CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Problématiques régionales

Iran. La prière des poètes / Jean-Pierre Perrin, Bruxelles, Nevicata, coll. « L’âme des peuples », 2017, 90 p.

1Jean-Pierre Perrin, écrivain et journaliste français, a longtemps travaillé pour Libération en tant que spécialiste du Moyen-Orient. Dans La prière des poètes, l’auteur se concentre sur l’Iran et nous invite à « comprendre l’âme perse » et « déchiffrer le jeu d’une puissance régionale incontournable ».

2Construit en deux parties, cet ouvrage offre d’abord au lecteur un voyage littéraire autour des grands poètes ayant marqué au fer rouge l’« âme » iranienne. Au bout de ce récit, deux entretiens − l’un avec Clément Therme, l’autre avec Leili Anvar – complètent cette entrée en matière visant à mieux appréhender la perception iranienne du monde.

3Citant Nicolas Bouvier – « le peuple d’Iran est le plus poète du monde » (p. 19) –, l’auteur cherche à prouver qu’en Iran, la poésie n’est pas simplement un genre littéraire. Elle est à la fois un refuge, un guide, un moyen de dépasser l’humanité et de sublimer le réel. Hafez (1325-1390) est par exemple l’un des poètes iraniens les plus connus. Les Iraniens sollicitent ses vers aussi bien pour de grandes occasions − le Nouvel An iranien, Norouz, le 21 mars par exemple − qu’avant un examen. Toutes les générations viennent visiter son sanctuaire, situé à Chiraz, au Sud-Est du pays. J.-P. Perrin évoque également Saadi (1184-1283), célèbre auteur du « Golestân » (le jardin des roses) ou encore le philosophe de l’islam Molla Sadra Shirazi (1571-1641) comme penseurs fondateurs de l’Iran actuel. In fine, cinq poètes – Hafez, Saadi, Ferdowsi, Rûmi et Omar Khayyam – représentent chacun un regard qu’il est possible d’emprunter pour observer le monde.

4J.-P. Perrin s’intéresse également à la place du cinéma iranien en Iran et à l’international, notamment à travers le travail de réalisateurs comme Abbas Kiarostami, Jafar Panahi ou Ashgar Farhadi. Qu’il s’agisse de poètes, de philosophes, de commentateurs ou de réalisateurs, le but est de montrer la complexité de l’identité iranienne d’une part, et son rapport au monde d’autre part. Reprenant le triptyque de Bernard Hourcade – les trois « I » caractéristiques de l’identité iranienne : Islam, Iran, International –, J.-P. Perrin dépeint la cohabitation entre trois Iran : le premier tourné vers la Perse éternelle, le deuxième fasciné par la modernité occidentale, le troisième ancré dans l’islam chiite (p. 25).

5Puis, l’entretien « Comment les mollahs ont fabriqué l’homo islamicus », réalisé avec C. Therme, apporte une grille de lecture plus (géo)politique de l’identité iranienne. Il permet de mieux appréhender la dualité du système politique iranien et de dépasser l’idée reçue selon laquelle une révolution religieuse ne peut être moderne. Enfin, à travers une approche purement littéraire, l’entretien avec Leili Anvar, intitulé « Le mythe de la Taverne », plonge le lecteur dans la puissance de la poésie iranienne. Elle explique comment l’ordre du symbolique de la poésie persane permet de transcender le temps et l’espace et de laisser libre cours à toutes les interprétations. L. Anvar compare par ailleurs la poésie persane à un oignon : « elle a toutes sortes de pelures. C’est pour cela qu’elle s’adresse au lettré comme à l’illettré, au mystique comme au débauché » (p. 86).

6La prière des poètes prête des yeux iraniens au lecteur pour un temps court de 90 pages. Il n’est pas question de tout décortiquer en profondeur, mais de porter un regard nouveau sur un pays qui reste méconnu. La collection « L’âme des peuples » vise à ouvrir « des grandes portes de l’histoire, des cultures, des religions et des réalités socio-économiques que les guides touristiques ne font qu’entrouvrir. » Dans cette optique, l’ouvrage est un succès, puisqu’il permet de prendre le temps de s’immerger dans la perception iranienne.

