1Trois graphiques résument à merveille les enjeux de la démographie de la Russie contemporaine, tout autant que la nature des débats politique et public qui les entourent. Le premier (voir figure 1, p. 76), souvent nommé « la croix russe », offre une mise en regard de deux composantes sur les trois qui déterminent la croissance – ou décroissance – de la population du pays : le nombre de naissances et le nombre de décès durant les cinquante dernières années, dont les tendances sont analysées avec attention depuis que la courbe des naissances a croisé celle des décès en 1992, juste après l’éclatement de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) et au moment où la Russie subissait les lourdes réformes économiques et sociales de la présidence de Boris Eltsine. Il n’en fallait pas moins pour que le monde politique s’empare de ces questions, certains suggérant l’existence d’une relation mécanique entre cette croissance naturelle [1], devenue négative, et la politique menée. La presse hostile au caractère libéral des mesures parla de génocide de la nation russe. Depuis, l’opinion et le monde politique se passionnent pour la démographie et ses enjeux. À l’inverse de l’année 1992, qui vit le nombre de naissances devenir inférieur à celui des décès, l’année 2012, qui voit la situation s’inverser, est présentée comme le premier aboutissement d’une politique démographique mise au bénéfice de Vladimir Poutine. Visant essentiellement à encourager la natalité, elle est fondée sur la mise en place, à partir de 2006, de dispositions financières incitatives, nommées « capital maternel ». Les évolutions des dernières années conduisent alors nombre de politiques ou journalistes à imaginer un retournement complet des tendances des dernières années, retournement qui remettrait la Russie sur la voie d’une croissance naturelle positive. La réalité démographique est, de ce point de vue, beaucoup plus complexe. Mais, dès à présent, notons qu’à ce graphique manque une composante essentielle de l’évolution d’une population : le solde migratoire.
Nombre annuel de naissances et de décès en Russie / Fédération de Russie (1960-2012, en milliers)

Nombre annuel de naissances et de décès en Russie / Fédération de Russie (1960-2012, en milliers)
2Un second graphique (voir figure 2), bien connu depuis les années perestroïka mais quelque peu oublié aujourd’hui, offre la comparaison entre l’évolution de l’espérance de vie masculine et féminine à la naissance en Russie et celle observée dans les autres pays européens. Nous représentons ici, à titre d’exemple, l’espérance de vie masculine en Russie, en France et en République tchèque, les évolutions des deux dernières étant respectivement caractéristiques des tendances observées en Europe de l’Ouest et en Europe centrale et orientale. Ce graphique montre la situation particulièrement détériorée en Russie, marquée par une lente et continue dégradation tout au cours du dernier tiers du XXe siècle, que les mesures de prohibition alcoolique menées durant la perestroïka n’avaient qu’éphémèrement interrompue, puisqu’après une brève embellie, très artificielle, la chute s’était poursuivie jusqu’en 2005. La timide remontée, qui s’ébauche cette année-ci et se poursuit encore aujourd’hui, est alors vue avec optimisme et perçue, à nouveau, comme la conséquence d’une croissance économique retrouvée en Russie. De fait, en extrapolant la tendance observée, le niveau atteint en 1986, au plus fort de l’année de la campagne antialcoolique, serait à nouveau atteint dans quatre ou cinq ans.
Espérance de vie des hommes à la naissance (France, République tchèque et Russie, 1960-2011)

Espérance de vie des hommes à la naissance (France, République tchèque et Russie, 1960-2011)
3La troisième tendance (voir figure 3, p. 78), observée avec attention durant les années 1980 puis à nouveau aujourd’hui, est la migration nette, c’est-à-dire la différence entre nombre d’immigrants et nombre d’émigrants. Entendons par immigrants des personnes qui s’installent durablement en Russie et émigrants des personnes quittant la Russie pour résider à l’étranger. Cette courbe est difficile à analyser, tant elle dépend des mesures du nombre de migrants, qui ont changé à plusieurs reprises – en 2007 et 2010 –, et ne tient compte que de la migration enregistrée (migrants disposant d’un titre de séjour et présents pour au moins neuf mois sur le territoire depuis 2007, que le titre de séjour soit provisoire ou définitif depuis 2010). Sur la figure, elle est corrigée en tenant compte des populations estimées au recensement.
