1Dans son rapport sur l’intelligence économique remis en 2003 au Premier Ministre, le Député Bernard Carayon écrit : « Les territoires sont le creuset d’activités économiques juxtaposant savoir-faire traditionnels et technologies avancées. La promotion de leurs intérêts apparaît directement liée à leur capacité à s’organiser en réseaux, en adoptant une démarche qui repose sur l’articulation et la mise en œuvre d’une politique d’intelligence économique par la compétitivité-attractivité, l’influence, la sécurité économique et la formation. [1] » Désormais convaincus que l’ancrage dans le territoire est déterminant pour affronter la concurrence, tous les acteurs de l’intelligence économique s’engouffrent dans l’intelligence territoriale.
1 – L’intelligence économique territoriale : de la théorie à la pratique
2Un dispositif d’intelligence territoriale est idéalement un dispositif de coordination intentionnelle générateur de connaissances. Idéalement toujours, ce dispositif doit être en mesure de maîtriser l’ensemble du spectre de l’intelligence économique : veille stratégique, sécurité économique, management des connaissances, stratégies d’influence. Après avoir mis de l’ordre dans son dispositif national d’intelligence économique via le HRIE [2], l’État a souhaité territorialiser son action. Les missions et l’organisation des dispositifs régionaux d’intelligence territoriale sont précisées dans une circulaire du Ministre de l’Intérieur et de l’aménagement du territoire en date du 13 septembre 2005. Cette lettre demande aux préfets de Région de mettre en place une politique publique d’intelligence économique territoriale suivant deux axes : un axe défensif pour contrer les tentatives de déstabilisation et de prédation pouvant menacer les entreprises et un axe offensif pour anticiper les mutations, trouver et diffuser les informations stratégiques. La circulaire précise alors que deux écueils sont à éviter : une approche trop restrictive se limitant au seul aspect défensif et une approche trop englobante voyant les pouvoirs publics interférer dans le jeu de la concurrence. Les trois grandes missions dévolues à ces dispositifs sont la protection du patrimoine industriel, scientifique et technologique, l’accompagnement des pôles de compétitivité sur les questions d’intelligence économique et la sensibilisation- formation des PME. Le Secrétaire Général à l’Action Régionale (SGAR), désigné correspondant « intelligence économique auprès du Préfet », est la clé de voûte du dispositif. L’intelligence économique ne se décrétant pas, ces dispositifs n’ont pas vocation à imposer la démarche mais bien à sensibiliser, stimuler et accompagner le développement des bonnes pratiques. Contrairement aux opérations mises en œuvre depuis dix ans ici et là, l’idée est désormais de brasser large car toutes les entreprises sont concernées.
3Pendant les dix premières années de sa lente émergence en France, l’intelligence économique n’a pas vraiment pris la mesure de ces enjeux. À la suite du rapport Martre, on s’intéressa essentiellement à l’intelligence économique des entreprises ou à l’action des nations et des blocs de nations. La dimension territoriale fut laissée aux bons soins d’initiatives locales prises par les départements, les villes et quelques regroupements d’acteurs, ou encore à l’action isolée de préfets de région pionniers comme Rémy Pautrat (Basse-Normandie puis Nord-Pas-de-Calais) ou Claude Guéant (Franche-Comté) [3]. Cette période s’achève et l’intelligence économique territoriale acquiert peu à peu ses lettres de noblesse. Mais que recouvre, de manière plus détaillée cette notion encore floue [4] ? Jean-Maurice Bruneau définit l’intelligence territoriale comme « La capacité d’anticipation, la maîtrise du renseignement de toute nature, et l’utilisation organisée des réseaux d’influence et d’actions par des élus et des cadres territoriaux au bénéfice du territoire dont ils ont la charge. [5] » Pour Éric Delbecque, l’intelligence territoriale est un partenariat entre les pouvoirs publics, les collectivités territoriales et les entreprises, afin d’accompagner les régions à définir une stratégie concertée de développement économique, mettre en œuvre des moyens d’anticipation, d’innovation et d’influence ainsi que déployer une stratégie de sécurité économique [6]. Selon nous, il s’agit d’un ensemble d’actions à conduire de manière concomitante dans huit domaines [7].
