1 Sous le terme d’intersubjectivité, on désigne – tout simplement ! – le vécu profond qui nous fait ressentir que soi et l’autre cela fait deux.
2 La chose est simple à énoncer et à se représenter, même si les mécanismes intimes qui sous-tendent ce phénomène sont probablement très complexes, et encore incomplètement connus.
3 L’accès à l’intersubjectivité se joue dans le registre interpersonnel, alors que l’accès à la subjectivation se joue dans le registre intrapsychique.
4 Ces deux problématiques de l’intersubjectivité et de la subjectivation sont actuellement centrales et elles témoignent, nous semble-t-il, de l’éternel débat entre les tenants de l’interpersonnel et ceux de l’intrapsychique avec, bien évidemment, toute la question du passage de l’interpersonnel à l’intrapsychique qui se trouve ici posée.
5 Nous avons pris l’habitude de penser, ou de proclamer, que ce passage ne pourrait jamais être approché que de manière asymptotique, et qu’il nous resterait à jamais énigmatique quant à sa nature et à ses mécanismes intimes, au prix d’un hiatus qui serait donc impossible à combler par essence, et qui ferait notamment le lit de toutes les polémiques entre attachementistes (spécialistes de l’interpersonnel) et les psychanalystes (spécialistes de l’intrapsychique).
6 Personnellement, il me semble que nous avons maintenant un certain nombre de données cliniques, expérimentales et théoriques, qui nous permettent de penser plus précisément, et plus efficacement, le passage de l’interpersonnel à l’intrapsychique, soit, en ce qui nous concerne ici, le passage de l’intersubjectivité à la subjectivation :
7 – La problématique des « modèles internes opérants » (Working internal models) de la théorie de l’attachement.
8 – Le concept de « représentations d’interactions généralisées » de D.N. Stern (1989).
9 – Les travaux de R. Roussillon (1997), enfin, sur le premier autre qui se doit d’être, et qui ne pourrait être qu’un objet spéculaire essentiellement « pareil » mais un petit peu « pas-pareil » (Haag, 1985), afin que l’altérité puisse s’inscrire sans aliénation, mais aussi sans arrachement ni violences traumatiques.
10 La subjectivation apparaît dès lors comme une intériorisation des représentations intersubjectives, soit, chez le bébé, comme une intériorisation progressive des représentations d’interactions (dans le domaine de l’attachement ou de l’accordage affectif), mais avec une injection graduelle dans le système de la dynamique parentale inconsciente, de toute l’histoire infantile des parents, de leur conflictualité œdipienne, de leur histoire psycho-sexuelle, de leur problématique inter et transgénérationnelle et de tous les effets d’après-coup qui s’y attachent, bien évidemment.
11 Par rapport à l’intersubjectivité, la subjectivation implique, en outre, une dynamique de spécularisation (l’objet est lui aussi, de son côté, un autre-sujet), et il apparaît désormais que la subjectivation ne se joue sans doute pas en tout ou rien, dans la mesure où certains sujets comme ceux présentant un syndrome d’Asperger semblent bien accéder à la subjectivation grammaticale sans, pour autant, parvenir à mettre en place une subjectivation plus globale, au sens phénoménologique du terme.
12 À partir de là, la question se pose de savoir s’il peut exister une conscience non thétique de se sentir exister, avant même que la différenciation extra-psychique ait permis la reconnaissance et le repérage des objets externes (accès à l’intersubjectivité) et que la différenciation intrapsychique permette l’instauration des objets internes dont l’image de soi (accès à la subjectivation).
13 C’est là que le « sense of being » de D.W. Winnicott peut nous aider à conceptualiser les choses de manière plus précise.
D.W. Winnicott, l’être et le bébé
14 Les progrès spectaculaires de la pédiatrie néonatale (réanimation et soins intensifs) réalisés durant les dernières décennies nous ont permis d’aider les bébés à mieux naître physiquement.
15 En revanche, il nous reste encore beaucoup d’efforts et de travail à faire pour aider les bébés à mieux naître psychiquement, et l’œuvre de D.W. Winnicott est certainement de celles qui nous montrent la voie.
16 Il importe, ainsi, de souligner quatre pistes de réflexions chères à D.W. Winnicott, et qui apparaissent cruciales chez le bébé (comme d’ailleurs chez l’adolescent) et qui s’articulent autour du « sense of being ».
L’être et le faire (being and doing)
17 Dans sa réflexion sur l’être et le faire, D.W. Winnicott situe la source de la créativité dans la transmission d’un élément féminin maternel qui vaudrait comme investissement du processus même qui donne du prix à la vie, et dès lors, le sentiment d’être renvoie fondamentalement aux identifications primaires. Le sentiment d’être (sense of being) est quelque chose d’antérieur à un être-avec parce qu’il n’y a encore rien d’autre que le couple bébé/environnement, d’où une étape de créativité intransitive en quelque sorte, qui pose la question du pré-pulsionnel chez D.W. Winnicott, soit celle de l’existence d’un temps pré-métapsychologique.