4Comme dans de nombreux pays, les statistiques évoquant le nombre d’immigrants vivant sur le territoire de la Fédération de Russie se réfèrent à de multiples réalités. Elles correspondent parfois au nombre de personnes nées à l’étranger et résidant de façon permanente sur le territoire. Il s’agit parfois du nombre d’étrangers disposant d’un titre de séjour, provisoire ou permanent, ou encore d’estimations fondées sur les flux d’entrées et de sorties d’étrangers. Sans parler des estimations, souvent très fantaisistes, du nombre d’immigrés clandestins, serpent de mer de la statistique migratoire, puisque, par essence, on ne peut pas le connaître.
Estimation du solde migratoire (en milliers), par différence entre croissance de la population et croissance naturelle (Fédération de Russie, 1990-2012)

Estimation du solde migratoire (en milliers), par différence entre croissance de la population et croissance naturelle (Fédération de Russie, 1990-2012)
5Ces grandes tendances migratoires ont marqué le discours politique car, durant une décennie, l’afflux massif de migrants en provenance des anciennes républiques soviétiques a atténué la baisse de la population. Il s’agissait essentiellement d’une migration interprétée comme « migration de retour » ou de rapatriement – on parla de « pieds-rouges », par analogie aux « pieds-noirs » –, puisque l’essentiel était constitué de populations soviétiques se percevant comme des Russes, au sens soviétique du terme, tel qu’il était indiqué sur le passeport ou mesuré par le recensement dans la catégorie « nationalité ». Ces personnes quittèrent alors les territoires d’Asie centrale ou du Caucase et, dans une moindre mesure, les États de la Baltique ou l’Ukraine.
6Le solde migratoire a ainsi dépassé en valeur absolue, en 1994, le solde naturel négatif, atteignant près de 1 million de migrants. Cependant, une fois l’essentiel des « rapatriés » potentiels rentrés, la migration redevint très faible, entraînant un discours politique appuyé appelant au retour des « compatriotes », marqué par un certain nombre de promesses souvent déçues sur les qualités de l’accueil. Cette période vit l’ébauche, affermie aujourd’hui, d’un renouveau certain des flux d’immigration, qui fut accompagné d’un débat de plus en plus animé sur la politique migratoire.
7L’immigration est, en effet, désormais différente de celle qui caractérisa les années 1990, tout en compensant, depuis 2009, le solde naturel négatif. Il ne s’agit plus tant de populations venant s’installer définitivement et interprétant leur immigration comme un retour vers la métropole d’un ancien empire colonial, mais bien d’une immigration postcoloniale, de travailleurs venant souvent dans la perspective de retourner dans leur pays d’origine, après avoir travaillé dans des emplois non qualifiés en Russie. Ces nouveaux immigrants viennent d’Asie centrale et, dans une moindre mesure, du Caucase du Sud, et travaillent dans les services d’entretien municipaux, dans les chantiers de construction ou d’exploitation des richesses naturelles. On trouve aussi des Vietnamiens ou des Chinois, mais en nombre bien moindre.
8Toutes ces analyses, souvent polémiques, sont aussi généralement erronées car elles prennent les courbes démographiques comme l’image première de transformations sociales et économiques. Or, les dynamiques démographiques sont plus complexes, mêlant des effets à long terme des dynamiques passées, les transformations lentes des comportements démographiques, les changements souvent rapides des dynamiques migratoires, très sensibles aux conjonctures économiques, et bien d’autres facteurs. La lecture faite ci-dessus ne saurait ainsi correspondre à la profondeur des transformations à l’œuvre.
