Les pratiques numériques des adolescents font désormais partie intégrante de leur vie et bousculent les schémas éducatifs familiaux. Dans toutes les familles, les parents recourent, avec plus ou moins de succès, à des stratégies variées pour réguler l’usage des appareils numériques, dont ils ont une perception ambivalente. Soumis à diverses contraintes, le contrôle parental varie en fonction des milieux sociaux et diffère selon la propre proximité des parents avec la culture numérique.
1La complexité de l’éducation familiale contemporaine tient à la nécessité d’assurer un contrôle parental répondant aux enjeux de conformité et de réussite scolaire, tout en maintenant une relation de qualité, favorable à l’épanouissement et l’autonomisation de l’enfant (Singly, 1996). La régulation des activités numériques s’inscrit dans ce cadre.
2Au cours de l’adolescence, la relation parent-enfants est déstabilisée par de nouveaux modèles de référence concurrençant les modèles familiaux. Les comportements, activités et préférences culturelles des adolescents se redéfinissent au sein du groupe de pairs et se caractérisent par une adhésion grandissante à la culture de masse, dont les technologies numériques sont des vecteurs majeurs. La chambre, à l’abri du regard des adultes, est un espace privilégié de développement des cultures juvéniles (Glevarec, 2009). Les parents s’efforcent d’accompagner ces transitions en mettant en place des stratégies de contrôle et de régulation, en particulier pour les activités numériques qu’ils cherchent à articuler avec les objectifs de réussite scolaire, de sécurité et d’épanouissement. La préservation d’un équilibre familial et des relations affectives entre parents et enfants est également en jeu. La tâche est d’autant plus ardue que les adolescents sont soucieux de préserver leur espace de liberté (Zaffran, 2010 ; Barrère, 2015).
3La recherche présentée dans cet article étudie les différentes stratégies parentales de régulation des usages numériques adolescents. Elle montre une mobilisation de l’ensemble des familles sur ces questions, avec une variété de pratiques que la stratification sociale ne peut suffire à interpréter. Afin de comprendre la genèse de ces régulations, l’article examine tout d’abord les représentations parentales des technologies numériques. Il analyse ensuite les conditions et les formes de régulations mises en œuvre.
Méthodologie
La recherche Ineduc porte sur les loisirs adolescents et le rapport à l’école dans trois régions : Aquitaine, Basse-Normandie et Bretagne. 3 356 adolescents scolarisés en classe de 4e dans 36 collèges et 1 043 parents ont été interrogés par questionnaire. Des entretiens ont également été menés auprès de 78 adolescents et 28 parents issus de milieux modestes, moyens et favorisés (Fontar et al., 2018).
Une perception parentale ambivalente de la place du numérique dans les pratiques culturelles juvéniles
4En interrogeant les parents sur l’importance qu’ils accordent aux pratiques culturelles de leurs enfants (cf. tableau), on constate une double dynamique : bien qu’elles soient plus fréquemment perçues négativement que d’autres pratiques, les pratiques numériques sont dans le même temps souvent valorisées comme favorisant la réussite scolaire et sociale. L’usage de l’ordinateur (39,8 %) et celui d’Internet (41,8 %) sont ainsi cités comme des pratiques importantes pour la réussite scolaire ou l’avenir professionnel, juste après la lecture (51,5 %) et loin devant l’art et la culture (24,9 %). Pour autant, l’ordinateur et Internet sont moins considérés comme des sources de divertissement ou d’épanouissement que les vacances, le sport, ou l’art et la culture, comme l’indiquent les différences statistiquement significatives mises en évidence dans le tableau.
5D’ailleurs, craignant que les écrans n’entraînent un enfermement mental et physique, les parents sont d’avis que les loisirs d’écrans doivent être compensés par une contre-pratique consistant à « prendre l’air » : « C’est bon ça suffit, tu fermes tout, tu t’en vas, tu prends l’air » (Mme Rivallan) ; « Il y a des fois, on le met dehors ! » (Mme Smith) [1]. Un équilibre entre des pratiques numériques et d’autres pratiques de loisirs, en extérieur notamment, est souhaité par les parents quel que soit le milieu social.
