Introduction
1Plusieurs gouvernements tentent depuis quelques années d’intégrer leur prestation de services électroniques afin de simplifier l’accessibilité aux services pour les citoyens et de rationaliser l’utilisation de leurs ressources (Borins et al., 2007 ; Boudreau, 2011). La prestation intégrée des services électroniques, entendue comme un ensemble de services en ligne offerts par plusieurs organisations (Kernaghan, 2005), constitue une réponse à la multiplication des sites Web gouvernementaux et à une diversification des services en ligne (United Nations, 2012). Elle s’inscrit aussi dans les récents efforts pour contrebalancer la fragmentation des programmes et l’« agencification » des organismes inspirée du nouveau management public (Bouckaert et al., 2010).
2Les portails gouvernementaux visent à simplifier la vie de leurs utilisateurs en organisant le contenu selon une logique plus intuitive qu’administrative. La prestation intégrée peut aussi contribuer à améliorer la qualité et l’efficacité des services dans des secteurs spécifiques comme la santé, l’éducation et la justice. Nul ne semble désormais mettre en doute l’utilité d’un dossier électronique intégré pour suivre efficacement l’état de santé d’un patient, le cheminement d’un étudiant ou le parcours incriminant d’un contrevenant.
3Si la majorité des pays industrialisés ont officiellement fait de la prestation intégrée une de leurs priorités en matière de gouvernement électronique, la réalité est différente. Les citoyens ou les entreprises doivent souvent s’astreindre à de nombreuses formalités répétitives lors de leurs transactions en ligne. Plusieurs portails gouvernementaux se limitent à décrire les démarches à entreprendre auprès d’organismes responsables des services et à rediriger l’utilisateur vers les sites de ces organismes. Cette intégration en surface traduit la difficulté qu’ont les organisations publiques à interconnecter leurs infrastructures technologiques et à harmoniser leurs processus administratifs (United Nations, 2012). Un des défis de l’intégration de la prestation des services électroniques consiste à rendre interopérables les divers systèmes par une standardisation des technologies, des données et des processus. Un autre défi, plus complexe celui-là, consiste à amener diverses organisations, soucieuses de leur autonomie, à collaborer en vue d’interconnecter leurs opérations et les systèmes. Le présent article s’attarde sur ce défi de collaboration en montrant les contraintes et défis organisationnels auxquels sont confrontés les gestionnaires dans des projets de prestation intégrée des services électroniques.
4L’article est structuré de la façon suivante. Premièrement, nous abordons les conditions de collaboration interorganisationnelle dans la gestion de ressources stratégiques à partir de trois perspectives théoriques : institutionnelle, politique et managériale. Deuxièmement, nous présentons notre démarche méthodologique, laquelle s’articule autour d’une étude de cas multiples menée dans la province canadienne de Québec. Troisièmement, après un portrait de la prestation intégrée des services électroniques au Québec, nous examinons les conditions institutionnelles, politiques et managériales qui y ont retardé l’intégration de la prestation électronique. Quatrièmement, sur la base des considérations théoriques et des résultats de l’étude, nous proposons l’introduction de mécanismes de gouvernance verticale qui permettent d’atténuer l’effet de certaines contraintes sur la collaboration interorganisationnelle et d’accélérer la mise en œuvre de la prestation intégrée des services électroniques.
Considérations théoriques sur la collaboration interorganisationnelle
5Cette section expose, à partir d’une recension d’écrits scientifiques, les principaux freins à la collaboration interorganisationnelle et ses leviers à partir de trois perspectives : institutionnelle, politique et managériale.
Perspective institutionnelle : Un ordre bureaucratisé et fragmenté
6Malgré un contexte politique et économique propice à l’intégration des services, la majorité des organisations publiques se perpétuent comme des bureaucraties largement autonomes qui privilégient le fonctionnement en silos plutôt qu’en réseau (Fountains, 2001 ; 2009). Cette persistance s’explique par la présence de règles et routines gouvernementales qui induisent une gestion verticale des programmes et des services, que ce soit en matière de financement, de reddition de comptes, d’évaluation de la performance, de protection des renseignements personnels ou des renseignements de sécurité (Dawes, 1996 ; Fountains, 2001 ; O’Flynn et al., 2011). Plusieurs de ces règles et routines enchâssées dans le fonctionnement bureaucratique des organisations gouvernementales ont aussi tendance à se perpétuer dans les façons dont les acteurs organisationnels s’approprient les technologies de l’information et leur usage, s’empêchant de tirer le plein potentiel de celles-ci (Fountains, 2001).
7Le nouveau management public et, plus récemment, l’approche « wholeof-government » ne sont donc pas venus à bout de la bureaucratie. Celle-ci s’avère encore performante pour assurer la gestion courante des services à grand volume (Boudreau, 2006). Cependant, elle se montre moins efficace pour gérer des problèmes complexes nécessitant l’intervention d’entités n’ayant pas ou peu de lien d’autorité entre elles (Milward et Provan, 2000 ; United Nations, 2014). Dans la mesure où la résolution de problèmes complexes passe par la mise en commun de ressources (ex. : information, technologie, expertise et budget), une gouvernance verticale seule ne suffit plus. Par gouvernance verticale, nous entendons un mode de gestion organisé de façon hiérarchique et structurée selon des règles formelles édictées par le centre (Rhodes, 1997). Les gestionnaires publics doivent aussi faire appel à une gouvernance horizontale, basée sur le dialogue et la négociation, afin de se coordonner et d’apporter les ajustements organisationnels nécessaire (Provan et Lemaire, 2012). Par gouvernance horizontale, nous entendons un mode de gestion fondé sur la confiance et la collaboration entre un réseau d’organisations n’ayant pas ou peu d’autorité entre elles dans le but d’offrir des solutions communes à des problèmes le plus souvent complexes (Agranoff et McGuire, 2001 ; Milward et Provan, 2000).
