Introduction
1L’intelligence économique est une habileté à comprendre finement et globalement un environnement complexe et à prendre la bonne décision (D’Almeida, 2001). Maîtrise de l’interaction (Fayard, 2000), elle pose la question de l’action collective ou action organisée dans l’optique du couple information/action dont la clé se trouve dans la génération de connaissances actionnables (Dumas, 1991).
2Dans un tel cadre, la question de l’épistémologie de l’intelligence économique s’inscrit dans l’entreprise d’ouverture et de décloisonnement en œuvre depuis 1993 et la constitution du groupe de travail du Commissariat Général du Plan (couramment désigné par sa publication majeure, le Rapport Martre) en participant au renforcement de son assise académique. L’intelligence économique s’inscrit scientifiquement et pragmatiquement dans les sciences humaines et sociales. Dans une logique de marginalité (Dou, 2008), elle s’est développée au carrefour de plusieurs disciplines : le couple sciences de gestion/sciences de l’information et de la communication pour le cœur (Dumas, Lacroux, Gasté, 2001) mais aussi les sciences économiques, politiques, juridiques pour la périphérie et – bien que cela reste encore embryonnaire – la psychologie (en particulier la psychologie sociale), la sociologie et la philosophie.
3Dès 1967, Joseph Aguilar ouvre le champ de l’observation systématique et méthodique par les organisations de leur environnement socio-économique (« Scanning the Business Environment »). La notion de veille (bientôt « competitive intelligence ») prend ici ses racines académiques et elles sont fondamentalement intégrées au discours sur la stratégie d’entreprise (du moins aux Etats-Unis !). « Cela surprendra peut-être, note Bernard Ramanantsoa [1] (1992, pp. 134-135), mais le discours sur la stratégie est relativement récent. Avant les années 1960, le terme de stratégie apparaît très peu dans la littérature managériale. » En fait, si le discours suit les actes, ce serait en raison de l’autonomisation de l’entreprise et une recherche de légitimité en tant qu’acteur à part entière et non simplement comme élément d’un système plus vaste. À partir des années 60, le discours sur le management scientifique (Taylor, Fayol, etc.) ne suffit plus. Le « One Best Way » est battu en brèche et, s’il va de soi que les entreprises ont toujours développé des mouvements stratégiques, l’environnement auquel elles se retrouvent désormais confrontées leur demande d’élargir le champ de leurs pratiques et de produire un discours sur la stratégie. C’est donc à la même époque que vont se développer le marketing et la communication d’entreprise.
4C’est toujours en 1967 que l’on trouve les premières traces du concept anglo-saxon d’intelligence économique, notamment dans l’ouvrage d’Harold Wilensky : Organizational Intelligence : Knowledge and Policy in Government and Industry (New York, Basic Books). L’auteur y pose alors les deux grandes problématiques de l’intelligence économique :
5Les stratégies collectives et la coopération entre gouvernements et entreprises dans la production d’une connaissance commune pour la défense de l’avantage concurrentiel ;
6L’importance de la connaissance dans l’économie et l’industrie comme moteur stratégique du développement et du changement.
7Chez Wilensky, l’intelligence est entendue comme le recueil, l’interprétation et la valorisation systématique de l’information pour la poursuite de ses buts stratégiques. Mais attention. Pour l’auteur américain, il ne s’agit pas d’un processus d’accumulation d’informations mais plutôt de production de connaissances, par les gouvernements et les industriels, et quand nécessaire, dans le cadre de stratégies collectives. Et le véritable levier concurrentiel et stratégique se trouve dans les compétences d’interprétation (« interpretation skills ») quand les principaux obstacles sont les rigidités organisationnelles (hiérarchisation et bureaucratisation en particulier).
