Atlas des migrations. De nouvelles solidarités à construire // Catherine Wihtol de Wenden, Paris, Autrement, 2021, 96 p.
1Dans la sixième édition de son Atlas des migrations, Catherine Wihtol de Wenden s’associe une nouvelle fois à la cartographe Madeleine Benoît-Guyod pour dresser un panorama des phénomènes migratoires et de leurs enjeux. Illustré par plus de 100 cartes et graphiques, l’ouvrage tend à synthétiser les grandes tendances migratoires actuelles et prochaines. Trois des cinq parties du livre adoptent une perspective géographique multiscalaire en s’intéressant aux espaces européens, du Sud – africains, arabo-turcs et asiatiques – et du « Nouveau Monde » – les espaces américains et océaniens. Les deux autres parties s’intéressent aux types, aux structures et aux facteurs des déplacements, ainsi qu’aux enjeux politiques associés.
2Ne concernant pourtant que 3,5 % de la population de la planète, les migrations internationales sont aujourd’hui plus massives, mondialisées et complexes, d’après l’autrice. Les champs migratoires se sont diversifiés et des pays du Sud sont, par exemple, devenus des espaces mixtes, se convertissant en espaces d’immigration et de transit en plus d’être des espaces de départ. Les catégories de migrants sont aujourd’hui plus floues qu’auparavant et la réalité des profils des personnes en migration se trouve déconnectée de leur statut juridique. Nombre de personnes se sentant menacées « par la société civile ou par des catastrophes naturelles que leur État ne peut assumer » (p. 16) sont aussi à la recherche de travail et d’opportunités économiques. Sans toutefois parler de facteurs push et pull, l’autrice aborde différents facteurs qui contribuent aux migrations internationales et aux déplacements, dont les catastrophes et risques environnementaux, qui pourraient faire doubler le nombre de migrants d’ici à la fin du siècle. Elle souligne également à de nombreuses reprises le caractère transnational des migrations, matérialisé notamment par les politiques diasporiques et les transferts de fonds participant aussi au développement des régions de départ.
3Dans le chapitre consacré à l’Europe, Catherine Wihtol de Wenden analyse cette zone comme un espace attractif, à forte mobilité interne et qui comporte divers systèmes migratoires répondant à des logiques géographiques, historiques et économiques différentes. L’Europe « forteresse » (p. 32), fermant ses frontières extérieures et parfois intérieures, y est décrite tout comme la « crise des migrants », qu’elle assimile plutôt à une crise de l’accueil. La partie consacrée aux espaces du Sud est segmentée géographiquement et tente de décrire les principaux systèmes et champs migratoires, ainsi que certains grands facteurs de déplacements, tels que la croissance démographique, les fractures économiques ou les conflits. Le chapitre consacré au Nouveau Monde, quant à lui, aborde en seulement deux doubles pages les systèmes migratoires en Australie, Nouvelle-Zélande et Amérique du Sud. Le reste du chapitre est consacré au pôle nord- et centraméricain, avec une focale placée sur l’intégration et le multiculturalisme aux États-Unis.
4Dans cette dernière édition, l’autrice fait aussi le point sur les conséquences de la « crise Covid » sur les migrations. Elle souligne que la fermeture généralisée des frontières a conduit au ralentissement des circulations migratoires, et à la prise de conscience de la dépendance de nombreux États à l’égard d’une main-d’œuvre immigrée. Plus largement, on perçoit dans cet ouvrage la thèse selon laquelle les migrations sont bénéfiques pour l’ensemble de l’humanité. L’autrice adopte un discours favorable à l’instauration d’un droit international à la mobilité, régi par une gouvernance mondiale. Elle critique, enfin, la construction et l’entretien de l’altérité à travers des discours et des politiques nationalistes et populistes qui n’évoquent l’immigration que sous un angle sécuritaire et identitaire. On peut toutefois regretter que le format de l’ouvrage ne permette qu’un survol de ces sujets. Il reste néanmoins un exemple de synthèse efficace et visuelle, et un précieux outil pédagogique.
5Thomas Cornil
6Ancien assistant de recherche à l’IRIS
La valse européenne. Les trois temps de la crise // Élie Cohen et Richard Robert, Paris, Fayard, 2021, 480 p.
7La valse européenne revient sur les grandes crises européennes de la dernière décennie avec une réponse en trois temps de l’Union européenne (UE) : intervention tardive, puis réaction consistante et enfin audace. Les auteurs détaillent en quatre parties ces crises qui construisent et remettent fondamentalement en question la capacité des États membres et des institutions à réagir dans de telles circonstances.