Perspective politique : Le désir d’autonomie des organisations
8L’amélioration de la prestation intégrée des services électroniques passe par l’interopérabilité de l’arrière-guichet gouvernemental, c’est-à-dire la capacité des organisations qui administrent ces services à s’échanger de l’information afin d’offrir à leurs clientèles une démarche sans interruption (Pardo et al., 2012). L’interopérabilité présuppose une standardisation des systèmes, des processus et des données. Au-delà des défis techniques de l’interopérabilité, l’intégration des services revêt aussi un caractère politique (Bekkers, 2007 ; Dawes, 1996). Face aux tentatives d’interconnexion de leurs systèmes, les organisations tentent à préserver le contrôle non seulement sur leurs ressources stratégiques, mais aussi sur leur domaine d’information, c’est-à-dire la façon de sélectionner, de libeller et d’interpréter l’information en vue de gérer les opérations et prendre des décisions (Bellamy et Taylor, 1996). Les domaines d’information constituent des chasses gardées incontestées au sein des organisations par lesquelles se matérialise le pouvoir d’acteurs organisationnels influents (voir aussi Dawes, 1996) malgré les efforts que peuvent déployer les organismes centraux pour unifier le tout.
9Bien que désireuses de maintenir leur autonomie et de préserver leur domaine d’information, les organisations s’insèrent dans des réseaux d’organisations qui leur donnent accès à des ressources dont elles ont besoin pour fonctionner (Pfeffer et Salancik, 1978). Les organisations se montreront disposées à collaborer si les relations d’autonomie et dépendance jouent en leur faveur ou, du moins, ne les désavantagent pas (Beynon-Davies, 1994). La nature des négociations et des ententes interorganisationnelles ont tendance à refléter le pouvoir des organisations et de leurs membres, c’est-à-dire la capacité à mobiliser les ressources dont les autres ont besoin pour fonctionner et pour atteindre leurs objectifs. Les organisations les plus puissantes sont celles qui réussissent à contrôler les ressources stratégiques dont dépendent les autres organisations (Pfeffer and Salancik, 1978).
Perspective managériale : Une collaboration à construire et à entretenir
10Pour intégrer les services, il doit y avoir collaboration. Celle-ci renvoie à un apprentissage collectif qui s’acquiert au fur et à mesure que les organisations et leurs représentants apprennent à se connaître et à convenir d’un cadre commun d’interprétations et d’actions (Agranoff et McGuire, 2001 ; Fountains, 2001 ; Nowell, 2010). Généralement absente ou faible lors des phases initiales d’un projet interorganisationnel, la confiance s’instaure graduellement après des interactions répétées entre des personnes qui agissent de bonne foi et qui tendent à mettre de côté les calculs opportunistes (Podolny et Page, 1998). Des expériences antérieures concluantes, conjuguées à des interactions soutenues, incitent les organisations et leurs représentants à collaborer et à tenir compte des autres, notamment lors de projets d’intégration de services électroniques (Bekkers, 2007). Le développement d’un capital de collaboration requiert aussi la présence de gestionnaires capables d’exercer un « soft leadership » qui amène les organisations et leurs représentants à négocier de bonne foi et à convenir de définitions et solutions communes (Ansell et Gash, 2008).
11Les gestionnaires doivent aussi s’assurer qu’aucun partenaire important ne se retire du réseau pour faire cavalier seul (Agranoff et McGuire, 2001). L’instabilité est l’une des principales menaces à la collaboration et à la capacité d’agir collectivement (Provan et Lemaire, 2012 ; Thomson et al, 2009). Le départ d’une organisation réputée ou d’un leader respecté fragilise le capital de collaboration du réseau. La collaboration dépend non seulement de gestionnaires habiles en gouvernance horizontale, mais aussi de procédures administratives et de structures formelles qui facilitent l’échange d’information et la prise de décision rapide (Isett and Provan, 2005). Une formalisation des règles de fonctionnement et des processus de décision s’avère nécessaire pour assurer une gouvernance stable et efficace d’un État de plus en plus en réseau (Emerson et al., 2011 ; Fountains 2009). Une centralisation des mécanismes de gouvernance peut aussi être souhaitable, surtout quand les services à intégrer relèvent d’organisations peu enclines à collaborer au départ. Il peut alors être efficace de s’en remettre à une autorité de gouvernance centrale qui a pour mandat de coordonner un réseau d’organisations offrant des services à des clientèles communes (Provan et Milward, 1995 ; Milward et Provan, 2000 ; Provan et Kenis, 2008 ; Provan et Lemaire, 2012). Pour ces auteurs, une gouvernance centralisée améliore la coordination du réseau et son efficacité en y ajoutant de la stabilité et de la prévisibilité, particulièrement quand les organisations participantes sont nombreuses. En centralisant les activités de gouvernance, plusieurs activités de coordination n’ont plus à être gérées de façon décentralisée au sein du réseau, évitant ainsi de nombreuses négociations entre les organisations. En revanche, la gouvernance centralisée et ses mécanismes hiérarchiques ne peuvent à eux seuls garantir l’efficacité du réseau. Ils doivent miser sur des mécanismes horizontaux, en particulier la « confiance comme complément à l’autorité hiérarchique » souligne Moynihan (2009 : 912), pour assurer la fluidité des communications et minimiser les efforts de coordination, notamment en situation de crise.
