1L’internationalisation de la sécurité sociale est presque aussi ancienne que la sécurité sociale elle-même. Dès 1919, la Constitution de l’Organisation internationale du travail (OIT) mentionne dans son préambule « la protection des travailleurs contre les maladies générales ou professionnelles et les accidents résultant du travail », « les pensions de vieillesse et d’invalidité » et « la défense des intérêts des travailleurs occupés à l’étranger » parmi les domaines d’action les plus urgents pour elle. L’organisation y consacrera plusieurs de ses premières conventions et recommandations. L’influence des systèmes étrangers de protection sociale, en particulier celui mis en place par Bismarck au XIXe siècle, dans ce qui était alors l’Allemagne, dont l’application avait été maintenue dans les départements d’Alsace et de Moselle après la Première Guerre mondiale, est déterminante dans l’élaboration des premières lois françaises sur les assurances sociales (Laroque, 2014). Les fortes migrations de travailleurs dans l’Europe de l’entre-deux-guerres posent elles aussi la question des règles de sécurité sociale qui leur sont applicables (Douki et al., 2007).
2Un siècle plus tard, ces questions sont toujours d’actualité avec une ampleur démultipliée. La mondialisation engage l’ensemble des pays, accroît de manière spectaculaire les migrations, les échanges commerciaux et les flux de capitaux. Elle suscite la montée en puissance d’acteurs privés internationaux comme les entreprises multinationales ou les plateformes opérant dans de nombreux pays sans être soumises à leur juridiction, mais aussi les ONG. La circulation des idées, la diffusion des modèles et des instruments et les échanges entre acteurs de l’élaboration des systèmes de protection sociale comme de la mise en œuvre des programmes de sécurité sociale ont connu une amplification considérable depuis les années 1990.
3La mobilité accrue des activités économiques et des populations amène de nouveaux défis pour la protection sociale à l’échelle transnationale. D’une part, l’économie mondiale est de plus en plus transnationale et globale. L’intensification de la circulation des biens, des services et des personnes a pour conséquence que les entreprises, les États et les emplois s’inscrivent dans des réseaux de production et d’approvisionnement internationaux et des chaînes de valeur mondiales. Les questions posées par ces développements dépassent les capacités d’action et de régulation des États, dont les institutions et les systèmes de protection sociale peuvent être mis en concurrence.
4D’autre part, les travailleurs et les bénéficiaires de la protection sociale sont eux-mêmes mobiles et acteurs de la mondialisation, faisant apparaître des enjeux transcendant les frontières. Des populations exercent des activités professionnelles hors de leur pays d’origine à titre temporaire ou durable : les travailleurs transfrontaliers se rendent chaque jour dans un autre pays pour travailler, d’autres le font pour des périodes de quelques semaines ou mois sous forme de détachement ou de travail temporaire, d’autres enfin émigrent pour toute une partie de leur vie. La couverture sociale de ces personnes et leurs droits sociaux se jouent sur différentes scènes : leur pays d’origine ou de résidence, le pays où elles travaillent ou s’établissent à long terme, les organisations internationales et les accords internationaux, bilatéraux ou multilatéraux. Les questions à résoudre sont également très diverses. Dans les pays d’émigration, c’est celle de la couverture sociale de ceux qui partent ; dans les pays accueillant des travailleurs migrants, détachés ou frontaliers, c’est non seulement celle de leur couverture sociale sur place, mais aussi celle de la concurrence avec les travailleurs couverts par des systèmes nationaux plus coûteux. Et dans les pays de départ comme d’arrivée, celle de la continuité des droits sociaux acquis entre un système et un autre et du traitement des populations non-résidentes, sans statut conférant des droits ou simplement étrangères.
