1 Les fondateurs de la sociologie ont tous cherché à partir de la fin du XIXe siècle à expliquer la transformation du lien social. Pour y parvenir, ils ont pris en compte la pluralité des liens sociaux, c’est-à-dire la pluralité des attachements des individus entre eux, aux groupes qu’ils constituent et à la société de façon plus générale. Durkheim consacra sa vie à essayer de répondre à l’interrogation qu’il formulait dès 1893, dans sa thèse sur la Division du travail, de la façon suivante : « Comment se fait-il que tout en devenant plus autonome l’individu dépende davantage de la société ? » Autrement dit, comment des individus autonomes peuvent-ils faire société, comment parviennent-il à s’attacher à la société ? Des éléments de réponse se trouvent dans les conclusions de cet ouvrage, mais ces derniers ne sauraient constituer à eux seuls un résultat définitif. On trouve d’autres réponses dans les textes qui suivirent. C’est, on le sait, au cours de la dernière décennie du XIXe siècle qu’il publia l’essentiel de son œuvre, non seulement sa thèse de doctorat, mais aussi Les Règles de la méthode sociologique (1895), Le Suicide. Etude de sociologie (1897), et les cours professés à l’Université de Bordeaux [1] et édités par la suite sous forme d’ouvrages. C’est le cas notamment de L’éducation morale, leçons qui furent préparées probablement l’année qui suivit la parution du Suicide et reprises ensuite lors du premier cours donné à la Sorbonne en 1902-1903 [2]. C’est le cas aussi du livre intitulé Leçons de sociologie. Physique des mœurs et du droit, écrit de façon définitive de novembre 1898 à juin 1899 [3]. Il existe une problématique commune entre ces différents textes qu’une lecture partielle ne permet pas de découvrir. Chacun d’entre eux constitue une pièce d’un puzzle que l’on peut aujourd’hui s’efforcer de reconstituer. Ce dernier constitue l’esquisse d’une théorie des liens sociaux. Nous proposons d’en déterminer ici les éléments qui nous paraissent essentiels, mais aussi d’en cerner les limites.
Morale et liens sociaux
2 Commençons par commenter la définition de la morale que donne Durkheim dans la conclusion de la Division du travail : « Est moral, peut-on dire, tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui force l’homme à compter sur autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est d’autant plus solide que ces liens sont plus nombreux et plus forts [4]. » Selon lui, la société est la condition nécessaire de la morale : « Elle n’est pas une simple juxtaposition d’individus qui apportent, en y entrant, une moralité intrinsèque ; mais l’homme n’est un être moral que parce qu’il vit en société, puisque la moralité consiste à être solidaire d’un groupe et varie comme cette solidarité [5]. » Autrement dit, c’est l’attachement des hommes à la société qui fonde la morale. Ce n’est pas la liberté, mais l’état de dépendance qui contribue à faire de l’individu une partie intégrante du tout social et partant un être moral. Dès lors, nous dit Durkheim, « faites évanouir toute vie sociale, et toute vie morale s’évanouit du même coup, n’ayant plus d’objet où se prendre [6]. » Il reprendra d’ailleurs cette définition en 1906 dans une conférence intitulée « Détermination du fait moral » et intégrée ensuite dans le chapitre 2 de l’ouvrage Sociologie et Philosophie : « S’il y a une morale, elle ne peut avoir pour objectif que le groupe formé par la pluralité d’individus associés, c’est-à-dire la société, sous condition toutefois que la société puisse être considérée comme une personnalité qualitativement différente des personnalités individuelles qui la composent. La morale commence donc là où commence l’attachement à un groupe quel qu’il soit [7]. »
3 À la question : « Pourquoi donnez-vous votre livre comme un livre de morale ? La division du travail peut-elle être ou non conçue comme un devoir ? », que lui posa Paul Janet lors de la soutenance de sa thèse, Durkheim répondit que « la conscience moderne considère la spécialisation professionnelle comme un devoir », et il ajouta : « Être le plus homme aujourd’hui, c’est consentir à être un organe » [8].
4 Puisque l’individu se définit par une pluralité d’attachements à la société, il peut exister une pluralité de règles morales. Les Leçons de sociologie auront, entre autres, pour objectif de le démontrer et de réfléchir à leur nécessaire articulation. Il convient cependant, rappelle Durkheim dans la première de ses Leçons de commencer par définir les règles de la morale universelle. Elles se répartissent, selon lui, en deux groupes : « […] celles qui concernent les rapports de chacun avec soi-même, c’est-à-dire celles qui constituent la morale dite individuelle, celles qui concernent les rapports que nous soutenons avec les autres hommes, abstraction faite de tout groupement particulier. Les devoirs que nous prescrivent les unes et les autres tiennent uniquement à notre qualité d’homme ou à la qualité d’hommes de ceux avec lesquels nous nous trouvons en relation. Ils ne sauraient donc, au regard d’une même conscience morale, varier d’un sujet à l’autre [9]. »
5 On peut voir dans les règles de la morale individuelle celles qui ont « pour fonction de fixer dans la conscience de l’individu les assises fondamentales de toute la morale » et dans les règles qui déterminent les devoirs que les hommes ont les uns envers les autres « la partie culminante de l’éthique ». Durkheim reviendra d’ailleurs à partir de sa dixième leçon sur les devoirs généraux indépendants de tout groupement social : « Je dois respecter la vie, la propriété, l’honneur de mes semblables alors même qu’ils ne sont ni mes parents, ni mes compatriotes. C’est la sphère la plus générale de toute l’éthique, puisqu’elle est indépendante de toute condition locale ou ethnique. C’est aussi la plus élevée [10]. » C’est ainsi qu’il analysera en particulier les actes immoraux que sont l’homicide et les attentats contre la propriété.
6 Mais, une fois définies ces règles universelles, il existe d’autres règles morales qui tiennent à des qualités que tous les hommes ne partagent pas et qu’il faut étudier en tant que telles. Durkheim distingue trois grands types de morale qui découlent de l’appartenance à des groupes particuliers : l’attachement à la famille et au système de parenté fonde la morale domestique, l’attachement au monde du travail, notamment à des corporations, fonde la morale professionnelle tandis que l’attachement à la patrie fonde la morale civique.
7 En insistant, à la suite d’Aristote, sur le constat que la morale varie en fonction des agents qui la pratiquent, Durkheim commence par rappeler qu’en matière de morale domestique – objet du cours qu’il donna l’année précédente –, nous trouvons la différence des sexes, des âges et celle qui vient du degré plus ou moins proche de parenté. Mais Durkheim ne revient pas ensuite sur la morale domestique si ce n’est pour la distinguer de la morale professionnelle et de la morale civique, qui constituent les deux objets d’étude essentiels de ce cours.
