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1 Les économistes décrivent l’activité de l’entreprise comme une offre dont les quantités et les prix se fixent par confrontation avec la demande sur un marché supposé s’autoréguler. Et pourtant, d’autres facteurs affectent cette activité de l’entreprise. L’environnement dans lequel elles évoluent en est un, dont la géopolitique constitue l’un des facteurs structurants, qui pèse de manière croissante alors que l’entreprise s’internationalise et accède aux marchés étrangers et à des territoires différents. Longtemps peu conscientes de ces risques géopolitiques, les entreprises ont du mal à intégrer cette dimension « extrafinancière » de leur action à l’international – qui dépasse leur dimension économique traditionnelle –, à prévenir les risques ou à définir une doctrine ou une stratégie pour y faire face. Elles se retrouvent ainsi prises en étau dans des relations interétatiques, des crises ou des conflits internationaux, voire des guerres économiques, ou même parfois au cœur d’économies de guerre. Dans un article publié en octobre 2021, l’économiste Jean Pisani-Ferry constatait d’ailleurs : « De l’affaire Huawei à l’épisode AUKUS et au-delà, une nouvelle réalité secoue l’économie mondiale : la prise de contrôle, le plus souvent hostile, de l’économie internationale par la géopolitique. Ce processus n’en est probablement qu’à ses débuts. Il va falloir s’accommoder de ce nouveau contexte ». [1]

2 De l’autre côté, souvent oubliées des analyses géopolitiques, les entreprises en sont pourtant l’un des acteurs-clés. Elles représentent, en effet, les sources principales de production de biens et de services. L’argent étant le nerf de la guerre, l’activité des entreprises constitue donc un déterminant parmi d’autres, mais un déterminant non négligeable de la richesse des nations, donc de leur puissance. En même temps, leur activité est stratégique car créatrice de richesse, tout comme le sont leurs accès à l’information, aux données, aux matières premières, aux investissements, aux technologies et innovations et à une main-d’œuvre soit qualifiée, soit bon marché. C’est de cette analyse qu’a découlé le plan Marshall, explicité par George Marshall lui-même dans un discours prononcé devant les étudiants de Harvard le 5 juin 1947, et alors qu’une majorité d’élus aux États-Unis souhaitaient avant tout asphyxier économiquement l’Allemagne et le Japon afin d’éviter qu’ils ne se relèvent. La confrontation avec l’Union soviétique, modèle politique mais aussi économique alternatif, finira de convaincre de l’impérative nécessité d’un plan qui accompagnerait la récupération économique de l’Europe et ouvrirait d’importants marchés aux entreprises américaines, tout en préservant le capitalisme et la démocratie. Un rapport publié par le Conseil national de sécurité américain au début des années 1950 expliquait ainsi souhaiter promouvoir « un environnement mondial dans lequel le système américain [pourrait] survivre et s’épanouir » [2].

Un objet géopolitique ancien, une question géopolitique nouvelle ?

3 Les entreprises, banques incluses, et plus récemment les multinationales ont constitué les bras armés de l’influence des États [3]. Rappelons les raisons de la création de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) au moment de la guerre du Kippour, en 1973. Jusque dans les années 1960, en effet, les grandes compagnies pétrolières occidentales – les « sept sœurs » – fixaient les prix sur les marchés, avec un objectif de modération afin de soutenir une consommation de masse balbutiante dans leurs pays. Les États producteurs au sein desquels ces compagnies opéraient ne parvenaient pas à imposer ni même à négocier une révision des prix contractuels. Après avoir nationalisé sans grand succès certaines entreprises, ils se coordonnèrent donc au sein de l’OPEP, donnant lieu au premier choc pétrolier. Les récentes déconvenues françaises en Australie en sont un autre exemple, alors que l’entreprise DCNS voyait son contrat pour la livraison de sous-marins annulé par la signature d’un accord entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis (AUKUS). Dans un autre registre, le maintien pendant plusieurs mois en détention au Canada de Meng Wanzhou, directrice financière de l’entreprise chinoise Huawei est une autre forme d’instrumentalisation des actifs d’une entreprise à des fins stratégiques. Les États-Unis considèrent, en effet, que l’avance de cette entreprise sur les technologies de la cinquième génération de téléphonie mobile (5G) constitue une menace non seulement pour l’économie américaine, et au-delà, pour la sécurité nationale ou des alliés.