Des politiques de population à l’effet en partie illusoire
9Il est toujours difficile de juger des effets des politiques démographiques et la Russie en fournit le meilleur exemple, tant ils ont pu y sembler importants. Or, de façon générale, les tendances de détérioration de la santé observées furent des tendances de long terme, débutées dès le milieu des années 1970, que n’interrompit pas la perestroïka et que la crise des années 1990 ne renforça guère. Le retournement, observé en 2005, de la courbe de l’espérance de vie, est plus assuré que les précédents [3]. Les pays d’Europe centrale, qui avaient connu une dégradation analogue, même si moindre, ont, à l’exemple de la République tchèque, réussi un retournement de tendance dès leur intégration dans l’Union européenne et la réalisation d’investissements importants. La Russie prend donc désormais ce chemin, mais se situe encore très loin des autres pays européens. De plus, seule une politique de transformation profonde visant surtout les classes jeunes, qui ne serait pas fondée sur une campagne de courte durée mais qui conduirait à des investissements importants en matière de santé ainsi qu’à un effort de prévention, tant sur les modes de vie généraux – en particulier en termes de consommation alimentaire, d’alcool et de tabac – que sur les modes de comportements à risque (mortalité accidentelle), peut conduire à pérenniser une tendance encore fragile.
10Le raisonnement est différent en matière de fécondité, mais aboutit à un constat analogue : il n’est pas possible de lire directement les évolutions du nombre de naissances comme une conséquence directe des politiques démographiques. La hausse de la fécondité des femmes, ces dernières années, est souvent attribuée aux mesures de politiques démographiques prises en 2006, qui ont consisté en l’attribution d’un capital maternel, une somme importante au vu du revenu moyen en Russie, à partir de la naissance du deuxième enfant. En soi, cette mesure pourrait être considérée comme une mesure à caractère social, mais elle a surtout un caractère nataliste. Or, si elle a eu probablement un léger effet, incitant les femmes à anticiper quelque peu la naissance d’un second enfant, l’essentiel de la hausse de la fécondité est la conséquence d’un décalage du calendrier des naissances, qui a débuté dès le milieu des années 1990. La fécondité des femmes de 20-24 ans a connu une baisse puis une stabilisation, alors que la fécondité des femmes de 25-29 et 30-34 ans est en hausse régulière depuis ces années et non depuis 2006, même si l’on observe un léger renforcement à partir de 2007 [4]. Ainsi, la fécondité des femmes ayant entre 25 et 29 ans est, depuis le milieu des années 2000, devenue supérieure à celle des femmes ayant entre 20 et 24 ans. Par ailleurs, l’augmentation du nombre de naissances – et non plus seulement de la fécondité, c’est-à-dire du nombre d’enfants par femmes – est essentiellement la conséquence d’une pyramide des âges favorable, où le nombre de femmes et d’hommes ayant entre 25 et 35 ans est important, succédant à une période de creux.
11Pour l’essentiel, les tendances récentes expriment donc un changement de comportement assez proche, même si de façon atténuée, de celui observé ailleurs en Europe : des familles qui se constituent plus tardivement et un nombre d’enfants par femme d’environ 1,5 [5]. Cette tendance ne devrait que persister et se renforcer, étant profondément liée à une transformation de la durée des études et du marché du travail, même si l’articulation entre sphère économique et sphère démographique reste, en Russie, très différente de ce qu’elle est dans un pays comme la France [6]. Pour autant, quelles que soient les hypothèses envisagées, le nombre annuel de naissances ne peut poursuivre la hausse observée, car les prochaines années vont voir l’arrivée aux âges féconds de générations très peu nombreuses, alors que les générations relativement nombreuses, qui mettent aujourd’hui au monde des enfants, vont au contraire atteindre des âges élevés. Le solde naturel ne peut que redevenir négatif, même si l’on envisage une fécondité élevée et une immigration forte.