4Vigilance : Mise en place d’un dispositif territorial de veille anticipative. Mutualisation de l’information publique, blanche et grise, au service des acteurs privés et publics du développement. Soutien à la veille stratégique des entreprises.
5Diagnostic : Diagnostic des ressources propres du territoire, de ses facteurs clés de succès et facteurs critiques d’échec.
6Coordination de L’action Publique : Politique coordonnée entre les différents niveaux de collectivités territoriales et les représentants de l’État au sein du territoire afin de valoriser des richesses discriminantes du territoire, via l’innovation.
7Partenariats : Recherche systématique d’un partenariat public-privé dans la recherche fondamentale et appliquée, la formation, la constitution d’espaces économiques coordonnés innovants, tels que pôles de compétitivité, districts industriels, technopôles…
8Réseaux : Développement et activation de réseaux d’acteurs concourant au développement, aux niveaux infraterritoriaux, territoriaux et extraterritoriaux, que ce soit au niveau interrégional, national ou transfrontalier.
9Connaissances & Innovation : Création de dispositifs d’échange de connaissances entre les acteurs privés avec pour objectif de favoriser l’implication territoriale, le maillage des acteurs et l’innovation organisationnelle, technologique, commerciale…
10Influence & Image : Organisation d’un dispositif d’influence et de valorisation de l’image du territoire au niveau national, européen et, plus largement, dans toute région du monde en lien avec les intérêts fondamentaux du territoire
11Préservation : dimension patriotique dans le soutien des acteurs publics aux acteurs privés et politique de sécurité économique vis-à-vis des acteurs clés innovants.
12Ainsi conduites, ces actions sont l’œuvre d’un dispositif intelligent dont l’objectif est d’accroître l’agilité stratégique [8] du territoire et de ses acteurs. L’intelligence territoriale existe véritablement lorsque s’opère une fertilisation croisée des compétences et des investissements stratégiques entre entreprises, réseaux d’entreprises, centres de recherche, centres de formation, collectivités territoriales, services de l’État… L’effet est bien démultiplicateur, de sorte qu’il suffit que l’un des acteurs ne joue pas le jeu pour que l’ensemble du dispositif s’affaiblisse. D’où la formule suivante :
13Intelligence territoriale = projet commun (acteur 1 + … + acteur n)
Il suffit que l’un des acteurs ne joue pas le jeu, ou joue un jeu contre-productif pour que l’intelligence territoriale développée autour d’un projet pertinent soit fortement réduite.
La dynamique d’intelligence territoriale s’implémente à force d’énergie, de constance, d’animation et de déploiement de dispositifs générateurs d’un apprentissage de compétences et, toujours en amont, d’un apprentissage relationnel que l’on néglige trop souvent. C’est cet apprentissage qui permet aux réseaux d’acteurs de se configurer et de s’équilibrer d’une manière propre au territoire et non pas selon un quelconque modèle standard. C’est encore cet espace relationnel qui permet, s’il est bien organisé, de générer des solutions intelligentes et innovantes collectives tout en acceptant que les acteurs gardent une marge d’initiative personnelle [9]. Mais à la différence de certains domaines réglementaires, et bien que ces textes directifs soient issus d’expériences de terrain mises en œuvre depuis plusieurs années, la mise en place d’actions d’intelligence économique territoriale – et au-delà d’un dispositif intelligent – ne va pas de soi. Un dispositif intelligent est un système capable de scruter en permanence son environnement pertinent et de l’influencer. Concevoir l’information et la communication d’un point de vue stratégique ne va pas de soi et demande même de mener collectivement une véritable révolution culturelle. Ce qui est difficile pour des entreprises l’est bien davantage pour les territoires en raison de la multiplicité des types d’acteurs, de leurs stratégies, des relations complexes, des enjeux de pouvoir, des logiques médiatiques ou encore des problèmes liés à la communication interculturelle. C’est pourquoi il est nécessaire d’éclairer la circulaire du 13 septembre 2005 par sa mise en œuvre sur les territoires. Nous présentons ici le dispositif mis en œuvre en Poitou-Charentes. Il ressort de cette initiative l’importance des processus communicationnels, seuls en mesure de générer une dynamique d’apprentissage collective.
