sevrage il se fait plus précocement en France qu’au Mali. Ces auteurs montrent surtout que les représentations traditionnelles de l’enfant et de son développement sont mises à mal par la confrontation avec le personnel médico-social. Souvent unique interlocuteur, les professionnels ignorent ou, pire, nient ces représentations, et méconnaissent le plus souvent la spécificité des modes de maternages des femmes migrantes. Tant et si bien que « ces jeunes femmes ont du mal à reconstituer seules des représentations de l’enfant qui puissent leur permettre d’effectuer une synthèse entre les deux systèmes de pensée » (ibid., p. 37).

6 Les travaux spécifiques de Stork (1986) sur la comparaison du maternage en France, en Inde et au Mali sont précieux pour l’observation des interactions entre la mère et son bébé. Sa démarche a été dictée par une préoccupation de prévention psychologique précoce. Elle propose alors l’idée de comparer les pratiques de maternage dans différentes cultures. Ses observations sont sous-tendues par un postulat de base, trame de ses observations : « Les conceptions que les adultes d’une société donnée se font du développement et de la santé du jeune enfant influent sur leur comportement et sur le type de soins qu’ils donnent à celui-ci. Les styles d’interactions ainsi déterminés, entre les adultes et les jeunes enfants, influent sur leur développement et leur socialisation » (ibid., p. 14). Elle utilise une méthodologie « globale » étudiant le lien mère-enfant dans son contexte : étude des textes anciens, observation directe des interactions entre une mère et son bébé, enregistrement filmique des soins de la petite enfance. Stork compare des scènes de toilette du bébé dans une famille traditionnelle française, dans une famille soninké vivant à Paris et dans une famille hindoue en Inde. Elle retient deux différences principales : en France, les interactions mère-enfant sont plutôt distales c’est-à-dire par l’intermédiaire de la voix et du regard, sans contact corporel direct. En Inde, elles sont plutôt proximales, par le toucher et les échanges corporels. De plus, la mère migrante soninké stimule son bébé en privilégiant massivement la manipulation de l’enfant ce qui procure au bébé une imprégnation rythmique précoce. Là-bas, les mères portent, massent, manipulent, stimulent leur bébé sur le plan psychomoteur. Cela revêt une grande importance pour la structuration psychique de l’enfant dans ce contexte d’interactions proximales, par opposition aux interactions distales en France.

7 En milieu traditionnel africain, les mères portent leurs bébés contre elles pour vaquer à leurs occupations quotidiennes ce qui leur permet de protéger leurs petits tout en répondant à leur besoin de proximité et de sécurité. Autrement dit, sur le dos de sa mère, le bébé effectue de nombreux déplacements, bénéficiant ainsi de stimulations sensorielles variées, d’un climat affectif sécurisant et de nombreuses interactions sociales. Les massages quant à eux participent au modelage du corps du bébé et à la stimulation de la tonicité musculaire de ce dernier. On masse différemment les filles et les garçons, en insistant plus sur certaines parties du corps en fonction de ce qui est attendu par la société. On insiste, par exemple, plus sur le massage du bassin pour la petite fille afin de préparer son corps aux futures grossesses tandis que le garçon est stimulé pour apprendre à mieux affronter la peur (Camara & Moro, 2015).

8 De même, partout dans le monde non occidental, on peut retrouver des techniques de massages très stimulantes faits de mouvements rythmiques intenses et de grande amplitude. Ils remplissent souvent d’aise les bébés, voire les endorment quand ils sont destinés à le faire (Moro, 2007). Certaines mères passent de nombreuses heures à masser leur bébé et à le mobiliser. Tous ces soins sont donnés sur le corps de la mère ; ce qui suppose donc aussi que le corps maternel puisse assumer cette fonction contenante et stimulante pour l’enfant.

9 Dans de nombreuses sociétés, le regard peut être dangereux. La peur du mauvais œil peut par exemple conduire les parents à éviter de stimuler le bébé par le visuel. Le mauvais œil peut être porté par n’importe quelle personne y compris la mère elle-même. C’est parfois le cas en Afrique de l’Ouest, mais aussi au Maghreb. « Regarder quelqu’un finement, intensément peut lui porter préjudice en provoquant chez lui des troubles psychomoteurs, des maladies ou même la mort » (Ba et al., 2014, p. 142). Le fait d’éviter de regarder directement l’enfant ou même de le complimenter est une manière de le protéger. Or cette protection peut être mal interprétée lorsqu’on se retrouve dans un environnement où les interactions attendues sont plutôt des interactions de type distales où le registre du visuel est au premier plan. En d’autres termes, si nous observons par exemple, une dyade mère-enfant pour laquelle les échanges visuels sont peu existants, il ne s’agit pas forcément d’une dysharmonie interactionnelle entre les deux partenaires. Bien au contraire, les interactions sont peut-être de type proximal, et ce sont alors les interactions kinesthésiques ou motrices qui sont privilégiées. L’évaluation des interactions dépend donc du contexte où elles se déploient.