8À la suite d’Aguilar et de Wilensky mais sans doute avec une postérité plus importante, Igor Ansoff, praticien et universitaire considéré par beaucoup comme le père de la stratégie moderne (Bruté de Rémur, 2006, p 32) publie en 1975 un article qui positionne la question des signaux faibles dans l’optique du management stratégique (« Management Strategic Surprise by Response to Weak Signals »). La veille ne consiste pas simplement à scruter l’écran d’un radar mais bien à adopter une vision proactive de l’évolution de l’environnement. On retrouve dans cette conception l’idée d’une intelligence relative – comprendre et agir avant l’autre – et l’importance centrale de la communication – les signaux faibles sont avant tout un prétexte pour construire une vision commune et être collectivement attentifs. Avec cette limite disciplinaire : les processus de communication sont effleurés, évoqués et même considérés sans être néanmoins abordés avec la profondeur nécessaire.
Ainsi que le rappelle Alain Juillet (2004, p 16) et Daniel Naftalski [2] (2004, p 28), c’est finalement Michael Porter qui popularise la notion d’intelligence économique en 1986 à l’Université d’Harvard. Mais celle-ci ne prendra réellement son essor que dans les années 90 via les services de renseignement américains. En 1992, le directeur de la CIA Robert Gates annonce que sur instruction du Président Bush (lui-même ancien directeur de la CIA), il consacrera désormais les deux tiers de son budget à la recherche d’informations économiques. En 1996, le Président Clinton crée l’Advocacy Center afin de mobiliser toutes les ressources de la nation autour des grands contrats internationaux [3]. C’est à la même période qu’apparaît la dynamique française avec l’acte fondateur du rapport du Commissariat Général du Plan « Intelligence économique et stratégie des entreprises » (Martre, 1994). Mais faute de culture du renseignement, l’information dite stratégique va être survalorisée au détriment de la connaissance et de la communication, justifiant, dès lors, du cloisonnement disciplinaire opéré d’un côté par les sciences de gestion et, de l’autre, par les sciences de l’information, privées de leur branche communicationnelle.
1 – L’intelligence économique : une dynamique à la recherche de ses fondements épistémologiques
9Selon Didier Danet, Professeur de gestion à l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr, si l’intelligence économique est la fille du désarroi dans lequel ont été plongés dans les années 90 certains gestionnaires des grandes organisations socio-économiques publiques ou privées face aux ruptures induites par les bouleversements technologiques, économiques et sociétaux, « ce désarroi peut être au moins en partie attribué aux sciences de gestion elles-mêmes en ce qu’elles revêtent un caractère assez largement autoréféré » (Danet, 2002, p 139). Ainsi, les auteurs de gestion théorisent ou « modélisent » les pratiques managériales efficaces (« best practices ») qui sont ensuite enseignées et diffusées chez les dirigeants.
« Un tel mode de production des connaissances [autoréféré] est particulièrement adapté à la généralisation et à la normalisation de méthodes efficaces dans un univers stable ou en croissance régulière ; il l’est moins dans un contexte de ruptures multiples et profondes où des problèmes radicalement nouveaux surgissent et où les réponses ne peuvent apparaître que progressivement, au terme d’un processus d’essais-erreurs mobilisant des champs de connaissances multiples et nécessitant des temps d’expérimentation prolongés (..) C’est sur cette caractéristique de la littérature managériale que s’est ancrée l’intelligence économique, conglomérat hétéroclite et instable de recettes, de techniques, de métaphores, d’applications… dont la caractéristique majeure est de ne pas se laisser appréhender au travers des habituels cadres disciplinaires de l’université. »
11Cette vision de l’illusion de la performance est à rapprocher de celle développée par Phil Rosenzweig (2007a et b), Professeur de stratégie et de gestion internationale à l’Imd de Lausanne. Selon lui, la performance crée une impression déterminante pour notre perception et nombre de travaux scientifiques et « best-sellers » de management tombent dans le piège de « l’effet de halo ». Ils s’appuient sur des données biaisées et concluent à des analyses erronées quand la performance est relative, sans causalité évidente ni modèle de succès ! C’est pourquoi nous estimons que si la notion de performance ne peut être écartée, elle doit être éclairée par celle de pertinence. Rappelons ainsi cette remarque introductive du rapport fondateur de l’intelligence économique : « Les situations « d’urgence» concurrentielle auxquelles sont confrontées les entreprises aujourd’hui sont complexes et multi-dimensionnelles. Alors que la littérature relative à la gestion propose de réduire la complexité, la pratique de l’intelligence économique permet, non pas de la réduire, mais de l’appréhender de telle sorte que les liens essentiels entre des individus, des événements et des technologies soient mis en évidence. » (Martre, 1994, p 15) Cette fondation épistémologique aurait-elle été oubliée ?