2 – L’exemple du dispositif d’intelligence territoriale de Poitou-Charentes
14En Poitou-Charentes, le dispositif territorial d’intelligence économique mis en place est composé de trois éléments : un comité de pilotage stratégique, un comité technique et un portail web. Mais ce n’est pas tant l’existence de ces éléments qui en fait un dispositif intelligent que son mode de fonctionnement en réseau qui laisse aux acteurs une grande marge de manœuvre tout en enrichissant le système.
15Au sommet de la pyramide, le Comité de pilotage présidé par le Préfet de Région et coprésidé par le Trésorier-Payeur Général se réunit deux fois par an pour donner les grandes orientations et notamment définir le schéma régional d’intelligence économique. Tous les grands acteurs y sont présents au plus haut niveau : les directeurs régionaux des services de l’État, la Région, les chambres consulaires, les universités, etc. Si quelques acteurs délèguent leurs experts (toujours assez haut dans la hiérarchie néanmoins), il faut remarquer que la plupart des décideurs y assistent personnellement, montrant par là l’importance accordée à la démarche et lui donnant d’emblée la possibilité réelle d’être une véritable politique publique. Il s’agit là d’un facteur clé de succès de toute politique d’intelligence territoriale.
16Un comité technique présidé par le SGAR se réunit quant à lui mensuellement pour mettre en œuvre les orientations : suivi des entreprises sensibles, mise en œuvre d’un portail d’intelligence économique pour les PME, sensibilisation des entrepreneurs, intégration de l’intelligence économique aux formations, actions en faveur du pôle de compétitivité… La régularité est essentielle et depuis son lancement en 2005, ce comité ne connaît pas de désaffection. De fait, tout se passe comme si les vingt à trente opérationnels qui y participent étaient sous l’emprise d’une « addiction cognitive ». Loin de la culture préfectorale classique de type « top-down », le SGAR a, en effet, opté pour une logique « bottom-up », une gouvernance par projet qui implique une démarche d’apprentissage. Favorisant la liberté d’expression, ces réunions sont l’occasion d’échanges « à bâtons rompus » sur des problèmes de délocalisation, de stratégies de développement d’entreprises, etc. Elles permettent ainsi aux acteurs d’échanger des informations, de confronter leurs points de vue et de générer de nouvelles connaissances. Elles leur permettent également de mieux se connaître pour mieux travailler ensemble par la suite. Comme le rappelle Philippe Herbaux : « Les démarches d’intelligence territoriale sont dépendantes de cette posture d’apprentissage. Au lieu d’un produit circonstanciel ou d’une impulsion initiale, son objectif est d’assurer une offre locale d’appui qui amorce, accompagne et soutienne les avancées nécessaires au projet commun. [10] » Parmi ces projets, celui du portail web a été le catalyseur de la dynamique collective d’intelligence territoriale.
17Ouvert en mars 2007, le portail d’intelligence économique Poitou-Charentes (www. ie-poitou-charentes. fr) vise un double objectif, défini à partir des demandes des dirigeants d’entreprises [11] : rendre accessible l’intelligence économique, concept encore abstrait pour nombre de patrons de PME, cibles premières du portail ; donner les informations essentielles sur l’offre régionale en matière d’intelligence économique. La page d’accueil présente des actualités régionales et nationales de l’intelligence économique (actions de formations, colloques, conférences, manifestations destinées aux chefs d’entreprises). Un menu déroulant permet d’accéder à un ensemble de rubriques qui détaillent les principes de l’intelligence économique (fiches pratiques, tests) et en donnent des illustrations locales (témoignages de chefs d’entreprise picto-charentais pratiquant l’intelligence économique). Une présentation des acteurs institutionnels, qu’ils soient régionaux, nationaux ou encore européens, complète ces contenus. Enfin, une newsletter bimestrielle permet de s’adresser directement aux cibles et de générer du trafic.