10 Par ailleurs, les travaux d’Esther Bick sur l’observation du bébé dans sa famille montrent l’importance d’apprendre à observer pour recueillir des données libres de toute interprétation. Dans sa méthode, elle propose trois temps : le temps d’observation, le temps de prise de note et le temps d’élaboration. Pour Esther Bick (1964), l’observation directe d’un bébé dans sa famille est essentielle pour la formation des psychanalystes : l’étudiant doit apprendre à regarder et à ressentir avant de se lancer dans des théories. Le groupe transculturel se base sur le même fondement : le patient est l’expert et va s’appuyer sur le groupe pour travailler ses représentations. Les thérapeutes ne se focalisent pas sur quelque chose qu’ils cherchent : ils laissent le patient s’exprimer, pour l’entendre pleinement, et « ne pas ramener de l’inconnu à du connu» (Baubet & Moro, 2003, p. 185). Le professionnel (comme l’observateur) doit donc se décentrer de ses représentations pour pouvoir se familiariser avec d’autres manières de penser les bébés. En effet, le rôle du thérapeute n’est pas de conformer la parentalité d’autrui à ses propres représentations. Il ne s’agit pas de dire comment être ou comment faire, mais de soutenir les capacités parentales et de permettre leur déploiement.

11 Au sein des représentations parentales, l’enfant imaginaire se décline en quatre représentations principales (Alvarez & Golse, 2014) : l’enfant fantasmatique, l’enfant rêvé, l’enfant narcissique, l’enfant mytho-culturel (Lebovici, 1989). Part culturellement codée des représentations parentales, l’enfant mytho-culturel est issu de la société et du groupe socioculturel en fonction de l’époque. Ces représentations spécifiques existent avant la venue du bébé et structurent son développement : il s’agit du « berceau qui en prépare la venue, qui permet de le penser et de l’accueillir sans même le connaître » (Moro, 2010, p. 74). En situation migratoire, ces représentations culturelles peuvent être bouleversées, éloignées, différentes, voire en opposition avec les représentations culturelles véhiculées dans le nouvel environnement. Une observation transculturelle est alors nécessaire, pour permettre de tisser des liens, des ponts, entre la vie là-bas et celle d’ici et construire une filiation narrative (Golse & Moro, 2016).

La vie de Fatou

Clinique de l’exil et observation du lien mère bébé en consultation transculturelle

12 Nous rencontrons Fatou, jeune femme guinéenne de Conakry, dans le cadre du suivi de sa première grossesse, en tant que pédopsychiatres de liaison. L’évaluation transculturelle est demandée par une sage-femme de la maternité en raison du manque de récit de Fatou sur l’arrivée de ce premier enfant. Le déroulement de la grossesse est marqué par une tuberculose maternelle traitée par antibiotiques.

13 Lorsque nous rencontrons pour la première fois Fatou, elle est enceinte de six mois, et vit avec son compagnon à l’hôtel. D’emblée, le regard triste de cette jolie femme de vingt-quatre ans interroge. Lors de cette première rencontre, nous sommes frappés par l’absence de rêverie maternelle autour de l’enfant à naître. Fatou est envahie par les préoccupations sociales et médicales qui complexifient les conditions d’accueil de son bébé, et empêchent toute élaboration psychique verbalisée autour du « devenir mère ». La tristesse, la fatigue et le sentiment de solitude dominent. Elle peut néanmoins dire sur son bébé qu’elle « ne sera plus seule quand il naîtra ».

14 Progressivement, au fil des entretiens, Fatou nous raconte son histoire. Elle n’est en France que depuis un an. Elle a dû fuir son pays où elle subissait des menaces de la part de son propre père suite à la réprobation de son mariage forcé avec un homme de vingt ans son aîné. Elle tente dans un premier temps de s’enfuir avec un autre homme dont elle est amoureuse. Celui-ci est chrétien et d’un autre groupe culturel que le sien : la famille de Fatou est musulmane et peul. Elle continue de fréquenter cet homme et devient le « déshonneur » de sa famille. Le couple est retrouvé et subit de violents sévices physiques. Fatou parvient à s’enfuir à l’aide d’un oncle, mais n’a plus de nouvelles de son compagnon. À la suite d’un long périple, elle arrive en France où elle se sent protégée. Rapidement, elle rencontre un nouveau compagnon, et tombe enceinte au bout de quelques mois.

