CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Depuis plusieurs années, l’École nationale supérieure de la Sécurité sociale (EN3S) renforce son activité de coopération internationale dans ses domaines d’expertise. Si le périmètre de l’Union européenne est désormais une aire d’action quasi naturelle, l’institution entend également répondre à la demande croissante de la part d’autres pays, notamment d’Afrique et d’Asie. Informations sociales a rencontré le directeur de l’EN3S, Dominique Libault, chargé d’une mission sur la coordination des acteurs de la coopération française dans le domaine de la protection sociale.

1Informations sociales : Quels sont les domaines prioritaires de la coopération internationale française en matière de protection sociale ?

2Dominique Libault : Au niveau international hors Europe, je constate ces dernières années une forte demande de coopération concernant le développement d’une couverture maladie universelle. Ce sujet complexe soulève des questions qui relèvent de l’organisation et de la gouvernance du système, en particulier la nécessité d’articuler les secteurs de la santé et de l’assurance maladie. Par exemple, la question de la régulation de la couverture maladie est souvent oubliée ou prise en compte trop tard alors qu’elle est essentielle au bon fonctionnement d’un système de santé dans sa globalité.

3La demande de coopération porte aussi fréquemment sur le financement du système et l’organisation du recouvrement. Il nous faut continuer à travailler sur ces questions qui permettent d’aborder la manière de garantir l’équilibre financier de la protection sociale à moyen et long terme. Avec l’expérience de pays qui se sont déjà lancés dans la régulation, nous avons en main les cartes pour apporter de la méthode à ceux qui sont désireux de s’y engager.

4IS : Quel bilan tirez-vous des efforts de la France en matière de coopération dans le domaine de la protection sociale ?

5D. L. : La complexité de la coopération internationale tient au fait que si le sujet n’est pas traité dans sa globalité, l’impact des efforts fournis sera limité. À ce stade, il nous faut constater, avec humilité, que les résultats de notre coopération française en matière de protection sociale ne sont pas à la hauteur des besoins des pays concernés ni de notre investissement. Nous devons continuer à travailler sur les leviers à actionner pour une coopération plus efficace, plus efficiente.

6En premier lieu, la formation revêt une importance cruciale. Elle doit irriguer tous les niveaux, des dirigeants aux agents, non seulement de sécurité sociale, mais également au sein des ministères, que nous ne parvenons pas toujours à toucher par nos actions de formation. La formation doit bien sûr traiter les sujets techniques, mais aussi la relation de service, dont la qualité garantit la confiance des usagers dans le système, ainsi que la « bonne gouvernance », pour reprendre les termes des lignes directrices de l’Association internationale de la sécurité sociale (AISS).

7Ensuite, la formation est la première brique d’un soutien qui doit s’inscrire dans la durée et dans une approche globale. Je déplore que nos coopérations soient souvent trop éphémères alors qu’il nous faut renforcer les liens avec les pays sur le long terme à travers une coopération structurelle ; celle-ci permettrait également de travailler sur la question fondamentale d’une meilleure articulation de la protection sociale et des risques pris en charge, notamment dans le domaine de la santé.

8Enfin, nous travaillons à l’amélioration de la qualité de nos propres coopérations : en capitalisant les expériences de coopération pour mieux appréhender les conditions de succès dans la durée et, aussi, en réunissant des éléments communs de « doctrine » partagés par les experts envoyés en mission à l’étranger. Ces éléments communs sont intégrés dans les lignes directrices de l’AISS, qui couvrent les domaines clés et sont de bonne qualité – les experts devraient quelquefois mieux se les approprier ! Pour aller plus loin ou couvrir d’autres questionnements, par exemple la régulation que j’évoquais précédemment, l’EN3S coordonne également la rédaction de « corpus » qui, de manière précise et synthétique, donnent aux experts ainsi qu’aux cadres dirigeants des pays avec lesquels nous coopérons une boîte à outils des questions à se poser et des différents leviers disponibles.

9IS : Quels sont et seront, d’après vous, les impacts de la pandémie de la Covid-19 sur l’évolution des coopérations en matière de protection sociale ?

10D. L. : La crise nous rappelle notre vulnérabilité. Malgré la grande diversité des modèles nationaux de protection sociale, le constat est identique dans tous les pays du monde : même les systèmes pérennes, qui couvrent la totalité de la population, sont à la peine quand le ralentissement, voire l’arrêt, de pans entiers de l’activité entraîne diminution des recettes et explosion des dépenses. La crise rend difficiles les actions de coopération telles que nous les avons menées jusqu’ici, en particulier dans les pays émergents. Les actions de coopération physique ont cessé ou bien se sont considérablement ralenties.

