Introduction
1L’intelligence économique, depuis son éclosion dans les stratégies des organisations françaises, propose la « maîtrise de l’information stratégique ». Cette volonté de maîtrise de l’environnement informationnel se traduit, parmi d’autres actions, par la collecte d’informations (formalisée par les pratiques de veille stratégique), collecte qui, s’appuyant sur certaines méthodes de renseignements étatiques, peut reposer sur la gestion des sources humaines d’informations (Moinet, 2010). Comme le souligne le rapport Martre (1994), l’intelligence économique est indissociable de la notion de réseaux d’acteurs, acteurs qui, avec l’appui de méthodes de gestions et « d’activations » appropriées (Marcon et Moinet, 2007), sont alors autant de sources d’informations potentielles sur lesquelles s’appuyer afin de collecter de l’information stratégique.
2Parallèlement, le développement d’Internet, et de ses applications Web dites « 2.0 » (Musser et O’Reilly, 2006) ou « sociales », a permis en quelques années l’essor dans les usages quotidiens et professionnels de réseaux sociaux numériques où « l’utilisateur est au centre du modèle » (Quoniam et Lucien, 2009). Cette nouvelle forme de réseaux, encore peu étudiée par le prisme de l’intelligence économique, et au-delà de considérations purement technologiques, repose néanmoins sur les mêmes bases qu’un réseau humain (non numérique) notamment par « l’aptitude à faire partager un message, à créer une communauté autour de ce message » (Massé et al, 2006). Réseaux où, de plus, circulent des informations qui, si elles ne sont pas stratégiques par nature, peuvent s’intégrer aux stratégies d’intelligence économique et de veille qui les accompagnent, et ce notamment grâce à la capacité de certains utilisateurs de ces réseaux à aller chercher des informations pour les diffuser et les prescrire ensuite à leurs contacts (ou de manière publique).
3Dans un article publié l’année dernière sur le site @rrêt sur images [1], le chroniqueur Daniel Schneidermann soulignait d’ailleurs l’importance de cette forme de prescription informationnelle dans le cadre de ses activités journalistiques : « Entre les anciens médias et le consommateur que je suis, se glisse, chaque jour davantage, ces médias intermédiaires, indispensables, que sont les internautes prescripteurs ».
4Ces « internautes prescripteurs » (que nous nommons agents-facilitateurs) peuvent-ils devenir des sources d’informations utiles à la mise en place d’une stratégie de veille ? Comment les méthodologies de management des réseaux d’acteurs proposées par la recherche en intelligence économique peuvent-elles s’appliquer à ces agents-facilitateurs présents sur les réseaux sociaux numériques ?
5Pour fournir des pistes de réponses à ces différentes problématiques, cet article proposera tout d’abord de revenir sur la notion de réseau social et sur les différents écrits existant dans la recherche en intelligence économique sur le management de ces réseaux dans l’objectif d’une acquisition externe d’informations. Puis nous reviendrons sur le concept de réseaux sociaux numériques et verrons de quelle(s) manière(s) le développement de ces applications Web modifie les pratiques de veille stratégique. Par la suite, nous proposerons une description des agents-facilitateurs et de leurs usages, description que nous accompagnerons de caractéristiques globales d’identifications basées sur une stratégie de veille d’opinion mise en place pour un grand groupe français. Enfin, en nous reposant notamment sur les pistes méthodologiques fournies par Marcon (2007), nous élaborerons quelques préconisations quant à la possible « gestion » de ces agents-facilitateurs dans le cadre d’un management de réseaux d’acteurs.
1 – De l’intelligence par les réseaux…
6Si l’objet de cet article n’est pas d’approfondir la recherche en analyse des réseaux sociaux, il paraît tout de même nécessaire de donner une rapide vue d’ensemble de ces pratiques d’analyses. Nous basant sur Mercklé (2011), nous pouvons signaler tout d’abord l’approche « mésociologique » de Georg Simmel (vue comme fondatrice de l’analyse des réseaux sociaux) s’intéressant aux formes sociales résultantes des interactions entre individus. Nous pouvons aussi citer J. Barnes (1954) et son étude d’une communauté norvégienne, S. Milgram et son expérience du « petit monde » en 1967, et bien entendu J. L Moreno (1934) qui développa la sociométrie soit « un instrument qui étudie les structures sociales à la lumière des attractions et des répulsions qui se sont manifestées au sein d’un groupe ». Ces recherches sur les réseaux sociaux, et spécifiquement celles sur les réseaux personnels (à l’échelle de l’individu), n’ont cessé de se développer à la suite des précurseurs cités supra, s’orientant notamment sur le capital social que ces réseaux permettent d’acquérir, à savoir : « l’agrégation des ressources effectives ou potentielles qui sont associées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées de connaissance mutuelle ou de reconnaissance » (Bourdieu, 1985).
