Introduction
1 L’analyse économique des conflits juridiques (AECJ) a pour ambition d’étudier le déroulement et le mode de résolution des litiges. Cette branche de la Law and Economics est apparue aux États-Unis sous l’impulsion de Landes [1971], Posner [1973] et Gould [1973] qui considéraient l’optimisme excessif des parties sur leurs chances de victoire au procès comme la cause exclusive des jugements. Le courant optimiste, ensuite développé par les travaux de Shavell [1982 a] et Priest et Klein [1984], est aujourd’hui fortement concurrencé par le courant stratégique de l’AECJ, né de la critique de Cooter, Marks et Mnookin [1982]. Ces auteurs dénoncent plus particulièrement l’absence de justification de l’optimisme des parties et regrettent que soit ignorée la dimension stratégique des conflits et, avec elle, le rôle des asymétries d’information dans l’échec des négociations. Il existe trois grandes catégories de modèles stratégiques [1] : les modèles de filtrage [2] dans lesquels la partie non informée fait la proposition d’arrangement, les modèles de signal [3] dans lesquels la partie informée soumet une offre de règlement amiable et les modèles à double asymétrie d’information [4].
2 L’objectif des auteurs ne se limite généralement pas à expliquer les raisons de la survenue des jugements. Cette étape est souvent le préalable d’une recherche plus approfondie sur les moyens à mettre en œuvre pour limiter le coût social des conflits. L’intérêt de ces travaux réside dans le fait qu’ils contribuent à répondre au problème des pays confrontés à une véritable crise de la justice, caractérisée par un encombrement croissant des tribunaux et un allongement des délais de résolution des litiges [5]. Les politiques publiques visant à réguler la demande de justice interviennent à deux moments distincts du litige : lors de la décision d’intenter une action en justice dans le but de rapprocher les incitations sociales et privées à ester en justice [6] et lors du choix de l’issue du litige (arrangement ou jugement). Les coûts de procès sont l’une des variables identifiées comme pouvant influer sur le nombre des poursuites et des jugements [7]. Les analyses théoriques, qu’elles soient fondées sur l’optimisme des parties (Cooter et Rubinfeld [1989]) ou sur les asymétries d’information (Bebchuk [1984], P’ng [1983]), ont établi qu’une politique d’élévation des coûts de procès diminue le nombre des poursuites judiciaires et augmente la fréquence des arrangements. Une réduction des frais d’instance produit l’effet inverse d’encourager les parties à ester en justice et à recourir au juge pour régler leurs différends. Ces résultats invitent directement à étendre l’analyse à tous les dispositifs qui modifient la valeur des coûts d’accès aux tribunaux afin de mesurer leur influence sur la fréquence des poursuites judiciaires et des arrangements. L’une des spécificités françaises [8] est l’existence d’un vaste système d’aide financière à l’accès au droit [9] de ses frais, les coûts de procès du défendeur. D’autre part, les bénéfices privés, équivalant aux dommages et intérêts attendus par le demandeur n’ont aucune raison de correspondre aux bénéfices sociaux, liés à l’impact des procès sur les mesures préventives. Des poursuites socialement inefficientes (dont les coûts sociaux excèdent les bénéfices sociaux) peuvent alors être intentées parce qu’elles sont justifiées dans une optique purement privée. Dans cette situation, le comportement privé de la victime va à l’encontre du bien-être collectif : le nombre des poursuites dépasse le nombre socialement optimal. La situation inverse se produit lorsque des actions en justice socialement désirables ne sont pas intentées parce que la victime ne perçoit pas de bénéfice net privé. dont le rôle est de faciliter l’accès au droit des plus démunis [10] par une aide financière totale ou partielle de l’État: l’aide juridictionnelle. L’admission des justiciables à l’aide juridictionnelle équivaut pour son bénéficiaire à une réduction de ses coûts de procès et de négociation, égale à la somme des frais pris en charge par l’État. L’aide juridictionnelle est donc susceptible d’avoir une influence sur la fréquence des poursuites judiciaires et des jugements.
3 L’étude proposée est exploratoire, les systèmes d’aide financière à l’accès au droit en général et l’aide juridictionnelle en particulier n’ayant jamais été étudiés par les économistes [11]. La raison en est probablement que l’AECJ s’est surtout développée aux États-Unis où l’accès au droit des plus démunis est facilité par la légalisation du pacte de quota litis [12]. L’analyse est exclusivement positive puisque toute considération normative visant à justifier l’existence de cette aide ou au contraire à préconiser sa suppression est écartée. Les justifications fondées notamment sur l’égalité d’accès des individus aux tribunaux pour défendre leurs droits, quelles que soient leurs ressources, ne sont ni ignorées, ni discutées. Il ne s’agit donc en aucun cas de remettre en cause les fondements moraux de cette aide. Notre objectif est simplement de prévoir les effets de l’aide juridictionnelle sur la fréquence des poursuites judiciaires et le taux de règlement amiable des conflits.
4 L’article s’articule autour de trois parties. La première est consacrée à la présentation juridique de l’aide juridictionnelle. Elle permet de s’imprégner des spécificités du système français d’aide à l’accès au droit et de mieux comprendre son évolution en accordant une importance particulière aux changements les plus récents, consécutifs à l’adoption de la loi du 18 décembre 1998. Les deux parties suivantes consistent à déterminer les conséquences de l’aide juridictionnelle sur le nombre de poursuites et de jugements. L’octroi de l’aide juridictionnelle pouvant être assimilé à une réduction des coûts de procès et de négociation, les modèles initialement élaborés pour mesurer l’impact des variations de ces coûts sur la résolution des litiges devront être adaptés pour intégrer les spécificités du système judiciaire français. Dans un premier temps, l’analyse économique des conséquences de l’aide juridictionnelle sur la fréquence des poursuites est présentée. L’hypothèse selon laquelle cette aide encourage les parties à ester en justice est d’abord testée. Les changements qui devraient survenir avec l’application de la loi du 18 décembre 1998 sont ensuite évoqués. L’impact de l’aide juridictionnelle sur la convergence des incitations privées et sociales à poursuivre est finalement discuté. Dans un deuxième temps, l’influence de l’aide juridictionnelle sur le choix de l’issue du litige, arrangement ou jugement, est examinée. L’analyse théorique est suivie d’une réflexion portant, d’une part, sur les changements engendrés par la réforme de la justice et, d’autre part, sur la possible utilisation stratégique des demandes d’aide juridictionnelle.