11Nous tirons un certain nombre de constats de cette période. Tout d’abord, dans nos systèmes très sophistiqués, où nous nous sommes retrouvés désarmés, c’est aussi la prévention et la responsabilisation qu’il faut renforcer. Au niveau sanitaire, nos populations occidentales peu préparées gagneraient en effet à s’inspirer des modèles asiatiques, où la protection individuelle et collective héritée des crises du SRAS est devenue la norme. Certains pays d’Afrique ont aussi beaucoup à nous apprendre, bien rodés qu’ils sont au tracing des malades d’Ebola pour suivre leur itinéraire et prendre en charge les personnes infectées. Bref, la coopération n’est pas à sens unique ; nous devons descendre de notre piédestal et avoir la curiosité et l’exigence de regarder ce qui se passe ailleurs.

12Ensuite, la crise a mis en lumière les populations les plus vulnérables, les travailleurs du secteur informel ou en situation de travail précaire. Des protections spécifiques ont été mises en œuvre, notamment en Afrique, qu’il convient maintenant d’inscrire dans la durée de systèmes solidaires durables et pérennes pour mieux résister aux crises à venir. Des actions de coopération ont également été réorientées en urgence pour répondre à la crise. Cependant, cela ne suffit pas : l’enjeu consiste à accompagner la conception et la mise en place de modèles durables et ne pas s’arrêter à une réponse circonstancielle liée à l’urgence. La crise actuelle est multiple ; sanitaire, économique, sociale, elle s’annonce aussi humanitaire dans certains pays, avec des famines à venir. La protection sociale est l’un des remparts à des mouvements migratoires incontrôlés de personnes en quête de sécurité.

13Enfin, la pandémie remet sur le devant de la scène l’intérêt de la coopération européenne. En effet, la coordination fonctionne bien sous l’égide de règlements communautaires qui ne freinent pas la mobilité des citoyens en Europe tout en préservant leurs droits de protection sociale, alors que la coopération bilatérale est encore assez limitée. La crise sanitaire nous invite à comparer nos stratégies de prévention et les formes de prise en charge déployées, redonnant ainsi de la vigueur et du souffle à cette coopération au niveau européen. Ces échanges bilatéraux, essentiels à mon sens, n’ont évidemment pas vocation à se substituer au multilatéralisme mais ils en sont le complément essentiel pour une véritable coopération européenne dans le champ de la protection sociale.

14Là encore, on doit retrouver la vertu de l’échange et de l’observation. Je tiens à souligner à cet égard tout l’intérêt de la veille qui a été exercée lors de la crise sanitaire par les conseillers sociaux du ministère des Solidarités et de la Santé en poste dans nos ambassades européennes comme à travers le monde.

15IS : Quels sont les acteurs français impliqués dans cette coopération ?

16D. L. : Comme l’ont souhaité la direction de la Sécurité sociale et la délégation aux Affaires européennes et internationales, qui m’ont donné mandat pour mener ces travaux de coordination des actions de coopération internationale en matière de protection sociale, parmi les acteurs français on compte bien évidemment les caisses nationales de sécurité sociale, la Cnaf, la Cnam et la Cnav, ainsi que l’Acoss, l’Ucanss, le Cleiss [1] et d’autres acteurs de la sphère sociale comme Eurogip [2]. Pôle Emploi fait également partie du tour de table. Les opérateurs de la coopération internationale en France, Expertise France et l’Agence française de développement [3], sont eux aussi très actifs.

17IS : Et quels sont les principaux acteurs étrangers impliqués ?

18D. L. : Nous tenons à jour un tableau des accords de coopération, à partir duquel des liens entre les projets se créent. Des sous-groupes travaillent sur des missions précises, comme la formation des experts ou les conditions de départ en mission du point de vue des ressources humaines. Des focus pays sont également organisés. Il apparaît, à travers les projets de coopération recensés, que les sollicitations proviennent en majorité d’organismes africains de protection sociale. Les caisses asiatiques sont également très en demande. Il y a enfin quelques actions de coopération en Amérique latine et au Moyen-Orient.

19En réunissant tous les acteurs français de la protection sociale, nous avons pu identifier les principaux instruments de coopération qui ont cours. Je classe ceux-ci en deux catégories, celle des échanges de court terme et celle des échanges de long terme.

20IS : Quels sont les principaux enjeux de cette coopération ?