7Enfin, il nous semble nécessaire pour la suite de cet article et notamment pour l’analyse des agents-facilitateurs que nous proposerons, de souligner que les recherches sur l’analyse des réseaux sociaux personnels s’intéressent particulièrement à la question des liens entre les différents membres des réseaux analysés. Dimensions associées au concept de réseau personnel dont nous empruntons la synthèse à B. Chollet dans le tableau suivant :
Les trois grandes dimensions du concept de réseau personnel, In Chollet B., 2006. Qu’est-ce qu’un bon réseau personnel ? Le cas de l’ingénieur R&D, Revue française de gestion 163, 107-125

Les trois grandes dimensions du concept de réseau personnel, In Chollet B., 2006. Qu’est-ce qu’un bon réseau personnel ? Le cas de l’ingénieur R&D, Revue française de gestion 163, 107-125
8Les trous structuraux étant entendus comme la présence de relations non-redondantes dans le réseau d’un individu, signe pour Burt (1992) d’une certaine « efficacité relationnelle », et la force d’un lien définit par Granovetter (1973) comme : « une combinaison du temps accumulé, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité et des services réciproques qui caractérisent le lien ».
9Dans ce contexte, l’intelligence économique, ses praticiens et ses chercheurs, s’intéressent à cet objet réseau « flou et difficile à appréhender, tant il renvoie à des réalités différentes » (Moinet et Darantière, 2007), et ce notamment sous l’impulsion du rapport Martre.
10Dès la fin des années 1990, Martinet et Ribault conseillent aux entreprises de développer des observatoires s’appuyant sur des correspondants au sein de l’entreprise. Puis, Besson et Possin (1996) incitent les organisations à identifier et développer des réseaux de compétences et d’analyses en interne. Ou encore Jackobiak qui en 1998 propose un modèle d’intelligence économique s’articulant autour de trois réseaux (observation, analyse et décision).
11Cependant, si l’intelligence économique s’intéresse dès ses débuts aux réseaux, les écrits sur le sujet sont principalement proposés par le prisme de leur organisation interne à l’entreprise : réseaux de correspondants, réseaux d’experts, etc. Comme le souligne Marcon (2007), l’appui sur les réseaux externes est peu abordé. Pourtant, le renseignement (et la veille stratégique qui formalise cette pratique) apparaît comme l’une des trois fonctions informationnelles inhérentes à l’intelligence économique (Larivet, 2006), et « on ne peut (…) cerner le concept de « veille stratégique » sans aborder la question des réseaux » (Baumard, 1991).
12En effet, « dès qu’on parle de réseau, c’est pour évoquer sa substance d’être intermédiaire » (Musso, 2004), intermédiarité offrant la possibilité d’une forme de médiation informationnelle entre les individus ayant accès à l’information et ceux souhaitant en bénéficier. Marcon (2009) insiste d’ailleurs sur cet aspect : « Le réseau compense en partie les limites individuelles dans la veille, en favorisant l’élargissement du champ d’observation, en approvisionnant la réflexion par de l’information moins technique et plus sensible sur le terrain, au bénéfice de l’innovation et de la croissance de l’entreprise ».
13L’auteur souligne par la suite que le recours aux réseaux apparaît comme stratégique à trois niveaux :
- en tant que système de « vigilance sensorielle » : développement d’une logique réseau anticipatrice (s’inscrire dans des réseaux pour obtenir de l’information), et d’une logique réseau réactive (s’appuyer sur ces réseaux pour répondre à un besoin informatif urgent) ;
- au niveau de l’analyse de l’information : identifier les personnes en interne comme en externe capables d’analyser l’information (personnes souvent différentes de celles qui les captent) ;
- au niveau de la mise en œuvre des décisions stratégiques, notamment par la mise en réseau d’organisations souhaitant prendre des décisions similaires (par ex : lobbying).