1 Présentation du système français d'aide financière à l'accès au droit : l'aide juridictionnelle
5 En France, le recours à la justice impose des coûts aux parties. De l’engagement des poursuites au dénouement du conflit, elles supportent des coûts de procédure et de défense, dont l’estimation est difficile [13], le coût d’un procès pour les parties pouvant varier considérablement, notamment selon le type de conflit et le montant des honoraires des avocats. L’importance des coûts d’accès à la justice comparée à la faiblesse de leurs ressources, peut conduire certains justiciables à renoncer à faire valoir leurs droits. L’aide juridictionnelle traduit alors la volonté du législateur d’assurer l’égalité des individus devant la justice [14] en facilitant l’accès aux tribunaux des plus démunis par la prise en charge totale ou partielle par l’État des frais du procès [15]. Le Nouveau Code de Procédure Civile (NCPC) sépare l’ensemble des coûts de procès en deux catégories : les dépens [16] (ou coûts répétibles) et les coûts irrépétibles. Les premiers, avancés par chaque partie, incombent au final à la partie perdante (article 696 du NCPC); les seconds restent à la charge de chaque partie (sauf application de l’article 700 [17]). Cependant, lorsque la partie perdante bénéficie de l’aide juridictionnelle, ses propres dépens ne lui incombent pas; en raison de sa défaite, elle doit, en revanche, supporter ceux de son adversaire [18].
6 Les conditions d’obtention de l’aide juridictionnelle totale ou partielle sont précisément définies par la loi du 10 juillet 1991. Son article 2 précise que «les personnes physiques dont les ressources sont insuffisantes pour faire valoir leurs droits en justice peuvent bénéficier d’une aide juridictionnelle» et que « cette aide est partielle ou totale ». La contribution de l’État dépend de l’importance des revenus de l’intéressé et couvre de 15 % à 100 % des dépenses engagées au titre des frais de représentation (honoraires de l’avocat), des frais d’expertise et d’exécution des jugements. Lorsque l’aide juridictionnelle est totale, « les dépenses qui incomberaient au bénéficiaire de l’aide juridictionnelle, s’il n’avait pas cette aide, sont à la charge de l’État». En revanche, « l’aide juridictionnelle partielle laisse à son bénéficiaire la charge d’un honoraire fixé par convention avec l’avocat conformément à l’article 35 ou d’un émolument au profit des officiers publics et ministériels qui prêtent leur concours » (art. 24). Les plafonds de ressources qui déterminent le droit à l’aide juridictionnelle totale ou partielle sont révisés chaque année [19].
7 Des ressources inférieures aux plafonds ne suffisent cependant pas à garantir l’accès à l’aide juridictionnelle. Plus précisément, elle est accordée uniquement si l’action n’apparaît pas manifestement irrecevable ou dénuée de fondement (art. 7). L’admission à l’aide juridictionnelle est ainsi prononcée par un bureau d’aide juridictionnelle (art. 12) qui évalue la validité de la demande de la personne intéressée et peut recueillir tous les renseignements sur la situation financière de celle-ci (art. 21).
8 La loi du 10 juillet 1991 a été récemment complétée par la loi du 18 décembre 1998 [20] qui vise à apporter une réponse au problème persistant de l’accès au droit des plus démunis. L’objectif principal de la loi est de permettre aux plus pauvres de faire – la rémunération des techniciens ; – les débours tarifés ; – les émoluments des officiers publics ou ministériels ; – la rémunération des avocats dans la mesure où elle est réglementée, y compris les droits de plaidoirie ». valoir leurs droits tout en limitant l’encombrement des tribunaux [21]. Pour satisfaire cet objectif principal, deux moyens sont imaginés. Le premier repose sur l’amélioration de l’information des justiciables sur leurs droits et obligations par la généralisation, à l’ensemble des départements, des conseils départementaux de l’accès au droit. Le second consiste à permettre à des parties ayant des revenus modestes de régler leurs litiges sans passer préalablement par une juridiction. La loi du 18 décembre 1998 contribue à la réalisation de cet objectif en supprimant l’obligation d’assigner son adversaire en justice pour pouvoir bénéficier de l’aide juridictionnelle. L’extension de l’aide juridictionnelle aux transactions conclues avant la saisine d’une juridiction devrait accentuer le recours aux modes de règlement amiable des litiges en évitant aux parties d’entrer dans une phase contentieuse.
9 L’aide juridictionnelle se justifie par un souci de solidarité et d’égalité d’accès des citoyens à la justice et au droit. Elle s’efforce d’atteindre cet objectif par un allègement du coût de la reconnaissance des droits pour les plus démunis. Dans la mesure où les coûts d’accès à la justice jouent un rôle primordial dans la décision du demandeur d’ester en justice et dans le choix des parties entre l’arrangement et le jugement, cette aide est susceptible d’influencer directement le nombre des poursuites et l’issue du litige. Cette considération rapproche les économistes des juristes qui reconnaissent, à l’instar de L. Cadiet [1994], que « l’allègement du coût de l’accès à la justice est un facteur important de la libération de l’accès aux tribunaux». Néanmoins, il convient de confirmer cette intuition par une analyse minutieuse afin de voir si l’aide juridictionnelle accroît effectivement le recours des justiciables aux tribunaux.
2 Les conséquences de l'aide juridictionnelle sur le nombre des poursuites judiciaires
10 Après avoir précisé les notations qui serviront à nos démonstrations, nous proposons, dans un premier temps, de voir comment un système de subvention de l’accès à la justice peut modifier les incitations des justiciables à recourir aux tribunaux. Àcette fin, nous assimilerons l’octroi de l’aide juridictionnelle à une réduction des coûts de procès et de négociation. Dans un deuxième temps, les particularités de l’aide juridictionnelle et les conséquences de la loi du 18 décembre 1998 seront examinées. Cette étude sera l’occasion de prévoir les effets de la nouvelle loi et de montrer dans quelle mesure elle peut effectivement répondre à l’objectif de réduction de l’encombrement des tribunaux qui lui est associé. L’ensemble des résultats obtenus conduira, dans un troisième temps, à s’interroger sur l’efficacité de l’aide juridictionnelle entendue comme sa capacité à faire converger les incitations sociales et privées à poursuivre.
2.1 Les notations
11 Les notations utilisées dans les démonstrations sont les suivantes:
- q: probabilité que l’affaire soit jugée (1 – q: la probabilité que l’affaire soit réglée à l’amiable),
- Ap : montant attendu de l’arrangement,
- Gp : gains attendus du demandeur au procès, égaux à Pp × Jp où Pp est la probabilité estimée de victoire du demandeur et Jp son jugement attendu,
- Gd : pertes attendues du défendeur au procès, égales à Pd × Jd où Pd est la probabilité estimée de défaite du défendeur et Jd son jugement attendu,
- Cp o : coûts des poursuites du demandeur,
-
Tp
: coûts attendus de procès du demandeur qui comprennent ses coûts
irrépétibles TI
p
, généralement à sa charge (sauf application de l’article 700 du
NCPC) et ses dépens TD
p
ainsi que ceux de son adversaire TD
d
à sa charge
uniquement s’il perd, ce qu’il estime se produire avec la probabilité 1 – Pp. Ainsi,
l’expression des coûts attendus de procès d’un demandeur qui ne bénéficie pas
de l’aide juridictionnelle est:
Tp = TIp + (1 – Pp) (TDp + TDd) -
Td : coûts de procès du défendeur qui comprennent ses frais irrépétibles Tld,généralement à sa charge (sauf application de l’article 700 du NCPC), ses dépens
TD
d
et ceux de son adversaire TD
p
qu’il supporte s’il perd, ce qu’il estime se
produire avec la probabilité Pd
. Ainsi, l’expression des coûts attendus de procès
d’un défendeur qui ne bénéficie pas de l’aide juridictionnelle est:
Td = TId + Pd (TDpd + TDd) - Np : coûts de négociation du demandeur une fois les poursuites engagées,
- Nd : coûts de négociation du défendeur une fois les poursuites engagées.
