1 L’exigence de lier la lutte contre le réchauffement climatique à la lutte contre la pauvreté est inscrite dans l’Objectif de développement durable n° 12 des Nations unies (ODD), « Établir des modes de production et de consommation durables » [1]. Parmi les mesures possibles figurent la suppression des subventions aux combustibles fossiles, mentionnée explicitement dans la cible 12.C de l’ODD 12, « Politique de subvention de l’énergie » (voir la note précédente), mais également la taxation sur ces énergies carbonées. Or, pour les populations, cette dernière ne peut être légitime et acceptable que si ses modalités respectent la justice sociale. C’est tout l’enjeu des débats en cours sur la fixation d’un prix du carbone.
2 La tarification du carbone est un outil essentiel pour accélérer le passage à une économie moins carbonée. Elle encourage les changements nécessaires dans les investissements, la production et les modes de consommation. Et elle favorise les innovations technologiques susceptibles de réduire les coûts de réduction futurs. Ces dernières années, un nombre croissant d’États ou de collectivités locales ont adopté cette mesure sous des formes diverses, ou envisagent de le faire.
3 Dès 2005, l’Union européenne a mis en place un système d’échange de quotas d’émission, qui fixe un plafond pour la quantité de CO2 que l’industrie lourde et les centrales électriques sont autorisées à émettre, représentant environ 45% des émissions de gaz à effet de serre en Europe [2]. Dans le souci de ne pas entraver la croissance économique, le mécanisme mis en place permet des échanges entre les entreprises concernées des quotas qui leur sont alloués ; il protège, en outre, les entreprises les plus exposées à la concurrence internationale. Le Japon et la Californie ont introduit des taxes sur le carbone en 2012. Un système national d’échange de quotas d’émission a été mis en place en Chine en 2017. Plus récemment, un certain nombre de provinces et de territoires du Canada ont adopté des politiques de tarification du carbone, à la suite d’initiatives fédérales pour un système d’échange de droits d’émission appliqué à la production d’électricité et aux installations industrielles. Singapour a appliqué une taxe carbone à tous les grands émetteurs en 2019. L’Afrique du Sud a mis en place une taxe carbone, à l’échelle de l’économie en 2019, qui couvre 80% des émissions du pays, la première initiative de ce type en Afrique. Au total, en avril 2019, 57 juridictions avaient adopté un système d’échange de quotas d’émission ou des taxes sur le carbone (Banque mondiale, 2019).
4 Toutefois, en dépit de ces progrès, la tarification du carbone ne couvre actuellement qu’environ 11 gigatonnes d’équivalent dioxyde de carbone, soit 20% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. En outre, seule une fraction des systèmes existants, représentant environ 5% des émissions totales, fixent le prix du carbone à un niveau adéquat (Banque mondiale, 2019). Bien que ce prix ait récemment augmenté dans certains systèmes d’échange de quotas d’émission [3], la moitié des émissions couvertes fixent encore le prix de la tonne de dioxyde de carbone en dessous de 10 dollars. C’est un montant insuffisant pour atteindre l’objectif fixé par l’accord de Paris : selon la Commission de haut niveau sur les prix du carbone, il devrait être de 40 à 60 dollars en 2020 et augmenter de 50 à 100 dollars d’ici à 2030 [4]. Hormis des exceptions remarquables – la Suède a fixé le prix du carbone à 127 dollars la tonne en 2019 tandis que les taxes sur le carbone imposées au Liechtenstein et en Suisse avoisinent les 100 dollars la tonne –, le bilan général est clair : les pays avancent certes dans la bonne direction, mais pas aussi rapidement qu’il le faudrait.
5 Cette difficulté des États à tenir leurs engagements dans ce domaine est liée aux préoccupations concernant la compétitivité de leur industrie et les marges bénéficiaires des acteurs industriels fortement émetteurs de carbone, en particulier le secteur des énergies fossiles, mais aussi au souci de proposer une énergie abordable aux ménages à faibles revenus. S’ajoute à ces freins un décalage temporel : tandis que les bénéfices de la réduction des émissions de gaz à effet de serre sont diffus et répartis sur le moyen et le long terme, les coûts imposés par la tarification du carbone, explicite ou implicite à travers la perception de taxes ou la réduction des subventions sur les combustibles fossiles, se concentrent sur certains acteurs et se font sentir à court terme (Klenert et al., 2018). Afin de surmonter les résistances et de favoriser l’émergence de coalitions fortes en faveur de la tarification du carbone, il faut mettre l’accent sur les avantages connexes comme la réduction de la pollution atmosphérique et compenser tout impact socialement régressif.
