CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« En appliquant ce remède économique, pacifique, silencieux et meurtrier, nul besoin de recours à la force »
Thomas Woodrow Wilson, président des États-Unis d’Amérique, 1919

1L’ébauche de normalisation des relations américano-cubaines, entamée au mois de décembre 2014, pourrait mettre fin au plus ancien et emblématique régime de sanctions internationales encore en vigueur. Le blocus – ou l’embargo, selon que l’on se place de part ou d’autre du détroit de Floride [1] – dure depuis 1959, date de la prise de pouvoir de Fidel Castro à Cuba. Alors que la décennie 1990 est communément désignée comme la « décennies des sanctions » [2], les sanctions économiques à l’encontre de la Russie dans le cadre de la crise ukrainienne, du régime syrien ou d’organisations terroristes donnent à voir une pratique toujours dynamique. L’Iran au sujet de la question nucléaire, le Zimbabwe de Robert Mugabe ou encore la Libye de Mouammar Kadhafi n’en sont que d’autres illustrations. En dépit de cet usage courant, les sanctions demeurent des outils politiques, économiques, diplomatiques ou stratégiques insuffisamment pensés. De quoi les sanctions internationales sont-elles le nom ? Que nous apprend leur pratique sur l’environnement international et sur les interactions et représentations entre acteurs internationaux ? Les sanctions ne sont-elles pas, aussi, des formes de punitions infligées à des acteurs au comportement jugé « déviant » ? Les différentes contributions rassemblées dans ce dossier entendent répondre à ces interrogations sur le jeu du sanctionner et punir, sans viser une exhaustivité empirique ou conceptuelle, mais dans une approche problématisée mettant en avant les dynamiques profondes à l’œuvre.

Redresser, stigmatiser, ostraciser

2Sans prétendre s’inscrire dans une étude foucaldienne des relations internationales, ce dossier fait à cette fin référence à l’analyse historique de l’émergence du système carcéral français menée par Michel Foucault dans Surveiller et punir[3]. Les contributions rassemblées ici constituent une invitation à questionner le rôle, la nature, la portée et la signification des sanctions internationales, comme le philosophe avait, en son temps, questionné le sens de l’essor de l’univers de la prison pour l’exercice du pouvoir dans nos sociétés contemporaines. M. Foucault donnait ainsi à voir l’évolution des rapports et outils de mise au pas du pouvoir sur les individus considérés comme déviants dans la société. Il analysait notamment le passage du châtiment public, comme exercice manifestant la toute-puissance du souverain sur le condamné et le peuple, à la création d’un univers carcéral, comme mode de stigmatisation, de culpabilisation et de redressement à distance destiné à normaliser les individus considérés comme déviants.

3Les relations internationales sont aussi une société dans laquelle s’exercent des rapports de forces, dans laquelle des acteurs sont aussi considérés comme « déviants » [4] et font l’objet de tentatives de culpabilisation et de redressement par d’autres acteurs ou par des coalitions aux contours fluctuants. Si la notion de puissance y remplace souvent celle de pouvoir, le système international est également un espace où sont infligées des peines. En effet, une sanction est une « manière de gérer les illégalismes, de dessiner des limites de tolérance, de donner du champ à certains, de faire pression sur d’autres, d’en exclure une partie, d’en rendre utile une autre, de neutraliser ceux-ci, de tirer profit de ceux-là » [5]. Cette définition générique permet d’entrevoir la complexité du concept. Au cœur de ce dossier, chaque article entendra apporter un complément ou une nuance à celle-ci, réaffirmant toutefois son caractère coercitif et redresseur, se substituant peut-être à la guerre comme la prison a pu se substituer au châtiment public.

4Les sanctions internationales offrent à bien des égards une grammaire particulière des rapports de forces et de leur matérialisation, de la définition de la normalité, de l’évolution des outils de traitement des comportements jugés déviants face à cette normalité, etc. Ainsi peuvent-elles être saisies en tant qu’objet de sociologie des relations internationales (Bertrand Badie dans ce dossier). Elles apparaissent, dès lors, comme un révélateur, parmi d’autres, des logiques de domination, de stigmatisation et d’humiliation qui caractérisent la société internationale de la même façon que les sociétés nationales. Dans ces dynamiques, l’absence de registre univoque et incontestable de justification est hautement problématique, car elle renvoie l’image de dynamiques de sanctions fortement subjectives. Les sanctions internationales, prises notamment par des institutions internationales comme l’Organisation des Nations unies (ONU) ou l’Union européenne (UE), alternent entre des registres différents (droit, norme, perceptions, intérêts), ce qui en fait un instrument diplomatique questionnable (Barbara Delcourt). Cette subjectivité de la logique est aussi palpable dans le cas récent de la Libye de Mouammar Kadhafi. Le régime de sanctions, initialement soutenu par une grande partie de la communauté internationale – y compris les acteurs africains – au nom de la responsabilité de protéger, a dévié vers une forme de punition armée à travers l’intervention militaire, qui a fait voler en éclat la cohésion de ces dits acteurs et provoqué la chute du régime libyen (Malte Brosig). De même, l’analyse de la jeune histoire de la Cour pénale internationale (CPI) souligne que cette institution, censée incarner et faire avancer la « normativisation » du système international par l’adoption de sanctions juridiquement ancrées, apparaît aujourd’hui aux yeux de certains acteurs comme un système vicié par les rapports de domination, et servant autant à punir des vaincus ou des opposants qu’à faire triompher une justice internationale (Marie Gibert).