12La gouvernance verticale (hiérarchie) et la gouvernance horizontale (réseau) ne seraient donc pas mutuellement exclusives ou antinomiques. Dans la foulée des travaux de Provan, de Milward, de Kenis et de Moynihan, nous soutenons que ces deux modes de gouvernance peuvent s’entremêler et se compléter quand il s’agit de coordonner des relations interorganisationnelles et d’atténuer l’effet de contraintes institutionnelles, politiques et managériales sur la capacité des organisations à collaborer à des projets commun, comme le déploiement d’une prestation intégrée de services électroniques. Avant d’appuyer de façon empirique les précédentes considérations théoriques, exposons notre méthodologie.
Méthodologie
13Le Québec apparaît un choix tout désigné pour examiner les conditions institutionnelles, politiques et managériales du déploiement de la prestation intégrée des services électroniques. D’abord, les transactions en ligne y sont nombreuses. Le Québec, comme plusieurs provinces canadiennes qui ont en commun le système de Westminster, est reconnu pour l’étendue des services offerts à sa population (Bourgault et al, 1997). De plus, différents projets d’intégration des services publics s’y sont déroulés depuis le début des années 2000. Enfin, la proximité du terrain a permis aux chercheurs d’avoir accès à des informations riches et détaillées.
14La présente démarche méthodologique s’articule autour d’une étude de cas multiples de type instrumental (Stake, 1995). Plus précisément, les auteurs ont examiné 5 importants projets de prestation intégrée de services électroniques qui ont eu cours au sein de l’administration québécoise depuis le début des années 2000, à savoir le service de changement d’adresse, le guichet unique des transporteurs, le démarrage d’entreprise, le système intégré d’information de justice et le Dossier Santé Québec. [2] Pour ce faire, une quarantaine d’entretiens semi-directifs ont été réalisés entre 2002 et 2012 auprès de gestionnaires, de professionnels et de consultants ayant œuvré dans la réalisation ou la coordination de ces projets, dont une trentaine de représentants d’organismes à vocation sectorielle et une dizaine de représentants d’organismes centraux (Secrétariat du Conseil du Trésor [3] et Ministère du Conseil exécutif [4]) ou d’organismes à vocation horizontale (Service Québec [5] et Centre des services partagés [6]). Ces entretiens ont permis de retracer l’histoire des principaux services intégrés au Québec et de cerner les difficultés rencontrées lors de leur mise en œuvre. Le guide d’entretien comporte 3 ordres de questions : premièrement, des questions factuelles sur les étapes de déroulement des projets à l’étude et sur les rôles et responsabilités des répondants et des organisations dans ces projets ; deuxièmement, des questions sur les facteurs organisationnels et institutionnels qui ont pu favoriser ou nuire au déroulement de ces projets et à la collaboration entre les organisations ; troisièmement, des questions sur les stratégies et les mesures à mettre en œuvre pour faciliter la mise en œuvre d’une prestation intégrée de services électroniques.
15De nombreuses sources documentaires ont complété les entretiens. Les rapports annuels des organismes responsables des projets étudiés ont permis de suivre dans le temps l’état d’avancement de leurs services électroniques. Les rapports d’évaluation externes d’organismes ayant pour mission l’intégration des services et des infrastructures gouvernementales ont servi à cerner le pouvoir des organismes de services dans le déploiement d’une prestation intégrée. Enfin, des rapports annuels du Vérificateur général du Québec ont mis en lumière les difficultés de gouvernance rencontrées dans la majorité des projets à l’étude. Signalons que le Dossier Santé Québec, à lui seul, a fait l’objet de trois rapports de vérification entre 2006 et 2011.
16L’ensemble des matériaux collectés a été soumis à une analyse thématique (Paillé et Muschielli, 2008 : 141-159), inspirée de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967), afin de faire émerger des thèmes transversaux communs aux 5 études de cas. Inductive plutôt que déductive, notre démarche d’analyse a commencé dès les premiers matériaux recueillis. Elle visait à cerner et à valider empiriquement les catégories conceptuelles pertinentes selon le principe de la saturation théorique (Glaser et Strauss, 1967 : 61-67). Le logiciel d’analyse qualitative MaxQda a été utilisé pour organiser l’information autour des cinq cas à l’étude, puis pour procéder à l’analyse transversale de ces cas à partir des catégories conceptuelles relatives aux dimensions institutionnelles, politiques et managériales de la collaboration interorganisationnelle. Cette méthode a permis d’étudier les freins à l’intégration des services électroniques au Québec tout en montrant les leviers sur lesquels il convient agir. L’analyse a été complétée par une validation des contenus empiriques de l’étude auprès d’acteurs gouvernementaux, en particulier des gestionnaires et des experts, engagés dans le développement de la prestation électronique des services publics au Québec.
Contexte et description des 5 cas à l’étude
Premier cas
17Dans son discours sur le budget en 1996, le gouvernement du Québec annonce la création d’un premier guichet unique pour faciliter la vie des transporteurs (ex. : taxi, autobus et camionnage) en regroupant les services menant à l’obtention d’un permis de transport. Quatre mois plus tard, le guichet unique des transporteurs est créé. Il permet aux transporteurs de régler sur place une grande partie des formalités administratives qui, auparavant, prenaient jusqu’à 5 semaines. La Commission des transports du Québec, organisme responsable du guichet, sert d’intermédiaire entre les transporteurs et les organismes concernés par l’émission de permis. Disponible depuis le 31 mai 2004, une version électronique de ce guichet permet aux transporteurs de mettre à jour leur dossier et d’effectuer des paiements en ligne. [7]
Deuxième cas
18Dans la foulée des mesures visant à alléger le fardeau administratif incombant aux entreprises, le ministère de l’Industrie et du Commerce entame le 1er janvier 2001 les travaux de développement d’un service intégré destiné aux petites et moyennes entreprises. Il créé alors un portail qui vise, dans un premier temps, à guider le futur entrepreneur dans sa démarche de démarrage d’entreprise. Intégré au portail Québec [8] depuis 2005, le portail entreprise, appelé aujourd’hui l’Espace entreprises, [9] est désormais sous la responsabilité de Service Québec. L’Espace entreprises, qui regroupe des renseignements provenant de plus de 60 organismes, offre divers cheminements guidés qui, comme le démarrage d’entreprise, aiguillent l’entrepreneur vers les formalités administratives dont il doit s’acquitter auprès de l’État.