15 Ce nouveau départ dans la vie de Fatou est vite marqué par une annonce terrible : Fatou apprend, à deux mois de grossesse, que sa mère est décédée au pays. Elle s’effondre. Au moment où elle s’apprête à transmettre la vie, Fatou est sidérée, prostrée, par la disparition de celle qui l’avait toujours soutenue. Son ébranlement est tel que Fatou est hospitalisée un mois en psychiatrie et reçoit un traitement antidépresseur. À trois mois de grossesse, elle quitte l’hôpital et tente de régulariser sa situation sociale, aidée par son conjoint. Au moment où nous la rencontrons, Fatou est déjà suivie par un psychiatre de secteur. Malgré son grand isolement, et une certaine méfiance, elle se saisit de notre proposition de renforcer le suivi par une consultation pédopsychiatrique pour se centrer sur le lien mère-enfant.

16 La naissance est marquée de nouveau par l’angoisse puisqu’une césarienne est évitée de justesse. Pour Fatou, la césarienne est une menace car elle suppose, dit-elle, une restriction des enfants. En Afrique, la richesse passe aussi par le nombre d’enfants assure-t-elle.

17 Lors de notre visite en post-partum immédiat, son compagnon actuel, lui-même peul, reconnait l’enfant, mais semble rester en retrait. Fatou, elle, s’anime un peu autour de l’arrivée de Djibril. L’allaitement maternel se passe bien. Nous remarquons que Djibril dort beaucoup, bien plus qu’un nouveau-né à terme. S’agit-il d’une adaptation à l’épuisement de sa mère ? D’une dépression du nourrisson ? Djibril tombe malade à répétition, des infections virales, puis semble épuisé et refuse de manger. Peu de temps après, on lui diagnostique une drépanocytose… Fatou sort de la maternité pour retourner à l’hôtel, afin de ne pas mettre en péril sa place. Elle refuse une hospitalisation en unité mère-enfant. Une prise en charge pluridisciplinaire de proximité est mise en place avec une nouvelle équipe, et nous continuons à travailler avec elle, à sa demande, sur la filiation narrative de cet enfant.

18 Nous sommes marqués dans les semaines suivantes par des moments de rupture de contact, voire de dissociation post-traumatique, à chaque évocation du passé que nous abordons à petites doses. Fatou berce alors son bébé lors de ces fragments de récit traumatique, tout en se balançant elle-même d’avant en arrière. Elle semble se bercer dans un procédé auto-calmant un peu régressif. Elle est également ralentie et hypomimique. En dehors de ces temps, elle présente une préoccupation maternelle primaire évidente. Djibril, quant à lui, est toujours hypersomniaque, et semble avoir un besoin de succion important : « Il tète trop, je suis épuisée. » Elle souhaite un allaitement mixte qu’elle ne parvient pas à mettre en place. Le sevrage, puis la diversification sont très difficiles : Fatou ne sait pas quel aliment introduire en premier.

19 Six mois après sa sortie de la maternité, le compagnon de Fatou nous alerte suite au refus de la demande d’asile de cette dernière. Fatou est mutique, dans un état de prostration, refuse de dormir et de s’alimenter, verbalise des idées noires. Nous mettons rapidement en place une hospitalisation en unité mère-bébé. Fatou s’isole dans un premier temps des autres mères, elle reste dans son lit le plus longtemps possible et ne s’alimente que pour donner le sein au bébé puisque celui-ci tête encore avec détermination. Le sevrage s’effectue finalement brutalement lors de ce séjour en unité mère-bébé, car Djibril perd du poids, son périmètre crânien stagne. On dit au bébé qu’il faut qu’il accepte des compléments par le biberon, le temps de soigner sa mère et c’est ce qu’il fera. Progressivement, l’état clinique de Fatou s’améliore. En parallèle de son amélioration thymique, elle s’anime de nouveau. Avec l’étayage des infirmières, elle s’implique activement pour cet essai de diversification, cette fois encadré.

L’indication de la consultation transculturelle en période périnatale et son déroulement : une observation réciproque

20 Nous proposons à Djibril et ses parents, à un rythme mensuel, le dispositif transculturel groupal (Moro, 2007). Cette proposition de groupe de thérapeutes est bien accueillie par Fatou. Elle s’en saisit pour remettre du sens dans son histoire, rétablir un sentiment de continuité avec son passé, parler avec des gens « qui connaissent les choses de l’Afrique ». Elle se sent d’emblée à l’aise dans cet espace groupal, avec une élaboration plus productive que dans la relation duelle où elle ne peut pas, par exemple, parler directement de l’enfant. Elle a besoin du groupe pour cela. Bien que nous ayons convié d’emblée son compagnon, celui-ci refuse de venir, laissant cet espace dévolu à un étayage mère-fils.