5La sécurité sociale est désormais un enjeu mondial qui n’est plus limité aux pays développés où elle est née. Les expériences remarquées de certains pays émergents ou en développement ont redonné de la crédibilité à l’ambition d’universalité de la sécurité sociale. Se fondant sur les travaux du groupe consultatif présidé par l’ancienne présidente du Chili Michelle Bachelet (Bachelet, 2011), l’OIT s’est donné pour objectif, en lien avec l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la généralisation de « socles nationaux de protection sociale ». La sécurité sociale devient un « objectif-monde » (Hirsch et Morin, 2011). Si les systèmes de protection sociale des pays développés servent d’inspiration aux pays émergents et en développement, influence nourrie par la coopération bilatérale et multilatérale, ils ne sont plus l’unique référence ; des réflexions propres aux pays du « Sud » se développent autour d’objets tels que les transferts monétaires conditionnels, les programmes d’emploi public ou encore la couverture sociale des travailleurs informels.
6Enfin, c’est aussi la fabrique des politiques sociales qui connaît une internationalisation et une transnationalisation. Le paysage des acteurs internationaux intervenant en matière de sécurité sociale s’est densifié et complexifié. Dans la sphère publique, l’OIT poursuit son action dans le cadre de l’évaluation de la mise en œuvre de ses conventions et recommandations et de l’assistance technique, en lien avec l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS), fondée en 1927, qui rassemble les organismes nationaux en charge de la sécurité sociale. Toutefois, ni l’OIT ni l’AISS ne bénéficient d’une exclusivité en la matière. D’autres organisations à vocation sociale, comme l’OMS, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) ou le Fonds des Nations unies pour la population (Fnuap) interviennent dans leurs domaines, respectivement la santé et la politique familiale. Surtout, les organisations à vocation économique, telles que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) et l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) ont développé une expertise importante en matière de protection sociale, à partir d’une vision globale relevant d’une autre logique que celle de l’OIT ou de l’AISS. Elles exercent une influence certaine sur les politiques conduites par leurs États membres, y compris dans le cas du FMI par l’insertion de conditionnalités dans les programmes d’ajustement structurel que doivent mettre en œuvre les pays en difficulté pour bénéficier de l’assistance financière du Fonds. Il est à noter que la doctrine de ces organisations a évolué au cours des dernières décennies dans un sens plus favorable au développement d’au moins certains pans de la protection sociale, notamment en raison de leur contribution à l’investissement en capital humain (Banque mondiale, 2019).
7Les acteurs privés, quant à eux, peuvent jouer différents rôles. D’abord celui d’opérateurs de la sécurité sociale, en substitut ou aux côtés des institutions publiques, selon une articulation très variable selon les pays et les risques concernés. Ce rôle peut être joué par des organismes à but lucratif, comme les compagnies d’assurances ou les fonds de pension, ou par des organismes à but non lucratif, l’Association internationale pour la mutualité rassemblant par exemple des fédérations de mutuelles présentes dans une trentaine de pays. Ensuite, celui de groupes d’intérêts ou d’organisations de plaidoyer. Les organisations syndicales et patronales sont structurées au niveau international à la fois par secteur d’activité et à l’échelon interprofessionnel. Elles côtoient de nombreuses ONG qui jouent un rôle de plaidoyer en faveur du développement de la sécurité sociale. Enfin, des réseaux d’experts, émanant du monde académique, des institutions publiques ou d’entités privées comme les think tanks contribuent de manière active à la circulation des idées et des pratiques dans le domaine de la protection sociale.
8L’internationalisation de la sécurité sociale se joue aussi au niveau des continents ou par groupe de pays. L’Union européenne (UE) occupe bien entendu une place à part, même si la sécurité sociale demeure l’un des domaines où les États membres conservent l’essentiel de leurs compétences : elle assure la coordination des règles nationales, édicte dans certains domaines des standards minimaux et adresse des recommandations aux pays. On peut également mentionner le rôle actif de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal), une commission régionale des Nations unies, ou la coopération engagée par le groupe dit des « Brics » (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).