14Mobilisation passant nécessairement par l’élaboration et le déploiement d’une stratégie-réseau, définie par Marcon et Moinet (2000) comme une stratégie qui « consiste à créer ou, le plus souvent, à activer et orienter les liens tissés entre des acteurs dans le cadre d’un projet plus ou moins défini. ». Cette stratégie amenant par ailleurs à mettre en œuvre « un dispositif intelligent, c’est-à-dire un système dont on attend en règle générale qu’il scrute l’environnement (veille, vigilance), coordonne les acteurs au service du projet (logique d’interaction) en les faisant profiter de la dynamique d’apprentissage permise par des liens souples ».
15Le développement des réseaux personnels sur le Web, par l’avatar des réseaux sociaux numériques, est quant à lui peu étudié par le prisme des stratégies-réseaux en intelligence économique. Pourtant, et comme nous allons l’exposer par la suite, ces réseaux modifient d’une part sensiblement les activités de veille stratégique et, d’autre part, paraissent pouvoir s’intégrer dans ces dites stratégies afin d’optimiser la collecte d’informations dans le cadre d’une politique d’intelligence économique s’appuyant sur le management des réseaux d’acteurs.
2 – …à des réseaux (numériques) d’intelligences
16Les réseaux sociaux numériques (RSN) se développent depuis la fin des années 1990 [3], dans un contexte Web 2.0 qui « n’a pas de frontière clairement définie, mais plutôt un centre de gravité autour duquel circule un ensemble de pratiques et de principes » (Girard et Fallery).
17Ces RSN, dont les plus connus sont actuellement Facebook, Twitter ou encore plus récemment Google+, permettent pour leurs utilisateurs de satisfaire trois objectifs (Thelwall, 2009) ou pratiques : se socialiser (en échangeant en ligne avec des contacts acquis hors-ligne), « réseauter » (en développant de nouveaux contacts) et pratiquer la navigation sociale (à savoir trouver des informations diffusées par ses contacts). Notons d’emblée que cette notion de navigation sociale (même si elle apparaît comme constitutive à l’utilisation des RSN –qui fonctionnent formellement par l’envoi d’informations sur soi ou sur l’actualité à ses contacts) est à rapprocher de la notion de veille stratégique inhérente à la mise en place d’une stratégie-réseau.
18De ces trois objectifs d’utilisation, notamment, Stenger et Coutant (2010) proposent la définition suivante des RSN : « Les RSN constituent des services Web qui permettent aux individus :
- de construire un profil public ou semi-public au sein d’un système ;
- de gérer une liste des utilisateurs avec lesquels ils partagent un lien ;
- de voir et naviguer sur leur liste de liens et sur ceux établis par les autres au sein du système, et ;
- fondent leur attractivité essentiellement sur les trois premiers points et non sur une activité particulière ».
19Anne Revillard (2000) s’appuyant sur les travaux de Donath, soulève le fait que cette identité joue un rôle central sur ce type de réseaux, car elle permet aux utilisateurs de mesurer la fiabilité de l’information qui est fournie par un tiers, et pour cela l’utilisateur « cherchera des indices du degré d’expertise de la personne qui lui envoie cette information. ». Si la mise en place d’une stratégie-réseau passe par l’identification des personnes « capables d’analyser l’information » et de la capter (Marcon, 2007), l’intégration des RSN dans cette stratégie devra alors passer par la définition de l’identité numérique des acteurs à solliciter afin notamment d’évaluer leur expertise sur le sujet voulu.
3 – Les réseaux sociaux numériques changent-ils les pratiques de renseignement économique ?
20Internet et les RSN (avec ce qu’ils impliquent en termes d’usages informationnels) impactent donc les outils de l’intelligence économique « dans le cadre (…) d’une véritable révolution anthropologique » (Deschamps et Moinet, 2011). Et cela pour plusieurs raisons, dont voici (pour nous) les principales.
21Tout d’abord, ils remettent en question les schémas traditionnellement acquis d’autorité informationnelle : n’importe quel internaute peut publier une information ou un document dans le domaine public sans passer par l’assentiment de « gates keepers » (Cardon, 2010), faisant ainsi reposer la validation de l’information sur les seules compétences et méthodologies du praticien en intelligence économique.