Troisième cas
19Dès le début des années 2000, le gouvernement du Québec décide d’offrir à la population un premier service intégré en ligne, le service québécois de changement d’adresse. Annoncé en 2001 et implanté deux ans plus tard, ce service permet aux citoyens de réaliser en quelques minutes un changement d’adresse auprès de 6 organismes publics. [10] Le service québécois de changement d’adresse est depuis 2005 sous la responsabilité de Services Québec. Cet organisme a aussi développé dans le portail Québec, d’une part, un Espace citoyens [11] qui donne accès à des services en ligne, à des renseignements sur les programmes publics et à des parcours personnalisés à l’image des cheminements guidés offerts aux entreprises et, d’autre part, Mon dossier citoyen [12] qui permet aux citoyens d’accéder à de l’information que l’État détient sur eux.
Quatrième cas
20L’intégration des services et des infrastructures touche aussi les grands réseaux publics au Québec, dont celui de la justice. Inspirées par les projets d’informatisation en cours aux États-Unis, les autorités du ministère de la Justice et du ministère de la Sécurité publique obtiennent en 1999 l’aval des autorités du gouvernement du Québec pour réaliser un projet en vue de moderniser leurs systèmes. Le projet appelé Système intégré d’information de justice du Québec voit alors le jour. Il vise à améliorer la communication entre différents intervenants dans l’administration de la justice (ex. : policiers, avocats, juges, intervenants des services correctionnels) grâce à l’informatisation des dossiers à l’intérieur d’une plateforme intégrée. Confrontées à des coûts de développement élevés, les autorités du projet décident en 2004 de récupérer le système intégré de justice développé en Colombie-Britannique et de l’adapter aux particularités du Québec. [13]
Cinquième cas
21Le système de santé du Québec est lui aussi le théâtre d’un important projet d’intégration. Bénéficiant d’un financement du gouvernement du Canada d’environ 300 millions $, le gouvernement du Québec mandate en 2006 le Ministère de la Santé et des services sociaux pour créer un dossier de santé électronique accessible à distance, appelé Dossier Santé Québec, afin de permettre une meilleure circulation de l’information clinique entre les intervenants de la santé. Le Dossier Santé Québec se veut un complément aux dossiers cliniques des établissements de santé, des cliniques médicales et des pharmacies. Jusqu’ici, certaines composantes du Dossier santé Québec (ex. : médicaments, examens de laboratoire et imagerie médicale) ont été implantées dans différentes régions du Québec. [14]
22Le précédent portrait sur la prestation des services électroniques au Québec laisse croire que l’intégration des services va bon train. Or, en y regardant de plus près, on réalise que plusieurs projets peinent à évoluer vers des stades avancés d’intégration. Par exemple, les quelques services intégrés offerts dans le portail Québec font piètre figure comparés aux services électroniques offerts par les organismes publics de grande taille habitués à gérer d’importants volumes de transactions. Le service québécois de changement d’adresse constitue l’unique service transactionnel intégré accessible aux citoyens sur le portail Québec. Pour les autres services intégrés, le citoyen et l’entrepreneur se voient rapidement dirigés vers les sites d’organismes de services et leurs formalités administratives, le portail gouvernemental ne jouant ici que le rôle de relayeur. Quant au système intégré d’information de Justice et au Dossier Santé Québec, le Vérificateur général du Québec a relevé à maintes reprises des problèmes de gouvernance qui ont entraîné des retards, d’importants dépassements de coûts, des repositionnements majeurs et, dans le cas du premier, l’arrêt en 2012. Malgré un contexte économique et politique favorable au regroupement des ressources, le Québec a connu sa part de difficultés dans l’intégration des services électroniques. Voyons cela de plus près.
Résultats : Les freins à la collaboration et à l’intégration des services électroniques au Québec
23Différents freins à la collaboration interorganisationnelle ont mené à la diversification de l’offre de services en ligne au Québec au détriment d’une prestation intégrée. L’analyse transversale des 5 cas a permis d’articuler les résultats de l’étude autour de trois grands constats qui renvoient respectivement aux perspectives institutionnelle, politique et managériale de la collaboration interorganisationnelle.
Premier constat : Un contexte institutionnel propice à la fragmentation
24Au Québec, la majorité des lois et des règlements sont de portée ministérielle ou sectorielle. Des lois de portée gouvernementale peuvent elles aussi privilégier une imputabilité ministérielle, comme la Loi sur l’administration publique qui s’appuie sur des mécanismes de reddition de comptes à à l’échelle de l’organisation. Quant à la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (ci-après Loi sur l’accès), elle encadre les possibilités d’échanges d’information entre les organisations publiques. Le cloisonnement administratif des fichiers de renseignements personnels, un des principes fondateurs de cette loi, s’est d’ailleurs imposé dans la conception du service québécois de changement d’adresse. Dans le but d’éviter une centralisation administrative des renseignements personnels, ce service joue le rôle de relayeur postal en ce qu’il « recueille l’information et la dépose dans un environnement de données réservé à chaque organisme […] Chaque organisme a son casier ».
25Quant aux juristes, ils sont perçus comme les gardiens du domaine d’information de leur organisation respective en voyant au respect des lois et des règlements dont est assujettie celle-ci. Plusieurs des projets de services intégrés ont d’ailleurs donné lieu à d’âpres discussions entre juristes en vue d’élaborer des protocoles d’entente sur l’échange de renseignements personnels entre les organisations.