8 Qu’est-ce qui distingue les trois formes de morale ? Les devoirs domestiques et les devoirs civiques concernent a priori tous les membres d’une société alors que les devoirs professionnels sont par définition variables d’un groupe professionnel à l’autre. « Car tout le monde, en principe, appartient à une famille et en fonde une. Tout le monde est père, mère, oncle, etc. Et si tout le monde n’a pas le même âge au même moment, ni par la suite, les mêmes devoirs au sein de la famille, ces différences ne durent jamais qu’un temps, et si ces devoirs divers ne sont pas remplis en même temps par tous, ils sont remplis par chacun successivement. Il n’en est pas dont l’homme n’ait eu à s’occuper, au moins normalement. Les différences qui viennent du sexe sont seules durables, et elles se réduisent à des nuances. De même si la morale civique change suivant les États, tout le monde cependant dépend d’un État, et a pour cette raison des devoirs qui se ressemblent partout dans leurs traits fondamentaux (devoirs de fidélité, de dévouement). Il n’est pas homme qui ne soit citoyen. Mais il est une sorte de règles dont la diversité est beaucoup plus marquée : ce sont celles dont l’ensemble constitue la morale professionnelle. Nous avons des devoirs comme professeurs, qui ne sont pas ceux des commerçants ; l’industriel en a de tout autres que le soldat, le soldat que le prêtre, etc. On peut dire à cet égard qu’il y a autant de morales que de professions différentes, et, comme en principe, chaque individu n’exerce qu’une profession, il en résulte que ces différentes morales s’appliquent à des groupes d’individus absolument différents. Ces différences peuvent même aller jusqu’au contraste. […] Ici donc, nous trouvons au sein de chaque société une pluralité de morales qui fonctionnent parallèlement [11]. »
9 Durkheim en conclut que les organes de la morale professionnelle sont multiples. Il y en a autant que de professions. « Tandis que l’opinion, qui est à la base de la morale commune, est diffuse dans toute la société sans que l’on puisse dire à proprement parler qu’elle réside ici plutôt que là, la morale de chaque profession est localisée dans une région restreinte. Il se forme ainsi des foyers de vie morale distincts quoique solidaires, et la différenciation fonctionnelle correspond à une sorte de polymorphisme moral. […] D’une manière générale, toutes choses étant égales, plus un groupe est fortement constitué, plus les règles morales qui lui sont propres sont nombreuses et plus elles ont d’autorité sur les consciences. […] Par conséquent, nous pouvons dire que la morale professionnelle sera d’autant plus développée et d’un fonctionnement d’autant plus avancé que les groupes professionnels eux-mêmes auront plus de consistance et une meilleure organisation [12]. »
10 À ce stade, Durkheim fait une distinction entre les professions fortement encadrées par des règles morales qui sont directement rattachées à l’État (armée, enseignement, magistrature, administration, etc.) qui ont un corps défini, une unité et une réglementation spéciales, et les professions économiques, aussi bien dans l’industrie que dans le commerce, et dans lesquelles l’inorganisation reflète l’absence de morale professionnelle ou, du moins, le caractère rudimentaire de cette dernière. « Ainsi, il y a aujourd’hui toute une sphère de l’activité collective qui est en dehors de la morale, qui est presque tout entière soustraite à l’action modératrice du devoir [13]. » Pour lui, la crise dont souffrent les sociétés européennes provient précisément de l’absence d’une réglementation morale de la vie économique et des professions qui l’animent. Rien ne vient régler les appétits individuels inévitablement infinis et insatiables alors même que la société dans son ensemble devient industrielle. Ce thème était déjà très présent dans la Division du travail, notamment dans la troisième partie consacrée aux formes anormales. La première d’entre elles renvoie à ce qu’il appelle la « division du travail anomique » qui se produit en particulier au moment des crises industrielles ou commerciales. Les faillites sont des ruptures partielles de la solidarité organique. Certaines fonctions ne sont plus alors ajustées les unes aux autres. Lorsque la division du travail est poussée trop loin, elle est source de désintégration. Pour Durkheim, c’est surtout dans la grande industrie que ces déchirements se produisent de façon aiguë. Il en tire la conclusion qu’une réglementation est nécessaire : « Le rôle de la solidarité n’est pas de supprimer la concurrence, mais de la modérer [14]. » Certes, il reconnaît, avec les économistes, que le marché peut se réguler de lui-même, mais il souligne que l’harmonie ne se rétablit qu’après des ruptures d’équilibre et des troubles plus ou moins prolongés. Puisque ces derniers sont d’autant plus fréquents que l’organisation est complexe et les fonctions diversifiées, une législation industrielle est indispensable pour régler notamment les rapports du capital et du travail. Ce déficit de réglementation est, par conséquent, source d’anomie [15].
11 Dans la Division du travail encore, Durkheim abordait également la question, dont on parle tant aujourd’hui, de la mondialisation de l’économie. Même s’il n’utilise pas cette expression, il s’inquiète de la fusion des marchés économiques et il y voit une difficulté plus grande d’ajustement aux besoins des consommateurs et un risque de crise généralisée : « À mesure que le type organisé se développe, la fusion des divers segments les uns dans les autres entraîne celle des marchés en un marché unique, qui embrasse à peu près toute la société. Il s’étend même au-delà et tend à devenir universel ; car les frontières qui séparent les peuples s’abaissent en même temps que celles qui séparaient les segments de chacun d’eux. Il en résulte que chaque industrie produit pour des consommateurs qui sont dispersés sur toute la surface du pays ou même du monde entier. Le contact n’est donc plus suffisant. Le producteur ne peut plus embrasser le marché du regard, ni même par la pensée ; il ne peut plus s’en représenter les limites, puisqu’il est pour ainsi dire illimité. Par suite, la production manque de frein et de règle ; elle ne peut que tâtonner au hasard, et, au cours de ces tâtonnements, il est inévitable que la mesure soit dépassée, tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre. De là, ces crises qui troublent périodiquement les fonctions économiques [16]. »
12 Ce thème du manque de réglementation morale des professions économiques apparaît également dans Le Suicide. Comme on le sait, Durkheim explique ce qu’il appelle le « suicide anomique » par les crises politiques, économiques, institutionnelles et les troubles qui affectent la société dans son ensemble. Il constate une augmentation de la fréquence du suicide dans les périodes de crises industrielles ou financières, mais aussi dans les périodes fastes qu’il qualifie de crises de prospérité [17]. Durkheim en conclut que le facteur explicatif du suicide est alors, non pas le déclin ou l’essor de l’activité en tant que tels, mais l’état de crise et de perturbation de l’ordre collectif que ces phénomènes provoquent dans le corps social.
13 Fort de ces analyses, Durkheim affirme encore plus nettement dans ses Leçons que le caractère amoral de la vie économique constitue un réel danger public. Selon lui, le déchaînement des intérêts économiques a été accompagné d’un abaissement de la morale publique. « Il importe donc au plus haut point que la vie économique se règle, se moralise afin que les conflits qui la troublent prennent fin, et enfin que les individus cessent de vivre au sein d’un vide moral où leur moralité individuelle elle-même s’anémie. […] Par conséquent, le véritable remède au mal, c’est de donner, dans l’ordre économique, aux groupes professionnels, une consistance qu’ils n’ont pas. Tandis que la corporation n’est aujourd’hui qu’un assemblage d’individus, sans liens durables entre eux, il faut qu’elle devienne ou redevienne un corps défini et organisé [18]. »
14 C’est la raison pour laquelle, dans les Leçons, Durkheim se lance dans une analyse socio-historique des corporations dont il reprendra d’ailleurs de nombreux passages dans sa préface à la seconde édition en 1901 de la Division du travail. S’il était conscient de la nécessité d’une réglementation de la vie économique dans la première édition, sa pensée s’est peu à peu précisée dans les années suivantes. Ce n’est pas pour des raisons économiques que le régime corporatif lui paraît indispensable, mais pour des raisons morales, car il est le seul, selon lui, qui permet vraiment de moraliser la vie économique. Il nous invite à voir dans la réforme des corporations un processus d’autant plus légitime qu’il est fondé sur la connaissance des dysfonctionnements économiques de son époque et de leurs effets sociaux. A travers ce projet de réforme des corporations, Durkheim reconnaît le rôle fondamental d’un type de lien social particulier que nous suggérons d’appeler en suivant sa pensée le lien de participation organique [19].
Renforcer le lien de participation organique
15 Il est inutile de revenir en détail sur les développements que Durkheim consacre à l’histoire des corporations depuis l’époque romaine et le Moyen Âge, et que l’on retrouve dans la deuxième et troisième leçons. Arrêtons-nous seulement sur deux points : la comparaison qu’il fait entre la famille et les corporations, et la spécificité française de la suppression de ces dernières à partir de la Révolution.
16 Durkheim rappelle que la corporation naissante fut une sorte de famille. La corporation romaine s’est formée sur le modèle de la société domestique [20]. Tant que l’industrie restait exclusivement agricole, la famille se confondait avec le groupe professionnel. Les échanges étaient peu développés, les agriculteurs consommaient ce qu’ils produisaient. Avec les métiers, une nouvelle forme d’activité sociale se constitua en dehors du cadre familial, un groupe d’un genre nouveau se forma, mais ce dernier imita, sans les reproduire exactement, les traits essentiels de la famille. Cela dit, Durkheim considère que l’essor des corporations suscite le développement de caractères originaux et ne peut que s’éloigner de l’organisation domestique. C’était le cas au Moyen Âge, a fortiori à son époque. Si cette analyse évolutionniste est juste, on peut se demander aujourd’hui s’il n’existe pas des exceptions durables. Dans certaines régions, le développement industriel n’a t-il pas été fondé sur un modèle familialiste, ne subsiste-t-il pas encore de nos jours des formes d’organisation professionnelle dérivées de l’organisation domestique ? Une comparaison approfondie des régimes d’attachement – au sens de l’entrecroisement normatif des liens sociaux – pourrait montrer que le lien de filiation constitue encore aujourd’hui dans certains pays le lien dominant, celui qui assure, par son influence déterminante sur les autres, y compris le lien professionnel – ou de participation organique –, la régulation sociale. Autrement dit, les sociologues contemporains sont enclins aujourd’hui à rechercher, au-delà des analyses de portée générale, ce qui constitue les spécificités historiques et culturelles du développement, lequel apparaît moins linéaire qu’à l’époque de Durkheim.