12L’avenir académique et professionnel de l’intelligence économique passe donc par une recherche qui soit pluri et transdisciplinaire. Le couplage sciences de l’information et de la communication / sciences de gestion (qui ont elles-mêmes puisé dans les travaux de l’économie industrielle) apparaît comme le moteur de cette dynamique. En son cœur, la problématique de la décision est « un exemple typique de la convergence entre deux disciplines que la loi cartésienne de la disjonction [ou le cloisonnement des sciences, dans la genèse duquel Le Moigne nous rappelle le rôle d’A. Comte et son cours de « philosophie positive » des années 1820] a érigé en deux structures parfois en coopération, trop souvent en compétition. La problématique de la complexité, qu’elle soit abordée en sciences de gestion dans le champ des décisions managériales, ou en sciences de l’information communication pour les processus d’apprentissage collaboratif devient avec de plus en plus d’évidence le point de rencontre de ces sciences éclatées. [4] » (Dumas, Lacroux, Gasté, 2001, p 7)
13Mais comment dépasser cette parcellisation académique et renforcer les liens entre la réflexion et la pratique ? Viviane Couzinet (2005, p 21) note que pour les sciences de gestion, la définition de l’intelligence économique « fondée sur le management stratégique inclut des techniques étudiées en information-communication : les processus d’influence et le management des connaissances produites par l’entreprise. Elle est donc multiréférentielle. » L’objectif de l’intelligence économique étant de comprendre et d’influencer son environnement, la question du sens et de sa construction est centrale (Favier, 2004).
« Or, on sait que faire émerger du sens est étroitement dépendant du processus de construction de l’information, du contexte de sa récupération, de l’histoire personnelle de celui qui intervient sur elle, de ses habiletés documentaires, des connaissances qu’il est capable de mobiliser, du contexte dans lequel il se trouve, etc. L’appropriation des besoins des décideurs est soumise aux mêmes contraintes. La multiréférentialité des actions produites, le paradoxe de la situation, l’influence que celle-ci exerce sur l’ensemble des actions nous invite à lui donner toute sa place. Il paraît possible d’aborder l’intelligence économique non pas comme une suite de techniques visant un objectif précis mais comme un système composé d’éléments enchevêtrés et en interaction (…). Nous proposons alors d’envisager l’intelligence économique comme une situation complexe et paradoxale qui contribue à la construction des médiations de l’information spécialisée et qui vise à assurer le positionnement d’une organisation dans un contexte donné. »
15Et à Viviane Couzinet de conclure : « Passer du concept technique d’intelligence économique à celui de situation paradoxale et complexe comme approche de sciences de l’information et de la communication permet d’aborder les processus « relevant d’actions organisées, finalisées, prenant ou non appui sur des techniques et participant des médiations sociales et culturelles » (CNU, 1999) comme déterminées par les enjeux économiques. Ils s’appuient sur les concepts d’usage, de pratiques, de dispositif et de médiation. Dans cet environnement on pourra par exemple se pencher sur la co-construction du sens par les décideurs et les intermédiaires, ou sur la mise en correspondance de la vision du monde du décideur et de celui qui devra lui fournir des informations pour résoudre son problème décisionnel, ou encore sur les techniques et leur mode d’appréhension par les acteurs ».