7Johanna Ollier

8Étudiante en Master 2 « Moyen-Orient » à Sciences Po Grenoble

Problématiques mondiales

Comment devient-on tortionnaire ? Psychologie des criminels contre l’humanité / Françoise Sironi, Paris, La Découverte, 2017, 770 p.

9Par quel processus des individus vivant une vie ordinaire et ne présentant pas de trouble psychique particulier peuvent se muer en de redoutables machines de destruction et de torture ? Comment des employés de bureau, des enseignants, pères de famille ou amis respectés deviennent des tortionnaires sans empathie, violents et cruels ? Et comment peuvent-ils prendre part à des crimes contre l’humanité, parfois sans recul, sans prendre conscience de leurs actes. C’est à cette question à entrées multiples, déjà longuement développée par Hannah Arendt dans ses travaux sur les criminels nazis et Adolf Eichmann, que Françoise Sironi apporte des éléments de réponse.

10Psychologue et enseignante à l’Université Paris 8, elle fut chargée d’analyser le profil de Duch, le responsable de la prison et centre de torture S21, au cœur de Phnom Penh, où périrent dans d’atroces souffrances 17 000 détenus entre 1975 et 1979. Le régime des Khmers rouges, responsable de la disparition du tiers de la population cambodgienne – soit plus de 2 millions de personnes sur un total de 7 millions – fut la manifestation d’une utopie meurtrière que rien ne semblait pouvoir arrêter. La prison S21 en est le symbole, et les innombrables photos de détenus, soigneusement conservées par Duch, affichent les visages de ces victimes.

11En marge de son procès, Françoise Sironi a longuement rencontré Duch et questionné ses antécédents, son parcours, sa reconversion après la chute du régime ainsi que le regard qu’il portait alors sur son activité. Au-delà de ce travail passionnant de décryptage de la psychologie de l’un des plus célèbres criminels contre l’humanité, elle pose la question de la mécanique du tortionnaire afin de voir dans quelle mesure il serait possible, à défaut de créer une typologie, au moins de comprendre quelles sont les caractéristiques que l’on retrouve chez ceux qui torturent, de S21 à Auschwitz en passant par le Rwanda ou la Bosnie. Ainsi, ses entretiens avec Duch offrent un témoignage exceptionnel de ce que pensent les tortionnaires, et du regard qu’ils portent sur leurs crimes.

12Mais le travail de Françoise Sironi ne se limite pas à la retranscription et à l’analyse des propos de Duch. Dans cet ouvrage magistral, riche et dense, elle poursuit ses réflexions sur la psychologie géopolitique déjà abordées dans d’autres travaux, proposant des grilles de lecture permettant de mieux comprendre comment la mise en place d’une machine tortionnaire est possible et parvient à révéler le comportement d’individus qui ne semblaient pas présenter des signes d’une quelconque pathologie mentale. Une lecture indispensable pour tous ceux qui souhaitent comprendre ce que furent les Khmers rouges et ce que représente l’usage de la torture par ceux qui la pratiquent.

13Barthélémy Courmont

14Directeur de recherche à l’IRIS

Les routes de la soie. L’histoire au cœur du monde / Peter Frankopan, Bruxelles, Éditions Nevicata, 2018, 736 p.

15Professeur d’histoire à l’Université d’Oxford, Peter Frankopan livre ici un travail ambitieux. Il s’agit non seulement d’une fresque historique s’étalant sur plusieurs millénaires et abordant des régions parfois éloignées de plusieurs milliers de kilomètres. Elle offre surtout un regard différent sur l’histoire des routes de la soie et l’impact de ces voies de communication sur l’histoire de l’humanité. Car ce sont deux mille cinq cents ans que l’auteur renverse ici, détournant vers l’est le regard que nous portons traditionnellement sur les centres de gravité des relations internationales, décrit comme réducteur et trop centré sur l’Occident ou, au contraire, sur l’Extrême-Orient.

16Loin des thèses réduisant l’Asie centrale à un « trou noir », pour reprendre l’appellation de Zbigniew Brzezinski, P. Frankopan y voit le lieu de toutes les convoitises, des Grecs aux Chinois, en passant par les conquérants arabes ou mongols et, plus près de nous, les Russes et les Britanniques opposés dans le Grand Jeu, puis les acteurs de la guerre froide. Cette Asie centrale n’est ainsi pas uniquement décrite comme un lieu de passage, sorte d’incarnation du cordon commercial et culturel que furent les routes de la soie, mais comme le point de rencontre de ces échanges, vers lequel convergeaient toutes les convoitises. L’histoire s’écrirait, selon P. Frankopan, autour d’un espace allant de la Méditerranée à l’Himalaya, les riches civilisations occidentales et orientales l’entourant n’ayant pu se développer sans entretenir le mythe de la conquête et du contrôle de cette zone indispensable.