17 Durkheim évoque la période de la fin du XVIIIe siècle en reconnaissant que la règlementation des corporations était sans doute devenue sous l’Ancien Régime « plus tracassière qu’utile : où elle eut pour objectif de sauvegarder les privilèges des maîtres, plutôt que de veiller au bon renom de la profession et à l’honnêteté de ses membres [21]. » Mais, contrairement aux économistes de cette époque qui justifièrent l’interdiction de ces instances professionnelles, Durkheim s’emploie à démontrer qu’il aurait été plus judicieux de les réformer que de les détruire. Ce n’est pas parce que certaines corporations à un moment déterminé de leur histoire ont eu tendance à vouloir accroître leurs privilèges et leurs monopoles, qu’il faut considérer cette évolution comme un trait caractéristique du régime corporatif. Il a recours tout d’abord à un argument à la fois historique et sociologique : « Si depuis les origines de la cité jusqu’à l’apogée de l’Empire, depuis l’aube des sociétés chrétiennes jusqu’à la Révolution française elles ont été nécessaires, c’est vraisemblablement qu’elles répondent à quelque besoin durable et profond. Et le fait même qu’après avoir disparu une première fois, elles se sont reconstituées d’elles-mêmes et sous une forme nouvelle, n’ôte-t-il pas toute valeur à l’argument qui présente leur disparition violente à la fin du siècle dernier comme une preuve qu’elles ne sont plus en harmonie avec les nouvelles conditions de l’existence collective ? Le besoin que ressentent toutes les grandes sociétés européennes de les rappeler à la vie n’est-il pas au contraire un symptôme que cette suppression radicale a été elle-même un phénomène morbide, et que la réforme de Turgot appelle une réforme en sens contraire ou différent [22] ? »
18 Durkheim reprend ensuite l’argument selon lequel « chaque corporation doit devenir le foyer d’une vie morale sui generis » : « Du moment qu’au sein d’une société politique, il y a un certain nombre d’individus qui ont en commun des idées, des intérêts, des sentiments, des occupations que le reste de la population ne partage pas avec eux, il est inévitable que, sous le flux de ses similitudes, ils soient comme poussés, comme attirés les uns vers les autres, qu’ils se recherchent, qu’ils entrent en relations, qu’ils s’associent et qu’ainsi se forme peu à peu un groupe restreint, ayant sa physionomie générale, au sein de la société générale. Or, une fois le groupe formé, il est impossible qu’une vie morale ne s’en dégage pas qui lui soit propre, qui porte la marque des conditions spéciales qui lui ont donné naissance. Car il est impossible que des hommes vivent ensemble, soient en commerce fréquent, sans qu’ils prennent le sentiment du tout, s’en préoccupent, en tiennent compte dans leur conduite. Or, cet attachement à quelque chose qui dépasse l’individu, aux intérêts du groupe auquel il appartient, c’est la source même de toute activité morale [23]. »
19 Mais alors, vers quelle réforme faut-il s’orienter pour restaurer cette fonction morale des corporations sans retomber dans les dérives qui leur ont été reprochées dans le passé ? Quelles sont les influences de Durkheim ? Comment s’y prend-il pour formuler des propositions concrètes ?
20 Soulignons en premier lieu que ce n’est pas au moment de l’écriture de ses Leçons que Durkheim découvre le rôle positif que les corporations peuvent jouer dans la vie économique et sociale. Déjà en 1885, il avait publié un long compte rendu consacré à l’œuvre du sociologue allemand Albert Schaeffle [24] dans lequel il restituait les arguments que ce dernier avançait pour défendre les corporations : « Ainsi quand on supprime les corporations, on voit aussitôt naître entre les égoïsmes déchaînés une lutte dont les suites ne sont que trop faciles à prévoir. Les plus forts l’emportent, écrasent les plus faibles en les réduisant à la misère. Voilà ce que produit l’individualisme. […] Il n’y a qu’un moyen d’échapper à ce danger qui nous menace pour un avenir certain et dont les hommes d’État commencent à préoccuper, c’est de restaurer les corporations. Bien entendu, il ne peut être question de les ressusciter comme elles existaient au Moyen Âge. Mais il n’est pas impossible de leur trouver une organisation nouvelle, moins étroite et moins immuable, mieux adaptée à la vie mobile d’aujourd’hui et à l’extrême division du travail [25]. »
21 Durkheim reprend à son compte une quinzaine d’années plus tard ces arguments dans ses Leçons en les complétant toutefois de propositions concrètes de réforme. Cela prouve l’influence déterminante qu’ont pu avoir les théories allemandes de la société dans la pensée sociologique de Durkheim [26]. La référence à l’Allemagne est à nouveau présente quand il aborde la question des corporations dans L’Éducation morale. Si Durkheim n’insiste pas sur les groupements professionnels dans ce cours, il constate – et même déplore – qu’en France, à la différence de l’Allemagne, notre tempérament national souffre d’une faiblesse de l’esprit d’association, et qu’il n’existe finalement pas entre l’individu et l’État de corps intermédiaires consistants [27]. Il souligne dans ce cours que la corporation est un groupe en devenir, qui a eu une grande importance dans le passé, mais qu’il faut reconstruire. « Si nécessaire qu’il soit de remédier à cette situation, il ne saurait être question de ressusciter les groupements du passé ni de leur rendre leur activité d’autrefois ; car s’ils ont disparu, c’est qu’ils n’étaient plus en rapport avec les conditions nouvelles de l’existence collective. Ce qu’il faut faire, c’est chercher à susciter des groupements nouveaux, qui soient en harmonie avec l’ordre social actuel et les principes sur lesquels il repose. Mais, d’un autre côté, le seul moyen d’y arriver est de ressusciter l’esprit d’association [28]. »
22 Durkheim est plus précis dans les Leçons de sociologie que dans la préface à la seconde édition sur les réformes nécessaires à envisager. C’est dans les dernières pages de la troisième leçon qu’il explique quelle forme les corporations doivent prendre et quel rôle elles doivent jouer. Pour cela, il propose une fois encore de revenir à grands traits sur les évolutions du régime corporatif, notamment dans ses relations avec la structure politique de la Cité. À l’époque romaine, les fonctions industrielles étaient plus ou moins ignorées, extérieures à l’État, et elles restèrent rudimentaires jusqu’à un stade très avancé. Les différents corps de métier étaient frappés d’un discrédit moral et lorsqu’ils furent intégrés dans l’État, ce ne fut qu’au prix d’une pénible dépendance, d’une surveillance étroite par le pouvoir. Au Moyen Âge, au contraire, la corporation devient l’élément fondamental de la commune puisque celle-ci se définit comme une réunion de corps de métiers, l’organisation politique et municipale étant liée à l’organisation du travail. Autrement dit, la corporation a gagné en dignité au fil des siècles. Mais l’apparition de la grande industrie nécessita un autre cadre que celui de la commune. Le régime corporatif se trouva en quelque sorte débordé par cette activité nouvelle. C’est donc l’État qui se chargea de la réglementer en jouant le rôle que la corporation jouait pour les métiers urbains. C’était le cas notamment des « Manufactures royales », placées sous sa tutelle directe. Mais cet encadrement n’était possible qu’au début de l’ère industrielle et pour un nombre limité de manufactures. Au fur et à mesure du développement industriel, des pans entiers de l’activité économique échappèrent à toute réglementation. Durkheim en tire la conclusion que le développement de l’industrie aurait dû s’accompagner d’une évolution parallèle du régime corporatif, le faisant passer d’une organisation locale et municipale à une organisation nationale. C’est dans ce sens qu’il propose de réformer les corporations : « Mais alors, l’enseignement qui se dégage des faits n’est-il pas que la corporation doit prendre un autre caractère, qu’elle doit se rapprocher de l’Etat sans s’absorber en lui, c’est-à-dire tout en restant un groupe secondaire, relativement autonome, devenir nationale [29] ? »