Ce portail régional est ainsi conçu comme un outil de communication dans les deux sens du terme : communication-transmission, sens le plus répandu, mais aussi communication-communion, sens trop souvent délaissé tant il paraît naturel. Car c’est bien cette recherche de la relation [12] qui est stratégique dans une démarche d’intelligence territoriale. Seule la rencontre et le partage avec l’Autre peuvent permettre d’avancer et d’innover. Ce défi de l’interaction est bien ici l’objectif « caché » du portail. Pour arriver à formaliser l’offre régionale en la matière, il a fallu du temps, partager, dialoguer, réfléchir à son identité et à sa complémentarité. Une charte rédactionnelle du portail a été mise en place ainsi qu’un modus operandi d’intelligence territoriale Dès lors qu’une entreprise s’adresse au webmaster du portail comment doit s’organiser la réponse ? Comment assurer la continuité du service public ? Comment gérer la co-opération-concurrence entre acteurs ? Etc.). Ces questions opérationnelles ne peuvent trouver de réponses s’il n’y a pas en amont une stratégie de communication partagée (et donc négociée) par tous les acteurs du dispositif. En d’autres termes, l’intelligence du dispositif est proportionnelle au degré de communication et à la force des liens entre ses membres. Le territoire étant un objet complexe composé à la fois de données matérielles et immatérielles, l’intelligence territoriale relève de la médiologie conçue comme « un système de moyens de transmissions et de circulation symbolique [13] ». Cette démarche permet ainsi de passer de l’information à la connaissance. Ainsi que l’explique Philippe Herbaux, « l’outil médiologique que constitue l’intelligence territoriale façonne le pays symbolique et agit sur sa représentation mythique. L’utilisation d’une démarche d’identification et d’une confrontation perpétuelle des signes autour du même projet, lime les interprétations personnelles du fait. Néanmoins, nous pensons que l’antagonisme des avis révélé par ses dimensions individuelles et collectives sert le projet plus qu’il ne le combat. [14] »
3 – Vers la constitution d’une communauté stratégique de connaissance
18Dans des environnements toujours plus incertains et turbulents, la vieille organisation pyramidale s’efface au profit de l’organisation en réseau [15] : le contrat l’emporte sur la contrainte, la responsabilité sur l’obéissance, le désordre sur l’ordre, le risque partagé sur la limitation du hasard, le projet sur la discipline, l’enjeu sur l’objectif quantifié, enfin l’information co-élaborée et échangée sur l’information diffusée et contrôlée. L’organisation pyramidale reposait sur un système d’information également pyramidal conçu pour contrôler la mise en œuvre de la planification. Redessinée sous forme de réseau, l’organisation s’insère dans un tissu de relations entre acteurs et environnement qu’elle transforme tout en étant elle-même transformée. Dans ce nouveau contexte où il faut être en perpétuel mouvement et innover sans cesse, la connaissance joue un rôle moteur. Mais encore faut-il un dispositif adéquat. Car la connaissance est un processus cumulatif si on a la capacité de l’exploiter. Il est ainsi nécessaire de mettre en évidence la connaissance explicite, de la mémoriser et de la capitaliser (la connaissance ne s’use que si l’on ne s’en sert pas). Mais à côté de l’explicite, il est tout aussi essentiel de traquer la connaissance tacite et de permettre le passage d’un type de connaissance vers l’autre [16]. Dès lors, manager les connaissances impliquera de les formaliser en veillant à ne pas les rigidifier et à ne pas freiner la créativité. C’est l’idée d’intelligence collective où le tout est supérieur à la somme des parties. Mais surtout, un dispositif intelligent permet de sortir du schéma mécaniste « savoir pour agir » pour entrer dans le schéma biologique du « connaître est agir » [17].