21 Pour soutenir la fonction parentale, nous devenons des « co-mères » au sein de la consultation transculturelle : des « mères avec ». Nous soutenons Fatou dans sa façon de faire pour l’aider à construire son propre métissage entre les manières d’ici et de là-bas. Nous assurons ainsi pour Djibril un holding et un handling partagés, avec une observation conjointe de la mère, du thérapeute principal et des co-thérapeutes. Nous adoptons bien souvent une attitude maternelle à l’égard même de Fatou, qui a perdu sa mère dans une période initiatique pour elle.

22 La fonction du groupe est de permettre un portage culturel, dans un espace très différent des espaces classiques, et d’user de notre empathie métaphorisante (Lebovici, 1983) pour co-créer, co-penser, co-ressentir avec la mère et son bébé. Le thérapeute principal coordonne la consultation et distribue la parole aux co-thérapeutes. Ces derniers sont issus de plusieurs milieux professionnels. Certains viennent d’horizons lointains, et ont dû également s’astreindre à un métissage culturel à leur arrivée en France. Leurs interventions permettent des logiques associatives en lien avec d’autres cultures dont la famille peut se saisir. Cette hétéro-narrativité groupale permet l’auto-narrativité, et contribue à une construction de la filiation narrative (Golse & Moro, 2016). Fatou, dont le ralentissement psychomoteur était très important au début, s’anime très souvent et de manière surprenante lorsqu’elle parle en peul. Djibril est sensible à cette langue : c’est celle que Fatou utilise pour lui parler. Bien que Fatou soit francophone, la langue maternelle offre un discours plus riche. L’interprète a donc une place centrale dans le dispositif : il facilite les liens avec la pensée et les actes du pays d’origine, mais aussi l’expression des affects et des nuances.

23 Dans ce dispositif transculturel, l’enfant a toute sa place. Il est un partenaire central dans la co-construction du récit. Un co-thérapeute « auxiliaire » s’installe auprès de lui si nécessaire : au centre du groupe si l’enfant est autonome ou à côté de sa mère et de lui s’il est trop petit (Rizzi, 2015). Ce thérapeute privilégié, mais aussi les autres thérapeutes peuvent interagir avec lui. L’observation des interactions entre le bébé et sa mère mais aussi le bébé et les thérapeutes est importante, ainsi que l’analyse des réactions aux diverses stimulations. Les moments où les bébés réagissent ne sont jamais anodins comme on le sait depuis longtemps. À quel moment du récit interagit-il avec sa mère ? Quand sourit-il ou pleure-t-il ? Ce co-thérapeute permet également la triangulation du lien au bébé comme le font les co-mères au pays. Elle permet donc à la mère de sortir de la relation duelle avec son bébé, imposée par la migration.

24 En fin de consultation, ce thérapeute auxiliaire dit toujours quelque chose de l’attitude de l’enfant durant la consultation. Les fois où Djibril est amené à la consultation, Fatou essaie de le confier. Mais il vient vers elle, comme pour la rassurer à certains moments. Djibril, selon la mère, est très calme durant les consultations : un co-thérapeute suggère qu’il est apaisé par les histoires de familles, de filiation, d’ancêtres… Progressivement, il se laisse aller, de plus en plus, à jouer au centre du groupe. Fatou semble soulagée de le voir confié au groupe. Elle se concentre alors sur son échange avec le thérapeute principal. Son récit est interrompu par des flash-back post-traumatiques qui la sidèrent. Elle semble un peu en difficulté pour stimuler Djibril lorsqu’elle est seule. Mais quel espace de jeu peut-elle lui offrir à l’hôtel ? Comment inscrire cet enfant dans son histoire décousue ? À cinq mois, il est peu réactif, ne soutient pas le regard, le contact œil à œil est inconstant. Par moments, il semble plus éveillé et moins craintif. Les interactions mère-bébé sont limitées au début : Fatou regarde peu son bébé, et son regard est fixe et vide. Le ralentissement psychomoteur l’empêche de répondre aux sollicitations de Djibril sans un temps de latence de plusieurs minutes. Ses gestes sont mécaniques. Le lien affectif est indéniable mais peu exprimé corporellement. Tous ces adultes, professionnels de santé, se sentent alors concernés par le devenir de ce petit bébé. Une réflexion collective s’en suit sur les attitudes à adopter face à un bébé « mou » pour le rendre plus tonique, lui donner de la force et permettre à sa mère d’utiliser ses compétences en particulier celles qui sont valorisées dans sa culture, c’est-à-dire les interactions proximales, motrices, tactiles, kinesthésiques, etc. Au fur et à mesure des consultations, Djibril peut progressivement sourire, réagir, rechercher le toucher mais aussi échanger des regards, babiller avec les co-thérapeutes. En parallèle, il bénéficie d’un nouvel accueil en crèche, ce qui facilite la diversification des interactions autour de lui.