5Par-delà ces significations intrinsèques, les sanctions internationales sont aussi révélatrices de l’environnement international dans lequel elles se déploient et du rôle qu’entendent y jouer différents types d’acteurs.

Gérer l’incertitude

6Reflets de rapports de forces évolutifs dans leur contenu comme dans leurs outils de déploiement, de clivages normatifs au sein de la société internationale sur ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, d’incertitudes sur les outils les plus appropriés pour obtenir des résultats en matière de politique étrangère et de sécurité, mais aussi de volonté d’action et d’existence, les sanctions internationales sont un excellent miroir d’une société internationale perturbée, en quête de repères, de règles et de hiérarchie. Comment expliquer, par exemple, l’activisme de certains acteurs en matière de sanctions ? Comme le souligne Francesco Giumelli, les sanctions internationales peuvent être prises par les gouvernements dans trois optiques : « signaler une insatisfaction à l’égard de certaines politiques, à destination de pays cibles étrangers ou d’audiences domestiques ; contraindre le pays ciblé ou ses dirigeants à ne pas engager certaines actions futures ; contraindre un gouvernement à changer ou à inverser des politiques existantes [6]. » Cette triple vocation des sanctions explique en partie leur multiplication, auquel le contexte international des années 1990-2000 a aussi fourni un environnement favorable.

7Celui-ci apparaît, en effet, au moins aussi dangereux et instable, mais aussi plus complexe qu’au sortir de la guerre froide. Les risques et menaces se sont diversifiés et complexifiés. L’émergence sur la scène internationale d’organisations terroristes occupant une place de choix comme destinataires des sanctions, participe, en partie, de l’augmentation quantitative du nombre de mesures mises en œuvre. La multiplication de différends interétatiques suffisamment forts pour motiver des mesures coercitives sans toutefois laisser présager qu’un recours à la force soit nécessaire, légitime ou possible est une deuxième explication. Dans un environnement international où la complexité des réponses à apporter est proportionnelle à celle des risques et menaces, organisations internationales et États démontrent un certain activisme à adopter des sanctions ayant pour vertu de donner l’impression de l’action, à défaut d’apporter une solution introuvable au problème posé. Reflet de cette complexité du système international et du jeu diplomatique, les sanctions se sont considérablement diversifiées. Si l’embargo, le boycott des grands événements ou le gel des avoirs connaissent historiquement une utilisation importante, la période récente a vu se développer ou se réinventer un arsenal complet et inventif de sanctions, intervenant sur les domaines régaliens comme sur ceux de la vie quotidienne.

L’introuvable efficacité ?

8Si les sanctions sont idéologiquement conçues selon une obligation de moyens, l’obligation de résultat est, pour sa part, bien plus difficile à atteindre. Compte tenu de leur utilisation exponentielle à partir des années 1990, sans réelle préoccupation de leur spécificité, de nombreuses voix s’élevèrent contre leur emploi excessif. Le cas des sanctions contre l’Irak de Saddam Hussein a constitué un tournant et peut être considéré comme un élément déclencheur. La mise en œuvre de sanctions aveugles provoqua en Irak, comme dans d’autres pays par ailleurs, une catastrophe humanitaire importante, sans que les autorités internationales ne l’aient véritablement envisagée. Face à ce constat d’échec matériel et éthique, des débats nourris eurent lieu au cours des années 2000, faisant émerger de nouvelles grilles de lecture quant à l’efficacité des sanctions. Si celles-ci n’étaient pas entièrement remises en cause, en raison de l’impossibilité du recours à la force dans la majorité des cas, elles devaient, par contre, se révéler plus appropriées. Se développèrent des « smart sanctions », destinées à viser directement les responsables du « dysfonctionnement » à l’origine de la mesure. Mais, comme le montre l’exemple des sanctions à l’encontre de l’Iran adoptées par les États-Unis et l’Union européenne (UE) ces dernières années (Thierry Coville dans ce dossier), ce « polissage » de la sémantique et de la pratique n’empêche pas que les sanctions relèvent parfois, malgré tout, davantage d’une punition collective contre-productive à l’égard d’une économie, et donc d’une population, que d’une véritable sanction ciblée.