17On retrouve dans cette lecture des éléments du Heartland décrit par Halford John MacKinder, puis Nicholas Spykman, ainsi qu’une articulation de l’histoire de l’humanité autour de référents de géopolitique. C’est donc d’une géopolitique de l’histoire dont il s’agit. Selon P. Frankopan, tout serait lié au magnétisme que ce Heartland exercerait auprès des grandes puissances, toutes époques confondues : la découverte et la colonisation de l’Amérique, les routes commerciales navales et leur développement, les instabilités au Moyen-Orient, etc. L’histoire de l’humanité serait ainsi étroitement liée au regard que les plus grands dirigeants porteraient sur ce « cœur du monde ».

18Certains épisodes sont mieux décrits, certaines thèses sont très crédibles là où d’autres se contentent parfois de rester dans la description, mais l’ensemble est à la fois audacieux et courageux, faisant de ce livre l’un des ouvrages d’histoire les plus stimulants de ces dernières années. Reste à savoir à quoi doit servir un tel travail pour notre compréhension du présent, tandis que la Chine se lance dans un projet pharaonique de « nouvelles routes de la soie » et que les grandes puissances s’organisent pour y apporter des réponses. Le Heartland est-il toujours d’actualité ? P. Frankopan semble répondre par l’affirmative, et les ambitions chinoises ne feraient que le confirmer. À lire et à méditer.

19Barthélémy Courmont

20Directeur de recherche à l’IRIS

Atlas de la mondialisation. Une seule terre, des mondes / Laurent Carroué, Paris, Autrement, 2018, 95 p.

21À travers ce dense et brillant atlas, le géographe Laurent Carroué propose une nouvelle lecture de ce paradigme universel qu’est la mondialisation. Nullement statique, elle est plus que jamais une « construction dynamique, instable et conflictuelle » (p. 7). Définie dans sa dimension géoéconomique en tant que « diffusion progressive de l’économie marchande puis capitaliste à la surface du globe » (p. 90), elle relève également du domaine géopolitique et géostratégique, et doit alors être envisagée « comme un affrontement de puissances pour l’exercice d’un hégémon d’échelles spatiales variables, mais pour l’essentiel continentales ou mondiales » (p. 90).

22Phénomène territorial, la mondialisation est certes d’abord une réalité planétaire avec « l’émergence progressive d’un système-monde qui confère à l’échelle mondiale un rôle croissant » (p. 9). Mais elle doit aussi être analysée selon différentes échelles. Les analyses proposées par l’auteur renvoient toujours à cette diversité scalaire. Le système financier, « hypertrophié et hyperspéculatif » (p. 42), est ainsi étudié à la mesure de sa dimension globalisée, dans un réseau de marchés « interconnectés et interdépendants » (p. 43), mais plus spécifiquement analysé dans une de ses formes de polarisation métropolitaine extrême : la World Class City qu’est Londres (p. 54).

23Loin d’être un processus uniformisateur, la mondialisation exacerbe à l’extrême les clivages et les hiérarchies de puissance. Celles-ci sont, du reste, historiquement très mobiles. Le Royaume-Uni, aujourd’hui « désuni » (p. 64), a perdu son prestige de la Belle Époque. Les États-Unis ne sont plus l’hyperpuissance des années 1990. Devenus « un facteur de désordre international » (p. 25) par leur arrogance et leur unilatéralisme, ils doivent désormais composer avec une « puissance en débat […] [entre] unilatéralisme, repli sur soi et crise identitaire » (p. 60). En vis-à-vis, le Sud, jadis simple tiers-monde défaillant, est à présent articulé autour « de puissances de rang mondial [Chine, Brésil, Inde] […] et de nouvelles puissances, d’échelle continentale, avérées [Afrique du Sud, Éthiopie, Arabie saoudite, Iran, Turquie] ou potentielles [Mexique, Nigeria, Indonésie] » (p. 22).