L’anthropologie dans la clinique avec Djibril et sa mère

25 L’utilisation des ressources anthropologiques à des fins d’accompagnement psychothérapique des familles migrantes est un aspect important de la clinique transculturelle. Le bébé, à l’instar de Djibril, arrive dans un monde nouveau pour lui. Le défi dans toutes les cultures humaines est alors de faire en sorte que la rencontre entre le bébé et le monde soit possible et structurante. Pour s’approprier le langage, la pensée et les relations aux autres et à la nature, le bébé a besoin d’une inscription dans une filiation, de représentations parentales structurantes, et d’un environnement stable et secure. Or dans la situation de Djibril, il y a un double écueil. Les représentations culturelles qui sous-tendent l’inscription dans une filiation sont marquées par des transgressions, et l’environnement est un univers culturel étranger pour sa mère qui devrait pourtant l’y introduire.

26 Chez les Peuls du Fouta-Djallon, on retrouve une forte prégnance des isolats. Les sujets se définissent, se pensent et se structurent une identité dans et par des généalogies de patrilignages (Cantrelle & Dupire, 1964). Les structures matrimoniales et les habitudes culturelles façonnent la formation et le maintien des isolats, paradigmatiques de l’endogamie des Peuls du Fouta-Djallon (ibid.).

27 Mais Djibril vient au monde par un itinéraire de vie sorti de cette logique par sa mère. En effet, la désinscription de Djibril préexiste à sa naissance. Le refus du mariage avec l’homme choisi par son père et ce bébé conçu dans une solitude culturelle en sont des marqueurs. La conscience de cette transgression culturelle et la conscience de l’opprobre jeté sur son père, ainsi que la rupture des liens sociaux que cela entraîne s’inscrivent dans la psyché maternelle. La sidération psychique et la claustration sont des modalités d’expression de ce conflit que la thérapie doit apprendre à prendre en compte.

28 L’accompagnement de Djibril et de sa mère pousse ainsi à explorer et à élaborer des modalités d’inscription de cet enfant dans la lignée paternelle et maternelle. Ce sont des modalités qu’il nous faut apprendre à métisser car le système culturel d’appartenance des parents est un des systèmes qui fonde les interactions parents-enfants en migration, l’autre étant celui du pays d’accueil (Moro, 1994).

29 L’un des éléments culturels, dont la thérapie élabore les traces psychiques, est la culpabilité éprouvée par la mère d’avoir transmis « le mal » à son fils. En effet, dans la culture seule la mère est tenue responsable du sexe de l’enfant et de la transmission des handicaps. Fatou est habitée par cette représentation qui rend la mère responsable de toute transmission. La thérapie de cette mère en migration ne peut faire l’économie de l’impact de ces représentations culturelles dans son psychisme. Ces éléments anthropologiques instruisent et complexifient la prise en charge de Fatou.

30 En effet, l’accueil et l’introduction du bébé dans le monde des humains sont un travail d’orientation, de traduction, de complexification et de stabilisation (Golse, 2006, P. 272). C’est un travail qui ne peut se faire profondément sans prise en compte de la trame culturelle, d’où l’importance du portage collectif de l’enfant. Réduit à la mère en situation de migration, ce travail de portage et de co-construction de sens bénéficie de l’approche groupale transculturelle.

L’être, le sens et le faire

31 Dans l’espace transculturel, l’enfant est d’abord pensé, mis en mot, parlé par d’autres (Rizzi, 2015). Trois dimensions sont prises en compte systématiquement dans cette approche, pour comprendre les parents et l’enfant (Moro, 2004, 2010) : l’être (le niveau ontologique), le sens (le niveau étiologique) et le faire (les logiques thérapeutiques). La situation de Djibril et de ses parents peut être explicitée grâce à ces trois niveaux de lecture.