9La première partie de ce numéro cherche à caractériser la dimension internationale et transnationale de la protection sociale aujourd’hui au prisme de différents phénomènes qui l’affectent : la diffusion des idées et des modèles, l’émergence de problèmes publics globaux, l’évolution des paradigmes dominants. Les recherches comparatives sur les État-providence européens fournissent une première grille de lecture de ces phénomènes (article de Catherine Spieser). Initialement centrés sur les continuités institutionnelles et historiques, ces travaux ont de plus en plus pris en compte les dynamiques de diffusion transnationale pour mieux appréhender le changement et les réformes à différents niveaux. La diffusion des modèles, des paradigmes, des modes d’organisation et des instruments de mise en œuvre de la sécurité sociale touche en premier lieu les pays peu équipés en la matière où les systèmes de protection sociale restent à construire ou à parfaire (article de Guillaume Filhon), mais aussi les pays de l’UE, en dépit des compétences réduites de celle-ci dans ce domaine (article d’Amandine Crespy). Les doctrines au sein des organisations internationales sont cependant moins homogènes qu’il n’y paraît, comme le montre l’évolution des idées dominantes au sein de la Banque mondiale (article de François-Xavier Merrien). D’autres textes montrent comment les organisations internationales, telles l’OIT ou l’OMS, contribuent à faire émerger des problèmes publics globaux et à structurer l’action publique à partir de l’arène internationale dans un domaine donné : la régulation de la mondialisation et l’accès universel à la protection sociale (entretien avec Cyril Cosme) ou la lutte contre les épidémies et la santé publique (article d’Auriane Guilbaud).
10La deuxième partie du numéro dresse une cartographie des principaux acteurs qui interviennent en faveur du développement de la protection sociale ou de ses réformes à l’échelle internationale, dans leur diversité de statuts et de modes d’action. Les articles portent sur des organisations internationales classiques dans le domaine de la sécurité sociale, comme l’OIT (article de Kroum Markov et Maya Stern Plaza), et des organisations qui n’ont pas cette préoccupation au cœur de leur mission originelle, comme la Banque mondiale et ses recommandations sur les réformes des retraites (article de Mitchell Orenstein) et l’OCDE dans le domaine de la santé (article de Constantin Brissaud). D’autres acteurs publics et privés interviennent également : la Confédération européenne des syndicats au niveau de l’UE (article de Julien Louis), des fondations philanthropiques (focus d’Élisa Chelle), la protection sociale complémentaire (article de Cyril Benoît) et les organismes de sécurité sociale, affectés par l’européanisation et l’internationalisation ou engagés dans des coopérations (entretien avec Dominique Libault). Les instruments techniques (le droit et les règles juridiques, les indicateurs statistiques choisis) apparaissent comme des moyens d’action à part entière appuyant le travail de mise sur agenda des thèmes et des réformes (articles de Julien Louis et de Constantin Brissaud).
11Enfin, la troisième partie du numéro s’intéresse à différentes facettes d’une question difficile, celle de la conciliation entre mondialisation des activités économiques et protection sociale. Elle met en évidence la mobilisation de différents acteurs et instruments de la protection sociale pour tenter d’y apporter des réponses dans les pays européens et au-delà. Les dynamiques transnationales font émerger des défis communs à de nombreux pays, qui y apportent des réponses différenciées, comme l’égalité entre les femmes et les hommes (article de Catherine Collombet et contrepoint de Frédérique Leprince). Le développement des statuts de travailleur détaché et de travailleur frontalier montre que les organismes de sécurité sociale et le droit de la protection sociale sont eux-mêmes aux prises avec le défi de la conciliation entre activité économique transnationale et protection sociale (article d’Arnaud Emériau et focus de Loris Bertrand). En témoigne aussi la situation des travailleurs migrants arrivés dans des périodes plus anciennes, qui peinent parfois à faire reconnaître leurs droits sociaux (article d’Antoine Math).
12Aujourd’hui, l’analyse des dimensions internationale et transnationale de la sécurité sociale semble indispensable pour comprendre les débats et les évolutions nationales mais aussi les enjeux transnationaux qui se posent avec une nouvelle acuité. Si elle continue à s’organiser dans des cadres nationaux, la sécurité sociale s’inscrit comme jamais auparavant dans de multiples réseaux internationaux qui contribuent eux aussi à la façonner.