2.2 L’impact de l’aide juridictionnelle sur la fréquence des poursuites judiciaires
12
Un demandeur, non bénéficiaire de l’aide juridictionnelle, intente une action en
justice si ses gains escomptés sont supérieurs à ses coûts, sachant que le gain
escompté des poursuites intègre à la fois le gain net estimé au procès q(Gp – Tp) et le
gain net espéré d’un arrangement (1 – q)(Ap – Np), et que les poursuites occasionnent
des coûts Cp
o
. Le demandeur engage donc des poursuites contre le défendeur si et
seulement si :


13 Proposition 1: des actions en justice qui n’auraient pas été intentées sans un système d’aide juridictionnelle parce que les gains attendus n’auraient pas permis de couvrir les coûts du recours au tribunal, le seront grâce à la subvention de l’État.
14
Preuve: en soustrayant le membre de droite de l’inégalité (2) de celui de l’inégalité
(1), on obtient :

15 Ce premier résultat peut être utilisé pour montrer que l’aide juridictionnelle permet aux poursuites « économiquement indésirables » de devenir économiquement justifiées. Ces poursuites sont ainsi qualifiées parce qu’elles sont intentées alors que le gain attendu du procès est inférieur aux coûts de procès et de poursuites (Gp – Tp – Cp o ? 0 ? Gp – [TI p + (1 – Pp) (TD p + TD d)] – Cp o ? 0). Leur apparition est traditionnellement expliquée par la possibilité offerte au demandeur de soutirer un arrangement au défendeur grâce à un avantage lié à une asymétrie des coûts de procès entre les parties (influence sur la réputation du défendeur), à une asymétrie d’information ou à un décalage temporel dans le paiement des frais d’instance [23]. On peut alors montrer que l’aide juridictionnelle donne une justification supplémentaire à ce type de poursuites parce qu’elle élimine leur caractère indésirable en rendant leur gain attendu net positif. Plus précisément, l’État prenant en charge le coût des poursuites (Cp o ) et les coûts de procès, sauf éventuellement les dépens du défendeur si le demandeur perd (soit un coût pour l’État de TI p + (1 – Pp) TD p ), le demandeur intègre dans sa décision uniquement le montant attendu du jugement Gp et les dépens du défendeur s’il perd (1 – Pp)TD d . Or, il s’avère que Gp– (1 – Pp) TD d ? Gp – [TI p + (1– Pp) (TD p + TD d)] – Cp o. Le gain attendu des poursuites peut donc devenir positif (Gp-(1 – Pp) TD d ? 0) alors qu’il était négatif sans l’aide de l’État (Gp – [TI p + (1 – Pp) (TD p + TD d)] – Cp o ? 0). Il en résulte que les poursuites qui étaient initialement « économiquement indésirables » peuvent désormais devenir « économiquement justifiées ». En définitive, l’aide juridictionnelle renforce les incitations à poursuivre des demandeurs dont les poursuites étaient initialement économiquement indésirables. La proposition suivante peut donc être énoncée.
16 Proposition 2: l’aide juridictionnelle accroît le nombre de poursuites judiciaires par rapport à une situation dans laquelle elle n’existerait pas parce qu’elle réduit le coût des poursuites, de procès et de négociation. De cette façon, elle contribue à rendre profitables des actions en justice qui ne seraient pas intentées en son absence. De surcroît, elle permet à des actions initialement économiquement indésirables de devenir économiquement justifiées parce que les demandeurs bénéficiaires voient leurs gains nets augmenter lorsqu’ils échappent au paiement de leurs coûts d’accès à la justice.
17 L’effet de l’aide juridictionnelle sur le nombre des poursuites a été identifié en se focalisant uniquement sur la réduction des coûts de procès et de négociation du demandeur. Certaines spécificités du cadre législatif et notamment les conditions d’obtention de l’aide n’ont pas été introduites alors qu’elles peuvent partiellement expliquer l’augmentation du nombre des poursuites. L’objectif du paragraphe suivant est de montrer que les obligations imposées par le législateur peuvent contribuer à l’encombrement des tribunaux et que leur levée peut remédier à ce problème. Les inconvénients de la loi du 10 juillet 1991 sont ainsi mis en évidence avant de présenter les améliorations à attendre de l’adoption de la loi du 18 décembre 1998.
2.3 La loi du 18 décembre 1998 et l’objectif de réduction du nombre des poursuites judiciaires intentées par les bénéficiaires de l’aide juridictionnelle
18 Avant l’adoption de la loi du 18 décembre 1998, un facteur, lié au cadre législatif, accentuait mécaniquement l’augmentation de la fréquence des poursuites chez les bénéficiaires de l’aide juridictionnelle. Ce facteur était lié à ses conditions d’obtention puisque son octroi était conditionné à l’engagement d’une action en justice. Ceci excluait du système tous les justiciables désireux de se faire assister par un avocat pour conclure une transaction avant le début de l’instance. Plus précisément, sous la loi du 10 juillet 1991, les transactions obtenues avant l’engagement de poursuites judiciaires ne donnaient pas lieu à une contribution financière de l’État; les justiciables qui ne souhaitaient pas aller en justice devaient donc supporter seuls leurs coûts de négociation ou renoncer à faire valoir leurs droits. La loi du 18 décembre 1998 met fin à cette obligation et permet la rémunération des avocats dans le cas où les parties seraient parvenues à un accord avant l’introduction de l’instance. La loi du 18 décembre 1998 supprime par ce biais le facteur d’encombrement des tribunaux lié aux seules conditions d’octroi de l’aide. Une réduction du nombre des poursuites judiciaires par les bénéficiaires de l’aide juridictionnelle devrait en conséquence être observée dans les années à venir.