24Diverse dans ses spatialités, la mondialisation est aussi hétérogène par ses acteurs et leurs logiques d’action. Parmi ces derniers, les firmes transnationales organisent les territoires en fonction de leurs stratégies d’implantation et sont capables de malmener les logiques d’affirmation souveraine de l’action publique. L’État conserve néanmoins toute sa centralité dans cette mondialisation. Son champ des possibles est immense : régulation économique, stratégies nationales de puissance, intégration dans les modes de la « gouvernance mondiale » (p. 88), gestion des grands défis de demain tels que « nourrir la terre » (p. 76), apaisement d’un « monde sous tension » (p. 82), règlement de l’urgence environnementale et, surtout, façonnement d’une planète plus solidaire – alors que l’acuité des inégalités sociospatiales n’a jamais été aussi grande.

25Finalement, c’est toute la question de la durabilité d’un système économique et social mondial profondément fracturé qui est posée. Les dynamiques actuelles de « surintégration » et de « surexclusion », aussi bien sur le plan territorial que social, ne peuvent qu’exacerber les logiques de « tensions et de crises » et accélérer le processus de « grand chambardement » (p. 91) d’une planète affectée par des « ruptures essentielles […] [et notamment] : la grande émancipation des Suds […] [Désormais, ceux-ci] battent en brèche la vieille domination des puissances occidentales […] [ce qui] aboutit à une grande bifurcation qui caractérise le passage d’un monde bipolaire ou unipolaire à un monde multipolaire ou polynucléaire » (p. 91).

26Stéphane Dubois

27Professeur CPGE agrégé de géographie, Lycée Blaise Pascal, Clermont-Ferrand

Théorie des Hybrides. Terrorisme et crime organisé / Jean-François Gayraud, Paris, CNRS Éditions, 2017, 250 p.

28Cet ouvrage, écrit par un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, tente de donner un cadre conceptuel à l’évolution de la violence politique d’acteurs non étatiques que doivent affronter les États depuis la fin de la guerre froide. Auparavant, le partisan se distinguait du criminel sur un critère relativement clair : alors que le premier prenait les armes pour des motivations essentiellement politiques (refuser l’occupation étrangère, renverser un régime politique pour des questions idéologiques), le bandit ou le criminel enfreignait la loi comme moyen de subsistance sans se soucier de mettre en cause le pouvoir politique. Mais l’histoire de ces dernières décennies montre que cette distinction n’est plus de mise. Les deux univers s’interpénètrent, s’hybrident pour produire une nouvelle forme de groupe violent, recourant généralement aux méthodes terroristes sans que la finalité politique détermine entièrement la conduite des opérations.

29« L’hybride est l’irrégulier de l’ère du chaos » (p. 41) : l’auteur note que les processus d’hybridation ne se cantonnent pas à la violence politique, mais qu’ils concernent divers champs de la vie actuelle. La « balkanisation » du monde, la fin du parrainage d’une superpuissance ou d’un mouvement idéologique, la montée de la criminalité transnationale, l’affaissement des idéologies remplacées par le capitalisme sans frein et le règne de l’appât du gain – une nouveauté qui laisse tout de même dubitatif –, la démobilisation des combattants locaux de la guerre froide sont autant de raisons favorisant le développement de nouvelles formes de groupements violents. La typologie ensuite exposée représente en fait les quatre degrés de rapprochement des mouvements criminels et révolutionnaires classiques : de la coopération à l’osmose totale. Aujourd’hui, une organisation terroriste type comprend trois parties : une aile politique, une aile terroriste et « une aile de services sociaux » (p. 52), ce qui lui permet d’agir dans le domaine de la compétition politique légale, et de conquérir les cœurs d’une population souvent délaissée par les régimes en place.

30La rencontre des deux formes de violence autrefois étanches est déterminée par la politisation du crime, qui désormais doit contraindre les États à céder des parts de souveraineté pour que le profit criminel puisse s’épanouir, mais aussi par la criminalisation du politique. Dans ce domaine, l’auteur rappelle le contexte historique qui oblige les anciennes guérillas à recourir à divers trafics, et notamment la narcoéconomie, pour financer leur lutte, mais tend à considérer le crime comme inhérent à des organisations qui affrontent l’ordre et la loi – quelque légitimité qu’elles aient dans certaines régions du monde. Ainsi, il a tôt fait de condamner les finalités de ces mouvements au nom de leurs méthodes, en oubliant un peu rapidement les horreurs des guérillas d’antan et des méthodes de répression tant des armées occidentales que du tiers-monde.