9L’efficacité de ces mesures, leur capacité à produire des changements d’attitude et de comportement, à restaurer un certain ordre international sont ainsi souvent mises en défaut. Les sanctions ne doivent et ne peuvent être considérées « comme une fin en soi. […] Pour être efficace, un régime de sanctions doit être soigneusement adapté à la situation particulière à laquelle il doit s’appliquer » [7]. Aussi, leur degré d’efficience sera donc lié non seulement à leur contenu propre, mais aussi à l’étude faite de la situation, et à des facteurs exogènes. L’histoire de l’usage des sanctions au XXe siècle rappelle à quel point il est délicat de tirer des leçons uniformes et définitives sur leur efficacité et sur leur rôle effectif dans des transformations politiques ou diplomatiques (Pierre Grosser). Dès lors, pourquoi des acteurs internationaux recourent-ils autant à un instrument d’action à l’efficacité aussi incertaine ? Les sanctions internationales visent-elles effectivement à obtenir un résultat, à produire du changement, ou remplissent-elles d’autres fonctions, effectives ou symboliques ? L’exemple de l’UE suggère que sanctionner, c’est aussi et peut-être surtout, pour des acteurs internationaux, exister (Bastien Nivet). Que les sanctions, hard power non militaire, ont cela de spécifique qu’elles permettent de déployer l’image d’une action internationale ferme et décidée lorsque le recours à la force paraît impossible et que la diplomatie est en échec. Les sanctions n’en restent pas moins un objet étrange, en contradiction avec certaines évolutions récentes de l’environnement international. Analysées sous l’angle de leur pertinence à l’heure de la mondialisation (Fanny Coulomb et Sylvie Matelly), les sanctions économiques sont un révélateur tant de la portée symbolique que de la difficulté d’isoler, de mettre à l’écart. De même, le boycott, sorte de dénégation de l’existence de l’Autre et de refus d’échanger ou d’entrer en contact avec lui, apparaît à la fois comme une arme désuète mais aussi symboliquement très forte à l’heure du soft power et de la diplomatie d’influence (Carole Gomez). Les sanctions internationales reflètent donc fidèlement l’environnement international dans lequel elles s’insèrent, tout en en traduisant les incohérences, ou les espaces et dynamiques en quête de sens, de grilles d’interprétation et de compréhension.

10*

11À travers leur analyse diversifiée des modalités de coercition non belliqueuse, les contributions de ce dossier visent une contribution utile et actuelle à la compréhension du système international. Celui-ci y apparaît comme une société particulière où, sous couvert de sanctionner des comportements déviants au regard de règles, normes ou atteintes à la sécurité, s’exercent des enjeux complexes de représentations mutuelles, de rapports de domination, d’exclusion et d’inclusion.

Notes

  • [1]
    Une querelle sémantique qui se traduit dans les débats et décisions des Nations unies, des États favorables à Cuba et / ou opposés aux sanctions américaines utilisant le terme « blocus », alors que les États-Unis privilégient le mot « embargo », perçu comme moins belliqueux.
  • [2]
    David Cortright et George A Lopez, The Sanctions Decade. Assessing UN Strategies in the 1990s, Boulder, Lynne Rienner, 2000.
  • [3]
    Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. Collection « tel », 2004, pour l’édition utilisée ici.
  • [4]
    Voir Soraya Sidani, Intégration et déviance au sein du système international, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
  • [5]
    Michel Foucault, op. cit., p. 318.
  • [6]
    Francesco Giumelli, « How EU sanctions work. A new narrative », EUISS Chaillot Paper, n° 129, 13 mai 2013.
  • [7]
    Compte rendu de la 4128e séance du Conseil de sécurité consacrée aux questions générales relatives aux sanctions, intervention de M. Cunningham (États-Unis d’Amérique), S/PV.4128, 17 avril 2000, p. 7, cité par Charlotte Beaucillon, « Comment choisir ses mesures restrictives ? Guide pratique des sanctions de l’UE », EUISS Occasional Paper, n° 100, 25 janvier 2013, p. 14.
Carole Gomez
Juriste et chercheur à l’IRIS.
Bastien Nivet
Docteur en science politique, professeur associé et coordinateur de la recherche à l’École de management Léonard de Vinci (EMLV, Pôle universitaire Léonard de Vinci, Business Lab), et chercheur associé à l’IRIS.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/03/2015
https://doi.org/10.3917/ris.097.0061
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