23 Il se met alors à imaginer un système de regroupement national des industries par grandes catégories distinctes selon leurs similitudes ou leurs affinités naturelles, avec à la tête de chacune un conseil d’administration élu ayant pour fonction de régler tout ce qui concerne la profession : rapports des employés et des employeurs, conditions de travail, salaires, etc. Il précise aussi les fonctions qui pourraient être confiées dans un avenir proche aux corporations : sur le plan législatif, les principes généraux du contrat de travail, de la rétribution des salariés, de la salubrité industrielle, du travail des enfants, des femmes, ont besoin d’être diversifiés selon les industries. Il en est de même des caisses de prévoyance et de retraite… Ce projet de réforme n’apparaît guère original aujourd’hui car l’organisation à laquelle pense Durkheim à la fin du XIXe siècle a été en grande partie mise en œuvre au cours du XXe siècle. Les grands secteurs de l’activité économique sont aujourd’hui regroupés en branches dans lesquelles des négociations permanentes ont lieu entre les différents partenaires sociaux. La plupart des corps professionnels se réfèrent également à des conventions collectives. Le système de retraire est également, tout particulièrement en France, morcelé en plusieurs régimes distincts. Autrement dit, ce que Durkheim appelle de ses vœux ressemble au fonctionnement ordinaire de ce qui nous appelons aujourd’hui couramment une société salariale. Il faut lui reconnaître le mérite d’avoir esquissé un projet de réforme qui a été en grande partie réalisé après sa mort. Mais Durkheim va plus loin. Il insiste sur le caractère obligatoire de la corporation : « Chaque citoyen aujourd’hui est obligé d’appartenir à une commune ; pourquoi le même principe ne s’appliquerait-il pas à la profession, d’autant plus qu’en fait la réforme dont nous parlons aurait finalement pour résultat de substituer la corporation professionnelle au district territorial comme unité politique du pays [30]. »
24 Cette proposition, souligne-t-il, suscite souvent des réserves. Il ne semble pas a priori sensible à ces dernières, tant il est persuadé qu’il est dans l’intérêt de chacun de s’attacher à cette nouvelle force collective constituée. Ce serait, selon lui, une vraie faiblesse pour l’individu de rester en dehors. Mais il ne retient pas cette idée d’obligation dans la préface de la seconde édition de la Division du travail. En revanche, il argumente davantage la thèse selon laquelle il est probable que la corporation devienne l’une des bases essentielles de notre organisation politique. « La société, au lieu de rester ce qu’elle est encore aujourd’hui, un agrégat de districts territoriaux juxtaposés, deviendrait un vaste système de corporations nationales. On demande de divers côtés que les collèges électoraux soient formés par professions et non par circonscriptions territoriales, et il est certain que, de cette façon, les assemblées politiques exprimeraient plus exactement la diversité des intérêts sociaux et leurs rapports ; elles seraient un résumé plus fidèle de la vie sociale dans son ensemble [31]. »
25 L’argument de l’obligation d’être attaché à une corporation s’est donc mué en une analyse prospective plus prudente. Durkheim est passé sur ce point de la prescription normative à la tentative de démonstration sociologique. Il s’est sans doute rendu compte du caractère difficilement recevable dans le corps social de son idée première. Son argumentation reste toutefois fragile, surtout quand il explique avec assurance que les groupements territoriaux s’effacent peu à peu. Suivons-le dans son raisonnement : « On verra, en effet, comment, à mesure qu’on avance dans l’histoire, l’organisation qui a pour base des groupements territoriaux (village ou ville, district, province, etc.) va de plus en plus en d’effaçant. Sans doute chacun de nous appartient à une commune, à un département, mais les liens qui nous y rattachent deviennent tous les jours plus fragiles et plus lâches. Ces divisions sont, pour la plupart, artificielles et n’éveillent plus en nous de sentiments profonds. L’esprit provincial a disparu sans retour ; le patriotisme de clocher est devenu un archaïsme que l’on ne peut pas restaurer à volonté. Les affaires municipales ou départementales ne nous touchent et ne nous passionnent plus guère que dans la mesure où elles coïncident avec nos affaires professionnelles. Notre activité s’étend bien au-delà de ces groupes trop étroits pour elle, et, d’autre part, une bonne partie de ce qui s’y passe nous laisse indifférents. Il s’est produit ainsi comme un affaiblissement spontané de la vieille structure sociale [32]. »
26 Pour Durkheim, il ne fait aucun doute que les corporations doivent se substituer à cette vieille structure sociale et devenir l’instance intermédiaire privilégiée entre les individus et l’Etat. Si, comme nous l’avons vu, elles sont devenues en grande partie au XXe siècle ce qu’il pensait qu’elles deviendraient en accomplissant les réformes nécessaires, il faut reconnaître en revanche qu’elles ne se sont nullement substituées aux groupements territoriaux. Au contraire, ces derniers ont globalement résisté aux mobilités géographiques et à la fluidité des sociétés modernes en devenant même pour certains un ancrage identitaire revendiqué. Les appartenances locales et les revendications régionales se sont même plutôt renforcées au cours des dernières décennies. La société d’aujourd’hui est en réalité plus complexe que ne le prévoyait Durkheim. S’y superposent des formes multiples et souvent complémentaires d’attachements. Mais s’il insiste avec tant d’ardeur sur le rôle des groupements professionnels, et, par conséquent, sur le lien de participation organique, cela ne signifie pas pour autant qu’il sous-estime les autres types de liens.
La hiérarchie des attachements
27 Reste en effet une question essentielle : à quels groupes les individus sont-ils attachés pour satisfaire leurs fonctions vitales et manifester ainsi leur intégration à la société ? Et à cette question une autre s’ajoute immédiatement : s’il existe plusieurs types de groupes, peut-on les hiérarchiser ? Les réponses de Durkheim se trouvent clairement formulées dans son cours sur L’éducation morale, mieux sans doute qu’elles ne le sont dans le reste de son œuvre. Comme il est plus aisé de parler des différents types de liens sociaux qui rattachent l’individu au système social pour apprécier la nature du lien social, il est plus commode de traiter des groupes multiples dans lesquels vit l’individu pour faire comprendre ce que peut être la société dans son ensemble. Or, si dans les textes de Durkheim, il est souvent question de la société en général comme s’il n’y en avait qu’une, on trouve justement dans L’éducation morale une analyse de la multiplicité des appartenances. Durkheim en retient principalement trois : la famille, la patrie et l’humanité. Ces trois groupes correspondent, nous dit-il, à des phases différentes de notre existence sociale et morale, mais ils peuvent aujourd’hui se superposer sans s’exclure : « De même que chacun d’eux a son rôle dans la suite du développement historique, ils se complètent mutuellement dans le présent ; chacun a sa fonction. La famille enveloppe l’individu d’une toute autre manière que la patrie, et répond à d’autres besoins moraux. Il n’y a donc pas à faire un choix exclusif entre eux. L’homme n’est véritablement complet que s’il est soumis à cette triple action. [33] » A ce stade, on ne peut qu’être surpris par le fait que Durkheim ne cite pas la corporation ou le groupement professionnel comme groupe social fondamental. A vrai dire, il ne l’évacue pas entièrement. Au début de la sixième leçon, il énumère, en les ordonnant, les sociétés diverses dans lesquelles nous sommes engagés et on trouve alors non pas trois groupes, mais cinq : la famille ; la corporation, l’association politique, la patrie, l’humanité. Dans la seconde partie du livre, Durkheim n’en compte plus que quatre, l’association politique n’étant plus mentionnée sans qu’il en donne d’ailleurs la raison [34]. Cette différence peut s’expliquer par le souci de Durkheim de s’en tenir à une simple énumération des groupes sociaux d’intégration.
28 Mais il est probable aussi que ce cours a été principalement rédigé, on l’a vu, dans le prolongement de la parution du Suicide, c’est-à-dire à un moment où Durkheim n’a encore ni rédigé de façon définitive ses Leçons, ni a fortiori rédigé la seconde édition de la Division du travail social. On peut penser qu’au moment où il le conçoit, sa réflexion n’est pas encore entièrement aboutie.
29 Mais sa réponse sur la hiérarchie de ces groupes sociaux est intéressante. Pour lui, il ne fait aucun doute que si la famille, la patrie et l’humanité – pour nous en tenir aux trois principaux – sont tous vitaux, « de toute évidence, les fins domestiques sont et doivent être subordonnées aux fins nationales, par cela seul que la patrie est un groupe social d’un ordre plus élevé » [35]. La famille, en ce qu’elle constitue une fin moins impersonnelle que la patrie, se confond souvent avec les intérêts personnels. Si l’enfant est socialisé par sa famille, il l’est aussi par l’école. Il quitte au moins partiellement le foyer pour recevoir une éducation publique. Pour Durkheim, fidèle en cela aux idéaux émancipateurs de la troisième République, l’Etat doit primer la famille. En ce qui concerne l’humanité comme groupe d’appartenance, il serait facile d’en concevoir la supériorité par rapport à la patrie tant les fins humaines paraissent plus hautes que les fins nationales. Mais cette suprématie reste équivoque puisqu’elle ne renvoie pas à une société constituée. Elle ne possède pas d’organisation propre. C’est un terme trop abstrait, pense Durkheim, pour que l’on puisse lui subordonner un groupe plus restreint qui existe réellement. C’est ainsi qu’il arrive à placer en haut de la hiérarchie des groupes d’appartenance la patrie et à faire de la citoyenneté un lien de nature différente des autres.