31Cette vision de Javert est assez dérangeante lorsqu’il traite du « djihadiste en voyou de banlieue », où le passé délinquant d’une partie des candidats au terrorisme et au djihad, ainsi que le comportement des djihadistes français sur le territoire contrôlé par l’État islamique le font rapidement conclure que l’idéologie et la religion ne sont que des paravents face au profil classique de criminels – le lucre, la propension à la violence, le narcissisme exacerbé, etc. D’autres travaux infirment cette généralisation, qui, si elle peut convaincre quant aux profils des combattants français de Daech, ne permet pas de décrire la majorité des membres des autres mouvements djihadistes (voir notre chronique précédente sur le livre de Xavier Crettiez, Les Soldats de Dieu, La Revue internationale et stratégique, n° 109). On lira toutefois cet ouvrage pour la description de phénomènes ou mouvements parfois peu connus, comme ce gang mexicain, « la Familia », qui conjugue pratiques mafieuses, violence extrême militarisée et culte messianique. On en méditera par ailleurs la conclusion, qui rappelle que ces mouvements prospèrent aussi du fait de la segmentation des administrations chargées de les combattre.

32Yannick Prost

33Haut fonctionnaire et maître de conférences à Sciences Po

Islam, à la reconquête du sens / Reda Benkirane, Paris, Éditions Le Pommier, coll. « Essai », 2017, 509 p.

34L’entreprise hardie de Reda Benkirane contribue à démontrer la possibilité d’un islam moderne qui démentirait les accusations de son immobilisme forcé par une théologie antirationnelle et autoritaire, et qui invaliderait la lecture normative et simplificatrice du texte sacré. La thèse de cet ouvrage savant repose sur le principe que le Coran n’est pas une loi réalisant un programme, mais une « guidance pour réaliser un projet » (p. 18) humain et spirituellement inspiré. La reconquête du sens passe donc par le basculement de la lecture.

35En premier lieu, cette normalisation desséchante est un processus historique. L’enfermement dans une exégèse obligatoire et figée a provoqué, dans le monde musulman, un manque de repères aggravant la crise d’identité et la perte de sens face à une modernité occidentale triomphante. La tentative salafiste originelle, qui pointe à la fin du XIXe siècle pour renouveler la spiritualité musulmane, s’achève dans une « théologie de marché » qui privilégie l’expression d’une religion matérialiste et formaliste, simplifiée et écrasant les subtilités et le caractère équivoque de la révélation au profit d’un dogme propre à lutter contre l’anxiété de la perte de repères. Ainsi, le fondamentalisme salafiste débouche sur une sécularisation paradoxale, en réduisant la religion essentiellement à un projet politique s’exprimant d’abord par quelques rites sommaires, et rendant l’islam incapable de « percevoir, en tant que saisie globale et immédiate, la réalité complexe et multidimensionnelle de notre temps » (p. 137).

36La deuxième partie de l’ouvrage offre des développements ardus qui cherchent à montrer la difficulté, pour l’islam, de saisir la complexité des sciences exactes, tout en montrant les atouts de cette pensée dans le changement de paradigme actuel les concernant. « L’Islam de sortie » doit « réinstaurer la primauté de l’esprit dans la production de sens au sein du plus grand nombre » (p. 137).