16Encore à la recherche de ses fondamentaux et notamment de ses concepts opératoires (lien fort entre théorie et pratique), la maturité de la dynamique d’intelligence économique implique le passage de l’information dite stratégique à la connaissance, du « savoir pour agir » au « connaître est agir ». Une évolution qui demande de mieux comprendre et d’intégrer pleinement l’aspect communicationnel (Wolton, 1997) d’une intelligence économique trop souvent limitée à la gestion de l’information, fût-elle qualifiée de stratégique, ou à une vision restreinte voire caricaturale du renseignement. Insistons dès lors sur l’importance de la notion de passage, tant le processus passe avant le résultat. Gardons-nous des « success stories » et méfions-nous, sans nous en défier, de l’obsession du modèle. Car la connaissance et le savoir de type académique viennent nourrir une culture de l’intelligence compétitive comprise comme un art du combat. Aussi, tout en affirmant qu’il est nécessaire de penser l’action et d’améliorer nos connaissances des processus en œuvre, insisterons-nous également sur l’importance d’une éducation à l’art de l’intelligence économique.
« L’intelligence économique et le système d’information qu’elle mobilise peuvent être compris comme cette intelligence particulière de l’action, comme la forme moderne de la métis grecque qui engage la recherche du succès dans le domaine de l’action (…) L’intelligence économique n’est pas seulement un art de la gestion de l’information, un art de la guerre (au sens où a été créée en France une Ecole de guerre économique), elle est aussi et surtout un art d’une habileté à comprendre finement et globalement un environnement complexe et à prendre la bonne décision »
18Dès lors qu’on prend véritablement en compte cet art de la ruse que symbolise la déesse Mètis (Détienne, Vernant, 1974) et qu’on la replace dans le cadre plus large de l’efficacité stratégique comprise comme la transformation d’un potentiel de situation en avantage compétitif (Jullien, 1997), l’intelligence économique ne peut être comprise que de manière dynamique et relative. L’avantage compétitif recherché est bien dans le différentiel d’intelligence mise en œuvre (Fayard, 1994) et non dans la performance du dispositif pris en lui-même, dans l’absolu (Moinet, 2007). En d’autres termes, la performance n’est rien sans l’éclairage de la pertinence (Massé, Thibault, 2001) et l’intelligence des uns se mesure nécessairement à l’aune du déficit d’intelligence des autres. En d’autres termes, le couplage information/action (Dumas, 1991) dont rend compte la « fonction Intelligence Economique » est avant tout une question de communication (Bruté de Rémur, 2006, p 192).
19La révolution de l’information (1980-2000) a placé au firmament les réseaux de réseaux et l’interconnexion généralisée. Le systémisme a pris le pas sur le structuralisme et Internet est devenu le symbole du village global cher à Mac Luhan (Wolton, 2007, p 195). La dynamique française de l’intelligence économique s’est évidemment nourrie de cette ambiance. Ce fut vrai pour la collecte d’information mais aussi pour sa manipulation. Le phénomène Internet a ainsi relancé la réflexion sur la « guerre de l’information » (Jacques-Gustave, 1994, Guisnel, 1995) ou la « guerre cognitive » (Harbulot, Lucas, 2002). Mais à part quelques experts focalisés sur la veille pour la veille (c’est-à-dire considérées en dehors de toute pratique managériale) et ses solutions logicielles toujours en développement, les auteurs de l’intelligence économique ont souvent privilégié les aspects humains et organisationnels. Mais est-ce le cas des dirigeants ? Dans un article intitulé « La guerre du savoir a commencé », Philippe Baumard développe la thèse que si l’on ne veut pas se tromper de champ de bataille, il faut passer de la bataille de l’information à celle de la connaissance. « Les actuels dirigeants mondiaux, nés pour la plupart dans des maisons sans ordinateurs, note-t-il, ont été profondément influencés par la cybernétique. Dans un monde cybernétique, la vie économique et sociale est vue comme un système ; les valeurs sont classées, les systèmes économiques modélisés ; les structures sociales font l’objet de typologies et l’on invente des idéologies pour faire coller l’ensemble. Dans un tel monde, les dirigeants ne mettent pas longtemps à comprendre que l’information est le pouvoir, et la systématisation de cette information, la structure de ce pouvoir. Information et vision. L’histoire leur a, jusque là, donné implicitement raison. Le pouvoir étant centralisé, l’information devait l’être tout autant… » (Baumard, 1999, p 60). Si en négligeant le processus de connaissance, les organisations et leurs décideurs constatent chaque jour davantage que l’information n’est plus synonyme de pouvoir mais de confusion, c’est, selon nous, en raison de la trop faible porosité qui continue d’exister entre les réflexions et pratiques sur la connaissance et celles sur la communication. Rares sont ainsi les « passeurs » en mesure de relier les deux univers, ces chercheurs, consultants ou praticiens capables de faire dialoguer théorie et pratique, de transmettre le savoir et de faire réfléchir les savoir-faire.