À quoi doivent servir les recettes de la tarification du carbone ?
6 Les recettes de la tarification du carbone sont estimées à 33 milliards de dollars au niveau mondial en 2017 et à 40 milliards de dollars en 2019 (Banque mondiale, 2019, p. 22). La question clé est de savoir comment utiliser les montants ainsi recueillis. On sait que taxer les sources d’énergie fossiles tout en réduisant l’imposition sur le travail peut créer des emplois, accroître l’efficacité énergétique et encourager les énergies renouvelables (Montt et al., 2018). L’utilisation des recettes de la tarification du carbone peut également offrir des avantages significatifs pour la population concernée, en finançant des investissements publics ou des programmes sociaux qui soutiennent les ménages à faibles revenus, y compris leur accès à l’énergie (Klenert et Hepburn, 2018).
7 En Suède, la taxe sur le carbone a entraîné une baisse significative de la dépendance au carbone depuis son introduction en 1991 (Scharin et Wallström, 2018, p. 23), en grande partie parce qu’elle a été combinée à la réduction de l’impôt sur les sociétés et sur le travail : le paiement de l’impôt a ainsi glissé progressivement du travail et des activités non polluantes vers les « mauvais produits » et les activités polluantes (Gouvello et al., 2020, p. 121 et 189 ; Hammar et Åkerfedlt, 2011). Dans la province canadienne de l’Alberta, les recettes des mécanismes de tarification du carbone, comprenant à la fois un système d’échange de droits d’émission et une taxe sur le carbone, ont servi non seulement à financer des projets d’atténuation et d’adaptation au changement climatique mais aussi à accorder des réductions d’impôts aux ménages à faibles et moyens revenus, qui ont bénéficié au total à 60% des ménages. En 2019, le rabais a été fixé à 337 dollars pour le premier adulte, 169 dollars pour le deuxième adulte et 51 dollars par enfant, tandis que les personnes ou familles à faibles revenus ont été exemptées d’impôt (Banque mondiale, 2019, p. 81). Toujours au Canada, en Colombie-Britannique, l’introduction de la taxe sur le carbone a bénéficié d’un large soutien politique (Murray et Rivers, 2015) notamment parce que le prix du carbone a été progressivement augmenté entre 2018 et 2021, de 26 à 38 dollars par tonne d’équivalent dioxyde de carbone, et a été combiné à des crédits d’impôt pour les ménages afin de préserver le pouvoir d’achat (Banque mondiale, 2019, p. 81).
8 Ces divers exemples sont parlants : pour réussir, les gouvernements qui cherchent à adopter une tarification du carbone doivent garantir la légitimité politique de la mesure, en protégeant les ménages à faibles revenus des effets régressifs par des subventions, des aides et des réformes fiscales, et en réalisant des investissements publics, par exemple dans les infrastructures de transport public qui facilitent les changements de mode de vie et rendent l’adaptation abordable (Scharin et Wallström, 2018, p. 26). Ainsi conçue, la tarification du carbone contribue à la fois à la lutte contre la pauvreté et à la réduction des inégalités.
Notes
- [1]
-
[2]
Directive 2003/87/CE du Parlement européen et du Conseil du 13 octobre 2003 établissant un système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre dans la Communauté et modifiant la directive 96/61/ CE du Conseil, JO L 275 du 25.10.2003, p. 32 ; Directive 2004/101/CE du Parlement européen et du Conseil du 27 octobre 2004 modifiant la directive 2003/87/ CE, au titre des mécanismes de projet du protocole de Kyoto, JO L 338 du 13.11.2004, p. 18 ; et Directive (UE) 2018/410 du Parlement européen et du Conseil modifiant la directive 2003/87/CE, afin de renforcer le rapport coût-efficacité des réductions d’émissions et de favoriser les investissements à faible intensité de carbone, et décision (UE) 2015/1814, JO L 76 du 19.3.2018, p. 3.
-
[3]
C’est le cas dans l’Union européenne en 2019, à la suite de l’introduction du mécanisme de réserve de stabilité du marché.
-
[4]
Voir Banque mondiale, 2017. Cette situation explique que le FMI appelle les grands émetteurs à instaurer un prix plancher volontaire pour le carbone (Lagarde et Gaspar, 2019).