32 En situation de migration, plusieurs représentations ontologiques du bébé et de la parentalité coexistent. Les représentations transmises par les générations antérieures dans lesquelles s’inscrit la mère entrent parfois en conflit avec celles du pays d’accueil que les parents s’approprient plus ou moins. L’ensemble des actes qui sont faits pour et autour des bébés sont imprégnés des représentations occidentales, à la maternité, dans les lieux de soin, les dispensaires de protection maternelle et infantile, les lieux d’accueil et de loisir, les médias et plus tard à l’école…

33 Un second niveau est celui du sens donné à ce qui arrive au bébé au quotidien mais surtout à ses avatars ou à ses dysfonctionnements. Comment comprendre l’insensé qu’est la maladie (Zempleni, 1983) ? Il s’agit bien de sens et pas de cause (ibid.) : la cause appartient aux techniciens et aux spécialistes mais n’épuise pas le sens que lui donne celui qui vit cet événement (Nathan, 1986). Djibril tombe malade à répétition. Le médecin dit qu’il s’agit d’infections virales, c’est là la cause que Fatou comprend parfaitement mais Djibril est épuisé, ne mange plus. Elle va alors chercher, comme chaque mère peut le faire, un sens. Pourquoi je n’arrive pas à protéger cet enfant ? Qui est Djibril ? Pourquoi est-il mou ? Pourquoi a-t-il une drépanocytose ? Pourquoi ne sait-il pas se défendre ? Fatou se sent responsable, coupable, ce qui la pousse d’autant plus à chercher un sens. Elle va jusqu’à mettre en lien la tuberculose contractée durant sa grossesse avec la toux fréquente de Djibril. Cette recherche de sens est d’autant plus importante que ce qui arrive à son enfant est difficile à nommer ou à comprendre. Fatou parvient à élaborer une théorie étiologique à partir des troubles du sommeil de Djibril qui l’inquiètent. En effet, Djibril à huit mois se réveille par des « cris » la nuit. Elle craint par projection qu’il fasse les mêmes rêves qu’elle peut faire régulièrement : une présence blanche vient prendre son enfant et le mettre au fond d’un puits. Fatou demande d’abord alors au groupe de thérapeutes de l’informer sur les théories d’ici sur les réveils nocturnes. Comment apaise-t-on les enfants en France ? Elle ne semble pas rassurée par notre discours initial sur les angoisses vespérales classiques chez les bébés, passagères et sans cause, qu’il suffit d’apaiser par une présence rassurante. Les troubles du sommeil persistent, mère et bébé sont assaillis d’angoisses importantes, dans une relation fusionnelle. Un co-thérapeute demande : « Est-ce le bébé qui est inquiet pour la maman ? Ou est-ce la maman qui est inquiète pour le bébé ? » Fatou élabore des bribes de sens pour expliquer ce qui arrive à Djibril à l’aide de théories culturelles : un maraboutage par son père qui passe par les rêves pour la menacer, une malédiction du fait de sa transgression… L’union avec un catholique est pour les Peuls « impensable » selon l’interprète, qui prend alors une véritable position de médiateur culturel. « Les Peuls sont connus pour une chose : si on transgresse le groupe et si le père est mécontent, il peut faire quelque chose pour mettre l’enfant toujours dans l’insécurité. » Un co-thérapeute relève alors que « la culpabilité est en soi une malédiction ».

34 Fatou, peut, à partir de ces fragments de théorie étiologique, trouver des voies pour apaiser et protéger son bébé : mettre en place des protections culturelles et des rituels de naissance. Ainsi, Fatou évoque le rasage des cheveux qu’elle compte faire pour « baptiser » son fils. Il s’agit aussi de réinscrire Djibril dans une filiation légitime, dans une famille (Fatou est toujours mariée au pays), le sortir de la précarité et de la vulnérabilité en l’inscrivant dans une enveloppe familiale bien constituée.

Le doute et le manque

35 Les représentations de nature ontologique, étiologique et thérapeutique sont multiples : ce qu’est un bébé, une mère, un père, des grands-parents ou des frères et sœurs varie selon chaque culture, de même que les manières de donner un sens à ce qui arrive et la logique des soins à entreprendre. Les parents migrants ont donc à leur disposition deux sources au moins, celle d’ici et celle de là-bas qui devraient avoir le même statut. Pourtant dans la pratique, le regard que la société d’accueil porte sur ce pays d’origine influe et dévalorise les représentations parentales. Les soignants peuvent souvent se retrancher derrière une position de « savoir », pensant qu’autrui n’a pas de connaissances suffisantes : « Ils sont moins développés que nous, ils n’ont pas encore accédé à ce savoir-là… » Le risque est de placer l’autre dans une position d’infériorité et d’abraser ses propres ressources et compétences. D’autant que l’exil fragilise la transmission, la cohérence des théories et manières de faire de la famille. Le parent migrant ne peut s’appuyer que sur très peu de personnes pour continuer à faire vivre les mythes, les rites, les images, les pensées culturelles… Les représentations parentales qui permettent d’appréhender le monde se retrouvent modifiées avec le changement d’environnement culturel. La mère « perd l’assurance qu’elle avait acquise dans la stabilité du monde externe, le monde extérieur n’est plus secure, et un certain degré de confusion s’installe dans sa manière de se représenter son enfant et de s’en occuper » (Moro, 2004, p 90).