2 – L’intelligence économique face au défi de la communication
20De la culture du renseignement au management de la connaissance, la dynamique d’intelligence économique est, selon nous, traversée par les deux visions de la communication, qui depuis longtemps s’opposent, cohabitent et structurent les débats : la « communication normative » et la « communication fonctionnelle » (Wolton, 1997). Ainsi, alors que la communication normative renvoie à l’idéal de partage, la communication fonctionnelle renvoie plus aux nécessités d’échange au sein de sociétés complexes, à la division du travail et à l’ouverture des sociétés les unes sur les autres. Cette ambiguïté de la communication se retrouve avec l’information qui met en forme, donne un sens et organise le réel et, dans le même temps, veut être le récit de ce qui surgit et perturbe l’ordre. « En réalité, progrès technique ou pas, nous sommes toujours face à deux philosophies de la communication qui s’opposent, plus que jamais. Celle qui insiste sur les outils et les performances, et qui finalement fait bon ménage avec l’économie, et l’idée de société de la communication ou de la connaissance. Celle qui insiste sur les projets normatifs auxquels doivent être rapportées les performances fonctionnelles des techniques et qui finalement privilégie les choix politiques par rapport aux réalités économiques. » (Wolton, 2007, p 201).
21Or, dès les fondations de l’intelligence économique en France, la communication normative est bien centrale. À travers ses mots-clés, Elle apparaît dans la définition extensive donnée par le rapport Martre, notamment : « élaborer et mettre en œuvre de façon cohérente la stratégie et les tactiques nécessaires à l’atteinte des objectifs définis par l’entreprise », « un cycle ininterrompu, générateur d’une vision partagée des objectifs à atteindre », « l’interaction entre tous les niveaux de l’activité, auxquels s’exerce la fonction d’intelligence économique… ». Dès lors, l’intelligence économique « transforme l’organisation de l’entreprise. Elle opère des décloisonnements et détermine de nouveaux modes de communication. Aux différents niveaux de la structure, elle modifie les qualifications d’un grand nombre de salariés et transforme la nature des relations sociales, ainsi que le contenu de la concertation avec les syndicats. » (Martre, 1994, p 70).
22Le caractère central de la communication se retrouve dans l’importance accordée à la mise en réseau des acteurs et à la notion de dispositif. Ainsi, la comparaison des systèmes français et allemands (Harbulot, 1992 repris par Martre, 1994) montre-t-elle parfaitement l’avantage comparatif du second sur le premier en terme de maillage des acteurs et donc de qualité de la communication. De même, mis sur un piédestal par les pionniers de l’intelligence économique, « l’exemple japonais nous éclaire sur la rentabilité réelle de l’information et de la communication aval. La faiblesse relative des investissements japonais par rapport à leur remarquable dynamisme économique (au moins jusqu’en 1992) ainsi qu’à leur capacité exportatrice prouve la redoutable efficacité de systèmes fondés sur l’information et la communication aval » notent Patrice Allain-Dupré et Nathalie Duhard (1997, p 73).