19
Une démonstration simple permet de justifier ce résultat. Avant l’adoption de la
loi du 18 décembre 1998, un demandeur potentiellement admissible à l’aide juridictionnelle totale et qui concluait une transaction avec l’aide d’un avocat sans intenter
d’action en justice, supportait ses coûts de négociation, égaux aux honoraires de
l’avocat, notés Na
p
(où l’indice supérieur a indique qu’il s’agit de coûts de négociation
avant le début des poursuites) et supposés équivalents aux coûts de négociation Np
qu’il aurait à subir s’il avait engagé des poursuites et ne bénéficiait pas de l’aide
juridictionnelle. Ainsi sous l’ancien système, s’il acceptait une transaction d’un
montant A avant d’engager des poursuites, son gain net était de :

20 Nous avons montré que la loi du 18 décembre 1998 réduit la fréquence des poursuites grâce à une diminution des coûts de négociation dans la phase précontentieuse, équivalente à la diminution des coûts de négociation dans la phase contentieuse sous la loi du 10 juillet 1991. Cependant, l’effet de la nouvelle loi est visible uniquement sur les justiciables qui, sous l’ancienne loi, intentaient une action en justice dans le seul but de faire couvrir les coûts de négociation par l’État. En d’autre termes, cette loi élimine uniquement l’effet indésirable lié au cadre législatif initial trop restrictif de l’aide juridictionnelle. Pour les parties qui refusent tout accord amiable avant l’engagement des poursuites, l’aide juridictionnelle continue de contribuer à augmenter le nombre des poursuites parce qu’elle réduit les coûts de poursuites, de procès et de négociation. En définitive, l’effet global sur le nombre des poursuites de l’aide juridictionnelle (instaurée par la loi du 10 juillet 1991 et étendue par la loi du 18 décembre 1998) combine deux effets: un effet restrictif sur le nombre de poursuites, attribuable au fait qu’elle permet désormais aux parties de transiger avant l’introduction de l’instance et un effet expansif parce qu’elle incite des parties qui n’intenteraient pas d’action en justice si elle n’existait pas, à ester en justice. En d’autres termes, l’aide juridictionnelle conduit à une fréquence de poursuites supérieure à celle observée en l’absence de toute aide financière de l’État tandis que les dispositions de la loi du 18 décembre 1998 devraient engendrer une diminution du nombre de poursuites par rapport à la situation observée sous la seule loi du 10 juillet 1991.
21 Une fois identifiées les conséquences de l’aide juridictionnelle sur les incitations privées à poursuivre, il convient de s’intéresser au problème de la convergence des incitations sociales et privées à poursuivre dans un système d’aide financière à l’accès au droit.
2.4 L’aide juridictionnelle et le problème de la convergence des incitations privées et sociales à poursuivre
22 Partant de la conclusion qu’un système d’aide juridictionnelle augmente la fréquence des poursuites en accroissant les incitations privées à ester en justice, nous sommes naturellement amenés à nous interroger sur l’efficacité de cette aide, définie par sa capacité à rapprocher les incitations privées et sociales à poursuivre. Cette convergence se justifie, dans le domaine civil, notamment en matière de responsabilité, par la nécessité d’envoyer aux auteurs de dommages potentiels des signaux les incitant à respecter les niveaux de précaution socialement optimaux [25]. Le caractère socialement optimal des règles qui agissent sur les coûts d’accès au droit dépend alors exclusivement de l’objectif social poursuivi. En particulier, il est nécessaire d’évaluer l’excès ou l’insuffisance de poursuites judiciaires avant de se prononcer sur le caractère socialement désirable des poursuites intentées par les bénéficiaires des aides de l’État. L’idée sous-jacente est qu’il peut exister un excès ou une insuffisance de poursuites judiciaires et qu’ils peuvent être corrigés en modifiant les incitations à poursuivre de certains groupes de justiciables. Partant alors simplement du constat que l’aide juridictionnelle favorise les poursuites, nous pouvons nous prononcer sur la politique à suivre en matière d’aide financière à l’accès au droit, selon que le nombre des poursuites doit être accru ou réduit.
23 D’une manière générale, si les incitations privées à poursuivre sont insuffisantes parce que les auteurs de dommages prennent trop peu de précautions par rapport au niveau de précaution qui minimise le coût social des accidents, l’aide juridictionnelle agit dans le sens d’un accroissement du bien-être social: en facilitant le recours des justiciables les plus démunis à la justice, elle renforce les incitations des auteurs de dommages à prendre des précautions. À l’inverse, si le recours aux tribunaux est jugé socialement excessif parce que les auteurs de dommage prennent trop de précautions par rapport au niveau qui minimise le coût social des conflits, il convient de limiter les incitations des victimes à ester en justice. Un moyen d’obtenir ce résultat pourrait alors consister à réduire le montant de l’aide juridictionnelle ou à baisser les plafonds qui conditionnent son octroi, de façon à réduire directement le nombre des actions en justice. Néanmoins, l’adoption de cette mesure reviendrait à pénaliser les bénéficiaires de l’aide et implicitement à considérer qu’ils sont davantage responsables de l’excès social de poursuites que les justiciables plus aisés. En d’autre termes, une telle analyse ferait peser le poids de la responsabilité de l’encombrement des tribunaux sur les seuls bénéficiaires de l’aide juridictionnelle sans chercher dans les autres groupes les raisons de l’excès de demande de justice. En réduisant ainsi l’accès des plus démunis à la justice, des poursuites socialement désirables (en ce sens qu’elles contribuent à inciter les auteurs de dommages à prendre des précautions) peuvent être abandonnées alors que des poursuites socialement indésirables sont engagées uniquement parce que les justiciables concernés disposent de moyens financiers suffisants. Il pourrait alors sembler préférable, pour limiter l’encombrement des tribunaux, de généraliser à l’ensemble des demandeurs le contrôle du bien-fondé des actions en justice plutôt que de pénaliser le groupe des justiciables les plus démunis en les empêchant de recourir aux tribunaux.
24 L’existence de poursuites économiquement indésirables (i.e. dont le coût excède les gains attendus) constitue une seconde source d’inefficacité. S’il a été prouvé que l’aide juridictionnelle favorise l’émergence des poursuites économiquement indésirables, il n’en demeure pas moins que ce type d’actions en justice est également intenté par des non-bénéficiaires. Un système d’estimation des coûts et des gains attendus de l’action en justice associé à un système d’incitation à la résolution négociée de ce type de conflits [26] ou d’interdiction d’aller devant le juge lorsque les coûts excèdent l’enjeu [27], contribuerait également à limiter l’encombrement des tribunaux.
25 L’analyse précédente indique qu’une convergence entre les motivations sociales et privées des conflits peut être obtenue, lorsque les incitations privées à ester en justice sont excessives, par des lois qui limitent le nombre de poursuites judiciaires. Il convient néanmoins d’être très prudents sur l’interprétation des objectifs associés aux lois qui visent à réduire le nombre de poursuites judiciaires. Elles n’ont pas toutes vocation à inciter les victimes à renoncer à leur indemnisation, en particulier lorsque le préjudice causé est d’ampleur limité. La réduction du nombre de poursuites, en effet, n’équivaut pas nécessairement à une réduction du nombre des victimes indemnisées mais peut correspondre à une modification du mode d’indemnisation. La réduction du nombre de poursuites judiciaires n’entraîne pas alors de réduction des précautions prises par les auteurs de dommages et peut même conduire à leur augmentation, si le nombre d’accidents donnant lieu à réparation est accru. En d’autres termes, l’élément important dans la maximisation du bien-être social n’est pas le nombre des poursuites judiciaires mais le nombre de victimes indemnisées quel que soit le mode d’indemnisation parce qu’il détermine le niveau de précautions des auteurs de dommages. La possibilité de conclure des arrangements et la menace d’aller au procès si un accord n’est pas conclu peuvent constituer un signal suffisant pour inciter les auteurs de dommages au respect des normes de précautions. C’est donc le coût imposé aux auteurs de dommages potentiels et non la façon dont ce coût est supporté qui importe.