22Ensuite, les activités des internautes sur les RSN, et la nature même de ces réseaux, redéfinissent les jeux d’influence propres aux réseaux personnels ou d’entreprises. En s’appuyant sur la « rose des vents de l’influence au sein des réseaux » [4], des réseaux tel que Twitter ou Facebook se situent entre connivence (de par la notion de friending (Casilli, 2010) inhérente à ces réseaux) et coopération (diffuser des informations sur un sujet, fournir des recommandations, participer à des actions communes, etc.). La « majeur d’influence » (Massé et al, 2006) des utilisateurs des RSN sera alors basée sur l’activisme : un utilisateur des RSN n’est pas influent par son statut hiérarchique ou le contrat qu’il a passé avec d’autres membres du réseau, mais parce qu’il a su développer des liens de connivences forts avec certains membres et qu’il est perçu comme quelqu’un sur lequel s’appuyer dans le cadre d’actions nécessitant une forme de coopération. Remettant alors en question le concept même d’expertise, qui ne repose plus ici sur la capacité à fournir des analyses pertinentes et cohérentes, mais principalement sur la capacité de « l’expert » à se médiatiser et à rendre visible son expertise, fusse-t-elle erronée (Alloing et Moinet, 2010). Car « pour l’adepte des réseaux sociaux, les traces qu’il dépose ne sont pas des indices imprudemment laissés, mais des signaux relationnels relevant de stratégies de réseautage et de valorisation » (Merzeau, 2009).
23Enfin, un autre aspect, plus technique, que nous pouvons noter, est la forme de dépendance aux algorithmes et API [5] que développe implicitement toute personne souhaitant collecter de l’information à grande échelle sur ces réseaux. En effet, « face à l’automatisation croissante de la collecte et de l’analyse des données [sur le Web et les RSN] (…) il est nécessaire de se demander quels systèmes dirigent ces pratiques, et lesquels les régulent » (Boyd et Crawford, 2011). Et de questionner ainsi les spécialistes de l’intelligence économique sur les implications en termes de fiabilité de l’information (pourquoi l’outil fait apparaître tel résultat et pas un autre ?), de pondération (pourquoi tel résultat m’est donné en priorité et pas un autre ?) ou encore d’alternatives possibles (comment accéder à un RSN sans pour autant devoir être inféodé à l’algorithme ou l’API de collecte qu’il propose ?).
24Face à ces changements induits par le développement des RSN dans la gestion de l’information stratégique, certains auteurs, comme Breillat ou encore Quoniam, préconisent de développer une forme « d’intelligence économique 2.0 » ou de « renseignement 2.0 », mettant en avant que « l’exploitation des sources ouvertes par Internet s’est instituée comme un préalable indispensable du renseignement en matière économique » (Breillat, 2010).
25Par « sources ouvertes », dans un contexte de RSN et de renseignement économique, et au-delà des sites Internet, nous postulons ici qu’il s’agit des utilisateurs des RSN identifiables par leurs traces laissées en ligne. Comme nous le rappel Marcon (2007) des auteurs anglo-saxon ce sont déjà interrogés sur la place des plates-formes électronique de networking (comme Viadéo ou LinkedIn par exemple) comme outils d’intelligence économique ; ces réseaux permettant alors d’identifier des experts, de trouver des employés d’entreprises concurrentes ou encore de récupérer des informations dites grises disséminées sur leurs profils par certains employés.
26Ces réflexions nous semblent cependant plus proches des techniques d’ingénierie sociale que de veille stratégique, car elles se focalisent principalement sur l’analyse de l’identité numérique des utilisateurs des RSN. Considérant alors que « les activités ordinaires sur les RSN sont essentiellement sous prescription : sous la prescription des amis » (Stenger, 2009) et que « les individus qui possèdent de solides relations communautaires et des réseaux relationnels étendus ont, semble-t-il, une meilleure connaissance de l’information et sont aussi plus enclins à rechercher de l’information » (Granjon et Le Foulgoc, 2011) et donc à la prescrire par la suite, il apparaît que les stratégies de renseignement économique et de veille stratégique peuvent bénéficier de cette dynamique informationnelle propre au RSN en allant au-delà de la simple identification de sources, mais bien en intégrant ces formes de prescriptions d’informations (et leurs acteurs) dans leur système de collecte d’informations.