37C’est par une prise de conscience de la nature de la révélation coranique (troisième partie) que celle-ci peut advenir. Loin d’être un programme délivré une bonne fois pour toutes dans un texte univoque, la révélation faite à Mahomet est une « révélation intermittente » (Jacques Berque), délivrée par flux discontinus et de manière désordonnée, produisant en définitive un livre d’une grande complexité, aux niveaux de compréhension multiples : « rien dans le Coran ne procède d’une unité thématique ou temporelle, d’une chronologie linéaire, d’une marche unilinéaire » (p. 327). Ainsi, contrairement aux détracteurs de l’islam, celui-ci nécessite un engagement intellectuel exigeant qui ne saurait s’arrêter au texte apparent, à tel point qu’un penseur comme Averroès considérait qu’il n’était pas possible de faire accéder certains niveaux de compréhension à la masse, et que seuls certains esprits pouvaient parvenir à cette science. Or, la grande force du salafisme post-moderne est de faire croire que tout le monde peut devenir un docteur de la foi et accéder au savoir. Défiguré par le milieu sociologique et historique dans lequel il a été plongé, l’islam est soupçonné d’être le terreau de régimes autoritaires, de sociétés patriarcales obsédées par la généalogie, la communauté et la séparation du pur et de l’impur. Il n’en est rien, assure l’auteur, et il faut désormais œuvrer pour que la pensée islamique soit une force d’innovation en prise avec son temps.

38Yannick Prost

39Haut fonctionnaire et maître de conférences à Sciences Po

Sauvons le Progrès / Étienne Klein, Paris, L’aube, 2017, 77 p.

40Physicien nucléaire – il dirige un laboratoire au sein du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) –, Étienne Klein est un intellectuel complet : il s’est, entre autres, fait connaître du grand public par de nombreux livres de philosophie des sciences, ainsi qu’une émission hebdomadaire sur France Culture. Le présent ouvrage prend la forme d’une discussion avec Denis Lafay, journaliste et auteur.

41Le Progrès est en crise. Tel est le postulat initial de ce court essai : voici le Progrès peu à peu remplacé dans le langage par son quasi-synonyme, l’innovation. Loin d’une simple querelle sémantique, l’auteur soutient une thèse beaucoup plus complexe, car défendre le Progrès reviendrait à défendre un ensemble de valeurs, une vision du monde moderne allant bien au-delà de l’innovation tant vénérée à l’heure de la « startup nation ».

42Mais qu’est-ce que le Progrès ? Le terme semble daté, comme renvoyant à la période des Trente Glorieuses. Au-delà d’une simple dimension consumériste, le Progrès donne une perspective au présent en laissant entrevoir un futur meilleur et directement intégré à la marche de l’Histoire : en reniant le Progrès, c’est cette perspective qui s’effondre, et « le présentisme furieux dans lequel nous nous complaisons mutile notre capacité à nous projeter vers l’avant, en direction de notre horizon temporel » (p. 23). S’opposent alors deux visions : le Progrès s’appuyant sur le temps constructeur pour aller vers un avenir meilleur, et l’innovation, qui se contente de lutter contre le délitement présent. Cet antagonisme va de pair avec une défiance envers la science et une idée enracinée d’avoir atteint un niveau plateau dans l’avancé de monde : les grandes révolutions sont derrière nous, tandis que le caractère humaniste et universel du Progrès a paradoxalement échoué à s’étendre à l’ensemble de l’humanité, laissant de côté une majorité n’ayant pas accès à la modernité. Parle-t-on alors de « la généralisation des acquis technologiques et d’une distribution fondée sur une juste répartition [à l’ensemble des populations], ou [d’une] simple course en avant [technologique], sectorielle et confinée ? » (p. 30).

43Obnubilés par les questions d’éthique et les dangers technologiques, nous avons perdu notre capacité à percevoir les bons côtés du Progrès : si hier encore, les accidents ou catastrophes industriels étaient considérés comme un risque intrinsèque à l’avancée du monde, ils sont aujourd’hui devenus des facteurs d’inhibition pure et simple. Pour autant, l’éthique et la sécurité collective ne doivent pas être laissées de côté : l’avancement des connaissances scientifiques n’apporte en lui-même pas de réponse à la question de savoir ce que nous pouvons et ce que nous devrions : « que voulons-nous faire socialement des savoirs et des pouvoirs que la science nous donne ? Les utiliser tous, par principe […], ou les choisir, faire du cas par cas ? » (p. 39).

44Le Progrès, qui a pour vocation initiale de soutenir les communautés, semble apparaître dans les consciences comme un facteur d’assujettissement, tant par l’évolution des mœurs vers un monde « tout-technologique » que par une dépendance croissante à des énergies non renouvelables dans un monde fini. Selon cette logique, le Progrès et la recherche se retrouvent eux-mêmes assujettis à « la double dictature de l’utilitarisme et du rendement » : « “combien ça coute ?” et “à quoi ça sert ?” » (p. 44). Les grandes découvertes scientifiques, celles-là mêmes sur lesquelles reposent la plupart de nos technologies, ne se sont pas réalisées à l’aune de ces représentations court-termistes.