26 Ce raisonnement indique que la loi du 18 décembre 1998 ne devrait pas avoir pour conséquence de restreindre les incitations des auteurs de dommages potentiels à prendre des précautions en limitant le nombre des poursuites judiciaires. Si la loi du 18 décembre 1998 vise explicitement à réduire le nombre des poursuites, son objectif n’est pas de diminuer le nombre de victimes indemnisées. Il s’agit au contraire de substituer une indemnisation négociée à une indemnisation contentieuse, en permettant à des personnes démunies d’obtenir plus facilement des informations sur leurs droits et de les faire valoir alors qu’elles ne le faisaient pas sous l’ancien système. En conséquence, cette loi modifie le comportement préventif des auteurs de dommages en améliorant l’information des justiciables sur leurs droits et en augmentant par ce biais le nombre de victimes indemnisées. Dans le même temps, elle limite le coût social de résolution des conflits en jouant sur la façon dont les victimes sont indemnisées. En définitive, la loi du 18 décembre 1998 devrait participer à l’amélioration du bien-être social parce qu’elle contribue à faire converger les incitations privées et sociales à poursuivre, en permettant simultanément de réduire un nombre de poursuites judiciaires jugé excessif et d’augmenter le nombre de victimes indemnisées.
27 Nous avons étudié l’influence de l’aide juridictionnelle sur le nombre de poursuites judiciaires et montré qu’elle contribue effectivement à faciliter le recours aux tribunaux des plus démunis. Néanmoins, l’effet de l’aide juridictionnelle sur le nombre des poursuites, s’il était théoriquement prévisible avant la loi du 18 décembre 1998, devient désormais indéterminé, les nouvelles dispositions visant à accroître le nombre des préjudices réparés en limitant simultanément le recours aux tribunaux. Notre second objectif consiste à évaluer l’impact de l’aide juridictionnelle sur le taux d’arrangement une fois les poursuites engagées, en intégrant les conséquences de la loi du 18 décembre 1998.
3 Les conséquences de l'aide juridictionnelle sur le mode de réglement des litiges
28 Une analyse de l’impact de l’aide juridictionnelle sur le mode de règlement des litiges (jugement ou arrangement) est d’abord présentée. Deux prolongements sont ensuite envisagés, le premier visant à rendre compte des changements engendrés par la loi du 18 décembre 1998, le second, plus théorique, intégrant la dimension stratégique des demandes d’aide juridictionnelle.
3.1 Analyse de l’impact de l’aide juridictionnelle sur le mode de règlement des litiges
29
Dans l’analyse optimiste (dans laquelle l’optimisme excessif des parties sur leurs
paiements attendus au procès est présenté comme la cause des jugements), un accord
est conclu si la demande minimale du demandeur est inférieure à l’offre maximale
du défendeur c’est-à-dire s’il existe un intervalle de négociation. La demande
minimale du demandeur correspond à son jugement attendu net (Gp-Tp
) auquel il faut
ajouter les coûts de négociation de l’accord Np
. Elle constitue la borne inférieure de
l’intervalle de négociation. L’offre maximale du défendeur correspond à ses pertes
escomptées brutes au procès (Gd + Td
) desquelles il faut retrancher ses coûts de
négociation Nd
. Elle représente la borne supérieure de l’intervalle de négociation. La
condition d’obtention d’un arrangement (i.e. la condition d’existence d’un intervalle
de négociation) est donc :



30 Proposition 3: l’impact de l’aide juridictionnelle accordée au demandeur sur les chances de résoudre le litige à l’amiable est indéterminé. Il varie selon l’importance de ses coûts de négociation Np par rapport aux frais de procès pris en charge par l’État (ses frais irrépétibles, TI p , et ses dépens attendus s’il perd, (1 – Pp) TD p ).
31
Preuve: en retranchant le membre de gauche de l’inégalité (6) de celui de l’inégalité
(5), on obtient :

32 De la même façon, l’attribution d’une aide financière au seul défendeur a une influence indéterminée sur la borne supérieure de l’intervalle de négociation. La proposition suivante peut donc être énoncée.
33 Proposition 4: l’influence de l’aide juridictionnelle accordée au défendeur sur les chances de conclure un arrangement est indéterminée.
34
Preuve: la condition d’arrangement lorsque le défendeur bénéficie de l’aide
juridictionnelle totale est:


35 Des propositions 3 et 4, nous pouvons déduire la proposition 5.
36 Proposition 5: lorsque les deux parties bénéficient de l’aide juridictionnelle, la demande minimale du demandeur peut augmenter ou diminuer de même que l’offre maximale du défendeur. Il est donc impossible de savoir a priori si l’aide juridictionnelle est défavorable au règlement amiable des litiges et incite davantage les parties à recourir au juge pour résoudre leur différend.
37 Ce résultat indéterminé s’explique aisément. D’une manière générale, les modèles optimistes établissent qu’une réduction des coûts de procès des parties tend à augmenter le taux de procès parce qu’elle accroît l’avantage relatif du procès par rapport à l’arrangement (diminution du surplus coopératif qui représente la différence entre la valeur de l’arrangement et la valeur du jugement). Pour les mêmes raisons, une diminution des coûts de négociation favorise le règlement amiable des litiges (accroissement du surplus coopératif). L’aide juridictionnelle combine à la fois une réduction des coûts de procès et une diminution des coûts de négociation. En effet, d’une part, les coûts de procès de la partie bénéficiaire diminuent parce que l’État prend en charge tout ou partie de ses frais de procès (hormis les dépens de son adversaire qui sont à sa charge s’il perd); d’autre part, les coûts de négociation baissent puisque l’État rémunère l’avocat qui a participé à la conclusion d’une transaction. Dans la mesure où les deux réductions de coûts conduisent à deux effets opposés, celle des coûts de procès favorisant le jugement et celle des coûts de négociation le règlement amiable, l’effet de l’aide juridictionnelle sur le taux de règlement amiable des litiges dépend de l’importance relative des deux effets jouant en sens inverse.
3.2 Prolongements de l’analyse
38 Deux prolongements sont envisagés. Le premier est relatif aux changements que devrait apporter l’application de la loi du 18 décembre 1998. Le second, plus théorique, concerne l’utilisation des modèles stratégiques pour étudier la dimension stratégique des demandes d’aide juridictionnelle.
3.2.1 Les changements engendrés par la loi du 18 décembre 1998
39 L’analyse proposée s’est jusqu’à présent limitée aux conséquences sur le nombre d’arrangements de l’aide juridictionnelle telle qu’elle a été instaurée par la loi du 10 juillet 1991. Les apports de la loi du 18 décembre 1998 relatifs à l’accès à l’information et à la prise en charge des coûts de négociation avant le début de l’instance ne doivent cependant pas être ignorés. Le premier objectif d’accès à une meilleure information peut contribuer à favoriser les règlements amiables en limitant l’optimisme excessif des parties ou les comportements stratégiques adoptés par des justiciables qui profitent d’informations privilégiées. Pour cette raison, le taux de règlement amiable pourrait s’élever dans l’avenir.