27Car les utilisateurs réguliers d’Internet ont construit, selon Tricot et al. (2000) des savoir-faire leur permettant de trouver des informations pertinentes et de les traiter au mieux. Face aux (r) évolutions induites par le développement du Web dans les pratiques d’intelligence économique, il nous apparaît alors comme profitable (si ce n’est nécessaire) de s’appuyer sur les utilisateurs des RSN les plus aguerris en recherche d’informations, et d’entrer dans cette « économie de la recommandation » qui se situe « dans le chemin cognitif et la pertinence de l’information nécessaire au processus décisionnel. [Car] face à un phénomène communément appelé « infobésité », ou surcharge informationnelle, il est difficile pour un acteur de faire le bon choix » (Pierre, 2011).
28Afin de bénéficier de la prescription informationnelle inhérente aux RSN, nous proposons tout d’abord de définir une typologie d’acteurs, les agents-facilitateurs, dont les activités numériques apparaissent comme riches en recommandation d’informations, et les possibles variables d’identification de ceux-ci. Puis, dans une seconde partie, nous proposerons quelques apports méthodologiques pour intégrer au mieux ces acteurs à une stratégie-réseau.
4 – Les agents-facilitateurs comme sources humaines numériques ?
29Un agent-facilitateur peut être défini selon plusieurs aspects typologiques et d’usages informationnels, que nous proposons de présenter ici synthétiquement (Alloing et Deschamps, 2011 ; Alloing, 2011) :
- Par « agent », nous entendons un élément propre à un réseau et dont le rôle est de participer activement au fonctionnement de celui-ci ;
- Par « facilitateur », nous soulignons que celui-ci a pour rôle, sur un réseau, de faciliter l’accès à l’information pour d’autres membres, et ce en allant la collecter puis en la diffusant de manière prescriptive ;
- L’agent-facilitateur joue donc un rôle de filtre concurrençant d’une certaine manière les algorithmes des moteurs de recherches et des plates-formes de RSN ;
- L’agent-facilitateur ré-agence les documents qu’il diffuse afin de les adapter au contexte propre à son réseau thématique, à ses contacts ou sa communauté. Il développe donc une forme de redocumentarisation, à savoir « le fait de documentariser à nouveau un document ou une collection, en permettant à un bénéficiaire de réarticuler les contenus sémiotiques selon son interprétation et ses usages » (Zacklad, 2006) ;
- Par cette capacité à collecter et agréger sur son profil/compte de RSN des informations, et à les re-contextualiser, il offre la possibilité d’identifier des « signes d’alertes précoces » (Lesca, 2001) dans le cadre d’une veille stratégique ;
- Enfin, il participe à la notoriété d’un produit/service ou d’une marque lorsqu’il prescrit des informations les concernant.
Figure 1

Figure 1
Positionnement de l’activité informationnelle des agents-facilitateurs sur le Web30Dans notre figure, l’agent-facilitateur se positionne à trois niveaux :
- micro : le document numérique qu’il diffuse ; pratiquant alors une forme de redocumentarisation généralement induite par la prescription dudit document ;
- méso : au niveau du RSN sur lequel l’agent-facilitateur diffuse les informations ; et qu’il contextualise notamment par son identité numérique (permettant aux autres utilisateurs d’estimer la fiabilité de l’information). Dans la transition entre les niveaux micro et méso, l’agent-facilitateur joue alors un rôle de filtre ;
- macro : le Web ; l’agent-facilitateur permettant de hiérarchiser les informations, notamment par la production de liens hypertextes engendrée par son activité (et qui participe à la construction de la popularité des sources Web).
31L’agent-facilitateur n’est pas à proprement parler un rôle tenu volontairement par un internaute, ni même un positionnement définitif. Comme nous l’avons montré dans les parties précédentes, la prescription d’informations relève des activités ordinaires sur les RSN. Cependant, il s’avère que certains internautes développent des activités centrées en grande partie sur la collecte, la qualification et la diffusion d’informations à destination de leurs contacts et publics.
32Dans le cadre d’une recherche action menée dans un grand groupe français, il nous a été demandé d’identifier les principaux prescripteurs de sources d’informations sur le Web traitant du lancement d’un produit d’archivage de documents numériques (voir Alloing, 2011). Après une première recherche sur diverses plates-formes Web (blogs, forums, sites de presse en ligne, RSN, etc.), il nous est apparu que (pour ce produit et dans notre contexte), Twitter était le réseau sur lequel les prescriptions informationnelles étaient les plus présentes.