6Des effets de légitimité culturelle conduisent ainsi les parents à opposer un Internet jugé légitime en tant qu’outil de connaissance (scolaire ou non) à un Internet jugé abêtissant dans ses usages plus spécifiquement juvéniles (jeux vidéo, sociabilités en ligne) ou violent dans ses contenus.
Les représentations parentales des pratiques culturelles des adolescents
Représentations sur : | Perte de temps ou pas important | Important pour s’amuser ou pour épanouissement perso | Important pour la réussite scolaire ou un futur métier | Total |
---|---|---|---|---|
Le sport | 1,2 % | 83,5 % | 15,3 % | 100 % |
L’art, la culture | 4,6 % | 70,5 % | 24,9 % | 100 % |
Les vacances | 1,4 % | 90,8 % | 7,8 % | 100 % |
La lecture | 1,2 % | 47,3 % | 51,5 % | 100 % |
L’ordinateur | 12,4 % | 47,8 % | 39,8 % | 100 % |
Internet | 13,5 % | 44,7 % | 41,8 % | 100 % |
Total | 5,7 % | 62,8 % | 31,5 % |
Les représentations parentales des pratiques culturelles des adolescents
p < 0,01 ; Khi2 = 1321,53 ; ddl = 10 (TS)Lecture : À la question « Selon vous, le sport, c’est surtout… ? », 1,2 % des parents (soit 14 répondants) ont répondu « une perte de temps » ou « pas important ». La dépendance est significative au seuil de 1 %, ce qui signifie que les résultats s’écartent fortement de ce qu’ils seraient si les variables étudiées étaient indépendantes. Les pourcentages les plus éloignés de la valeur théorique sont soulignés lorsqu’ils lui sont inférieurs et encadrés lorsqu’ils lui sont supérieurs.
NB : selon le loisir considéré, les non-réponses représentent de 2,8 % à 5,3 % des parents.
Des représentations liées à la culture numérique parentale
7L’enquête montre que cette représentation ambivalente n’est pas liée au sexe de l’enfant ni à son âge, sa place dans la fratrie, son lieu de vie ou son origine sociale, mais à la place qu’occupe le numérique dans les propres pratiques culturelles des parents. Ceux qui n’ont pas ou ont peu de pratique d’Internet sont deux fois plus nombreux à déclarer que l’ordinateur est « sans importance » ou « une perte de temps » pour leur enfant que les parents ayant les pratiques les plus diversifiées. De même, il existe une perméabilité des parents les plus éloignés de la culture numérique aux discours stéréotypés sur les jeunes et les écrans dont les médias sont porteurs ou se font le relais (Cordier, 2015). À l’inverse, les parents plus experts mettent à distance les normes d’usages numériques juvéniles et portent sur elles un regard à la fois compréhensif et critique.
Des actes éducatifs marqués par les représentations parentales négatives
8Ainsi, quel que soit le milieu social, les supports numériques sont appréhendés soit comme des outils d’apprentissage, alors valorisés comme favorables à la réussite scolaire et sociale, soit comme des sources de divertissement, avec des représentations négatives sur les contenus proposés. Ces représentations se traduisent dans les actes.
9L’appréhension par les parents de l’ordinateur et d’Internet comme outils de connaissance les incite à équiper leurs enfants collégiens. La période de l’adolescence s’accompagne ainsi d’une forte hausse en matière d’équipements numériques (Brice et al., 2015). Chez Mme Aydin (vivant seule avec ses 4 enfants et sans emploi), chaque enfant a reçu un ordinateur à l’entrée au collège, signe de la valeur éducative accordée aux technologies numériques. Toutefois, les entretiens donnent à voir une réalité qui s’écarte fortement de cette représentation d’un numérique éducatif. En effet, lorsqu’ils évoquent conjointement école et pratiques numériques, les parents décrivent surtout la façon dont ces dernières sont susceptibles d’être dommageables à la réussite scolaire et énoncent les limitations et interdictions qu’ils mettent en place pour endiguer ce risque, y compris en utilisant l’usage des appareils numériques comme moyen de pression : « Ce trimestre, la PS3 a été confisquée, il a fait un très mauvais trimestre » (Mme Leroux, emploi précaire et vivant seule avec son fils).