La transformation inéluctable des flux migratoires
Réorienter la démographie
12Les migrations sont déterminantes dans l’évolution de la population générale, d’autant plus que les besoins en main-d’œuvre sont importants, bien que le débat politique, comme un peu partout en Europe, agite souvent l’épouvantail migratoire. La migration est, de toute évidence, la composante essentielle qui atténue les effets certains d’une croissance naturelle négative, quelles que soient les prévisions démographiques. Pour arriver à une population qui soit plus importante que la population contemporaine à l’horizon 2030, l’organisme statistique officiel de la Fédération de Russie, Rosstat, doit faire l’hypothèse d’un solde migratoire annuel d’environ 500 000 personnes, soit près de 8 millions d’immigrés qui s’installeraient durablement en Russie – pour être pris en compte par la statistique officielle, un migrant doit s’installer neuf mois ou plus, sans parler de ceux qui ne viendraient que compenser les départs. Aujourd’hui, ce solde est estimé à environ 300 000 personnes et n’a que très rarement atteint les 500 000 personnes, à l’exception d’une courte période autour de l’année 1995, quand de nombreuses personnes, qui s’estimaient Russes, quittèrent les anciennes républiques soviétiques devenues indépendantes. Il s’agissait alors plus de rapatriés que de migrants, qui ont largement contribué à ralentir la baisse de la population.
13Le débat est rendu confus, bien plus que celui portant sur fécondité et mortalité, tant il fait appel à des « impressions » qui, parfois à dessein, mêlent citoyens de la Fédération de Russie venant du Caucase, qui ne sont en rien des immigrés. Les actions politiques spectaculaires de fermetures de marchés dans les grandes villes, présentés comme des lieux centraux de migrations clandestines et de criminalité, confortent un débat aux relents nationalistes et xénophobes. Enfin, la difficulté de présenter des statistiques précises pour un phénomène qui, par nature, est flou et ne peut être identifié de façon précise, permet d’avancer les chiffres les plus fantaisistes.
L’état de l’immigration en Russie
14Plusieurs estimations statistiques complémentaires sont utilisables : le recensement de 2010 fournit le nombre de résidents en Fédération de Russie [7] nés à l’étranger. Ils sont près de 12 millions, soit moins de 8 % de la population du pays [8]. Parmi eux, cependant, figurent nombre de rapatriés ou de migrants de la période soviétique, ce qui explique qu’ils viennent surtout d’Ukraine (près de 3 millions), du Kazakhstan (près de 2,5 millions), d’Ouzbékistan (un peu plus de 1 million), d’Azerbaïdjan ou de Belarus (autour de 700 000). Ils sont aussi autour de 500 000 nés au Tadjikistan et au Kirghizstan. Lorsque l’on compare ce recensement et celui de 2002, on obtient une bonne image des changements observés. D’un côté, le nombre de personnes nées en Ukraine ou en Belarus a baissé de près de 20 %, conséquence d’une interruption des flux de retour, et donc d’une diminution conséquente du vieillissement et de la mortalité de ces cohortes de personnes. De l’autre, le nombre de personnes venant d’Asie centrale (Tadjikistan, Ouzbékistan et Kirghizstan), États pourvoyeurs les plus importants d’une main-d’œuvre non qualifiée et bon marché, a augmenté d’environ 20 %, expression typique d’une situation de migration postcoloniale. Enfin, le faible nombre d’originaires de Chine (moins de 55 000), malgré tous les fantasmes exprimés, s’explique peut-être par un sous-enregistrement, dû à une migration en partie clandestine, mais surtout par le fait que les migrations chinoises sont avant tout des migrations alternantes, de proximité, de commerce, ne conduisant pas à une installation permanente.
15Ce chiffre de 12 millions, souvent repris dans la presse russe, doit être assorti de commentaires tant il recouvre des réalités hétérogènes. D’un côté, cela a contribué, à l’évidence, à atténuer la baisse de la population mais, de l’autre, cela mêle une population vieillissante, revenue dans les années 1990, et une population de travailleurs, récente et jeune, mais qui ne peut s’installer durablement, faute d’une législation attractive. Il s’agit aussi d’une immigration essentiellement masculine, destinée à fournir des moyens financiers à la famille restée sur place. La question du rapprochement familial reste très peu présente dans le débat, mais devrait se poser rapidement. Elle est cependant déjà évoquée dans les plans prospectifs du Service fédéral des migrations [9].