33Twitter est un réseau social numérique créé en 2006, et dont le principe (appelé microblogging) est de permettre à ses utilisateurs de diffuser des messages textuels ou hypertextuels (renvoyant ainsi à des sources externes d’informations) de 140 caractères maximums. L’utilisateur de Twitter a aussi la possibilité d’agrémenter la « mise en récit de son identité personnelle » (Cardon et Delaunay-Téterel, 2006) par l’ajout d’une biographie, le choix d’un avatar ou encore la personnalisation graphique de son compte. De plus, Twitter permet d’interagir directement de manière publique avec les autres membres (en utilisant @user) ou de manière privée. Enfin, il est intéressant de noter que, contrairement à une grande partie des autres RSN, les relations sur Twitter sont asynchrones : il n’y a pas de réciprocité entre les contacts (je peux m’abonner à quelqu’un qui ne me suit pas, et inversement).
34Après observations, et sur la base de près de 300 échanges concernant le produit en question, nous avons de manière inductive essayé de définir les caractéristiques propres aux agents-facilitateurs présents sur Twitter [6] et traitant des thématiques voulues par l’entreprise, faisant une présélection à partir des grands traits des agents-facilitateurs cités supra. Il nous paraît ici peu judicieux de présenter de manière exhaustive l’ensemble des critères que nous avons retenus pour analyse qui, d’une part, sont propres à l’étude menée (et donc difficilement extrapolables à d’autres contextes), et qui, d’autre part, supposeraient une présentation détaillée des attentes des commanditaires ainsi que de la stratégie dans laquelle cette démarche s’inscrit.
35Nous préférons donc présenter des variables d’identification plus générales dans l’optique d’une utilisation ultérieure. Variables et caractéristiques que nous présenterons synthétiquement selon trois catégories : identité numérique, positionnement structurel et typologie d’informations.
36Les caractéristiques d’identité numérique que nous avons observée varient selon chaque RSN, mais certaines apparaissent comme communes :
- présentation du profil : dans nos observations, il est apparu que la majorité des agents-facilitateurs observés se présentent sous leur identité civile, facilitant ainsi la prise de contact ultérieure, ou l’estimation de l’expertise mise en avant ;
- biographie : les agents-facilitateurs mettent généralement leur biographie en avant, permettant ainsi de mieux saisir le contexte dans lequel il diffuse des informations (professionnel, loisir, etc.). Voire leurs thématiques de prédilection ;
- présence sur d’autres supports : la grande majorité des agents-facilitateurs observés proposent un lien vers d’autres profils sur des RSN. Autres profils permettant généralement d’avoir accès à d’autres types d’informations.
37Les critères structurels sont à rapporter au positionnement de l’agent-facilitateur dans son réseau. De manière générale, nous avons observé que :
- les agents-facilitateurs possédaient de nombreux trous structuraux autour d’eux, tissant ainsi potentiellement des liens intergroupes et disséminant des informations plus originales (Granjon et Le Foulgoc, 2011) ;
- en termes de centralité dans le réseau (Freeman, 1979), nous pouvons noter que la « centralité de degré » des agents-facilitateurs observés repose généralement sur un nombre réduit de contacts, c’est à dire dans le cas de Twitter, un volume plus fort d’abonnements (personnes suivies) que d’abonnés ;
- les agents-facilitateurs semblent plus s’apparenter à des liens faibles dans le réseau, « en somme, ils ouvrent l’horizon stratégique [de leurs contacts et des personnes qui les observent dans le cadre d’une stratégie de renseignement], comme une stratégie de diversification d’entreprise lui ouvre les champs d’autres secteurs afin de multiplier les opportunités d’affaires » (Marcon, 2007).
- reprises : dans notre contexte, nous avons constaté que les agents-facilitateurs s’appuyaient de manières égales sur leur réseau (en reprenant des informations diffusées par d’autres) et sur des informations acquises par eux-mêmes ;
- hétérogénéité des sources : les agents-facilitateurs observés vont majoritairement puiser dans une grande quantité de sources différentes pour des sujets de niches ;
- volume et fréquence de publication : les agents-facilitateurs identifiés diffusent de nombreuses informations de manière soutenue et fréquente ;
38Considérant que ces agents-facilitateurs peuvent être perçus comme des sources humaines à part entière dans le cadre d’une activité de veille stratégique, il nous semble alors possible de les intégrer dans la stratégie-réseau mise en place par l’entreprise.