23Evoquée bien sûr, effleurée sans doute mais rarement intégrée aux réflexions et pratiques de l’intelligence économique, la communication est le parent pauvre des pratiques d’intelligence économique et l’analyse communicationnelle apparaît comme la grande absente des recherches sur la question. Loin de la communication-commande, il s’agit pourtant bien de favoriser la communication-participation. Ainsi que l’explique Philippe Dumas (1991, p 40), la réponse se trouve alors dans la notion fondamentale d’émergence : « l’intelligence – c’est-à-dire la compréhension et la connaissance – qui émerge de l’organisation ne peut faire-émerger (le Hervorbringen des philosophes) que si les individus font fonctionner les boucles récursives information, organisation et en particulier communication. » D’autant que (ré)introduire l’analyse des processus communicationnels dans l’étude des démarches d’intelligence économique nous entraîne nécessairement à distinguer l’information et la connaissance. Une distinction aussi essentielle qu’oubliée ainsi que le note Jean-Louis Levet : « l’intelligence économique, pour une entreprise par exemple, ne doit pas exclusivement renvoyer à l’information (son identification, son traitement, sa diffusion…), mais aussi à la connaissance, et donc aux savoirs et aux savoir-faire propres à une entreprise, qu’il est nécessaire de repérer, d’enrichir et de protéger : connaissances codifiées, sous la forme d’une expression écrite, d’un manuel, d’un logiciel, mais aussi connaissances tacites, dont l’importance est souvent sous estimée. » (Levet, 2001, p 41).
24Le XXIe siècle a marqué la rupture entre information et communication et la difficulté de passer de l’une à l’autre (Wolton, 2004, p 17). Le village global a pris des airs de tour de Babel et, avec le tournant communicationnel de l’an 2000 (Wolton, 2007, p 195), l’altérité a repris toute sa place dans les débats. Selon nous, la recherche en intelligence économique doit donc désormais se structurer autour des cinq enjeux scientifiques du « tournant communicationnel » :
- la discontinuité entre l’homme et les outils qu’il a pour communiquer avec autrui ;
- la construction de la communication, processus plus complexe que la transmission de l’information ;
- la question des représentations du récepteur ;
- la gestion de l’altérité ;
- l’importance de l’incommunication qui rappelle que le sens de la communication est moins le partage de valeurs ou d’intérêts communs, que la construction d’une cohabitation (Wolton, 2007, pp. 196-197).
25En 2000, le Professeur Jacques Perriault, alors Président de la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication (SFSIC) se doit d’insister sur le lien fondamental qui relie les deux termes : « il serait étrange, lance-t-il, de dissocier information et communication, car ce sont bien les mêmes acteurs, hommes et société qui les pratiquent. Si nous maintenons cette opposition, cela signifie en clair que nous partons, non pas de l’homme et de la société, mais de leurs techniques : presse, documentation, etc. Les sciences humaines et sociales nous considèreront à bon droit comme une discipline technicienne, alors qu’elles sont nos sœurs. » (Perriault, 2000, p 9). Six ans plus tard au XVe Congrès de la SFSIC, Gabriel Gallezot, Eric Boutin et Philippe Dumas (2006) poursuivent l’entreprise de réconciliation : « Les premiers travaux que nous avons menés ont montré que les sciences de l’information et de la communication en France ne sont pas réductibles à la juxtaposition de deux sous disciplines étanches qui seraient d’une part les sciences de l’information et de l’autre les sciences de la communication. Il y a certes des travaux de recherche qui se réclament complètement des sciences de l’information ou des sciences de la communication, mais il y a aussi des travaux qui relèvent de ces deux approches. C’est dans ce creuset que se trouve toute l’originalité de l’approche française des Sic puisqu’il faut le rappeler, à l’international ces champs sont bien distingués du moins dans leurs appellations. »
26Suivant cette ligne et dans une logique de recherche-action dont l’objectif est élaboration de savoirs actionnables, le projet de recherche « Intelligence Economique » se doit de travailler sur les 3 dimensions - volonté, méthode, outils – et leur mise en relation. Recherche de cohérence globale, l’intelligence économique n’est, en effet, réductible à aucune d’entre elles puisqu’elle en est bien plutôt la synthèse (Massé, Thibault, 2001, p 274) :
- La dimension « volonté » est celle de l’intention. Elle implique de donner du sens à l’action et de projeter l’organisation dans un futur imparfait qui ne sera jamais celui qui avait été imaginé.
- La dimension « méthode » est celle de l’attention. Connaître est agir. L’acteur étant inscrit dans un système, son action est une interaction.