4 En effet miroir, les entreprises ont su et pu asseoir leur expansion et leur développement à l’international sur leur nationalité et leur lien à l’État qui abrite leur maison mère. Elles ont ainsi su jouer de leur influence pour orienter les politiques publiques dans leur intérêt propre, se révélant dans certains cas plus puissantes que les États. S’il est très discutable de comparer la puissance des États à celle des entreprises et de classer telle ou telle grande entreprise comme la sixième puissance mondiale en raison de son chiffre d’affaires ou de sa capitalisation, leur taille peut, face à de « petits » pays, créer un rapport de force qui leur est favorable. Certaines ont même pu prendre position dans des conflits ou encore profiter d’opportunités créées par des conflits [4]. Aujourd’hui, elles apparaissent en premières lignes des acteurs pouvant participer à relever les défis majeurs se profilant, tels que la lutte contre le changement climatique, la meilleure répartition des richesses et la question fiscale [5], l’accès à la santé ou encore les droits humains et la question démocratique [6].

5 Cette importance stratégique des entreprises est également perceptible dans le débat qui s’est intensifié depuis le début de la pandémie de Covid-19 autour des vulnérabilités que constituent les dépendances des économies à l’égard des approvisionnements étrangers. En Europe, il est qui plus est apparu que cette dépendance était particulièrement forte vis-à-vis de la Chine, limitant de fait, au-delà de la seule économie, les souverainetés, nationales comme européenne. La guerre en Ukraine engagée par la Russie, dont l’Europe est particulièrement dépendante pour ses approvisionnements en gaz, vient aussi souligner combien de tels schémas économiques peuvent amplifier le coût d’une déstabilisation géopolitique. En retour, ces prises de conscience pourraient avoir pour effet de relocaliser une partie des chaînes de valeur des entreprises sur le Vieux Continent et, par conséquent, d’en réduire la dépendance industrielle [7]. La mondialisation économique pourrait s’en trouver ralentie ou tout au moins structurellement affectée. Pour autant, elle se poursuivra inévitablement, certaines dépendances, comme celles aux matières premières, se révélant incontournables. Aussi les interférences entre la géopolitique et les entreprises resteront-elles nombreuses et déterminantes.

Vers une responsabilité géopolitique ?

6 Enfin, les entreprises sont de plus en plus interrogées sur leur responsabilité. Dans un monde devenu global et face à des chaînes de valeur désormais internationalisées, cette responsabilité relève aussi, et probablement plus que jamais, d’enjeux géopolitiques et internationaux [8], au moment où sont questionnés nos modèles économiques et politiques (capitalisme libéral versus interventionnisme public, démocratie versus autocratie, etc.). La montée en puissance de cette responsabilité des entreprises obéit souvent à un schéma similaire. Celui-ci commence par une prise de conscience au sein des sociétés civiles sous l’effet combiné, d’une part, de l’accélération de la transmission de l’information au grand public. C’est la télévision dans les années 1960 et 1970, autour de la médiatisation de la marée noire au large de Santa Barbara, aux États-Unis, par exemple. Ce sont les réseaux sociaux aujourd’hui, comme illustré lors des « printemps arabes » ou, plus en lien avec les entreprises, les dénonciations de pratiques sur Instagram, Twitter ou Facebook de plusieurs entreprises du secteur textile en Europe, accusées de produire en Chine grâce à l’exploitation des Ouïghours. À la suite de ces prises de conscience, ce sont, d’autre part, des organisations non gouvernementales (ONG) ou d’autres groupes militants qui s’emparent du sujet ou sont créés – Greenpeace, par exemple, en 1971. Les États prennent, enfin, le relais sous la pression de leur opinion publique et légifèrent ou réglementent. La création de l’Agence de protection de l’environnement en 1971 aux États-Unis en est un exemple, de même que la loi Pacte en 2019 en France, qui demande aux entreprises de prendre en compte des considérations sociales et environnementales dans la définition de leur objet social, leur permet de se doter d’une raison d’être dans leur statut et crée le statut d’entreprise à mission. Enfin, les parties prenantes, investisseurs ou clients, pris en tenaille entre les exigences réglementaires et de la société civile, entrent en lice et exigent à leur tour plus de responsabilité de la part des entreprises. Le risque réputationnel en devient un défi majeur, renforcé aujourd’hui par l’essor des régulations sur ces thématiques « responsables ».