5 – De surveiller à prendre soin : intégrer les agents-facilitateurs à sa stratégie-réseau
39Les agents-facilitateurs comme sources humaines d’informations sur les RSN doivent, au-delà de leur identification et de leur mise en surveillance (par des flux RSS par exemple), être intégré activement à la stratégie-réseau de l’entreprise. Car, comme pour tout réseau, il ne suffit pas de rester à l’extérieur pour capter de l’information stratégique mais bien d’y être actif, considérant « qu’on ne peut pas projeter de construire des réseaux relationnels si on n’en a jamais fait partie » (Baumard, 1991), qu’ils soient numériques ou non.
40Plus que de s’inscrire au RSN en question et d’y engranger des contacts, il nous semble que la vision même de la veille à effectuer doit évoluer, passant de la notion de surveillance à celle de « prendre soin » (dans l’acceptation donnée par B. Stiegler). Olivier Le Deuff (2009) propose dans cette optique de « sortir de la logique de la surveillance et aller dans une autre direction qui correspond davantage à l’inscription de l’individu dans un collectif qui lui permet à la fois de se valoriser personnellement (individuation) et de participer au travail collectif », une forme de veille reposant sur de la confiance entre la personne qui collecte et celle qui diffuse l’information, permettant ainsi de mettre en valeur son travail et développer des relations de connivences propres aux RSN.
41Plus que des règles de bonne conduite ou d’éthique, cette notion de « prendre soin » de ses sources informationnelles offre la possibilité de développer une forme de « renseignement 2.0 [qui] ne génère pas de dynamique endogène, [mais] ne fait que prolonger l’identité profonde et les règles de fonctionnement du Web 2.0. » (Breillat, 2010).
42Dans le contexte de recherche-action présenté précédemment, nous avons choisi de développer dès le départ une stratégie réseau reposant sur la présence d’agents-facilitateurs afin de développer par la suit un système de veille s’appuyant sur ces acteurs.
43Pour cela, nous nous sommes basés sur le cycle de la stratégie réseau (Figure 2) développé par Marcon et Moinet (2006).
Figure 2

Figure 2
Le cycle de la stratégie réseau, In Marcon C. et Moinet N., 2006. Méthodologie pour un renforcement du maillon faible, VSST Lille44Dans notre contexte nous avons donc défini les éléments suivants :
- projet : identifier les avis et les traitements informationnels concernant le produit de l’entreprise, afin notamment d’intégrer ces avis aux futurs améliorations du produit ;
- diagnostic et surveillance vigilante : identification des sources d’informations traitant du produit, mais aussi de l’impact des relais dans la médiatisation de celui-ci ;
- facteurs et acteurs clés de succès : identification des agents-facilitateurs comme source de notoriété sur le Web, mais aussi comme potentiels indicateurs de signaux faibles ;
- stratégie-réseau : proposition d’un modèle managérial à partir de ces constats.
- auditer son dispositif réseau : identifier les collaborateurs de l’entreprise déjà présents sur les RSN que l’on souhaite aborder, leur positionnement et leur rôle ;
- comprendre les mécanismes de comportement des réseaux :
- identifier le degré d’investissement : en l’occurrence sur Twitter, d’un point de vue très quantitatif, le volume de messages par exemple diffusés par les acteurs du réseau avec lesquels l’on souhaite entrer en contact ;
- raison d’être ensemble : ici, sur Twitter, le fait de partager de l’information et d’interagir, mais aussi de capter des contenus d’actualité qui « ont une valeur communicationnelle et sont consommés dans la perspective d’échanges interpersonnels » (Granjon et Le Fougloc, 2011) ;
- règles du jeu : à la fois imposées par Twitter, mais aussi par certains usages propres à ce réseau (citer ses sources ou encore remercier les personnes répondant à une demande d’information par exemple) ;
- matière à échanger : avis, retours d’expériences, « tranches de vie », recommandation, informations, sources d’informations (liens hypertextes, etc.) ;
- organisation : structure du réseau et identification de communautés thématiques ;
- envisager les réseaux comme une ressource qui doit être managée : bien choisir le collaborateur qui interagira en fonction de son grade (sur le Web, peu d’importance, si ce n’est pour l’entreprise elle-même afin d’assurer au mieux la « maitrise de son image »), le charisme (que nous pouvons ici identifier par la capacité du collaborateur à être reconnu sur le Web, à démonter son expertise), la compétence (connaissance des RSN, de leurs usages et codes) et l’activisme (qui pour un individu « repose sur sa confiance dans les autres membres et sa volonté d’action » (Massé et al., 2006)) ;
- arrêter de fantasmer sur les réseaux et les logiciels dédiés : de nombreux outils existent, qu’ils soient pour manager la présence sur les RSN en eux-mêmes, pour cartographier les liens ou les résultats… Mais comme nous l’avons précisé, ils amènent de nombreux biais liés à l’opacité de leur fonctionnement ;
- (re) lire les chercheurs et se former : mais aussi s’appuyer sur la forte littérature présente sur le Web [7] pour mieux appréhender le fonctionnement des plates-formes et les usages ;
- poser clairement la déontologie de son action en réseau : choisir de s’identifier ou non au nom de l’entreprise, privilégier les échanges publics si cela ne s’avère pas trop sensible, ou encore citer ses sources lors d’une reprise de contenu par exemple. Prendre soin plutôt que surveiller.