40 Le second objectif de la loi du 18 décembre 1998 amène à s’interroger sur les accords conclus avant le début des poursuites, ce qui nous contraint à dépasser le cadre d’analyse habituel, généralement limité aux arrangements conclus après l’inscription de l’affaire au rôle du tribunal compétent [29]. Concernant la généralisation de l’aide juridictionnelle aux transactions conclues avant le début de l’instance, l’impact de la nouvelle loi pourrait concerner davantage le moment de la conclusion des accords que leur fréquence. Plus précisément, l’extension de l’aide juridictionnelle aux transactions conclues avant le début de l’instance devrait permettre à une fraction des arrangements conclus après l’action en justice sous l’ancien système de l’aide juridictionnelle, d’être désormais signés avant l’introduction de l’instance. L’influence de l’extension de l’aide juridictionnelle à la phase pré-contentieuse devrait ainsi conduire à une accélération de la conclusion des accords plutôt qu’à un accroissement de leur fréquence.
41 En définitive, le premier objectif de la loi du 18 décembre 1998 devrait se traduire par une réduction du nombre de jugements grâce à une meilleure information des justiciables, étant entendu que les asymétries d’information peuvent expliquer l’optimisme excessif des parties et engendrent des comportements stratégiques qui entravent la résolution amiable des litiges. Le second objectif devrait, pour sa part, accélérer le règlement amiable des litiges en transférant une partie d’entre eux de la phase contentieuse à la phase pré-contentieuse.
3.2.2 Étude des motivations stratégiques des demandes d’aide juridictionnelle
42 L’analyse des effets de l’aide juridictionnelle sur la fréquence des jugements aurait également pu être menée dans le cadre des modèles stratégiques (Bebchuk [1984], P’ng [1983]) qui établissent, à l’instar des modèles optimistes, qu’une réduction des coûts de procès accroît la probabilité de survenue du jugement. Ces modèles n’ont pas été utilisés pour évaluer l’impact de l’aide juridictionnelle sur l’issue du litige parce qu’ils compliquent considérablement et inutilement l’analyse. L’effet identifié des variations de coûts étant le même quel que soit le courant de l’AECJ, les difficultés supplémentaires liées à l’adoption d’un cadre stratégique n’auraient pas été compensées par des apports théoriques conséquents [30]. Une utilisation plus judicieuse des modèles stratégiques consisterait à étudier les comportements stratégiques engendrés par l’aide juridictionnelle. Plus précisément, ces modèles pourraient rendre compte des demandes d’aide juridictionnelle, soumises volontairement et dans le seul but de retarder la procédure, par des défendeurs qui savent que leurs ressources excèdent les plafonds. Cette question dépasse les possibilités de l’analyse optimiste qui ignore toute la dimension stratégique des conflits. L’usage stratégique des demandes d’aide juridictionnelle est permis par l’asymétrie d’information qui existe entre celui qui la demande connaissant ses revenus et celui qui décide de son octroi et doit rechercher les éléments nécessaires à sa décision. La durée du traitement du dossier constitue autant de temps gagné par le défendeur.
43 En 1996, 64 072 demandes d’aide juridictionnelle ont été rejetées [31]. Parmi les motifs, 26 878 rejets s’expliquent par des ressources supérieures au plafond, 13 259 par une absence de pièces justificatives et 16 282 ne sont pas renseignés. Il est possible d’imaginer que parmi ces demandes rejetées, certaines ont été formulées uniquement dans le but de retarder la procédure du temps nécessaire au traitement de la demande. En particulier, on peut imaginer que certains justiciables savent qu’ils dépassent les plafonds mais font la demande pour gagner du temps. De même, certains demandeurs de l’aide peuvent tarder à communiquer les pièces nécessaires, etc. Il serait alors intéressant d’étudier comment les demandes d’aide juridictionnelle, au-delà même du simple désir de fraude, peuvent être utilisées à des fins stratégiques pour retarder la procédure.
4 Conclusion
44 L’analyse, d’abord consacrée à l’impact de l’aide juridictionnelle sur les incitations des demandeurs à intenter des poursuites, a montré qu’elle accroît le nombre des poursuites judiciaires en réduisant les coûts d’accès à la justice. Le rapport du Sénat, « Quels moyens pour quelle justice ? » [1997] [32], confirme nos prédictions théoriques. Il montre, plus précisément, en comparant le nombre d’admissions sous l’ancien régime de l’aide judiciaire au nombre d’admissions sous le nouveau système de l’aide juridictionnelle, que le remplacement en 1992 de l’aide judiciaire, plus restrictive, par l’aide juridictionnelle [33] a incité davantage de justiciables à ester en justice. Ce rapport indique en effet qu’avant 1992, le nombre d’admissions à l’aide financière de l’État stagnait. En revanche, il a crû, en matière civile, de 17% en 1992 et 1993 et de 13,5 % en 1994. Dans le même temps, le volume des affaires civiles augmentait seulement de 3,5 %. Le recours accru aux tribunaux des justiciables bénéficiaires de l’aide semble ainsi se justifier davantage par la réduction du coût d’accès à la justice que par les motifs qui seraient invoqués par les personnes non admissibles à l’aide (les mutations sociale, économique et culturelle, les procédures nouvelles et en particulier l’instauration de juges uniques pour régler certains types d’affaires [34]…) [35]. Cette étude, réalisée avant l’adoption de la loi du 18 décembre 1998, ne permet pas d’en mesurer les effets et de tester la validité de nos prédictions la concernant. On peut néanmoins s’attendre à ce que la loi du 18 décembre 1998 limite le recours des justiciables aux tribunaux tout en favorisant la prévention et la réparation des dommages, grâce à la prise en charge des honoraires des avocats ayant participé à la conclusion d’une transaction avant la saisine d’une juridiction.
45 L’analyse théorique a ensuite exploré l’influence de l’aide juridictionnelle sur l’issue du litige. L’impact de l’aide juridictionnelle apparaît finalement indéterminé parce qu’elle provoque deux effets jouant en sens inverse: d’une part, elle diminue les coûts de négociation, ce qui accroît les chances de règlement amiable et d’autre part, elle réduit les coûts de procès, ce qui a pour conséquence d’augmenter la probabilité de jugement.
46 L’analyse théorique pourrait être approfondie en recherchant les motivations stratégiques des demandes d’aide juridictionnelle. Les modèles stratégiques retrouveraient alors une place centrale dans l’analyse, apportant des éléments de réflexion sur lesquels les modèles optimistes sont condamnés à demeurer muets. L’analyse empirique devrait également être poursuivie dans l’avenir afin d’infirmer ou de confirmer les intuitions relatives aux effets de la loi du 18 décembre 1998, notamment sur la réduction du nombre d’arrangements conclus après la saisine d’une juridiction et sur le moment de la conclusion des accords [36].