7 Le respect de critères dits ESG (environnement, social et de gouvernance), dans un contexte de rude concurrence sur les marchés mondiaux, et les exigences de rentabilité des investisseurs ou de prix des clients peuvent toutefois entrer en contradiction. C’est probablement pour cette raison que les entreprises peinent encore à intégrer cette dimension de responsabilité, et ce, alors même que cette question du « comportement responsable » des entreprises est aussi devenue géopolitique. La lutte contre la corruption en est une illustration. Elle a en effet été portée par les États-Unis à travers leur soutien à la Convention de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) contre la corruption dans un contexte où leur propre réglementation, le Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), créait des distorsions de concurrence entre les entreprises américaines elles-mêmes et face à leurs concurrentes étrangères. L’extraterritorialité de ce FCPA leur a ensuite permis de poursuivre et de condamner toute entreprise étrangère qui ne respecterait pas leurs propres règles. La même stratégie a été récemment employée pour les sanctions économiques, et peut-être demain sur la question du respect des droits humains. La multiplication des règles se produit alors même que l’internationalisation confronte ces entreprises à des risques croissants de non-respect de ces règles. Le risque judiciaire de poursuites et de condamnations prend alors une ampleur nouvelle, couplé au risque pour les entreprises que les règles à respecter puissent être contradictoires d’une région à une autre [9]. Le règlement général sur la protection des données (RGPD) qui vise en Europe à protéger les données personnelles en est un exemple, face au Cloud Act américain qui oblige toute entreprise active aux États-Unis à transmettre, à la demande de la justice de ce pays, toutes les données qu’elle détiendrait.

8 Ces évolutions traduisent aussi une volonté, plus récente, des États de reprise en main, voire de mise au pas de ces entreprises devenues – trop ? – puissantes, et pas toujours alignées sur les positions des pouvoirs publics. La tendance démarre certes dans les années 1970 avec le début de la lutte contre la corruption, mais son champ s’est élargi au fil des années, incluant la lutte contre le blanchiment d’argent, le contrôle des exportations et des investissements étrangers, des données, etc., mais elle prend aujourd’hui une autre dimension en Chine, où la récente mise au pas de certains dirigeants de grandes entreprises a été brutale, le cas de Jack Ma n’en étant qu’un exemple parmi d’autres [10]. Aux États-Unis ou en Europe, c’est la question de la régulation des entreprises du secteur numérique qui est posée, certains aux États-Unis en proposant même le démantèlement considérant que ces entreprises sont devenues des monopoles dangereux pour la démocratie [11]. Rappelons qu’en 1911, ce sont les mêmes raisons qui avaient imposé à la Cour suprême des États-Unis de scinder la Standard Oil, créée par John Rockefeller, en 34 entreprises concurrentes. L’histoire ne fait finalement que se répéter et les entreprises, actrices à part entière de l’économie mais aussi des relations internationales, restent captives des décisions publiques et des volontés des États, donc d’enjeux politiques et géopolitiques, locaux comme globaux.

Notes

  • [1]
    Jean Pisani-Ferry, « L’économie sous l’emprise de la géopolitique », Terra Nova, 15 octobre 2021.
  • [2]
    « National Security Council Report, NSC 68, “United States Objectives and Programs for National Security” », 14 avril 1950, History and Public Policy Program Digital Archive, US National Archives.
  • [3]
    Lire Félix Torres dans ce dossier.
  • [4]
    Lire Tiphaine Beau de Loménie et Anna Kiefer dans ce dossier.
  • [5]
    Lire Quentin Parrinello dans ce dossier.
  • [6]
    Lire Patrick d’Humières dans ce dossier.
  • [7]
    Lire Anaïs Voy-Gillis dans ce dossier.
  • [8]
    Lire notre grand entretien avec Frédéric Pierucci.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    Lire Alisée Pornet dans ce dossier.
  • [11]
    Alors que leur montée en puissance s’est elle-même appuyée sur l’État : lire Charles Thibout dans ce dossier.
Sylvie Matelly
Directrice adjointe de l’IRIS.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 04/04/2022
https://doi.org/10.3917/ris.125.0045
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