8D’emblée, la première partie aborde les répercussions de la pandémie de Covid-19 sur l’Europe et la manière dont la solidarité européenne s’organise pour préserver l’économie, particulièrement via la Banque centrale européenne et la Commission européenne. Parallèlement, la crise ukrainienne initiée en 2013-2014 et la crise migratoire de 2015 sont évoquées quant à leurs aspects intérieurs et extérieurs pour l’UE, dans un cadre multilatéral de plus en plus caractérisé par des rapports de force, notamment dans ses relations avec la Chine et les États-Unis.
9La deuxième partie, en revanche, est exclusivement consacrée à l’étude de la crise de l’euro entre 2007 et 2012. Les auteurs reviennent longuement sur son déroulement, avec les exemples de la Grèce, de l’Irlande, du Portugal et de l’Italie. Le recul ainsi pris sur ces événements permet de mieux saisir les enjeux de ce qui a finalement fait apparaître une « grave crise de gouvernance » (p. 195), suivie de crises politiques. Risque d’inflation, dette publique, fragilité de la monnaie unique ou des institutions financières, les débats économiques de l’époque ne semblent pas complètement appartenir au passé à l’heure du Covid-19, où la zone euro apprend de ces crises.
10La troisième partie constitue davantage une analyse des tendances politiques vouées à la sortie de l’UE : Grexit, Brexit, Italexit, Frexit ou encore Dexit. Pour chaque État présenté, les motivations diffèrent mais reprennent quelques thématiques communes aux débats actuels, à savoir la question du souverainisme, de l’euroscepticisme et des populismes, de la monnaie unique, sans omettre le contrôle des frontières et la pression migratoire. Sans porter de jugement de valeur, les auteurs s’attachent à aborder les forces et faiblesses d’une Union confrontée à la déliquescence d’une partie de la classe politique au profit du repli sur soi national face à des problématiques inédites dans l’histoire de la construction européenne.
11Enfin, la dernière partie s’attarde sur les réformes à venir pour l’Europe de 2021 et son futur. Loin d’aboutir à la fin espérée de l’Histoire, l’UE doit composer avec les conséquences de ses crises : l’euro, les « Xit » et les chocs exogènes avec de grandes puissances aux stratégies « agressives », comme les États-Unis de Donald Trump, la Chine de Xi Jinping, la Russie de Vladimir Poutine ou encore la Turquie de Recep Tayyip Erdogan. Pour les auteurs, deux questions fondamentales reviennent depuis 2008 dans le débat actuel, celle de la souveraineté et celle de la puissance. Une fédération d’États-nations est-elle un modèle viable pour l’Europe et à quoi ressemblera la nouvelle Europe ? L’ouvrage se conclut ainsi sur dix pistes pour une Europe qui devra faire preuve « d’imagination institutionnelle » (p. 451) pour espérer recréer de l’unité.
12En définitive, Élie Cohen et Richard Robert offrent au lecteur une fine analyse du temps de réponse politique de l’UE à chaque crise et à sa manière d’y donner du sens pour mieux surmonter les épreuves. L’ouvrage saura, sans doute, apporter des éléments de compréhension historique aux événements de la dernière décennie en Europe pour quiconque souhaite approfondir le sujet.
13Pierre-Louis Lobel
14Étudiant à l’ISIT et assistant de rédaction à l’IRIS
Les deux clans, la nouvelle fracture mondiale // David Goodhart, Paris, Les Arènes, 2019, 400 p.
15« Si les intérêts des Partout londoniens continuent de dominer, nous allons devenir peu à peu un pays plus divisé, désagréable et mécontent, avec de hauts niveaux de renouvellement de population et des groupes ethniquement et socialement fracturés se retranchant dans leurs vies parallèles, tandis qu’une élite politique de plus en plus tonitruante célébrera les vertus de l’ouverture depuis ses résidences fermées » (p. 370). Le ton est donné. Si le livre porte sur le cas britannique, l’analyse qu’il propose peut, sous réserve d’ajustements, s’appliquer aux autres démocraties libérales. L’évolution de celles-ci, depuis quelques décennies, est marquée par une mondialisation sans frein ni atténuation qui démantèle tout dispositif de préférence nationale, que ce soit dans l’accès aux marchés, aux emplois et aux dispositifs publics.