21D. L. : Les actions de court terme, qui constituent encore la majorité de nos actions de coopération, sont très diverses. Elles englobent les accueils de délégations étrangères, l’organisation et la participation à des colloques bilatéraux ou internationaux, l’organisation de missions d’expertise courtes ou encore des actions ponctuelles de formation. Le séminaire international qui a eu lieu à Rabat en novembre 2019 organisé par l’En3s et la CMR marocaine en est une bonne illustration. Il a permis l’intervention d’experts de la Cnav, de l’Agirc-Arrco et de la Caisse des dépôts, puisqu’il portait sur la transformation numérique dans le domaine des retraites.

22Les échanges à moyen et long terme répondent, quant à eux, à des besoins de changement structurel. Il s’agit généralement de jumelages ou de projets qui s’étendent sur plusieurs mois ou années et qui requièrent l’expérience de représentants de plusieurs branches et de plusieurs organismes. Ces missions doivent être mieux valorisées dans les parcours professionnels des cadres de la sécurité sociale. Autre exemple au Maroc, le jumelage avec l’Agence nationale de l’assurance maladie (Anam) a fait intervenir plusieurs organismes membres de notre groupe de travail sur la coordination de la coopération internationale. Ce type de partenariats implique des flux financiers plus complexes avec différents bailleurs qui peuvent être des institutions françaises, européennes ou internationales.

23La question qui se pose à nous aujourd’hui est celle de l’élargissement du spectre de ces coopérations. Pour continuer à construire notre propre système de protection sociale, nous ne pouvons pas nous contenter d’une vision nombriliste. La coopération internationale est essentielle aux métiers de la protection sociale, à tous les niveaux : elle ne doit pas être réservée à une poignée d’experts mais être intégrée au parcours des agents, en particulier des cadres dirigeants de sécurité sociale. Ce travail d’intégration et de valorisation de l’expérience de coopération internationale dans le parcours des dirigeants de sécurité sociale est un chantier que nous avons à cœur de faire aboutir collectivement. Pas seulement par altruisme – bien que je ne voie pas comment on peut se dire attaché à la sécurité sociale et être indifférent à son développement dans les pays qui en ont le plus besoin… – mais aussi pour le bénéfice de la Sécurité sociale française : celle-ci est trop fermée sur elle-même et la fréquentation de systèmes différents ne peut que lui être profitable.

Notes

  • [1]
    Cnaf : Caisse nationale des allocations familiales ; Cnam : Caisse nationale de l’assurance maladie ; Cnav : Caisse nationale de l’assurance vieillesse ; Acoss : Agence centrale des organismes de sécurité sociale ; Ucanss : Union des caisses nationales de sécurité sociale ; Cleiss : Centre des liaisons européennes et internationales de sécurité sociale.
  • [2]
    Eurogip est un observatoire et un centre de ressources sur les questions relatives à l’assurance et à la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles au plan international et plus particulièrement européen.
  • [3]
    Expertise France est l’agence publique française de conception et de mise en œuvre de projets internationaux de coopération technique. L’Agence française de développement (AFD) finance et accompagne différentes coopérations avec les pays extra-européens. Le rapprochement de ces deux organismes est en cours.
Un entretien avec
Dominique Libault
Diplômé de l’École nationale d’administration (Ena), ancien conseiller technique au cabinet de Simone Veil, Dominique Libault a été directeur de la Sécurité sociale au ministère en charge de la Santé et des Affaires sociales de 2002 à 2012. À cette date, nommé conseiller d’État, il prend la tête de l’École nationale supérieure de Sécurité sociale (EN3S). Il préside en outre le Haut Conseil du financement de la Protection sociale (HCFiPS) et le Comité national pour le parcours des personnes âgées en perte d’autonomie. Parmi ses activités, l’EN3S coordonne des projets de coopération internationale impliquant les acteurs français de protection sociale. À ce titre, D. Libault a été chargé en 2019 d’une mission sur la coordination des acteurs de la coopération française dans le domaine de la protection sociale.
Entretien réalisé par
Catherine Collombet
Sous-directrice au sein de la Mission des relations européennes, internationales et de la coopération de la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf). Elle est conseillère scientifique auprès du Haut Conseil à la famille, à l’enfance et à l’âge et l’a été de nombreuses années auprès de France Stratégie. Elle est l’auteure de nombreux travaux de comparaison internationale en matière de politiques sociales et familiales. Elle a par exemple publié : Histoire des congés parentaux en France. Une lente sortie du modèle de rémunération de la mère au foyer, Revue des politiques sociales et familiales, 2016, et avec Antoine Math, La nouvelle directive « équilibre » sur les congés parentaux, de paternité et d’aidant : une avancée de l’Europe sociale ?, Chronique internationale de l’Ires, 2019, n° 166.
Avec la collaboration d’
Élise Debiès
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/11/2021
https://doi.org/10.3917/inso.203.0105
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