26Cependant, le cadre légal et réglementaire n’est ni le seul, ni le principal facteur de fragmentation des opérations de l’appareil de l’État. La diversité des routines administratives, que les organismes de services ont instituées pour assurer la gestion de leurs programmes, constituent un frein plus important dans l’intégration des services publics au Québec. Ces routines se montrent particulièrement contraignantes quand il s’agit de convenir d’une façon commune d’authentifier les citoyens en vue de leur donner accès à des services transactionnels. À défaut d’un système d’authentification unique à l’échelle provinciale, le service québécois de changement d’adresse s’est trouvé à reproduire les protocoles d’authentification propre à chacun des organismes participants, diversité qui se reflète dans le nombre de questions posées aux citoyens. La diversité des protocoles d’identification a aussi contribué à retarder le développement de certaines composantes du Dossier Santé Québec, notamment en raison « d’une impossibilité d’apparier l’information clinique locale concernant l’usager avec un identifiant provincial, base de la constitution d’un dossier de santé provincial » (Gouvernement du Québec, 2009 : 8).
27Cette absence d’uniformité se répercute aussi dans le libellé des données administratives. Par exemple, l’inexistence d’un référentiel unique de noms et d’adresses au gouvernement a retardé l’implantation du service de changement d’adresse compte tenu de nombreuses négociations pour convenir d’un tel référentiel. L’absence de normes terminologiques s’applique aussi aux données cliniques utilisées par les établissements de la santé, dont les résultats d’examens de laboratoire, composante essentielle du Dossier Santé Québec (Gouvernement du Québec 2009 : 18). Enfin, la diversité se reflète dans la multiplication des systèmes informatiques que les organismes publics ont mis en place au cours des dernières décennies. Il en est ainsi du Dossier Santé Québec où « les établissements disposent d’un grand nombre d’actifs informationnels qui ont été acquis ou constitués sans perspective d’ensemble », précise le Vérificateur général du Québec (Rapport annuel 2009-10, chapitre 6 : 13). Même son de cloche du côté du système intégré d’information de justice où plusieurs systèmes cloisonnés ont été développés dans les années 70 et 80 et dont on ne peut se départir, du moins pour l’instant.
28En somme, le fait que les organismes publics aient institué leurs propres règles administratives et terminologiques et développé leurs systèmes d’information le plus souvent sans se soucier de leur interconnexion ont rendu complexe l’intégration des services électroniques au Québec. Pour le gouvernement, la solution passe par une standardisation des processus, des contenus et des systèmes pour faciliter l’échange et le traitement de l’information. Cependant, les tentatives standardisation des infrastructures et d’intégration des services rencontrent la résistance des organismes publics qui souhaitent préserver leur autonomie de gestion et garder une mainmise sur leurs ressources.
Deuxième constat : De puissants organismes de services soucieux de leur autonomie
29Dans son rapport annuel 2010-2011 (Tome II, chapitre 8 p. 5), le Vérificateur général du Québec affirme que « la structure actuelle de gestion des ressources informationnelles dans l’administration publique au Québec est décentralisée et principalement axée sur l’autonomie des ministères et des organismes ». [15] Il ajoute que cette autonomie est particulièrement prononcée auprès des organismes de services « qui ont des infrastructures technologiques développées et d’avant-garde pour soutenir des opérations à grand volume ». En plus d’être perçu par les organismes de services comme une perte d’autonomie, le développement d’une offre gouvernementale intégrée procure rarement des gains immédiats, clament plusieurs répondants.
30La réticence à participer au développement des services intégrés peut être d’autant plus forte qu’on exige une mise en commun d’information jugée stratégique par les organismes. Par exemple, les représentants de la Régie de l’assurance maladie du Québec, organisme détenant la banque de noms et d’adresses la plus complète au Québec, se sont montrés au départ hésitants à adhérer au service québécois de changement d’adresse après que le gouvernement leur ait refusé la maîtrise d’œuvre du projet. Le gouvernement a préféré confier ce rôle au Ministère des Relations avec le citoyen et de l’Immigration qui n’avait jamais géré d’adresses et encore moins de grands projets informatiques. En plus de mettre en cause le manque d’expertise du maître d’œuvre, la Régie de l’assurance maladie du Québec et ses représentants craignaient de voir le service québécois de changement d’adresse affecter la qualité des données qui servent à déterminer l’admissibilité au régime d’assurance-médicaments. La Régie de l’assurance maladie, tout comme le ministère de l’Emploi et Solidarité sociale, continuent d’ailleurs à vérifier, à partir de traitement manuel et d’appels téléphoniques, la véracité de certaines demandes de changement d’adresse.
31Les solutions uniques arrivent difficilement à s’imposer lorsque le terrain est déjà occupé. Les responsables du Dossier Santé Québec l’ont appris après avoir investi dans un système clinique soutenu par une seule interface. À la suite des cinglantes critiques du Vérificateur général du Québec [16], ces responsables ont repositionné le Dossier Santé Québec pour permettre son arrimage avec divers systèmes déjà implantés dans les établissements de santé et dans les cliniques médicales.
32L’organisme responsable du portail Québec, Services Québec, doit lui aussi composer avec des systèmes rodés qui ont été déployés par des organismes bien pourvus en infrastructure et en expertise. Les ressources de Services Québec paraissent modestes au côté des ressources des grands organismes de services. Ce déséquilibre se manifeste dans l’étendue des services transactionnels offerts en ligne. Si le portail Québec offre peu de services transactionnels, les sites Web des grands organismes de services en sont bien garnis.