30 Durkheim revient sur la patrie dans ses Leçons, notamment dans la sixième. « Le patriotisme, dit-il, c’est précisément l’ensemble des idées et des sentiments qui attachent l’individu à un Etat déterminé. Supposons-le affaibli, disparu, où l’homme trouvera-t-il cette autorité morale dont le joug lui est à ce point salutaire ? S’il n’y a pas une société définie, ayant conscience d’elle-même, qui lui rappelle à chaque instant ses devoirs, qui lui fasse sentir la nécessité de la règle, comment en aurait-il le sentiment [36] ? »
31 Un autre sociologue, Georg Simmel, développera une approche différente. Comme Durkheim, il souligne la diversité des appartenances et y voit aussi l’effet d’une grande évolution sociohistorique. A plusieurs reprises, il se réfère à la société médiévale qu’il oppose à la société moderne. Il observe par exemple qu’au Moyen Âge, l’affiliation au groupe absorbait l’individu tout entier et se réalisait selon un modèle concentrique, du groupe immédiat au groupe élargi. Dans la société moderne, l’individu diversifie ses appartenances. Les cercles sociaux ne sont plus emboîtés l’un dans l’autre, mais juxtaposés et par conséquent indépendants. Ils garantissent de ce fait à l’individu une liberté plus grande. La conscience de son individualité ne cesse de se développer. La situation se caractérise alors par la juxtaposition de groupes différents qui se croisent à l’intérieur d’une seule et même personne. [37] Ainsi, la question de la hiérarchie des groupes sociaux, à laquelle était attaché Durkheim, devient analytiquement secondaire. Ce qui importe, dans cette perspective, ce n’est pas de savoir quel est ou quel doit être le groupe social suprême auxquels les autres groupes doivent être subordonnés, mais de comprendre comment, dans une société donnée, les liens sociaux auxquels correspondent l’ensemble de ces groupes s’entrecroisent en offrant aux individus les supports normatifs de la construction de leur identité et de leur intégration. La question de la hiérarchie de ces groupes reste toutefois essentielle. Chaque société, par son système normatif, en donne une version plus ou moins précise. Les sociétés européennes, par exemple, n’accordent pas toutes autant d’importance au rôle de la famille, et partant au lien de filiation, comme en témoignent de nombreux travaux comparatifs récents. De même, le rôle joué par ces corps intermédiaires que sont les associations, lesquelles caractérisent ce que nous appelons le lien de participation élective, est très inégal d’une société à l’autre. Dans certaines, ce lien est appelé à réguler la plupart des problèmes ou dysfonctionnements sociaux, alors qu’il reste presque inexistant ou subordonné à l’action de l’Etat dans d’autres. Autrement dit, la réponse qu’apporte Durkheim est sur ce point plus normative que sociologique. Mais la hiérarchie qu’il instaure entre les différents types de liens est parfaitement cohérente avec la représentation qu’il a de l’Etat et de la patrie. Ce que nous appelons aujourd’hui le lien de citoyenneté est proche de la définition que Durkheim donnait de la morale civique. Celle-ci implique, selon lui, une conception haute de la puissance régulatrice de l’Etat, laquelle est garante de la cohésion sociale.
Lien de citoyenneté et État démocratique
32 Si Durkheim place la patrie au sommet de la hiérarchie des attachements dans L’éducation morale, il démontre dans ses Leçons la nécessité d’une articulation entre la morale professionnelle et la morale civique. Il existe en effet un lien étroit dans les Leçons entre les trois premières sur la morale professionnelle et les suivantes consacrées à la morale civique et à l’État. Durkheim ne peut envisager une réforme des corporations sans redéfinir simultanément le rôle et les fonctions de l’État.
33 Pour comprendre la conception durkheimienne de l’État dans sa relation aux groupes professionnels, il faut revenir au concept de solidarité organique développé dans la Division de travail. Ce qui fait le lien social dans les sociétés modernes, c’est avant tout l’interdépendance des fonctions, laquelle confère à tous les individus, aussi différents soient-ils les uns des autres, une position sociale précise. La solidarité organique s’oppose, on le sait, à la solidarité mécanique qui correspond à la solidarité par similitudes. Elle renvoie aux sociétés traditionnelles dans lesquelles les individus sont peu différenciés les uns des autres, partagent les mêmes sentiments, obéissent aux mêmes croyances et adhèrent aux mêmes valeurs. Durkheim utilise aussi l’expression de segment pour désigner un groupe social dans lequel les individus sont étroitement intégrés. La solidarité mécanique correspond dans son esprit à une structure sociale caractérisée par un système de segments homogènes et semblables entre eux. La solidarité organique, au contraire, est constituée « par un système d’organes différents dont chacun a un rôle spécial et qui sont formés eux-mêmes de partie différenciées [38] ».
34 Pour Durkheim, les groupes professionnels constituent autant d’organes différents. Ils n’impliquent pas un ordre social corporatiste et se distinguent en cela des castes [39]. La caste, dit-il, « est un segment transformé en organe ; elle tient donc de la nature de l’un et de l’autre. En même temps qu’elle est chargée de fonctions spéciales, elle constitue une société distincte au sein de l’agrégat social. Elle est une société-organe, analogue à ces individus-organes que l’on observe dans certains organismes. C’est ce qui fait qu’elle enveloppe l’individu d’une manière beaucoup plus exclusive que les corporations ordinaires [40]. » Si l’on peut craindre que l’esprit corporatif finisse par exercer à terme une pression analogue à celle des castes, Durkheim rappelle que l’esprit professionnel ne peut pas avoir d’influence que sur la seule vie professionnelle et que l’individu peut jouir, au-delà de cette sphère, d’une réelle autonomie. En étant intégrés à un groupe professionnel, les individus peuvent mener une même vie morale tout en ayant conscience que leur activité n’a de sens que si elle est reliée aux autres fonctions [41]. Chaque groupe ainsi constitué entretient de ce fait une médiation avec les autres, permettant des relations d’interdépendances assises sur le principe de complémentarité. La solidarité organique est donc logiquement associée à l’intensification des échanges dans le monde du travail et dans la société marchande. Mais cette configuration ne correspond pas seulement à une phase avancée de développement des sociétés modernes.
35 Elle renvoie aussi et surtout à un rapport spécifique des individus à l’État et à une société où l’attachement social repose principalement sur une logique de protection statutaire orchestrée par la puissance régulatrice de l’État. La participation aux échanges passe alors par l’attachement quasi obligatoire à un corps intermédiaire qui procure un statut, considéré comme une garantie face aux aléas de la vie. C’est précisément dans ses Leçons de sociologie que Durkheim conceptualise ce type de configuration dans lequel l’État est considéré comme le « cerveau social », autrement dit « l’organe de la pensée sociale », « le centre organisateur des sous-groupes » [42]. Ce type de configuration implique que l’État soit capable de créer et d’entretenir des corporations dans des secteurs stratégiques – on parlera de corporatisme d’Etat –, mais aussi de réguler les autres secteurs comme autant d’organes distincts susceptibles d’assurer le bon fonctionnement de l’économie et de la société. Mais que faut-il entendre vraiment par la notion de « cerveau social » ? Durkheim en donne une définition précise : « Nous pouvons donc dire en résumé : l’État est un organe spécial chargé d’élaborer certaines représentations qui valent pour la collectivité. Ces représentations se distinguent des autres représentations collectives par leur plus haut degré de conscience et de réflexion [43]. » Il revient sur cette définition en la précisant dans la septième leçon : « Le rôle de l’État, en effet, n’est pas d’exprimer, de résumer la pensée irréfléchie de la foule, mais de surajouter à cette pensée irréfléchie une pensée plus méditée, et qui, par suite, ne peut pas n’être pas différente. C’est, et ce doit être un foyer de représentations neuves, originales, qui doivent mettre la société en état de se conduire avec plus d’intelligence que quand elle est mue simplement par des sentiments obscurs qui la travaillent. Toutes ces délibérations, toutes ces discussions, tous ces renseignements statistiques, toutes ces informations administratives qui sont mises à la disposition des conseils gouvernementaux et qui deviendront toujours plus abondants, tout cela est le point de départ d’une vie mentale nouvelle [44]. »
36 La fonction première de l’État est donc de penser. Si les groupes professionnels sont appelés, on l’a vu, à se rapprocher de l’État sans s’absorber à lui, quel doit être la fonction première de l’État ? Quels doivent être les devoirs des citoyens envers lui et réciproquement ? Durkheim oppose deux solutions : la solution individualiste, défendue aussi bien par Spencer et les économistes que par Kant et Rousseau, et la solution qu’il appelle mystique [45]. La première confine l’État dans un rôle de garant des droits individuels. Cette conception se fonde sur l’idée que la société n’est qu’un agrégat d’individus et qu’elle ne peut de ce fait avoir d’autre but que le développement des individus. Chaque individu est un être moral que l’État doit préserver en tant que tel en le protégeant des menaces que l’association humaine peut comporter. Les attributions de l’État sont bornées à une administration de la justice toute négative. La seconde, au contraire, inspirée des théories sociales de Hegel, part du principe que chaque société a une fin supérieure aux fins individuelles. Le rôle de l’État est alors de poursuivre cette fin sociale. L’individu est appelé à travailler à la grandeur et à la richesse de la société, et il en reçoit sa part de reconnaissance. C’est ainsi qu’on essaie de restaurer une forme nouvelle de culte de la Cité comme une alternative au culte de l’individu.