47 L’étude de l’aide juridictionnelle pourrait enfin être employée pour anticiper les effets du développement des assurances de protection juridique. En exonérant les parties du paiement des coûts de procès moyennant le versement d’une prime annuelle, ces assurances engendrent une diminution des coûts de procès, semblables à celles que permet l’aide juridictionnelle. Peu d’économistes ont manifesté un intérêt pour l’étude des effets de ces assurances sur la résolution des litiges. Néanmoins, Kirstein [1998], en étudiant les conséquences sur le demandeur de la possession d’une telle assurance, obtient des résultats équivalents à ceux que nous avons obtenus pour l’aide juridictionnelle. Il montre en particulier que ces assurances ont tendance à favoriser les poursuites économiquement indésirables. Rickman et Heyes [1997] parviennent quant à eux à montrer que l’assurance juridique tend à durcir la position du demandeur dans la négociation. En conséquence, d’après les économistes, l’assurance juridique tendrait à favoriser le règlement judiciaire des conflits. Ces résultats apparaissent contredire l’opinion de certains juristes. En particulier, selon Cadiet [2000], « l’assurance juridique devrait être appelée à un bel avenir et, à travers elle, les modes de règlement amiable des litiges, l’assureur de protection juridique ayant tout intérêt à favoriser ce type de règlement plutôt que de gérer des procédures de type judiciaire ». Le débat entre économistes et juristes semble donc ouvert et les travaux sur l’aide juridictionnelle pourraient alors être employés pour mieux appréhender les conséquences de cette assurance, avant d’envisager des études empiriques permettant de conforter ou d’infirmer les conclusions relatives tant à l’aide juridictionnelle qu’à l’assurance de protection juridique.
Notes
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[*]
Docteur en Sciences Économiques, ATER, CREDES, Université de Nancy 2.
-
[1]
Pour une synthèse sur les modèles économiques de résolution des conflits, consultez Deffains [1997], L’analyse économique de la résolution des conflits juridiques, Revue Française d’Économie, vol. XII, n° 3, pp. 57-99.
-
[2]
Bebchuk [1984] et Nalebuff [1987] pour une analyse statique, Spier [1992] pour une étude dynamique.
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[3]
P’ng [1983], Reinganum et Wilde [1986].
-
[4]
Schweizer [1989], Daughety et Reinganum [1994].
-
[5]
Ceci semble être le cas de la France si l’on s’en tient à deux rapports : – le rapport Coulon [1996], Réflexions et propositions sur la procédure civile, rapport au Garde des Sceaux. – Jolibois et Fauchon [1996], Quels moyens pour quelle justice ?, mission d’information de la Commission des lois du Sénat chargée d’évaluer les moyens de la justice. Des réserves ont néanmoins été émises concernant l’encombrement des tribunaux civils français (Serverin [1999]). Il semble en outre que le nombre des affaires nouvelles tende à diminuer ces dernières années (Annuaire statistique de la justice).
-
[6]
Shavell [1982 b ; 1997] a démontré, dans le domaine des accidents, que les incitations privées et sociales à engager des poursuites sont susceptibles de diverger pour deux raisons. D’une part, le coût privé de l’action en justice va différer du coût social si le demandeur n’inclut pas dans l’évaluation
-
[7]
Les autres variables traditionnellement soupçonnées d’influer sur la propension des parties à ester en justice et sur l’issue du litige sont : les délais (Landes [1971], Gravelle [1990]), l’augmentation des dommages et intérêts (Polinsky et Rubinfeld [1988], Cooter et Rubinfeld [1989], Cooter, Marks et Mnookin [1982], …), les règles d’allocation de coûts de procès (Shavell [1982 a], P’ng [1987], Hylton [1993], Farmer et Pecorino [1994], Hughes et Snyder [1990 ; 1995] pour une approche empirique, …), la procédure (Shin [1998], Dewatripont et Tirole [1999]), la présence des avocats (Miller [1987], Miceli et Segerson [1991], Gravelle et Waterson [1993], Miceli [1994], Bebchuk et Guzman [1996], …).
-
[8]
Tous les pays n’octroient pas une aide financière à l’accès au droit aux justiciables les plus démunis. Aux États-Unis, notamment, la représentation des parties par un avocat n’est pas obligatoire en matière civile, ce qui décharge l’État de toute obligation d’aider financièrement le justiciable à assurer sa défense. Des systèmes de legal aids existent néanmoins, mais grâce à des fonds privés, au concours d’étudiants en droit qui y trouvent un moyen de se former au métier d’avocat et à la Legal Services Corporation, créée en 1974 par le Congrès pour participer au financement des Legal Services Agencies (R. A. Carp et R. Stidham [1998], Judicial Process in America, 4e édition, p. 119).
-
[9]
D’après l’Annuaire statistique de la justice (La Documentation Française, édition de 1999), en 1997, l’État a consacré 1208,07 millions de francs à l’aide juridictionnelle, tous domaines du droit confondus. Concernant le domaine civil, 330 359 affaires étaient soumises à l’aide totale (en particulier, 215 164 affaires dans les TGI, 41 211 dans les TI) et 76 117 à l’aide partielle (en particulier 49 797 affaires dans les TGI, 9 548 dans les TI) sachant que le nombre d’affaires nouvelles était de 644 939 dans les TGI et de 472 963 dans les TI. Selon le Ministère de la Justice, le contentieux strictement civil représente environ les 4/5e des admissions à l’aide juridictionnelle, la majeure partie étant consacrée aux divorces. Entre 1996 et 1997, le nombre des demandes a progressé de 5,7 % en matière civile, mais simultanément les rejets augmentaient de 11,5 %, de sorte que le nombre des admissions n’a augmenté que de 4,9 % (contre 9,4 % pour le pénal).
-
[10]
En 2000, le plafond de ressources mensuelles (hors prestations sociales) est de 4 965 francs pour l’aide juridictionnelle totale et de 7 449 francs pour l’aide juridictionnelle partielle, ces montants étant majorés de 565 francs par personne à charge (Les chiffres clés de la Justice).
-
[11]
Shavell [1997] est l’un des rares auteurs à avoir brièvement évoqué les systèmes de legal aid et leurs conséquences sur les incitations des demandeurs à poursuivre et sur leurs implications en termes d’optimalité sociale des poursuites (S. Shavell, The Fundamental Divergence between the Private and the Social Motive to Use the Legal System, Journal of Legal Studies, vol. XXVI, juin 1997, p. 593).
-
[12]
Ce pacte, interdit en France par l’article 72 de la loi du 10 juillet 1991, permet aux avocats d’être rémunérés uniquement en fonction du résultat du procès. Ce système évite au client d’avancer les frais de justice, l’ensemble des risques et des coûts de procès étant assumés par l’avocat qui se rembourse, s’il gagne, en retenant un certain pourcentage des gains de son client (généralement un tiers).
-
[13]
D’autant que, comme le souligne Cadiet [2000], « il est traditionnellement très difficile de connaître la réalité du coût de la solution judiciaire des litiges […], ces informations ne sont pas exploitées par les statistiques judiciaires. »
-
[14]
Il s’agit également d’une obligation imposée par la convention européenne des droits de l’homme qui reconnaît un droit à un procès équitable en matière civile et pénale et qui, par ce biais, oblige les États à aider financièrement les plus démunis à faire valoir leurs droits.