La question duelle de la sécurité
10La sécurité des enfants sur Internet préoccupe particulièrement les parents. En effet, si certains appareils peuvent sécuriser les parents en permettant de maintenir le lien avec l’enfant (exemple du téléphone mobile pour suivre les déplacements), ils sont aussi perçus comme menaçants en raison de leurs possibilités de mise en relation avec le monde : les réseaux sociaux numériques (RSN) sont ainsi souvent considérés par les parents comme un territoire à risque, où il est nécessaire de préserver l’enfant des « mauvaises relations » et des contenus inadaptés.
11Finalement, au quotidien, l’attention parentale à propos des outils numériques se focalise sur leur concurrence temporelle avec le travail scolaire et sur la question de la sécurité. Ces préoccupations sont à l’origine de stratégies éducatives variées.
Des stratégies éducatives contraintes et protéiformes des activités numériques des adolescents
12Certaines contraintes peuvent contrarier les projets éducatifs parentaux. Dans tous les milieux sociaux, les adolescents sont souvent seuls au domicile au retour de l’école, ce qui conduit les parents à s’interroger sur les activités de ceux-ci et sur le respect de règles concernant le rapport entre les écrans et les devoirs en leur absence. C’est le cas de Mme Leroux qui vit seule avec son fils et qui vient de retrouver du travail après une période de chômage. Ce nouvel emploi, exercé aussi le week-end, l’empêche de surveiller le temps consacré à la console de jeux, qu’elle contrôlait fortement jusqu’alors. La famille Angot, d’un milieu favorisé, se pose les mêmes questions : « La règle, c’est que normalement ils ne regardent pas la télé et n’utilisent pas l’ordinateur tant qu’ils n’ont pas fini leurs devoirs. Après, on ne sait pas si elle est appliquée car on est absent ».
13Une autre contrainte est la pression des pairs. Tous les parents reconnaissent la pression qu’ils subissent de la part de leurs enfants, eux-mêmes soumis à celle de leurs pairs, concernant surtout le téléphone mobile et les jeux vidéo.
14Certains usages se banalisent, comme les jeux de tir chez les garçons, pourtant parfois déconseillés aux moins de 18 ans. Le poids des industries culturelles, dont les jeunes sont une cible privilégiée, et le rôle que jouent ces activités dans la socialisation juvénile limitent le contrôle parental, les parents craignant de marginaliser leur enfant par leurs interdits. L’enquête pointe une résistance aux normes de la culture juvénile plus prononcée dans les milieux favorisés que dans les milieux populaires.
15Ainsi, les objectifs éducatifs des parents concernant leurs enfants, leurs représentations des pratiques numériques, leurs propres usages et les contraintes auxquelles ils font face structurent les régulations qu’ils opèrent auprès des enfants. Celles-ci sont protéiformes et se déploient dans quatre grands domaines d’intervention : l’équipement, les temporalités, les spatialisations et les contenus.
L’équipement
16La question de l’équipement est première car elle conditionne l’activité. Elle est articulée par les parents aux trois autres dimensions. Smartphone, télévision, tablette, ordinateur et console de jeu sont les principaux supports d’activités juvéniles. L’équipement reste dépendant des contextes socioculturels, en raison du coût économique des objets et des normes d’usage. L’enquête indique une différenciation sociale des différents appareils détenus en propre par les adolescents ou par la famille : les chambres des adolescents de milieux populaires sont plus souvent équipées en ordinateur portable, console de jeux et télévision et les enfants de milieux favorisés sont plus souvent dotés d’une tablette personnelle. En revanche, si l’on considère l’équipement présent au domicile familial, les enfants de milieux favorisés sont très significativement plus équipés. Il existe par ailleurs des écarts également significatifs entre les milieux sociaux concernant la détention de téléphones mobiles : si 67 % des adolescents de milieux favorisés en sont équipés, ils sont 77 % dans les milieux populaires. Il s’agit d’un smartphone pour respectivement 49 et 40 % d’entre eux. Si, dans la plupart des familles, l’équipement en téléphones des adolescents répond à la fois à l’inquiétude parentale et aux injonctions culturelles adolescentes, il est plus souvent discuté, et parfois retardé, dans les familles les plus favorisées.