19Analysant depuis longtemps le blocage de la société française et sa cause première, le processus de décision d’élites qui fonctionnent en vase clos, Michel Crozier explique : « Le mépris à l’égard du travail collégial, des commissions de travail et des négociations est très fort dans notre pays. La logique du changement me semble devoir s’appuyer sur deux conditions principales : l’écoute d’une part, la délibération ensuite… Cela suppose d’impliquer les personnes, de faire émerger les problèmes et créer les conditions d’un dialogue… Ces échanges et négociations vont faire naître des opportunités, des comportements nouveaux… C’est ce qui se passe en Suisse, ou au Japon. Dans ces pays, le consensus n’est pas une donnée culturelle mais une construction qui passe par de nombreuses instances de concertations et de délibérations… [18] » Cette crise de l’intelligence dont parle Michel Crozier est à la fois une crise d’apprentissage (il n’y a pas d’écoute) et une crise d’interaction (il n’y a pas de délibération). Or, les territoires qui souhaitent mettre en œuvre une démarche d’intelligence collective doivent pouvoir s’appuyer sur ces deux facteurs de développement local.
20Ikujiro Nonaka [19] ne dit pas autre chose lorsqu’il développe le concept de Ba, abordé en occident à travers la notion de communauté stratégique de connaissance. Pour lui, le mode de fonctionnement en communauté stratégique de connaissance tend à détendre, voire à dissoudre les limites physiques de l’organisation au profit de projets collaboratifs où entrent en synergie d’autres acteurs, compétences et sources d’information sur un front de création de connaissance opérationnelle. Cette porosité dynamique de l’organisation apparaît comme une condition essentielle de l’agilité stratégique. La philosophie du Ba, explique Pierre Fayard, est en rupture avec une idée de création de connaissance de manière individuelle, autonome et en dehors d’interactions humaines. Il s’agit au contraire d’un processus dynamique et ouvert qui dépasse les limites de l’individu ou de l’entreprise et qui se concrétise au travers d’une plateforme où l’on use d’un langage commun au service d’objectifs communautaires et rassembleurs. Le partage, l’échange et la qualité des relations entre les différents membres sont indispensables pour donner au groupe ou à l’entreprise toute sa force [20].
21En d’autres termes, une bonne communication permet la constitution d’une communauté stratégique de connaissances (explicites comme implicites) nécessairement orientée vers l’action. Revenons à notre terrain d’étude : le dispositif régional de Poitou-Charentes. Ici la Chambre Régionale de Commerce et d’Industrie (CRCI) met à la disposition des membres de la communauté son expertise en technologies de l’information et son travail sur les outils collaboratifs. Peu à peu, les cloisons tombent ainsi que l’illustre le récent partenariat entre la même CRCI et la gendarmerie nationale sur les questions de sécurité économique, ou la mise en place d’un comité de pilotage sur l’intelligence au sein du pôle de compétitivité « Mobilité et Transports Avancés ». En synergie avec les chambres consulaires, l’université propose une formation-action à l’intelligence économique destinée aux responsables de PME et lance un projet de recherche-action en lien avec un chercheur canadien. Régulièrement, un membre de la communauté présente au comité technique les missions de son service, les méthodes employées mais aussi les ressources à disposition. Mais surtout, à côté de ces connaissances très pratiques, la communauté n’hésite pas à discuter de questions stratégiques qui pourraient avoir des répercussions locales fortes. Prenons un exemple.
22Un membre du comité indique qu’un grand groupe du nord de l’Europe vient de changer de PDG. Ce groupe a une filiale importante dans la région. Comment obtenir des informations sur le profil de ce nouveau PDG ? Son prédécesseur, francophile avait une résidence dans la région. Mais si le nouveau n’a aucune attache régionale, ne risque-t-il pas de prendre des décisions lourdes de conséquences pour l’usine locale ? Qui peut se renseigner ? Mais surtout qui peut actionner ses réseaux pour anticiper voire même influencer les choix à venir de ce nouveau dirigeant ?
Mais si la volonté des responsables locaux peut beaucoup, elle ne peut pas tout. Elle se heurte rapidement à l’inertie d’un système qui n’a ni les moyens de sa politique, ni la politique de ses moyens.