-
[15]
Comme le rappelle Évelyne Serverin [1998], cette préoccupation est ancienne puisque la loi d’assistance du 22 janvier 1851 avait déjà instauré une aide judiciaire, réformée ensuite par la loi du 3 janvier 1972, puis réorganisée par la loi du 10 juillet 1991 qui ajoutait à l’aide financière de l’État une aide à l’accès au droit dont le but consiste à donner aux justiciables une meilleure connaissance de leurs droits. La loi du 18 décembre 1998 vise à améliorer encore l’information des justiciables par le développement des conseils départementaux à l’accès au droit et étend l’aide juridictionnelle aux transactions conclues avant l’instance.
-
[16]
L’article 695 du NCPC définit très précisément les dépens. Il stipule que « les dépens afférents aux instances, actes et procédures d’exécution comprennent : – les droits, taxes, redevances et émoluments perçus par les secrétariats des juridictions ou l’administration des impôts à l’exception des droits, les taxes et pénalités éventuellement dus sur les actes et titres produits à l’appui des prétentions des parties ; – les indemnités des témoins ;
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[17]
Le juge, par application de l’article 700 du NCPC, peut « condamner la partie tenue aux dépens à payer à l’autre la somme qu’il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ». Cependant, selon Cadiet [1998], « l’expérience montre que l’indemnité fondée sur l’article 700 ne compense qu’une partie, mineure pour ne pas dire dérisoire, des frais irrépétibles » (p. 60).
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[18]
Le juge, conformément à l’article 700 du NCPC, tient néanmoins compte de la situation économique de la partie perdante.
-
[19]
Entre 1993 et 2000, les plafonds de l’aide juridictionnelle sont passés de 4 523 francs à 4 965 francs pour l’aide totale et de 6 785 francs à 7 449 francs pour l’aide partielle.
-
[20]
Loi n° 98-1163 du 18 décembre 1998, publiée au Journal Officiel le 22 décembre 1998 (JO n° 296).
-
[21]
Le souhait du Ministre de la Justice d’alors, Élisabeth Guigou, s’exprimait dans ces termes : « […] la négociation doit constituer non seulement une alternative au jugement, mais aussi et surtout une alternative au procès lui-même. Il faut cesser de confondre l’accès au droit et l’accès à la justice » (Discours de Madame Élisabeth Guigou, Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, concernant le projet de loi relatif à l’accès au droit et à la résolution amiable des conflits devant l’Assemblée nationale, le 9 décembre 1998).
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[22]
Un résultat identique mais associé à des variations plus faibles de chacun des membres de l’inégalité (1) est observé sous l’aide juridictionnelle partielle puisque Cp o , Tp et Np diminuent sans s’annuler.
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[23]
Rosenberg et Shavell [1985], Cooter et Rubinfeld [1989], Bebchuk [1988 ; 1996].
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[24]
Une démonstration identique peut être effectuée pour un demandeur bénéficiaire de l’aide partielle qui conserve à sa charge une fraction des coûts de négociation. On montre alors que le demandeur intente toujours une action en justice puisque A – Na p < A – (Np-Sub) où Sub est l’aide financière de l’État, en supposant que Na p = Np.
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[25]
Calabresi [1970] puis Shavell [1987] définissent le niveau de précaution optimal comme celui qui permet de minimiser le coût social des accidents, constitué des pertes liées aux préjudices subis et du coût de résolution des conflits résultant des dommages.
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[26]
Par exemple, une tentative de conciliation obligatoire comme elle existe déjà en matière de divorce ou en matière prud’homale.
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[27]
Comme en matière d’appel où pour des raisons d’importance des coûts de procédure, il est autorisé uniquement si l’enjeu du litige excède 25 000 francs (plafond relevé de 13 000 francs à 25 000 francs au 1er mars 1999).
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[28]
L’analyse peut être facilement transposée à l’aide juridictionnelle partielle en conservant les termes Tp et Np mais en les diminuant pour intégrer la contribution de l’État.
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[29]
L’analyse économique des conflits juridiques s’intéresse aux accords conclus après l’engagement des poursuites car il est impossible d’obtenir de l’information sur les affaires réglées à l’amiable avant qu’une action en justice soit intentée. L’octroi de l’aide juridictionnelle pour les transactions conclues avant l’engagement de poursuites judiciaires devrait permettre dans l’avenir de disposer de davantage d’informations sur ce type de conflits réglés à l’amiable.
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[30]
En particulier, les modèles stratégiques sont construits en supposant que chaque partie supporte ses propres coûts de procès quel que soit le résultat du jugement (règle américaine d’allocation des coûts de procès). Le système de condamnation aux dépens instauré par la France oblige donc à les modifier pour intégrer les transferts de coûts entre les parties. D’autre part, les auteurs du courant stratégique considèrent généralement les coûts de négociations comme négligeables et les écartent de l’analyse sur ce seul motif (hormis dans l’analyse dynamique de Spier [1992] dans laquelle ils jouent un rôle déterminant dans le moment de la conclusion des accords). Il aurait donc été nécessaire de les réintégrer dans l’analyse. Toutes ces adaptations ne présentent pas de difficultés considérables mais s’avèrent inutiles dans la mesure où les modèles optimistes, plus simples d’utilisation, permettent d’apporter les mêmes réponses.
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[31]
Annuaire statistique de la justice, édition de 1998, La Documentation Française, p. 239.
-
[32]
Jolibois C. (président) et Fauchon P. (rapporteur) (1997), Quels moyens pour quelle justice ?, Les rapports du Sénat, 49.
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[33]
Lors du remplacement de l’aide judiciaire par l’aide juridictionnelle en janvier 1992, les plafonds de ressources sont passés de 3 465 francs à 4 400 francs par mois pour l’aide totale et de 5 250 francs à 6 600 francs pour l’aide partielle.
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[34]
Juge des affaires familiales créé par la loi du 8 janvier 1993, Juge de l’exécution institué par la loi du 9 juillet 1991.
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[35]
Selon les auteurs du rapport, d’autres facteurs expliquent également l’augmentation des demandes d’aide juridictionnelle : l’extension de son champ d’application à l’assistance éducative, à l’autorité parentale ou aux tribunaux de police et la meilleure information des justiciables sur son existence. Le rapport indique en outre, sur la base d’un sondage effectué auprès de 4 000 bénéficiaires de l’aide, qu’un tiers des nouveaux bénéficiaires auraient pu renoncer à faire valoir leurs droits s’ils n’avaient pu en bénéficier.
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[36]
Pour une étude empirique sur le moment de la conclusion des accords dans un cadre général ignorant l’influence de l’aide juridictionnelle, consultez : Doriat M. et Deffains B. [1999], The Dynamics of Pretrial Negotiation in France : Is there a Deadline Effect in the French Legal System ?, International Review of Law and Economics, pp. 447-470.