18 Rappelons alors ici la phrase célèbre de D.W. Winnicott :
After being, doing and being done too. But first being.
[Après être, faire et accepter qu’on agisse sur vous. Mais d’abord être.]
20 Pour autant, le concept de « sentiment d’être » ne se trouve en fait approfondi que très tardivement chez D.W. Winnicott, soit quatre ans avant sa mort, et probablement en lien avec cette perspective qui se rapprochait, alors, pour lui (Green, 2010).
La question du jeu
21 Jouer permet au fond de dialectiser création et créativité, puisque dans le jeu, c’est le Self lui-même qui est pris comme objet à créer par la créativité du jeu :
L’importance du jeu vient de ce que celui-ci est une forme de quête où le Self se cherche lui-même. Mais si l’on veut se trouver, il faut prendre le risque de se perdre, jusqu’à parvenir à un état où l’idée même de but disparaisse, pour que, de ce point originel mythique, une création subjective puisse advenir (Green, 1977).
23 Pour D.W. Winnicott : « Ce qui est naturel, c’est de jouer, et le phénomène très sophistiqué du xx esiècle, c’est la psychanalyse », jeu créatif et créateur.
La question du vrai self
24 Se cacher est un plaisir (induction d’un processus de recherche), mais ne pas être trouvé (en tant qu’objet) est une catastrophe, et les adolescents comme les bébés en savent long sur cette problématique…
L’objet transitionnel
25 Si pour D.W. Winnicott (1969), la transitionnalité correspond à « l’aptitude de l’enfant à créer, à réfléchir, à imaginer, à faire naître, à produire un objet, en un mot à symboliser », alors « l’investissement prime l’objet investi, mais c’est aussi grâce à un certain type d’objets que de nouveaux investissements permettent au self de s’actualiser », annonçant en cela les travaux de M. Milner (1976, 1990) et de C. Bollas (1996).
À partir de là, qu’en est-il de la créativité et du sense of being ?
26 Dans un article de 1977, A. Green cite D.W. Winnicott :
Comprenons qu’avant d’être le don de certains, la créativité est un fait sans lequel il n’y a pas de vie psychique, mais seulement une survie, pas d’existence, mais une habitude qui s’entretient de ses automatismes, indifférente à la vie comme à la mort (Green, 1977, p. 11).
28 Ceci étant, il nous semble que la création renvoie à l’objet en tant que résultat du processus de la créativité, objet et processus se trouvant pris mutuellement, se trouvant intriqués au sein d’une dialectique étroite et très profonde.
29 Pour que l’enfant crée l’objet, encore faut-il qu’il le trouve, paradoxe apparent qui renvoie au fait que la création concerne, en réalité, un déjà-là qui s’offre de manière adéquate, ce qui ouvre la voie, on le sent bien, aux apports de C. Bollas, sur « l’objet transformationnel » et à ceux de M. Milner sur la question de la « malléabilité » de l’objet.
30 Autrement dit, il s’agit d’un déjà-là qui ne peut être là que s’il est créé, et qui ne peut être créé que s’il est déjà là, ce qui noue inexorablement la question de la création et celle de la créativité. On comprend dès lors qu’il existe un lien dialectique entre la pensée paradoxale de D.W. Winnicott – faite de paradoxes qui demandent non pas à être résolus et donc appauvris, mais au contraire laissés en tension – et la dynamique de la créativité qui s’origine et s’enracine elle-même dans la fécondité des paradoxes propres à la vie, tout simplement.
Conclusion
31 Ces quelques lignes n’ont pas d’autre but que de montrer que D.W. Winnicott, à travers le concept de « sense of being » a peut-être cherché à indiquer une propriété générale du vivant qui peut se sentir exister en deçà même de l’intersubjectivité et de la subjectivation.
32 Que l’on parle alors de dimension prépulsionnelle, préobjectale ou pré-métapsychologique, ce qui est désigné par le « sense of being » de D.W. Winnicott nous renvoie à un originaire fondamental qui conditionne la possibilité même de développement ultérieur de la psyché.
33 Se sentir être avant même toute objectalisation s’avère ainsi fondamental et fondateur.
34 Dans le cadre des mécanismes autistiques pouvant exister chez des enfants non autistes, il apparaît aujourd’hui qu’effacer l’objet – plutôt que de le fuir – pourrait être, dans certains cas, une manière d’éviter la douleur de sa perte, et dans cette perspective il y aurait alors là une régression défensive au « sense of being » dont D.W. Winnicott nous montre qu’il est d’abord et avant tout au service de la vie.