36 Fatou nous a marqués par son errance, sa culpabilité et ses difficultés initiales à assumer un métissage culturel. Elle construit des nouvelles manières de faire qui ne sont initialement portées ni par son groupe culturel ni par les techniques occidentales, et ne sont pas même un mélange harmonieux des deux. Nous l’avons notamment observé nourrir son bébé d’une compote à l’aide d’une cuillère, allongé sur les cuisses et tenu donc à l’horizontale. Lorsque Fatou est hospitalisée à l’unité mère-bébé, son compagnon prend au début le relai intégral des soins pour Djibril, et reproduit aussi cette technique qui nous questionne. Le père se rend compte de sa difficulté car Djibril ne se nourrit pas. Nous l’interrogeons sur le portage des enfants lorsqu’on les nourrit chez les Peuls. Plus tard, lorsque nous interrogeons Fatou, elle semble mal à l’aise, bafouille, et dit avoir trouvé sa propre manière de faire. Les ruptures dans la chaîne de transmission la rendent confuse sur tout ce qui a trait à son passé ou son lien avec les Peuls. La problématique alimentaire a été travaillée à plusieurs reprises : le sevrage, comme la diversification sont très difficiles. Fatou nous confie alors une histoire trans-générationnelle autour de l’alimentation : elle-même, bébé, se nourrissait peu, de même que sa propre mère. L’allaitement maternel dura alors de nombreux mois.

37 Lors du sevrage brutal de Djibril au moment de l’hospitalisation de sa mère, Fatou culpabilise de nouveau. L’interprète la « nourrit » alors d’un apport culturel. Il raconte un rite peul. Habituellement, cette tradition a lieu lorsque l’alimentation est déjà diversifiée et la marche acquise. Le père du bébé marque l’arrêt de l’allaitement maternel en récitant un verset du Coran. Il écrit ensuite ce verset sur une planche en bois, et donne immédiatement un jus à l’enfant. Quand le bébé a bu, il est totalement sevré car « il a oublié le sein ». L’enfant est ensuite séparé de sa mère, et confié à la tante ou grand-mère. Le sevrage est donc brutal et la figure masculine porte cette responsabilité. À l’écoute des paroles de l’interprète, un soulagement est visible sur le visage de Fatou. Le père de Djibril est autorisé à le nourrir même loin de son regard maternel.

38 La difficulté alimentaire du bébé peut probablement se lire sous l’angle d’une angoisse de séparation. Pour Fatou, il est compliqué de séparer ses propres souffrances de celles de son fils. La symbiose psychique entre mère et bébé est particulièrement prégnante lors des portages où elle se berce en même temps qu’elle berce Djibril. Les relations proximales entre Fatou et son fils prédominent : le bébé est très proche de sa mère, il est souvent porté au dos, ils dorment ensemble. Au début, le père fait encore très peu tiers. Mais progressivement, sa position se modifie et il se produit un métissage : il peut s’impliquer comme un père peul et comme un père d’ici et sait alerter à des moments clefs.

39 La réalité de l’enfant se déploie à travers sa première relation à sa mère (Stern, 1985), qui est en charge de lui présenter le monde (Winnicott, 1949). En situation de migration, le monde ne peut être présenté à « petite dose » au bébé de façon harmonieuse. La mère, privée de son cadre culturel, se trouve fragilisée voire incertaine dans son maternage. L’enfant grandit donc dans un contexte d’insécurité : « C’est grâce au caractère répétitif des moments de soins et des expériences relationnelles satisfaisantes qui s’y rattachent que le nourrisson découvre progressivement des repères structurants parmi les sensations discontinues qu’il ressent » (Moro, 1994, p. 25). Ainsi, des interactions précoces harmonieuses contribuent au bon développement (psycho-affectif) de l’enfant. Or, en situation d’insécurité et/ou d’effondrement (de la mère), le dialogue affectif n’est plus stimulant et ne remplit plus sa fonction. Dans ces conditions, l’enfant risque de manquer de contenance maternelle.