37 Durkheim se méfie aussi bien de l’une que de l’autre. Le projet sociologique qu’il défend ne peut se comprendre qu’en référence à une conception de la société dont la force vitale ne se limite pas aux individus qui la composent. Il ne peut donc s’inscrire dans la solution individualiste. Ne disait-il pas déjà en 1887 dans la leçon d’ouverture de son premier cours de science sociale à l’Université de Bordeaux qu’il faut que notre société reprenne conscience de son unité organique, « que l’individu sente cette masse sociale qui l’enveloppe et le pénètre, qu’il la sente toujours présente et agissante, et que ce sentiment règle toujours sa conduite [46] » ? C’est à l’État que revient l’immense tâche d’élaborer cette représentation collective de la solidarité organique, de contribuer à ce qu’elle se répande dans les couches profondes de la population, et Durkheim imagine évidemment que les sociologues de leur côté peuvent aussi par leurs travaux y contribuer. Mais il ne soutient pas non plus une conception mystique de l’État dans laquelle les individus seraient en définitive eux-mêmes secondaires, dépourvus pour ainsi dire de leur individualité.
38 Tout comme Max Weber, Durkheim est conscient que les fonctions de l’État vont en se multipliant, devenant toujours plus importantes. « Le cerveau social, comme le cerveau humain, a grandi au cours de l’évolution [47]. » Mais ne faut-il pas alors voir dans ce processus de bureaucratisation une menace pour les individus ? Telle est la question qu’aborde Durkheim dans sa cinquième leçon. Sa réponse est catégorique. L’État a pour fonction de libérer l’individu et non de le contraindre. Son argumentation comporte deux éléments. Le premier vise à faire de l’État un rempart contre la tyrannie potentielle que les groupes particuliers peuvent exercer sur les individus. « Il faut donc qu’il y ait au-dessus de tous ces pouvoirs locaux, familiers, en un mot, secondaires, un pouvoir général qui fasse la loi à tous, qui rappelle à chacun d’eux qu’il est non pas le tout, et qu’il ne doit pas retenir pour soi ce qui, en principe, appartient au tout. Le seul moyen de prévenir ce particularisme collectif et les conséquences qu’il implique pour l’individu, c’est qu’un organe spécial ait pour charge de représenter auprès de ces collectivités particulières la collectivité totale, ses droits et ses intérêts. Et ces droits et ces intérêts se confondent avec ceux de l’individu. Voilà comment la fonction essentielle de l’État est de libérer les personnalités individuelles. Par cela seul qu’il contient les sociétés élémentaires qu’il comprend, il les empêche d’exercer sur l’individu l’influence compressive qu’elles exerceraient autrement. Son intervention dans les différentes sphères de la vie collective n’a donc rien par elle-même de tyrannique ; tout au contraire, elle a pour objet et pour effet d’alléger les tyrannies existantes [48]. »
39 Toutefois, l’État ne risque-t-il pas de devenir despotique à son tour ? Durkheim en est conscient. Son second élément entend trouver le moyen de se prémunir de ce risque. Il faut envisager un contrepoids à la force collective de l’État. Comment peut-on l’envisager ? La réponse est simple et logique par rapport à son raisonnement précédent : ce sont bien les groupes secondaires qui peuvent constituer ce contrepoids. « S’il n’est pas bien qu’ils soient seuls, il faut qu’ils soient. Et c’est de ce conflit de forces sociales que naissent les libertés individuelles [49]. » Mais de quels groupes s’agit-il ? Durkheim évoque les groupes territoriaux et se réfère à des collèges électoraux composés de représentants de communes ou de départements, mais il pense surtout au rôle que pourraient jouer les groupes professionnels : « Les groupes durables, ceux auxquels l’individu apporte toute sa vie, auxquels il est le plus fortement attaché, ce sont les groupes professionnels. Il semble donc bien qu’ils soient appelés à devenir dans l’avenir la base de notre représentation politique comme de notre organisation sociale [50]. »
40 Dans cet esprit, l’idéal moderne d’individualité ne pourra être atteint que si deux dangers sont écartés. Celui, tout d’abord, de l’oppression que l’individu peut ressentir lorsqu’il est enfermé dans un groupe particulier dont il ne peut sortir, tant la solidarité interne qui y prévaut s’exerce dans un rapport de distanciation, voire d’hostilité à l’égard de la société dans son ensemble. L’État peut offrir alors à cet individu soumis aux seules prescriptions sociales de son groupe d’appartenance un moyen d’émancipation et de libération. Celui, ensuite, de la tyrannie potentielle d’un État assurant l’exercice du pouvoir dans le mépris total des sous-groupes organisés, lesquels sont alors perçus comme des menaces à son action. Seule une reconnaissance formelle de ces groupes intermédiaires peut permettre une réelle démocratie garante du lien social.
41 On comprend donc pourquoi Durkheim est attaché à reconnaître une extension des attributions de l’État, bien au-delà de l’administration d’une justice distributive toute négative, sans pour autant souscrire à une conception mystique de sa fonction. Si les individus ne peuvent se suffire à eux-mêmes, ils existent bien, et peuvent comprendre la fin que vise l’État. « Ils peuvent y collaborer se rendant compte de ce qu’ils font, du but où va leur action parce que c’est d’eux-mêmes qu’il s’agit [51]. » C’est dans ce sens que l’on peut dire que la conception durkheimienne de l’État est profondément individualiste sans être minimaliste. En réalité, l’État s’est développé en même temps que la solidarité organique, laquelle a consacré l’individu en lui assurant une plus grande marge de manœuvre dans la société [52]. Il faut y voir le processus de développement de la personnalité individuelle [53]. Durkheim en arrive à la conclusion selon laquelle, à l’exception de quelques cas anormaux, « plus l’État est fort, plus l’individu est respecté [54] ». Il soutient d’ailleurs l’idée qu’un État peut être démocratique et fortement organisé. Deux conditions lui semblent nécessaires : « l’extension plus grande de la conscience gouvernementale » et « les communications plus étroites avec cette conscience de la masse des consciences individuelles [55] ». La démocratie lui apparaît donc comme la forme politique par laquelle la société arrive à la plus pure conscience d’elle-même : « Un peuple est d’autant plus démocratique que la délibération, que la réflexion, que l’esprit critique jouent un rôle plus considérable dans la marche des affaires publiques [56]. »
42 Mais cette exigence d’un État à la fois fort et démocratique implique le respect d’un certain nombre de règles. Idéalement, pour lui, le suffrage universel devrait être organisé sur une base corporative. Il soutient que nombre de députés sont souvent incompétents et que leur incompétence n’est que le reflet de celle de la plupart des électeurs. Il en serait tout autrement si les intérêts de chaque profession étaient représentés par des délégués, aux compétences reconnues et spécialisés, envoyés dans des assemblées politiques, lesquelles auraient pour fonction principale de régler les rapports entre les différentes professions. Et ainsi, selon Durkheim, « les conseils gouvernementaux seraient alors véritablement ce qu’est le cerveau dans l’organisme : une reproduction du corps social. Toutes les forces vives, tous les organes vitaux y seraient représentés suivant leur importance respective. Et dans le groupe ainsi formé, la société prendrait vraiment conscience d’elle-même et de son unité ; cette unité résulterait naturellement des relations qui s’établiraient entre les représentants des différentes professions ainsi mises étroitement en contact [57]. »
43 On pourrait objecter à Durkheim que ce n’est pas parce que les délégués des différentes professions sont invités à se réunir au sein de ce type d’assemblée qu’un esprit de coopération en émane naturellement. Si les différents groupes professionnels sont autant d’organes appelés à coopérer, ils peuvent aussi être en rivalité les uns par rapport aux autres. Il est même très probable que les inégalités constitutives de la vie sociale se traduisent au sein de ces instances par des luttes incessantes et des conflits d’intérêts. Durkheim n’aborde pas cette question. Pour lui, les groupes ainsi constitués sont avant tout complémentaires avant d’être rivaux. De leur réunion régulière doit émerger une morale plus élevée, susceptible de dépasser les intérêts catégoriels. À vrai dire, dans la logique de Durkheim, puisque l’État est appelé à être le cerveau social, il est possible d’attendre de lui une capacité à créer une conscience collective neuve. Si les groupes qui composent le corps social sont inévitablement à la fois complémentaires et rivaux, cette conscience doit conduire naturellement à un travail de coordination et de pacification des luttes.