33Alors que l’intégration de la prestation des services est la mission première de Services Québec, l’intégration de l’arrière guichet gouvernemental relève du Centre de services partagés du Québec. Celui-ci prend en charge les infrastructures et les services communs à plusieurs organismes. Il est aussi un acteur central dans la réalisation informatique des projets intégrés au Québec. Cependant, son expertise semble contestée quand il s’agit de faire évoluer de manière intégrée les systèmes de mission des grands organismes de services (Chabot et Thornton, 2010). Les responsables des directions informatiques des organismes ne sont pas seuls à résister au rôle accru du Centre de services partagés. Des responsables de domaines d’affaires y voient une perte d’influence sur le développement de leur système : « À travers tout ce que le Centre de services partagés doit offrir comme offre gouvernementale, comment vais-je avoir un poids suffisant pour faire valoir mes priorités », affirme un responsables de domaine d’affaires.
34En bref, le rythme de déploiement des services intégrés en ligne au Québec témoigne d’une volonté des organismes à préserver leur autonomie de gestion et à assurer une mainmise sur leurs ressources. En raison des expertises qu’ils détiennent et des services qu’ils administrent, plusieurs grands organismes apparaissent comme des figures imposées dans le déploiement des services intégrés. Cette dispertion de l’expertise et des services montre les limites d’une solution gouvernementale unique qui ferait table rase des façons de faire et des systèmes existants, du moins à court terme.
Troisième constat : Des structures de gouvernance horizontale lourdes et instables
35Devant des organismes bien pourvus en services, en ressources et en expertises, les responsables de plusieurs projets intégrés au Québec ont pour la plupart adopté des stratégies de développement de faible ingérence de manière à minimiser l’impact des services intégrés sur l’arrière guichet des organismes. Afin de favoriser l’adhésion, la majorité des responsables de projet ont préconisé une gouvernance de type consensuel où les organismes doivent convenir ensemble des services et des infrastructures à mettre en place. Dans la majorité des projets examinés, aucun organisme, pas même le maître d’œuvre, n’avait le pouvoir de trancher. « Tout se négocie entre les partenaires et tu dois multiplier les rencontres », affirme un répondant. Le consensus peut être d’autant plus difficile à obtenir que les représentants des organismes ont tendance à se ménager. « Un comité directeur de 7 sous-ministres associés, [17] ça ne prend pas de décisions à moins que ce soit unanime », signale un autre répondant. Il arrive aussi que les représentants n’ont pas le pouvoir de décider sur-le-champ, surtout quand la décision a un impact sur leur organisme. Ils doivent alors retourner dans leur organisme respectif pour obtenir l’aval de leurs dirigeants. Ainsi, les organismes les plus lents imposent leur rythme aux autres.
36Plus les organismes sont nombreux à participer à un projet de service intégré, plus il est complexe de s’entendre sur les responsabilités et les contributions de chacun. Ce fut le cas du service de démarrage d’entreprise où plus de 90 organismes ont été interpellés à l’origine du projet. Même en restreignant le nombre d’organismes, l’engagement de ceux-ci demeure timide, le temps d’instaurer une confiance mutuelle et que chacun y trouve son intérêt. Un climat propice à la collaboration peut être long à instaurer quand les organismes appartiennent à des univers professionnels distincts, comme dans le cas du Système intégré d’information de justice. Même une fois la confiance gagnée, la collaboration interorganisationnelle demeure précaire en raison de la lenteur de la prise de décision.
Depuis 2001, on m’a demandé plusieurs fois de sortir du projet pour qu’on puisse partir de notre côté et faire nous même un projet de développement… si nous étions allés nous même en développement, nous aurions déjà fini.
38La précarité des projets de services intégrés tient aussi à l’instabilité de leurs structures de gouvernance. Traînant en longueur, les projets examinés ont vu les représentants d’organismes se succéder. Dans le Dossier Santé Québec, « six hauts dirigeants se sont succédés, ce qui n’est pas sans créer une certaine instabilité quant au leadership essentiel à un projet d’une telle envergure » (Vérificateur général du Québec, Rapport annuel 2010-2011, Chapitre 3 : 19). Or, ces départs et remplacements viennent ébranler les relations de familiarité qui se sont tissées au fil du temps dans les instances décisionnelles de ces projets.
Le plus gros défi de gouvernance a été la mobilité des sous-ministres associés sur le comité directeur. Ils ont tous bougé et à chaque fois que quelqu’un de nouveau arrivait autour de la table, c’était une remise en question perpétuelle des choses. Il fallait recommencer à réexpliquer les choix, pourquoi on a fait ça.
40En somme, la lenteur des projets de services intégrés crée de l’instabilité qui, à son tour, contribue au ralentissement des projets. « Plus c’est long, plus il y a du roulement parmi les décideurs et plus il y a du roulement plus c’est long », souligne-t-on. Cette lenteur a été une source d’insatisfaction au point où certains organismes ont préféré développer en parallèle leurs propres services électroniques de changement d’adresse ainsi que des dossiers citoyens et des dossiers entreprises pour leurs clientèles respectives.
Discussion : Un nécessaire recours à une gouvernance verticale
41L’expérience québécoise dans la prestation électronique des services intégrés montre les limites d’une gouvernance horizontale qui, jusqu’ici, a donné lieu à des réalisations souvent modestes et durement acquises. Or, l’ajout de mécanismes de gouvernance verticale et d’encadrement formel permet de diminuer les efforts nécessaires pour coordonner un réseau d’organisations engagés dans la mise en œuvre d’une prestation intégrée, comme le proposent certains travaux de recherche discutés ci-haut (Fountains, 2009 ; Provan et Milward, 1995 ; Milward et Provan 2000 ; Provan et Kennis, 2008). Si la collaboration ne se décrète pas, elle peut être mieux encadrée.