16Les « Partout » sont les grands gagnants de ce basculement historique : ils bénéficient d’une « identité “portative”, définie par leur réussite universitaire et professionnelle, qui les rend généralement à l’aise et sûrs d’eux face à des lieux et des gens nouveaux » (p. 16). Ils expriment un « individualisme progressiste » qui accorde beaucoup de valeur à l’autonomie, la mobilité et à l’innovation, et nettement moins à l’identité de groupe, à la tradition et aux pactes nationaux (Église, patrie, famille). Ils portent les valeurs des baby-boomers triomphants et s’agacent de la résistance des « populistes ».
17Les « Quelque Part » ne sont pourtant les tenants que d’un « populisme décent », car ils espèrent en partie la même chose que les Partout, mais souhaitent que cela arrive « moins vite et avec modération » (p. 20) : ils expriment des instincts plus conservateurs et communautaristes, sont inquiets de l’immigration de masse qui, au moins en Grande-Bretagne, a exacerbé la compétition des plus modestes pour les logements sociaux ou les emplois peu qualifiés ; si Londres apparaît comme le symbole de la ville-monde des Partout, elle représente aussi une métropole fracturée, très inégalitaire. Par ailleurs, des pans entiers du pays partent à la dérive car insuffisamment soutenus par les pouvoirs publics. Ceux-ci ne protègent pas les industries nationales du dépeçage par des groupes financiers étrangers, et se montrent incapables de mener une politique d’aménagement du territoire redonnant leur chance à des cités de Quelque Part ayant perdu leurs atouts dans le grand jeu économique mondial. Une telle politique coûterait cher et n’apporterait rien aux Partout, qui forment une élite à la pensée consensuelle, libérale, européiste, et peu adepte d’interventionnisme économique.
18Le système de formation professionnelle a ainsi été abandonné au profit d’un recours à l’immigration professionnelle de l’Est, et à la massification de l’enseignement supérieur, porteur des valeurs des Partout et surtout de la réussite « méritocratique ». Pourtant, tant les jeunes diplômés mal qualifiés au chômage que ceux issus des classes défavorisées sans avenir prennent leur distance avec l’optimisme des Partout. Le vote pro-Brexit traduit la revanche des Quelque Part, bien que les véritables solutions restent à trouver. Le dernier chapitre ouvre ainsi sur des perspectives de réconciliation : les attentes des Quelque Part doivent trouver plus d’espace pour s’exprimer, que ce soit dans les médias mainstream ou dans le pouvoir local. Le consensus se nourrira également d’un retour de la préférence nationale dans la décision publique – la commande publique devrait privilégier l’emploi et les entreprises locales –, mais aussi d’une reconnaissance sociale plus ouverte, notamment envers ceux qui n’ont pas fait d’études universitaires, et d’une redéfinition de la méritocratie et de la promotion sociale.
19L’ouvrage, qui peut être comparé à celui de Jérôme Fourquet (L’Archipel français, Seuil, 2019) et qui reprend l’analyse de la fracture politique en termes d’ouverture-fermeture, offre un travail de synthèse de travaux du monde anglo-saxon qui lui donne une réelle force de conviction. Pas sûr que les Partout l’entendent ainsi, du moins si leur aspect politiquement intolérant fait miroir à leur tolérance culturelle (p. 65).
20Yannick Prost
21Haut fonctionnaire et enseignant à Sciences Po
La Mesure de la force. Traité de stratégie de l’École de guerre // Martin Motte, Georges-Henri Soutou, Jérôme De Lespinois et Olivier Zajec, Paris, Tallandier, en partenariat avec les Éditions de l’École de guerre, 3e édition revue et actualisée, 2021, 480 p.
22« La guerre, en somme, reste et restera demain ce qu’elle a toujours été – la confrontation armée de volontés politiques. Ses modalités comme ses acteurs, en revanche, ne cesseront de muter » (p. 397). Cette conclusion guide la pensée des auteurs du Traité de stratégie de l’École de guerre qui s’attachent, tout au long de l’ouvrage, à articuler les principes militaires de toujours avec les formes guerrières d’aujourd’hui pour donner à leur lectorat les clés de compréhension des enjeux militaires contemporains, comme Hervé Coutau-Bégarie en son temps dans son Traité de stratégie.