44 Mais, pour cela, une autre condition lui apparaît nécessaire, bien qu’il n’en parle pas directement dans ses Leçons. Il s’agit de l’apolitisme des fonctionnaires [58]. Si l’État est un organe supérieur doué d’une rationalité indépendante, il doit être distinct du reste de la société : « Si l’État est partout, il n’est nulle part. Il résulte d’une concentration qui détache de la masse collective un groupe d’individus déterminé, où la pensée est soumise à une élaboration d’un genre particulier et arrive à un degré exceptionnel de clarté [59]. » Durkheim va jusqu’au bout de sa logique. Sa conception de l’État implique que les personnels qui le servent soient soumis à des obligations particulières de réserve. Dans des entretiens publiés quelques années après la rédaction de ses Leçons [60], il adoptera une attitude inflexible :
45 « Le caractère, l’autorité que le fonctionnaire tient de sa fonction ne doit servir qu’à celle-ci. Rien n’en doit être distrait pour être mis au service d’idées personnelles, étrangères à a fonction, au service d’un parti confessionnel ou politique, par exemple [61]. »
46 Les fonctionnaires sont donc appelés à assurer les intérêts de la société, à se dépouiller en quelque sorte de leur conscience d’homme pour se conformer aux seules règles spéciales qui président aux services qu’ils exercent. Cette position, qui apparaît aujourd’hui extrême, s’inscrit dans des débats animés sur le syndicalisme des fonctionnaires à la fin du XIXe siècle. Rappelons simplement ici que la loi de 1884 qui autorisait la création de syndicats professionnels ne s’appliquait pas aux fonctionnaires et qu’en 1905, leur Fédération générale créa illégalement un syndicat. Rappelons aussi que Jaurès lui-même intervint dans ce débat pour défendre la liberté syndicale des fonctionnaires en leur reconnaissant le droit de marquer ainsi leur solidarité à l’égard de la classe ouvrière et de faire pénétrer au sein des instances administratives un esprit démocratique [62].
47 Par la suite, la jurisprudence, on le sait, ne donna pas raison à Durkheim. Il est apparu qu’il n’était pas possible de séparer la vie publique et la vie privée d’un individu. Les textes juridiques ont donc logiquement reconnu le droit syndical des fonctionnaires. Comme le souligne Pierre Birnbaum, « Durkheim continue à concevoir ce problème uniquement en termes d’organisation, de rationalité et d’efficacité. Sa réflexion se trouve orientée par un modèle organisationnel qui serait préservé de toute idée de conflit social [63]. » S’agit-il pour autant d’une vision angélique de l’État ? Nous voudrions souligner que cette vision – angélique ou pas – est parfaitement cohérente avec sa conception de la démocratie fondée, on l’a vu, sur la représentation des groupes professionnels. Sa définition de l’État est en réalité inséparable du vaste programme de réforme des corporations qu’il soutient par ailleurs. Dans son analyse, il introduit sans cesse des éléments qui relèvent à la fois de sa connaissance des faits sociaux, mais aussi de ce projet de réforme, même si ce dernier se présente de façon quelque peu idéalisée. Il est d’ailleurs frappant de constater que s’il est hostile à la syndicalisation des fonctionnaires, il continue à défendre l’idée qu’ils puissent eux-mêmes constituer une association professionnelle : « Mais l’association de fonctionnaires, telle que je la conçois, serait non pas un groupement privé abandonné aux caprices et aux fantaisies individuels, mais une véritable institution, un organe régulier de la machine administrative. Puisque l’administration a besoin de s’appuyer sur des groupements de ce genre, pourquoi ne les constitue-t-elle pas elle-même ? Pourquoi tous les employés d’un même service et d’un même grade ne formeraient-ils pas un corps régulier, reconnu, nommant officiellement des délégués qui le représentent dans certains conseils ? Est-ce que des corps de ce genre n’auraient pas plus d’autorité que les associations privées qui peuvent se former autour d’un meneur quelconque ? Or, à des associations ainsi constituées on ne peut donner le nom de syndicats, du moins au sens qu’a ce mot présentement [64]. »
48 On pourrait dire aujourd’hui que la configuration d’attachement auquel se réfère Durkheim est de nature « organiciste ». Durkheim était, certes, très critique à l’égard des théories organicistes. S’il compare souvent les corporations à des organes et l’État à un cerveau social, cela ne signifie pas, dans son esprit, que les sociétés peuvent être analysées comme des organismes vivants. Il utilise le concept de solidarité organique pour qualifier de façon métaphorique et idéal-typique un mode particulier d’organisation de la société. C’est en effet le lien de participation organique qui constitue le mode de régulation des sociétés industrielles. La configuration de type organiciste est donc logiquement associée au développement économique, à l’intensification des échanges dans le monde du travail et dans la société marchande. Mais cette configuration ne correspond pas seulement à une phase avancée de développement historique des sociétés modernes. Si c’était le cas, le type « organiciste » pourrait à la limite caractériser toutes les sociétés développées. Ce type particulier renvoie aussi, comme nous le montre Durkheim dans ses Leçons, à un rapport spécifique des individus à l’État. Dans cette configuration, la participation aux échanges passe par l’attachement à un groupe professionnel qui procure non seulement une vie morale, mais un statut, considéré comme une garantie face aux aléas de la vie, et ce dernier ne peut être reconnu que dans le cadre d’un État tel que le concevait Durkheim.
49 Même si projet de réforme des corporations de Durkheim n’a pas été réalisé comme il l’imaginait, notamment dans sa forme administrative et politique, sous de nombreux aspects, tout s’est passé comme si la société française s’était fortement inspirée de sa pensée. Le développement du XXe siècle a consacré la société salariale en reconnaissant les différents groupes professionnels comme autant d’organes fonctionnels, indispensables à l’organisation sociale, représentants leurs intérêts auprès des acteurs gouvernementaux et de l’État. Le système de protection sociale lui-même, tel qu’il a été organisé en France, repose en grande partie sur les assurances sociales obligatoires fondées sur la notion d’emploi stable et définies sur une base professionnelle. On trouve aujourd’hui des équivalents de ce mode de régulation spécifique dans d’autres pays [65].
Conclusion
50 L’attachement à la société est pour Durkheim la source de la morale. Cet attachement supérieur passe par un ensemble d’attachements à des groupes divers. Il entrevoit à la fin du XIXe siècle le développement accéléré de la société industrielle. Dans ce contexte, le lien de participation organique est, selon lui, appelé à devenir dominant. S’il entend le renforcer à travers son plaidoyer pour les corporations, c’est pour prévenir les risques de désorganisation et d’anomie qui menacent la cohésion sociale. Mais, il ne faudrait pas en conclure que ce type de lien est le seul qui permet l’intégration des individus à la société et l’intégration de la société. Durkheim insiste aussi sur la morale domestique et le lien de filiation, sur la morale civique et le lien de citoyenneté. Dans Le Suicide, il reconnaît également le rôle de la religion. Dans L’éducation morale, il regrette enfin la faiblesse du rôle des associations dans la société française. Autrement dit, Durkheim soutient la thèse de la diversité des liens sociaux, lesquels constituent autant de sources variées de la morale ou, plus précisément, autant de possibilités différenciées pour l’individu de s’élever à la vie morale. L’homme solidaire de Durkheim est un individu à la fois autonome et lié aux autres et à la société, un individu conscient des règles morales qu’implique la participation à la vie sociale. S’il les accepte, c’est pour le plaisir que lui procurent la réciprocité de l’association et le sentiment d’être utile. Cette conscience reste toutefois fragile, elle risque même dans certaines circonstances de disparaître. Il importe alors de l’entretenir, telle est la fonction de l’Etat. Durkheim a en quelque sorte conceptualisé un mode particulier de régulation sociale de l’attachement à partir d’une représentation organiciste de la solidarité. Il faut reconnaître la force de cette théorie, même si la connaissance des sociétés modernes nous conduit à souligner qu’il peut exister d’autres configurations ou régimes d’attachement. C’est dans ce sens que, si la théorie des liens sociaux de Durkheim reste déterminante, elle est appelée, comme toute théorie, a être prolongée et enrichie. C’est le rôle qui revient aux sociologues et philosophes contemporains.