16Il importe, en outre, de revenir sur une statistique présentée dans la première partie de cet article. L’estimation du solde migratoire annuel est fondée sur une estimation soit des entrées et des sorties fournies à partir des statistiques des passages aux frontières, soit réalisée à partir des populations recensées. Il s’agit alors de l’estimation précédente corrigée : une fois la croissance naturelle prise en compte, le solde migratoire est obtenu par différence entre croissance naturelle et croissance totale, estimée à partir des populations aux divers recensements. Entre 1990 et 2011, les statistiques migratoires estiment à environ 5,3 millions ce solde – et donc la contribution de l’immigration à l’évolution de la population –, alors que le solde estimé à partir du recensement est proche de 8,3 millions de personnes [10].
17La politique migratoire est tout aussi incertaine, marquée souvent par des discours très restrictifs, dont le populisme met l’accent sur la lutte contre la migration clandestine mais touche en réalité la plupart des populations immigrées récemment des anciens territoires soviétiques du Sud ou du Caucase du Nord, territoire qui fait partie intégrante de la Fédération de Russie (Tchétchénie, Daghestan, etc.). La question de l’immigration a été souvent mise en avant durant la campagne pour les élections municipales du 8 septembre 2013, que ce soit par les autorités ou les opposants. À Moscou, Alexeï Navalny en a fait l’un de ses thèmes de campagne. À Ekaterinbourg, la question était au centre de la campagne du candidat de l’opposition et vainqueur, Evgueni Roïzman. Ce phénomène n’est pas propre à la Russie, mais ses effets y sont renforcés par la transformation récente des flux migratoires.
18En outre, le Service fédéral des migrations développe un discours bien différent, même si, par un exercice d’équilibrisme, il cherche à ne pas provoquer trop de polémiques : la conception officielle met l’accent sur l’importance de la migration comme facteur de croissance de la population. Dans cette conception, publiée au nom du président de la Fédération de Russie [11], sont évoquées, parmi les premiers objectifs de la politique migratoire de la Fédération de Russie, « la stabilisation et l’augmentation de la population résidente de la Fédération ». Cependant, ces objectifs sont assortis de réserves, puisque cette conception prône une immigration sélective, qui privilégie avant tout « la création des conditions et incitations de réinstallation à titre permanent en Fédération de Russie des compatriotes vivant à l’étranger ». Pour mieux marquer ce caractère sélectif, l’immigration souhaitée, qui ne concerne pas les « compatriotes », doit être constituée d’une main-d’œuvre qualifiée. Cette conception suggère, par exemple, de faciliter la naturalisation des entrepreneurs, investisseurs et travailleurs qualifiés. C’est donc l’expression d’une solution prudente qui, d’un côté, affiche l’importance de la migration pour, de l’autre, la restreindre à des populations qui, à l’évidence, seront peu nombreuses. C’est aussi l’expression d’une solution qui n’a guère de portée en termes de population et qui masque en fait un besoin croissant en main-d’œuvre non qualifiée, en provenance d’Asie centrale et, peut-être, de Chine.
19* * *
20La démographie est faite d’un mélange d’inertie et de changement : le politique, quoi qu’il fasse, ne peut pas changer le passé. Or, toute politique démographique qui souhaiterait, en Russie, renouer avec la croissance de population se heurtera, inéluctablement, aux conséquences de la structure par âge de la population. Aujourd’hui, les femmes ayant entre 25 et 35 ans sont relativement nombreuses par rapport aux générations encadrantes, mais celles ayant moins de 20 ans sont près de deux fois moins : en 2010, 4,6 millions de femmes et un nombre analogue d’hommes avaient entre 20 et 24 ans ou entre 25 et 29 ans ; moins de la moitié avaient entre 10 et 14 ans. Quelle que soit la politique démographique, ces rapports ne changeront guère avec le temps. Ni une politique au caractère nataliste, telle qu’elle est aujourd’hui menée, ni une politique démographique, qui se fait toujours attendre et qui prendrait vraiment en charge la lutte contre une mortalité bien trop élevée, n’inverseront vraiment les tendances.