23L’œuvre collective, qui s’appuie sur les écrits de Sun Tzu, Thucydide, Machiavel, Clausewitz ou Liddell Hart, souhaite d’abord remettre à l’honneur la pensée stratégique française développée par Napoléon, Raoul Castex, Charles de Gaulle, Hubert Lyautey, le maréchal Foch et Hervé Coutau-Bégarie, à qui cette publication est dédiée. À cet égard, les auteurs proposent avec ce Traité, un prolongement de leur séminaire sur les fondements de la stratégie enseignés dans le cadre de la formation des stagiaires de l’École de guerre de Paris. Les professeurs définissent la stratégie comme « l’art de la dialectique des volontés et des intelligences employant entre autres la force ou la menace d’y recourir à des fins politiques ». Ils l’analysent comme une praxéologie, en présentent les niveaux – politico-stratégique, tactique et opérationnel – et mettent en lumière le pas de deux permanent du stratège avec le politique. Là se situe également le but du Traité : fournir aux élites civiles les connaissances dont elles ont besoin pour nouer le dialogue avec les élites militaires afin d’établir une stratégie viable. En réactif, le stratège dont le but est de vaincre l’adversaire par la fulgurance anticipative de ses décisions, se doit de composer avec le décideur politique, qu’il doit convaincre de la pertinence de ses choix et de lui allouer les moyens nécessaires pour obtenir cette « victoire ».
24Les auteurs démontrent également le rôle fondamental du cadre plus ou moins contraignant de l’environnement international, que doit prendre en compte le stratège tant dans l’analyse et la mesure du rapport de force en présence que dans la conduite même des opérations. L’intemporalité des principes militaires est rappelée et une approche comparée de ceux retenus par les grandes puissances mondiales est proposée via l’un des nombreux figurés illustrant le propos. On retrouve ainsi ceux – France, États-Unis, Russie et Chine – tendant vers le versant « clausewitzien » – parcimonie intemporelle / « penser la guerre » – à distinguer de ceux – Inde, Australie, Canada ou Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) – penchant vers le versant « jominien » – exhaustivité conjoncturelle / « faire la guerre ». Cas unique, l’Allemagne n’a pour sa part pas de principes officiels, « la stratégie étant un système d’expédients » pour le maréchal prussien Moltke (cité par Sigismund von Schlichtung, Le Testament de Moltke, Paris, ISC, 2008, p. 27). Les principes de la guerre de la France – liberté d’action, concentration des efforts et économie des forces –, particulièrement inspirés de ceux dégagés par le maréchal Foch dans ses conférences à l’École de guerre, sont exposés et expliqués dans les détails avec des exemples concrets d’applications de ceux-ci, notamment dans le milieu terrestre.
25Cependant, la mise en œuvre de ces principes est fonction du milieu considéré, c’est pourquoi les auteurs, ayant chacun un style rédactionnel assez identifiable, présentent les caractéristiques, doctrines stratégiques et évolutions de celles-ci ainsi que les enjeux et modes stratégiques de divers milieux – naval et maritime, nucléaire, aérien, cyber, spatial, etc. Dans chaque chapitre, la stratégie relative au milieu étudié est discutée et analysée par l’un des professeurs, qui s’appuie sur des réflexions de stratèges et / ou stratégistes reconnus tels Alfred Mahan, Julian Corbett, Giulio Douhet ainsi que Yves Lacoste et Giacomo Durando pour la géostratégie. La plume des auteurs de ce Traité prend parfois des accents politiques quand ils appellent à ce que les moyens nécessaires pour tenir leur rang soient octroyés aux armées, ce qui n’est pas sans rappeler les débats parlementaires sur l’effort de défense. Quelques références à la culture populaire sont aussi distillées, notamment pour la partie consacrée à la stratégie spatiale. Enfin, l’étude de diverses cultures stratégiques – puissances étatiques et mouvements idéologiques – et l’approche des enjeux présents et futurs de chaque milieu – militarisation de l’espace extra-atmosphérique, cyberattaques, retour du nucléaire – permettent au lecteur d’avoir les outils et connaissances nécessaires pour comprendre et analyser les luttes à venir.
26Ce Traité de stratégie de l’École de guerre se pose donc comme un manuel de référence pour quiconque souhaite (re)découvrir les fondamentaux de la stratégie. Sa lecture en vue de l’élection présidentielle française de 2022, et l’approfondissement de certains sujets à partir de la riche bibliographie qu’il propose peuvent être recommandés afin de comprendre les objectifs poursuivis par les armées et les menaces qu’elles affrontent au quotidien pour les accomplir.
27Alban Sauty
28Étudiant à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et ancien assistant de recherche à l’IRIS