4 – Limites actuelles de l’intelligence territoriale
23La problématique du développement local, sous la pression de l’intégration internationale et du nomadisme des entreprises, reste aujourd’hui encore trop centrée sur une logique d’action et de réaction : action des entreprises qui recherchent les coûts les plus bas et réaction des territoires qui axent leur compétitivité sur la diminution des coûts. Mais ce qui peut paraître à première vue propice au développement local ne l’est pas pour deux raisons majeures : il s’agit d’une logique de court terme contraire à la notion de développement qui, par définition, s’inscrit dans la durée ; il s’agit d’une logique contradictoire car, en réagissant de la sorte, les territoires ne font que favoriser des délocalisations qu’ils essaient de combattre. Car, ainsi que le notait déjà en 1996 le Schéma National d’Aménagement et de Développement des Territoires : L’aménagement du territoire doit se transformer partout en une méthodologie de construction des territoires avec des équipes et des projets qui leur soient propres. Dix ans plus tard, l’intelligence territoriale ne dit pas autre chose.
24L’enjeu principal de l’intelligence territoriale étant de diffuser un état d’esprit, une culture de l’intelligence économique dans les régions, il faut insister sur le fait qu’en mettant en place de tels dispositifs, les acteurs publics se voient dans l’obligation d’appliquer à eux-mêmes les principes qu’ils sont censés promouvoir, à commencer par le travail en réseau. Peut-on encore imaginer, devant l’importance des enjeux économiques que deux services dont les missions sont très proches, chacun très limités en hommes et en moyens, ne travaillent pas ensemble ou ne partagent pas leurs informations ? Peut-on imaginer que dans un monde globalisé, les échelons locaux, nationaux et internationaux (ambassades notamment) s’ignorent ? Malheureusement, aux dires mêmes des acteurs en charge de la mise en œuvre de ces actions, le manque de travail en réseau reste un obstacle majeur au développement rapide des dispositifs régionaux et à l’atteinte d’une taille critique. De plus, cette carence culturelle rend illisible une offre publique marquée par l’empilement des structures et la faible coordination des démarches. Conséquence : en jouant la parcellisation plutôt que la mutualisation, les acteurs publics se privent d’une réactivité pourtant indispensable à la résolution des problèmes que rencontrent les entreprises. Ajoutons à cela un manque de formation aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (certains acteurs chargés de recueillir des informations économiques ne sont pas équipés d’outils de recherche sur internet ou de systèmes de partage des connaissances) et on comprendra que les dispositifs territoriaux interviennent quand il s’agit d’accompagner les crises plutôt que pour les anticiper.
25Dans la plupart des cas de figure, les acteurs locaux ne peuvent agir qu’en lien avec le niveau national et ses représentations à l’étranger. Or, bien que la politique nationale mise en œuvre depuis 2003 ait permis des avancées indéniables, la culture française de l’action publique ne peut se réformer du jour au lendemain. Le rapport parlementaire sur la présence et l’influence de la France dans les institutions européennes a, de ce point de vue, dressé un constat édifiant des faibles capacités (tant organisationnelles que culturelles) du lobbying français à Bruxelles [21]. Et les faits et indicateurs lui donnent un peu plus raison chaque jour. Cette situation est d’autant plus critique que les budgets diminuent dans toutes les administrations et que les ressources humaines s’amenuisent. Anxiogène et souvent dictée par des contraintes budgétaires déconnectées de toute stratégie de développement, la culture du résultat et de l’audit tend à freiner un travail en réseau pourtant loin d’être suffisant. Sans parler de la coopération parfois localement difficile entre des acteurs politiquement opposés (parfois de la même famille politique).