42L’adoption de normes d’interopérabilité constitue un premier mécanisme d’encadrement formel que le gouvernement du Québec peut coordonner centralement. Par ces normes, on évite d’imposer des solutions gouvernementales mur-à-mur susceptibles d’étouffer les initiatives des organismes publics et les innovations du marché. Les initiatives et les innovations seraient encouragées, mais à l’intérieur d’un cadre précis. Le Québec pourrait ici s’inspirer du gouvernement du Royaume-Uni qui a su imposer à ses organismes de services des normes claires et opérationnelles dans le développement de leur offre. Bien que les organismes publics britanniques demeurent maîtres de leurs infrastructures, le Government Digital Service, instance responsable de coordonner la prestation électronique au Royaume-Uni, s’assure de l’intégration de cette prestation dans le guichet gouvernemental GOV.UK en exigeant des organismes de services qu’il leur envoie l’information dans des formats précis. Le gouvernement canadien envisage, lui aussi, faire migrer l’ensemble de la prestation électronique vers un seul guichet : « Le nombre de sites du gouvernement fédéral devrait passer de 1500 à un seul (Corinne Charrette, directrice principale de l’information au Secrétariat du Conseil du Trésor du gouvernement du Canada, propos rapporté dans Le Soleil, 19 novembre 2013).
43Bien que nécessaire à l’intégration de la prestation, la normalisation des systèmes et la constitution de guichets électroniques demeurent insuffisantes. Encore faut-il que les processus administratifs se modernisent, sans quoi les démarches exigées continueront à peser lourd sur les épaules des citoyens et autres clientèles (Gil-Garcia, 2012). Certaines exigences administratives, datant de l’époque des dossiers papiers (ex. : signature manuscrite), doivent être remplacées par des règles plus modernes et performantes (ex. : signature numérique) qui s’inscrivent dans une démarche sans interruption. De plus, des processus et outils administratifs stratégiques, comme l’authentification et le recours aux formulaires, doivent être unifés et harmonisés pour tirer pleinement avantages des services intégrés et pour simplifier significativement la vie de l’administré (United Nations, 2012 ; 2014).
44Par ailleurs, l’intégration des services n’a de sens que si elle s’inscrit dans une vision gouvernementale cohérente qui se traduit par des stratégies claires (Gil-Garcia, 2012). Les pays meneurs dans le développement des services électroniques, comme la Finlande, la France, le Royaume-Uni, le Corée du Sud Singapour, ont adopté des stratégies numériques qui favorisent l’intégration des services et des infrastructures (United Nations, 2014). Au Québec, on est toujours en attente d’une vision stratégique claire en matière de déploiement et d’intégration des services électroniques. [18]
45Enfin, le gouvernement québécois aurait avantage à introduire plus de verticalité dans les structures de gouvernance de ses services intégrés. Il y aurait lieu d’instituer une autorité centrale de coordination qui apporte vision, stabilité et efficacité à la gouvernance des projets de prestation électronique. Par une stratégie gouvernementale cohérente et par l’élaboration des normes claires, cette entité se donnerait les moyens pour stimuler et encadrer la collaboration des organisations dans le déploiement de la prestation intégrée des services électroniques. Pour ne pas être contestée par les organisations qu’elle cherche à administrer, l’autorité centrale de coordination doit assoir sa légitimité sur son expertise (Provan et Milward, 1995 ; Milward et Provan, 2000) ainsi sur la position qu’elle occupe dans la hiérarchie gouvernementale. Le fait d’être rattaché aux plus hautes instances politiques (ex : bureau premier ministre ou du président) et de se voir confier un mandat clair et des pouvoirs formels explique les succès que connaissent certains pays, comme le Royaume-Uni, la France et les États-Unis, dans l’intégration de leurs services (United Nations, 2014 : 82). Le Québec pourrait s’inspirer de ces modèles de gouvernance centralisée.
46Au Québec, comme au Canada, c’est le bureau du dirigeant principal de l’information (DPI) qui agit comme autorité de gouvernance dans le développement de la prestation électronique des services. Relevant du Secrétariat du Conseil du trésor, le DPI du Québec s’est surtout attardé jusqu’ici à exercer des contrôles administratifs sur la gestion des projets informatiques, contrôles qui se sont resserrés depuis l’adoption en 2010 de la Loi sur la gouvernance et la gestion des ressources informationnelles des organismes publics. Toutefois, le DPI s’est montré timide dans l’élaboration d’une stratégie gouvernementale en matière de prestation électronique, responsabilité pourtant reconduite dans cette loi sur la gouvernance. Pour plusieurs répondants de l’étude, le fait de rattacher le DPI au Secrériat du Conseil du trésor a fait en sorte que les mécanismes de contrôle ont eu tendance à éclipser les éléments de vision et de stratégies.
47Dans la mouvance des pays meneurs en matière de gouvernance des services électroniques et de l’économie numérique, le parti libéral du Québec présentement au pouvoir a proposé lors de son conseil général, tenu en septembre 2014 auprès de ses membres, la création « d’un véhicule de coordination pouvant prendre la forme d’un secrétariat à la gouvernance numérique ouverte et intelligente relevant directement du premier ministre du Québec en réutilisant les ressources déjà existantes » (2014 : 11). Selon nous, il s’agit d’un pas dans la bonne direction, surtout si le DPI est au centre de cette nouvelle entité (Bernier et Fortier, 2014).