Trauma, isolement et transmission

40 Fatou a pu transmettre en partie son « aliénation » à Djibril lors de ses décompensations : son sentiment d’insécurité prend le pas sur le cadre culturel dans lequel elle s’est construite. L’enfant risque dans ces situations de devenir le contenant de l’histoire parentale à défaut d’en être l’héritier (Feldman, 2015). Quelle qu’en soit la forme, les éléments du trauma sont bruts, et sont davantage incorporés qu’introjectés. Leurs effets peuvent se faire sentir sur plusieurs générations tels des éléments radioactifs (Feldman, 2015) s’ils ne sont pas métabolisés, transformés par le psychisme. Le clinicien va également être affecté par le récit, tout autant que le bébé. Les contre-transferts culturels (au sens de Moro, 1997) et traumatiques (au sens de Feldman et al., 2015) des thérapeutes étaient l’objet d’un échange après chaque entretien. Dans une situation triadique (mère-bébé-clinicien), la « radioactivité » se propage à l’ensemble des partenaires. L’indication de la consultation transculturelle au regard du trauma prend alors tout son sens. Le groupe permet de diffracter le contre-transfert traumatique et évite la sidération. Les affects éprouvés par les co-thérapeutes et le thérapeute principal donnent une indication de ce que peut traverser en miroir le bébé en réaction à la mère. « Il n’y pas de filiation sans mise en récit, sans récit, sans narrativité de la filiation » (Golse & Moro, 2016). Mettre l’histoire du bébé en mots est indispensable. Le faire sans un groupe était impossible pour Fatou et son bébé, en raison de la massivité de ses préoccupations, des multiples ruptures, qui l’exposaient au risque de « blanc mental », de retrait, de silence…

Pour conclure

41 Au sein de la consultation transculturelle, nous avons beaucoup soutenu les capacités de Fatou et son inventivité de femme et de mère. Nous l’avons aidée à négocier avec son héritage culturel sans avoir le sentiment de trahir sa culture d’origine et ses valeurs : comment faire pour garder ce que l’on aime d’une culture ? Que va-t-elle transmettre à son fils ? Elle voulait lui transmettre des choses importantes pour elle, et ce, malgré tout : « Mon fils pourra choisir ce qu’il veut prendre de ce que je lui transmets. » Elle lui transmettra donc sa détermination, non pas une « transmission du même » mais une transmission métissée. Fatou s’anime progressivement dans cet espace qui la porte et qui est pour elle un vrai support de métaphorisation et de création de soi. Elle s’est réinscrite récemment à la faculté. Djibril s’éveille au sein de la crèche. L’observation ouverte et polysémique de leurs interactions nous a permis de penser ensemble et d’apprendre de la mère, de la femme et du bébé. L’espace transculturel permet la création d’un lieu privilégié de rêverie partagée.

42 Facilitant l’émergence des représentations culturelles, le groupe soigne parent(s) et bébé, en les aidant à co-tisser la filiation narrative pour mettre en mots une histoire de vie impactée par les ruptures, les traumatismes et les deuils, mais une vie concrète qui nous apprend ce que c’est la vie…

Français

Les représentations parentales sont déterminantes dans le développement de l’enfant. Leur part culturelle est importante. La migration, par son caractère vulnérabilisant, peut mettre à mal représentations culturelles et techniques de maternage. Le rôle du thérapeute n’est pas de cantonner la parentalité d’autrui à ses propres représentations. Il ne s’agit pas de dire comment être, ou comment faire, mais de sou­- tenir les capacités parentales et permettre que leurs compétences s’élaborent et se déploient. À travers la situation clinique d’une mère et de son bébé, nous montrons l’importance d’un travail transculturel pour favoriser la construction du métissage des mères migrantes et le tissage d’une filiation narrative avec le bébé. Pour se faire, il nous faut apprendre à observer les interactions mère-bébé en situation transculturelle, et donc à se décentrer, cela devient alors une nécessité pour tout thérapeute d’aujourd’hui.

Mots-clés

  • maternité
  • observation
  • migration
  • techniques de maternage
  • métissage
  • interactions mère-bébé

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Hawa Camara [1]
  • [1]
    Psychologue, docteur en psychologie, spécialiste de psychiatrie transculturelle et périnatale. Maison de Solenn, MDA Cochin, AP-HP, université Paris-Descartes, CESP, Inserm 1178, Paris. camara.hawa@gmail.com
Rahmeth Radjack [2]
  • [2]
    Responsable de l’équipe de pédopsychiatrie périnatale de la maternité de Port Royal BB-Mat, Maison de Solenn, MDA Cochin, AP-HP, université Paris-Descartes, CESP, Inserm 1178, Paris.
Anaelle Klein [3]
  • [3]
    Pédopsychiatre, APHP, hôpital Avicenne, CESP, Inserm 1178, université Paris-XIII SPC.
Charles Di [4]
  • [4]
    Psychologue, docteur en psychopathologie, spécialiste de psychiatrie transculturelle du psychotrauma, Maison de Solenn, MDA Cochin, AP-HP, université Paris-Descartes, CESP, Inserm 1178.
Marie Rose Moro [5]
  • [5]
    Psychanalyste, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’université Paris-Descartes, chef de service de la Maison des adolescents de l’hôpital Cochin, Maison de Solenn, AH-HP, Paris, www.maisondesolenn.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/10/2016
https://doi.org/10.3917/jpe.012.0151
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