- La dimension « outils » est celle de la préhension. L’organisation doit être capable de saisir les mouvements stratégiques à l’œuvre dans son environnement pertinent.
Les 3 dimensions de l’intelligence économique

Les 3 dimensions de l’intelligence économique
27Notons que s’inscrit logiquement dans cette triangulation le trio décideur-veilleur-concepteur du système d’information (David, 2005) essentiel tant pour l’intelligence économique d’entreprise que pour l’intelligence territoriale. Cette triangulation permet également de dépasser le cycle du renseignement pour re-situer l’apport de l’intelligence économique dans le chaînage suivant (Hannequin, 2008) :
De l’information à la performance : un système complexe

De l’information à la performance : un système complexe
28Non linéaires, ces trois niveaux interagissent en permanence, faisant des aspects communicationnels le cœur du processus. Mais dépasser le cycle du renseignement ne signifie pas pour autant qu’il faille abandonner son étude. Des chercheurs et praticiens ont ainsi récemment ouvert des pistes de recherche-action à son sujet. Ainsi, Thomas Ollivier, responsable du pôle intelligence économique de la MAIF propose de modéliser la pratique de la veille en tenant compte des véritables chemins (raccourcis) empruntés par les acteurs [5]:
Les raccourcis pratiques de la veille
29Si le cycle du renseignement reste un cadre de référence, il apparaît que la pratique de la veille emploie des raccourcis. Un schéma qui doit être également appréhendé sur la durée, c’est-à-dire en fonction des multiples cycles mis en œuvre.

Vision dynamique des cycles du renseignement raccourcis

Vision dynamique des cycles du renseignement raccourcis
30Ces nouvelles modélisations réalisées par des acteurs du processus d’intelligence économique interrogent plus que jamais les sciences de l’information et de la communication, tant d’un point de vue pragmatique que philosophique. Que l’on parle d’« information organisationnelle » ou de « communication des organisations », ces champs de recherche ne peuvent être coupés des enjeux sociaux et économiques qui structurent la vie des entreprises ou des enjeux anthropologiques qui modifient le comportement des groupes et des individus. Pourtant, l’analyse économique a superbement ignoré la communication et le dialogue entre les sciences économiques et les sciences de l’information et de la communication reste très pauvre. « En se référant, implicitement, à des modèles conceptuels issus des industries manufacturières, la plupart des travaux d’économie et de gestion ont du mal à rendre compte des phénomènes, qui ont souvent émergé dans le secteur de la communication et se diffusent désormais dans le reste de l’économie (gratuité, propriété intellectuelle, dématérialisation des productions, rôle des réseaux, ou poids de la conception). » (Farchy, Froissart, 2006, p 11). D’autre part, et à l’instar de la théorie de l’information imparfaite qui apparût bien tardivement dans la théorie économique, la communication est un point focal et problématique. « On peut faire l’hypothèse que, si la communication n’a pas été plus présente dans l’analyse économique, c’est sans doute parce qu’elle remet en cause un certain nombre de ses présupposés. » (Farchy, Froissart, 2006, p 14). Parmi eux, citons notamment la rationalité (limitée) ou le principe même du marché et de sa main invisible. En développant les recherches sur les phénomènes informationnels dans les organisations, les sciences de l’information et de la communication voient s’ouvrir un champ d’investigation conséquent qui nécessite des va-et-vient permanent entre la recherche et l’action.
« Quels que soient les regards portés sur l’information : son management, son utilisation, son partage, ses dispositifs, son caractère stratégique… et le contexte organisationnel : la médiation, le débat, la décision, la mémoire…, le système informationnel devient le pivot des organisations.