45L’évolution du rapport à la science et la remise en cause de sa légitimité s’inscrivent finalement dans l’ère dite de la « post-vérité », notamment caractérisée par la présidence de Donald Trump – rejetant en bloc le changement climatique –, et dans un contexte de défiance généralisée envers toute sorte d’expertise. L’étude de l’histoire des sciences prend alors son sens, permettant de différencier la connaissance de la simple croyance.

46En définitive, Étienne Klein signe, avec Denis Lafay, un ouvrage à la fois court, efficace et d’une densité extrême. Si la vitesse d’enchaînement des questions soulevées peut parfois laisser le lecteur dans un sentiment d’incomplétude, l’essai philosophique n’a par essence pas tant vocation à apporter des réponses qu’à provoquer la réflexion. En cela, Sauvons le Progrès remplit sa mission.

47François Pène

48Étudiant en Géopolitique et Prospective à l’IRIS Sup’

Le totalitarisme pervers d’une multinationale au pouvoir / Alain Deneault, Paris, Éditions Rue de l’échiquier, 2017, 128 p.

49Alain Deneault est un philosophe québécois qui enseigne au Collège international de philosophie à Paris. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et essais portant sur des thèmes variés, mais s’attaquant de manière récurrente à l’action de différents systèmes de cartels multinationaux et aux complicités étatiques qui en découlent, qu’ils soient liés aux industries d’extraction de matières premières – pétrolières, gazières ou minières – ou au monde des hautes sphères financières – notamment les paradis fiscaux. Le présent ouvrage se découpe implicitement en deux parties distinctes.

50La première, consacrée à la firme Total, dresse un portrait terrifiant : celui d’une entreprise tentaculaire et surpuissante qui joue toujours plus de son influence pour satisfaire d’inextinguibles besoins de rendements financiers privés. Total est définie comme une société pétrolière française. Elle n’est en fait pas une unique entité, mais une myriade de 934 organisations de formes diverses à travers le monde, l’ensemble n’ayant aucune existence légale. Les seules choses demeurées françaises chez Total sont l’adresse de son siège social, ainsi qu’une véritable porosité avec le pouvoir de la République. Ses activités, pour leur part, sont largement diversifiées afin de garantir un revenu constant, quels que soient les cours du pétrole.

51Les accointances de la firme avec l’État français sont historiques : ce qui s’appelle aujourd’hui Total résulte des fusions successives de différents établissements, publics ou non, notamment la Compagnie française des pétroles (CFP) et Elf. Si l’État était le seul maître à bord jusqu’au début des années 1990, la privatisation du secteur a laissé place à la gourmandise des investisseurs, produisant une inversion du rapport de forces. Dans un savant mélange de favoritisme, de clientélisme et de terreur, Total parvient à obtenir ce qu’elle veut des décideurs politiques : les allers-retours entre la haute fonction publique et les postes de cadres au sein de l’entreprise ne sont ainsi pas rares. Quand elle n’accommode pas la loi en son sens, Total s’échine à transformer toute procédure juridique à son encontre en véritable chemin de croix pour l’exemple. Quel particulier possède, en effet, l’énergie et l’argent pour se battre quinze ans durant contre une armée d’avocats spécialisés ? Il n’existe plus de « cellule africaine » à l’Élysée ? Le néocolonialisme et le pillage en règle du continent ont été privatisés en même temps que la firme, qui possède un véritable réseau diplomatique parallèle et dispose de ses entrées dans toutes les chancelleries de l’ancienne Afrique française, et au-delà.