Notes
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[1]
La physique générale des mœurs et du droit apparaît comme intitulé de cours dès 1896-1897 et Durkheim le conservera pendant quatre ans. Soulignons que le thème de la morale civique et professionnelle, dont il est question dans les Leçons de sociologie, apparaît comme une sous-partie de son cours de l’année 1899-1900. Notons aussi qu’il avait déjà utilisé un intitulé très proche : » Physiologie du droit et des mœurs (la famille) » en 1890-1891. Voir sur ce point Marcel Fournier, Émile Durkheim (1858-1917), Paris, Fayard, 2007, p. 125.
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[2]
É. Durkheim, L’éducation morale, Paris, PUF, « Quadrige », 2012.
-
[3]
É. Durkheim, Leçons de sociologie. Physique des mœurs et du droit, Paris, PUF, « Quadrige », 2015.
-
[4]
De la division du travail social, 1893, Paris, Puf, « Quadrige », 2007, p. 394.
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[5]
Id.
-
[6]
Id.
-
[7]
É. Durkheim, Sociologie et Philosophie, Paris, Puf, « Quadrige », 2004, p. 53-54.
-
[8]
Cité par Marcel Fournier, Émile Durkheim, op. cit., p. 187, à partir du résumé publié par Lucien Muhlfield dans la Revue Universitaire 2 (1), 1893, et repris ensuite dans Émile Durkheim, Textes, t. 2, Paris, Minuit, 1975, p. **.
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[9]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, op. cit. p. 43.
-
[10]
Ibid., p. 142.
-
[11]
Ibid., p. 44.
-
[12]
Ibid., p. 47.
-
[13]
Ibid., p. 49.
-
[14]
É. Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 357.
-
[15]
Dans une note de bas de page ajoutée après la première édition, Durkheim indique d’ailleurs que la législation industrielle a pris depuis 1893 une place plus importante : « C’est ce qui prouve combien la lacune était grande, et il s’en faut qu’elle soit comblée. » Ibid., p. 359.
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[16]
Ibid., p. 362. On peut se demander si cette forme de division du travail que Durkheim jugeait anomique n’est pas devenue aujourd’hui le fondement de l’organisation de l’économie. Les faillites et les restructurations des entreprises qui résultent de la concurrence internationale et, par conséquent, de l’interdépendance des marchés, sont devenues, en France comme ailleurs, si courantes, que l’on en vient par fatalité à les considérer comme inévitables, même si elles provoquent des troubles sociaux importants.
-
[17]
Pour confirmer ce deuxième cas, plus inattendu, il prend notamment l’exemple des deux décennies qui suivirent la conquête de l’unité de l’Italie en 1870. Le commerce et l’industrie se développèrent à un rythme très rapide ; or à cet accroissement exceptionnel de l’activité, correspondit un accroissement tout aussi exceptionnel du nombre de suicides.
-
[18]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, p. 52.
-
[19]
S. Paugam, Le lien social, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2008.
-
[20]
Ibid., p. 64.
-
[21]
Ibid., p. 61.
-
[22]
Ibid., p. 58.
-
[23]
Ibid., p. 62.
-
[24]
É. Durkheim, « Organisation et vie du corps social selon Schaeffle », Revue philosophique, 19, 1885, repris in É. Durkheim, Textes, t. 1, Éléments d’une théorie sociale, Paris, Minuit, 1975, p. 355-377.
-
[25]
Ibid., p. 371.
-
[26]
Voir sur ce point le chapitre 3 intitulé « Sources et modèles, l’influence allemande », in Textes, t. 1, op. cit., p. 255-407.
-
[27]
Voir sur ce point L’Éducation morale, Paris, Puf, « Quadrige », 2012, p. 216-217.
-
[28]
Ibid., p. 216.
-
[29]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, p. 74.
-
[30]
Ibid., p. 76
-
[31]
É. Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. XXXI.
-
[32]
Ibid., p. XXXII. Dans ses Leçons de sociologie, il va même jusqu’à soutenir que « la vie qui nous entoure immédiatement n’est même pas celle qui nous intéresse le plus vivement. Professeur, industriel, ingénieur, artiste, ce ne sont pas les événements qui se produisent dans ma commune ou dans mon département qui me concernent le plus directement et qui me passionnent. Je puis même vivre régulièrement ma vie tout en les ignorant. » Infra p. 137.
-
[33]
L’éducation morale, p. 63.
-
[34]
Ibid., p. 181.
-
[35]
Ibid., p. 63.
-
[36]
Leçons de sociologie, p. 108.
-
[37]
Georg Simmel, Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, 1re éd. en allemand 1908, Paris, PUF, 1999, p. 422.
-
[38]
É. Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 157.
-
[39]
Voir sur ce point, voir Claude Didry, « La réforme des groupements professionnels comme expression de la conception durkheimienne de l’État », Revue française de sociologie, 2000, 41-3, p. 513-538.
-
[40]
É. Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p. 289.
-
[41]
Si Durkheim insiste autant sur l’importance des groupements professionnels, ce n’est donc pas parce qu’il aurait été conduit entre 1893 et 1901 à réévaluer les liens sociaux fondés sur la solidarité mécanique, mais bien parce qu’il estime nécessaire de renforcer la solidarité organique en dotant les sociétés modernes d’institutions favorisant la complémentarité des fonctions et des individus. Voir Claude Gautier, « Corporation, société et démocratie chez Durkheim », Revue française de science politique, 44,5, 1994, p. 836-855.
-
[42]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, p. 86-87.
-
[43]
Ibid., p. 87.
-
[44]
É Durkheim, Leçons de sociologie, p. 125-126.
-
[45]
Ibid., p. 88-90.
-
[46]
É. Durkheim, « Cours de science sociale : leçon d’ouverture », Revue internationale de l’enseignement, XV, 1888, p. 23-48. Repris in É. Durkheim, La Science sociale et l’action, Paris, Puf, « Le sociologue », 1970, p. 77-110.
-
[47]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, p. 89.
-
[48]
Ibid., p. 98.
-
[49]
Ibid., p. 99.
-
[50]
Ibid., p. 130.
-
[51]
Ibid., p. 99.
-
[52]
On lira sur ce point la contribution de Mahmoud Sadri et de Arthur Stinchcombe, « La modulation de l’assigné et de l’acquis dans les sociétés modernes », in P. Besnard, M. Borlandi, P. Vogt (dir.) Division du travail et lien social, Paris, Puf, “Sociologies”, 1993, p. 279-294.
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[53]
Cf. François-André Isambert, « La naissance de l’individu », in ibid., p. 113-133.
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[54]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, p. 93.
-
[55]
Ibid., p. 122.
-
[56]
Ibid., p. 123.
-
[57]
Ibid., p. 137.
-
[58]
Voir sur ce point Pierre Birnbaum, « La conception durkheimienne de l’État : l’apolitisme des fonctionnaires », Revue française de sociologie, 1976, 17-2 ; à propos de Durkheim, p. 247-258.
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[59]
É. Durkheim, Leçons de sociologie, p. 116.
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[60]
« Débat sur le rapport entre les fonctionnaires et l’État » et « Débat sur les syndicats de fonctionnaires », dans Libres entretiens de l’Union pour la vérité, 4e série, 1908, repris dans É. Durkheim, Textes, t. 3, op. cit., p. 189-217.
-
[61]
Ibid., p. 192.
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[62]
Voir l’article publié dans L’Humanité le 13 novembre 1905.
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[63]
Pierre Birnbaum, « La conception durkheimienne de l’État : l’apolitisme des fonctionnaires », art. cit., p. 254.
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[64]
É. Durkheim, Textes, t. 3, op. cit., p. 216-217.
-
[65]
La conception durkheimienne de la reconnaissance et de la régulation par l’Etat des groupements professionnels évoque aujourd’hui ce que les spécialistes de l’Etat-providence appellent couramment le modèle continental ou corporatiste. Voir sur ce point G. Esping Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism, The Polity Press, 1990, trad. française : Les trois mondes de l’Etat-providence, Paris, PUF, « Le lien social », 1999.