Ce constat nécessite une mise en débat des résultats de recherches conduites en sciences de l’information et de la communication. Le contexte organisationnel invite également à développer une approche pluridimensionnelle via la conjonction des apports de disciplines connexes : sciences de gestion, sociologie… »
Conclusion
31Tout en se voulant évidemment au service des entreprises et plus généralement du développement économique, l’intelligence économique n’hésite pas à remettre en question certains des fondements de notre société, à commencer par le mythe du marché et le mythe de l’homo œconomicus. Car « quand il s’agit de circulation des savoirs, explique Eric Delamotte, l’idéologie de l’homo œconomicus, de la privatisation des savoirs, n’est pas seulement une grossière simplification ignorant les interactions sociales mais la négation du caractère irréductible du savoir : son essence communautaire et foisonnante. » (Delamotte, 2004).
32Il s’agit, enfin, de penser de manière dynamique les notions de rôle et de dispositif en ne négligeant pas la question du pouvoir ainsi que l’importance des représentations. Telle est selon nous l’opportunité d’une analyse de la dynamique d’intelligence économique au prisme des sciences de l’information et de la communication dès lors que celles-ci permettent de ne pas tomber dans le piège du réductionnisme. Une évidence ? La démarche scientifique qui consiste à développer des typologies à partir de questionnaires directifs ou semi-directifs envoyés à des responsables d’entreprises revient à prendre une photo floue ou truquée quand l’analyse des processus d’information/action demande bien plutôt de suivre, comprendre et critiquer les voies empruntées par l’intelligence des acteurs. « Ainsi grandit un monde qui ne tourne plus qu’autour des questions qu’on se pose, et les questions sont définies en fonction de ce que l’on sait que l’ordinateur va pouvoir « bien traiter ». Et les étudiants deviennent prisonniers de cette méthode. Ils croient atteindre au scientifique et à la rigueur parce qu’ils quantifient. Ce qu’ils inventent par le modèle devient la réalité, le monde réel, la vérité, et ils ne voient pas la véritable « perversion » dont ils sont l’objet » (Brémond, 1986).
« Pour ma part, explique Edgar Morin, je n’ai jamais considéré l’information seule, mais toujours encadrée par l’organisation et par la communication. Or, l’informatique produit aujourd’hui de nouveau une réduction à l’information seule. C’est ce qu’expriment ainsi les expressions « société de l’information » ou encore « société de la connaissance ». La primauté du calcul et du bit ne permet plus à l’humain d’entrer dans la démarche scientifique. » (Laulan, Perriault, 2007, p 187). Cette problématique est, selon nous, au cœur de l’intelligence économique qui n’est pas réductible à un ensemble d’outils ou de méthodes. Pour certains, il s’agit d’une politique publique, d’un mode de pensée et même d’une culture. Dans notre position d’observateur et d’acteur, nous estimons nécessaire de l’analyser comme un fait social d’information ET de communication.
Notes
-
[1]
Professeur de stratégie et Directeur Général du Groupe HEC.
-
[2]
Président du comité intelligence économique du MEDEF.
-
[3]
L’ensemble du dispositif américain articule avec pugnacité (comme toujours s’agissant de la première puissance économique, politique et militaire mondiale) des moyens publics et privés coordonnés, tirant dans le même sens, sachant associer les moyens légaux des entreprises et les incursions dans les zones d’ombre réalisées par les officines d’Etat (ou quelques cabinets privés), sous couvert de sécurité nationale. Un ensemble de comités, de conseils, d’agences ont ainsi été mis en place par l’Etat fédéral tels le Trade Promotion Coordinating Committee qui évalue les politiques de développement des exportations, le National Economic Council chargé de la défense économique et de l’aide à l’exportation des produits états-uniens ou encore l’Advocacy Center, véritable « war room » du Département du commerce en charge d’appuyer les stratégies internationales des entreprises américaines.
-
[4]
Cette analyse est le fruit de la réflexion collective de deux chercheurs en sciences de l’information et de la communication, Philippe Dumas & Denis Gasté et d’un chercheur en sciences de gestion, François Lacroux. Elle fût présentée en 2001 lors d’un colloque intitulé « La communication d’entreprise : Regards croisés Sciences de Gestion – Sciences de l’Information et de la Communication ».
-
[5]
Conférence donnée en février 2009 aux étudiants du Master professionnel Intelligence Economique et Communication Stratégique de l’Université de Poitiers.