21Quels que soient les scénarios envisagés, seule une politique migratoire active, qui ne met pas des barrières inexpugnables au franchissement de frontières par une main-d’œuvre immigrée, qu’elle vienne d’Asie centrale, de Chine ou d’ailleurs, peut avoir un effet sensible. Au-delà, il ne s’agit pas seulement d’attirer de la main-d’œuvre, mais de l’insérer dans la société et sur le territoire, pour qu’elle s’installe durablement, voire définitivement. Cela passe par un bouleversement des mentalités, qui permettrait le développement des naturalisations, encore bien peu nombreuses et qui sont aujourd’hui surtout le fait de « rapatriés » ou d’enfants de Soviétiques, qui se perçoivent comme Russes mais qui, pour une raison ou une autre, ne sont pas citoyens de la Fédération de Russie.
22Mais l’objectif ne peut être fondé uniquement sur une logique exclusivement populationniste, qui voit dans l’accroissement de la population la seule expression du bonheur ou de la puissance. La Russie a besoin d’une transformation profonde de son système de santé, d’un accroissement considérable du budget de la santé, d’une prise en compte des conditions très particulières qui dominent aujourd’hui. Il y a là une priorité capitale, bien trop oubliée et occultée par des questions plus simples à exposer, mais bien moins essentielles.
Notes
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[1]
Notons que les démographes utilisent le terme « croissance naturelle » qu’il s’agisse d’une situation où le nombre de naissances est supérieur au nombre de décès – conduisant donc, en l’absence de migration, à une croissance de la population – ou d’une situation où le nombre de décès est supérieur au nombre de naissances – on parle alors de croissance naturelle négative –, conduisant à une décroissance de la population en l’absence de migrations.
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[2]
Calculé par différence entre l’accroissement total et l’accroissement naturel de la population, après calcul rétrospectif de la population effectué par Rosstat à la suite du recensement de 2012.
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[3]
Les deux vagues de hausse puis de baisse de l’espérance de vie des années précédentes étaient la conséquence de la politique de prohibition lancée en 1986, aux effets très éphémères. À ce propos, voir Alexandre Avdeev, Alain Blum, Sergei Zakharov et Evgenij Andreev, « Réaction d’une population hétérogène à une perturbation. Un modèle d’interprétation des évolutions de mortalité en Russie », Population, vol. 52, n° 1, 1997, pp. 7-44.En ligne
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[4]
Tomas Frejka et Sergei Zakharov, « Comprehensive Analyses of Fertility Trends in the Russian Federation during the Past Half Century », MPIDR Working Paper, WP-2012-027, Rostock, 2012.
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[5]
Sergei Zakharov a calculé la descendance finale des générations, qui montre cela. Voir T. Frejka et S. Zakharov, ibid.
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[6]
Alain Blum, Pascal Sébille et Sergei Zakharov, « Une transition vers l’âge adulte divergente en France et en Russie : une perspective générationnelle », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 40, n° 3-4, décembre 2009, pp. 133-161.
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[7]
Un immigrant est décompté à partir du moment où il réside un an ou plus dans ce pays.
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[8]
En France, en 2008, 7 millions de résidents sont nés à l’étranger, soit environ 11 % de la population.
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[9]
Kontseptsia gosudarstvennoï migratsionnoï politiki rossiïskoï federatsii na period do 2025 [Conception pour une politique migratoire nationale de la Fédération de Russie pour une période allant jusqu’à 2025], Moscou, juin 2012.
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[10]
Si les statistiques obtenues à partir de l’enregistrement sont manifestement sous-estimées, celles produites à partir des recensements de 1989, 2002 et 2010 ne doivent pas pour autant être considérées comme très exactes. De très nombreux problèmes ont été soulignés à de multiples reprises et ces deux recensements, en particulier celui de 2010, ont probablement surestimé la population.
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[11]
Conception pour une politique migratoire nationale de la Fédération de Russie, op. cit.