Conclusion
45Dans cet article nous avons pu tout d’abord exposer le fait que les recherches en intelligence économique, si elles s’intéressent aux réseaux d’acteurs et à leur management, ont pour l’instant fait peu de cas de l’acquisition d’informations externes par le biais de ces réseaux. Réseaux dont le pendant numérique amène aujourd’hui à considérer la collecte d’informations et le renseignement économique en général sous l’emprise des technologies numériques d’information et de communication, ainsi que tributaires des usages informationnels des internautes. Loin d’être une fin en soi, le développement des réseaux sociaux numériques nous amène au contraire à voir, par le fait des usages mêmes qui s’y développent, un potentiel levier dans l’acquisition d’informations stratégiques (par l’identification et l’intégration d’agents-facilitateurs) ainsi qu’une manière d’élargir et de repenser la mise en place de stratégies-réseaux.
46Il est intéressant de noter que, tout au long de cet article et de manière générale dans le langage propre aux professionnels et chercheurs du Web, de nombreux termes ou expressions pouvant être associés à l’univers médical ont été abordés : « prendre soin », « prescription », « curation », auquel nous pouvons d’ailleurs ajouter « viralité » (soulignant la dispersion rapide d’une information de pair à pair). Car c’est bien d’une forme de « pharmacologie » [8] de l’information que nous traitons ici : les RSN sont à la fois une cause de la surinformation et de la difficulté de captation et de traitement de ces informations ; mais aussi un remède lorsqu’on les considère comme un levier stratégique à intégrer à une politique d’intelligence économique.
Notes
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[1]
Schneidermann D., « Le kiné, le pêcheur somalien, et les prescripteurs », http://www.arretsurimages.net/vite.php?id=12695, visité le 18/04/2012
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[2]
Geraudel Mickaël, Les retombées du réseau personnel du dirigeant d’entreprise : la personnalité a-t-elle un rôle ? Actes de la 16e Conférence internationale du management stratégique, Montréal, juin 2007, cité par Marcon (2007).
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[3]
Tout comme l’institutionnalisation et le développement de l’intelligence économique en France, ce qui interroge sur le fait que ces applications Web n’aient pas bénéficié plus tôt de l’intérêt des chercheurs et praticiens spécialistes de la question.
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[4]
Christian Marcon, Nicolas Moinet, Développez et activez vos réseaux relationnels, Dunod, 2004
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[5]
API : Application Programming Interface, est une interface fournie par un logiciel (ou une plate-forme Web en l’occurrence) permettant les échanges avec d’autres logiciels/programmes/plate-formes
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[6]
Pour d’autres critères propres aux plates-formes dites de curation, voir Alloing et Deschamps, 2011.
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[7]
Nous pouvons citer à titre d’exemple l’e-book « Tirer le meilleur parti de Twitter » auquel ont participé de nombreux professionnels : http://www.blogdumoderateur.com/index.php/post/Ebook-Tirer-lemeilleur-parti-de-Twitter-2eme-edition, visité le 18/04/2012.
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[8]
Concept que nous empruntons à Bernard Stiegler, voir notamment « Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, de la pharmacologie », Flammarion, 2010.