Dans « La société de défiance [22] », les économistes Yann Algan et Pierre Cahuc démontrent que la France est engagée dans un cercle vicieux dont les coûts économiques et sociaux sont considérables. Depuis plus de vingt ans, des enquêtes menées dans tous les pays développés révèlent qu’ici plus qu’ailleurs, on se méfie de ses concitoyens, des pouvoirs publics et du marché. Mais la défiance et l’incivisme, loin d’être des traits culturels immuables, sont alimentés par le corporatisme et l’étatisme. En retour, le manque de confiance des Français entrave leurs capacités de coopération, ce qui conduit l’État à tout réglementer et à vider de son contenu le dialogue social. Et ainsi de suite, ce déficit de confiance réduisant significativement l’emploi et la croissance… Or, la richesse est fille de la confiance. Et en indiquant que le management de l’information et des connaissances est la clé de la compétitivité des entreprises et des territoires, l’intelligence économique territoriale ne dit pas autre chose. Loin de se cantonner à de simples méthodes, il s’agit donc d’une politique publique qui peut permettre de sortir de la société de défiance en démontrant que seul le jeu collectif permet de gagner. « La société de défiance est une société frileuse, gagnant-perdant : une société où la vie commune est un jeu à somme nulle, voire à somme négative (si tu gagnes, je perds) ; société propice à la lutte des classes, au mal vivre national et international, à la jalousie sociale, à l’enfermement, à l’agressivité de la surveillance mutuelle. La société de confiance est une société en expansion, gagnant-gagnant, une société de solidarité, de projet commun, d’ouverture, d’échange, de communication [23] ».
Notes
-
[1]
Carayon B., Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, Rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, juin 2003, p 87.
-
[2]
Haut Responsable en charge de l’Intelligence Économique auprès du Premier Ministre : www. intelligence-economique. gouv. fr
-
[3]
Marcon C., Moinet N., L’intelligence économique, Paris, Dunod, Collection Les Topos, 2006.
-
[4]
Bruté de Rémur D., Ce que intelligence économique veut dire, Paris, Éditions d’organisation, 2006, p 92.
-
[5]
Bruneau J-M., « L’intelligence territoriale : qu’est-ce que c’est ? », Veille Magazine, n°80, déc 2004, p 31.
-
[6]
Delbecque E., « L’intelligence territoriale : portrait d’un concept opérationnel », Défense Nationale, n°11, nov 2005, p 124.
-
[7]
Marcon C., Moinet N., L’intelligence économique, op.cit., p 99-100.
-
[8]
Moinet N., « L’agilité stratégique : une question de dispositif intelligent », Vie & Sciences Économiques, Juillet 2007, n° spécial 174-175, p 142-155.
-
[9]
Massé G., Marcon C., Moinet N., « Les fondements de l’intelligence économique : réseaux et jeu d’influence », Revue Marketing & Communication, vol.3, n°3 : L’intelligence économique : fondements et pratiques, octobre 2006, p 84-103.
-
[10]
Herbaux P., Intelligence territoriale – Repères théoriques, Paris, L’Harmattan, coll. Questions contemporaines, 2007 p 48.
-
[11]
Suite à une enquête réalisée par la Préfecture, la CRCI, le MEDEF Vienne et l’Université de Poitiers (Icomtec), 2006.
-
[12]
Wolton D., Il faut sauver la communication, Flammarion, 2005, p 13.
-
[13]
Debray R., Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, 2001.
-
[14]
Herbaux P., op.cit., p 60.
-
[15]
Marcon C., Moinet N., Développez et activez vos réseaux relationnels, Paris Dunod, 2007.
-
[16]
Nonaka I., Teece D., Managing industrial knowledge. Creation, transfer and utilisation, London, Sage Publication, 2001.
-
[17]
Benasayag M., Connaître est agir, Paris, Editions La Découverte, 2006.
-
[18]
Michel Crozier, « Le pouvoir confisqué : Jeux des acteurs et dynamique du changement », Sciences Humaines - Hors-série n°9, mai-juin 1995, p 39.
-
[19]
Nonaka I., « The concept of «Ba» : Building a Foundation for Knowledge Creation », California Management Review, 1998, vol. 40, n°3.En ligne
-
[20]
Fayard P., Le réveil du samouraï (culture et stratégie japonaises dans la société de la connaissance), Paris, Dunod, 2006.
-
[21]
Rapport d’information n°1594 déposé par la Délégation de l’Assemblée Nationale pour l’Union Européenne sur la présence et l’influence de la France dans les institutions européennes présenté par M. Jacques Floch, Député et enregistré à la Présidence de l’Assemblée Nationale le 12 mai 2004.
-
[22]
Algan Y., Cahuc P., La société de défiance, Paris, Éditions Rue d’Ulm, coll. CEPREMAP, 2007.
-
[23]
Peyrefitte A., La société de confiance, Paris, Odile Jacob, 1995.