52Dans une seconde partie, beaucoup plus conceptuelle, l’auteur s’interroge sur le fait du totalitarisme, s’appuyant pour cela sur de multiples penseurs de différentes époques – Hannah Arendt, Jean Vioulac, Benjamin Barber, Alain Supiot, Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau et bien d’autres – pour défendre une thèse complexe : le monde capitaliste libéral, sous couvert de liberté et d’État de droit, instaure un totalitarisme silencieux, mais comparable à sa définition traditionnelle. Certains parlent de « totalitarisme soft », d’autres encore de « totalisation » : l’idée est de désigner cette manière qu’a le libéralisme économique de transformer les classes en une masse uniforme et indifférenciée, où chacun se voit retirer sa spécificité. Nous vivrions donc enfermés dans un état de liberté de façade, mais au sein duquel les classes capitalistes dominantes seraient les seules à avoir réellement voix au chapitre quand il s’agit de définir les grandes règles de la marche du monde. À la différence du fascisme, hitlérisme ou stalinisme, cette forme de domination se fait globalement dans la douceur. Toutefois, les ressorts totalitaires seraient finalement les mêmes, écrasants et sans alternatives.

53Cet ouvrage, très largement à charge, est cependant à lire avec prudence : un lecteur non avisé risquerait de tomber rapidement dans un poncif des relations internationales qui tend à considérer les enjeux pétroliers comme l’alpha et l’oméga de toute analyse géopolitique. Avec Total, il n’est en effet pas question d’un complot mondialisé omnipotent, mais bien d’une puissante organisation qui s’affirme dans un jeu d’influences, privées comme publiques, global et contradictoire.

54François Pène

55Étudiant en Géopolitique et Prospective à l’IRIS Sup’

Les maîtres de l’espionnage / Rémi Kauffer, Paris, Perrin, 2017, 617 p.

56Dans cet ouvrage passionnant, Rémi Kauffer relate de manière concise et précise l’histoire de 55 espionnes et espions de toutes nationalités ayant œuvré de la Première Guerre mondiale au début des années 2000, de Mata Hari à la récemment célèbre Anna Chapman.

57Contrairement à ce qui pourrait être attendu, l’ouvrage ne suit une logique ni chronologique ni géographique. Rémi Kauffer a opté pour une méthodologie originale et cohérente. Il classe en effet les espions qu’il conte selon la catégorie à laquelle ils appartiennent : grands patrons, agents de terrain, agents versatiles – qui comprennent bien entendu les agents doubles, mais aussi les dissidents –, exécuteurs de basses œuvres, agents Action – agents d’actions clandestines, que l’auteur différencie des exécuteurs de basses œuvres par la nature de leurs missions qui ne concernent que rarement des homicides –, chasseurs de taupes et fauteurs de troubles. Cette classification a le mérite de placer idéalement le lecteur dans le monde de l’espionnage et les enjeux qu’il charrie : complexité, pluralité, adaptation, exécution, trahison. Elle permet également, et c’est un trait important du livre, une intéressante mise en perspective entre les – très – différentes situations racontées par l’auteur.

58Par ailleurs, le style adopté par R. Kauffer, concis, précis et abondant en faits, plonge pleinement le lecteur dans les époques, et donc dans les récits. Les histoires sont courtes – une dizaine de pages en moyenne – mais exhaustives, en ce sens qu’elles apportent les clés de compréhension de la complexité de la « profession ». L’on peut ainsi très rapidement saisir, analyser, voire interpréter les faits.

59L’ouvrage s’adresse à tous les publics, même si le lecteur curieux mais non spécialiste devra par moments faire preuve d’un degré d’abnégation supplémentaire tant les précisions et les acronymes sont parfois abondants. De plus, il peut aussi bien se lire comme un divertissement que comme une mini-encyclopédie de l’espionnage, ou encore comme un recueil de courtes biographies des 55 protagonistes référencés.

60En conclusion, ce livre s’avère conforme à l’attente que l’on pourrait en avoir : des histoires brèves, mais véritablement étayées et développées permettant de comprendre les tenants et les aboutissants, et rendues fluides par le style concis et précis de l’auteur. En revanche, les révélations sur des affaires d’espionnage récentes sont rares. Et si certains lecteurs pouvaient s’en trouver déçus, l’on ne peut reprocher à l’auteur, qui a fait le choix de la précision, de ne pas traiter d’événements comportant des détails encore approximatifs. Ces affaires menées dans l’ombre mettent, en effet, bien du temps à révéler tous leurs secrets.

61Antoine Diacre

62Ancien analyste junior à l’Inter-Agency Regional Analysts Network (IARAN) et ancien assistant de rédaction à l’IRIS

Mis en ligne sur Cairn.info le 29/06/2018
https://doi.org/10.3917/ris.110.0179
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour IRIS éditions © IRIS éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...