Conclusion
48Comme le montre les résultats de l’étude, la diversité des pratiques administratives et la volonté des organisations publiques à contrôler certaintes ressources stratégiques (ex : information, expertise, budget, système) freinent l’intégration des services au Québec. Une gouvernance strictement horizontale, basée sur une recherche de consensus et de compromis entre les organisations, s’avère d’une efficacité limitée pour coordonner l’intégration des services publics, notamment en raison de la longueur et de l’instabilité des processus décisionnels. Tout en misant sur les initiatives et l’expertise des organisations publiques, il convient de renforcer la gouvernance centrale et de formaliser certains mécanismes d’encadrement lors de la mise en œuvre des services intégrés, comme le suggère d’ailleurs les Nations Unies (2014).
49À notre connaissance, il s’agit de l’une des premières études qui, par l’examen systématique de cas concrets, montre l’importance de recourir à des mécanismes de gouvernance verticale (ex : vision stratégique, coordination centrale et standardisation des opérations) comme vecteur d’intégration de la prestation électronique des services publics. À l’instar des travaux de Milward, de Provan et de Kenis, les résultats de l’étude démontrent qu’une gouvernance verticale, exercée par une autorité centrale crédible, s’avère un instrument efficace pour coordonner les activités d’un réseau d’organisations engagées dans la mise en œuvre d’une prestation électronique intégrée. En centralisation les décisions stratégiques et en standardisation certaines opérations du réseau, la gouvernance verticale réduit le recours à des négociations interorganisationnelles souvent interninables pour convenir d’infrastructures communes et de services intégrés. Ainsi, elle réduit les coûts de coordination du réseau, comparativement à une gouvernance strictement horizontale (Milward et Provan, 2000 ; Provan et Lemaire, 2012). De plus, par sa stabilité, la gouvernance verticale offre à l’autorité centrale le temps nécessaire pour s’approprier les mécanismes de coordination et pour développer des liens de confiance et de collaboration avec les organisations du réseau qu’elle administre (Milward et Provan 2000 : 372-373 ; voir aussi Moynihan, 2009). Hiérarchie et réseau iraient de pair, les forces de l’une complétant les faiblesses de l’autre (Provan et Kenis, 2008).
50Tout en réhabilitant la gouvernance verticale et ses mécanimses hiérarchiques, les gestionnaires publics ont aussi intérêt à exploiter les avantages du réseau et de ses mécanismes horizontaux. Le réseau permet, entre autres, de bénéficier de l’expertise et des initiatives des organisations dans le développement d’une prestation électronique complexe. Tout ne peut être décidé centralement en matière de prestation de services. Au sein d’un État soucieux d’intégrer ses services, les gestionnaires publics doivent se doter de structures de gouvernance de type hybride et savoir manier celles-ci pour tirer profit de la stabilité et efficacité décisionnelle de la hiérarchie ainsi que de la flexibilité et capacité innovatrice du réseau.
51Enfin, notre étude comporte des limites méthodologiques qui en restreignent la portée. Si le Québec constitue un terrain propice à l’examen des conditions institutionnelles, politiques et managériales liées à l’intégration des services électroniques, les organisations étudiées relèvent d’un même palier de gouvernement, le provincial. Étudier des projets d’intégration de services électroniques plus complexes et étendus, par exemple des cas d’intégration multi-niveaux (ex : fédéral, provincial, municipal, communautaire), contribuerait à enrichir les connaissances pratiques et théoriques d’une gouvernance hybride. Notre étude constitue néanmoins un point de départ intéressant pour de futures recherches sur la gouvernance des services intégrés au sein d’États de plus en plus interconnectés.
Notes
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[1]
Christian Boudreau (christian.boudreau@enap.ca) et Luc Bernier (luc.bernier@enap.ca), ENAP, Université du Québec, Québec, Canada.
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[2]
Des projets de services intégrés de même nature ont eu cours ailleurs au Canada, aux États-Unis et dans plusieurs autres pays.
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[3]
Dont un dirigeant de l’information et deux experts.
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[4]
Dont un ministre délégué au gouvernement en ligne. Le conseil exécutif est l’équivalent du bureau du conseil privé du Canada.
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[5]
Organisme offrant des services intégrés aux citoyens et entreprises. Voir http://www.gouv.qc.ca/portail/quebec/servicesquebec/?lang=fr.
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[6]
Organisme offrant des services intégrés aux organismes publics. Voir http://www.cspq.gouv.qc.ca/.
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[7]
Voir http://wwwc.ctq.gouv.qc.ca/fr/guichet_unique_des_transporteurs/.
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[8]
Sous la responsabilité de Service Québec, le portail Québec est une porte d’entrée unique vers de l’information gouvernementale générale et des services transactionnels destinés aux citoyens et aux entrepises.
- [9]
- [10]
- [11]
- [12]
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[13]
Voir http://www.justice.gouv.qc.ca/francais/publications/rapports/siij.htm
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[15]
Ce constat peut paraître paradoxal dans un système de type Westminster où les organismes centraux jouent un rôle prépondérant depuis longtemps, tant au Québec qu’au Canada (Bernier et Fortier, 2014). L’implantation de services électroniques, pourtant financés et autorisés par les Finances et le Conseil du trésor, semblent avoir échappé à ces tendances fédératives et centralisatices.
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[16]
Voir, entre autres, les rapports annuels 2009-2010 et 2010-2011.
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[17]
Dans le système canadien et, donc, au Québec, le sous-ministre est le plus haut fonctionnaire d’un ministère. Un sous-ministre associé est son adjoint. Ces hauts-fonctionnaires sont choisis au mérite et non sur une base politique.
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[18]
Selon un récent rapport du Vérificateur général du Canada sur l’accès aux services en ligne, « [i]l n’existe pas de stratégie pangouvernementale pour guider la prestation des services [au fédéral] » (2013 : 15). Cela se reflète dans une « prestation intégrée des services entre les ministères [qui] est limitée » (Ibid : 9).