Les temporalités
17La gestion des temps d’écrans cristallise actuellement, dans une perspective protectionniste, une partie des discours publics sur les enjeux socio-éducatifs des pratiques juvéniles numériques. Elle constitue aujourd’hui la principale source de conflit entre parents et adolescents. Des différences s’observent néanmoins entre les familles dans les modalités de ces restrictions temporelles, très liées au jugement des parents quant à la capacité de l’enfant à s’autoréguler. Ainsi, certaines familles font confiance à leurs enfants et contrôlent faiblement tandis que d’autres contrôlent fortement et s’aident d’outils de contrôle parental. Mais, pour la plupart des familles, le contrôle est souple, essentiellement axé sur les heures d’endormissement, et les discours lient questions de santé et exigences du travail scolaire pour expliquer ce choix éducatif. Enfin, certaines familles expriment leurs difficultés à gérer les temporalités. Adeptes d’un contrôle fort qu’elles ne parviennent pas à mettre en œuvre, elles sont susceptibles, de guerre lasse, d’adopter la politique du laisser-faire. C’est plus particulièrement le cas des familles dont la précarité sociale entrave le contrôle parental (Thin, 1998).
18De façon générale, l’enquête indique que les temps de pratiques numériques sont plus contraints dans les familles favorisées, en lien notamment avec des pratiques culturelles et de loisirs plus nombreuses et plus différenciées.
Les spatialisations
19La régulation des temporalités s’articule à celle de la spatialisation des appareils numériques, les équipements mobiles permettant aux adolescents de se connecter depuis différentes pièces du domicile. Là aussi, il existe des différences entre les familles qui autorisent les enfants à utiliser les écrans dans leur chambre, celles qui exigent qu’ils soient utilisés dans une pièce commune et celles qui tolèrent les connexions dans la chambre mais pendant un temps limité. Ainsi, si les familles favorisées sont globalement plus équipées que les familles populaires, dans celles-ci les adolescents ont un accès plus important aux équipements numériques dans leur chambre. Outre le fait que l’ordinateur est considéré comme favorable à la réussite scolaire, la taille de l’habitat et de la fratrie jouent également un rôle sur les régulations des espaces d’accès, en particulier lorsque les enfants partagent la même chambre.
20Dans les familles favorisées, la télévision est le plus souvent bannie des chambres des adolescents. L’ordinateur, la tablette et la console de jeux vidéo sont plutôt accessibles dans une pièce commune de la maison, sous le regard des parents, avec un contrôle strict. L’accessibilité des appareils dans un espace partagé permet aux parents de pratiquer une surveillance diffuse, sans « être sur leur dos ». Parmi les familles moyennes et favorisées, nombreuses toutefois sont celles qui autorisent les écrans dans les chambres en privilégiant le contrôle des temps de pratique à celui du lieu. Néanmoins, cette stratification sociale des pratiques ne permet pas d’appréhender la grande variété des stratégies parentales qui se structurent à partir des espaces d’usages.
Les contenus
21Enfin, les contenus télévisuels et vidéoludiques sont également régulés par les parents. Dix pour cent des parents interdisent à leurs enfants de regarder des émissions de télé-réalité. Ces familles vont valoriser des contenus susceptibles d’être rentables scolairement (documentaires, fictions particulières, etc.). Elles interdisent aussi le plus souvent certains jeux vidéo jugés violents. La régulation des contenus télévisuels peut aussi s’observer dans un souci de moralisation : la mère d’Anaïs (qui vit seule avec sa fille et est au chômage) lui demande par exemple d’éviter de regarder certains programmes de télé-réalité, jugés trop vulgaires.
22Les contenus présents sur les RSN cristallisent aussi des représentations négatives chez des parents de tous milieux sociaux (Kredens et Fontar, 2010 ; Jehel, 2011). Parmi les inquiétudes les plus courantes se distinguent la figure de l’« inconnu prédateur », les problèmes de harcèlement ou encore le dépôt de contenus qui mettent en scène l’adolescent ou exposent la vie familiale. Certains parents interdisent l’usage des RSN, d’autres tentent de le maîtriser, en particulier dans les milieux favorisés, en exigeant d’être « ami » avec les enfants. Quelle que soit la stratégie parentale adoptée, la régulation des pratiques des RSN se traduit le plus souvent par un accompagnement.
23***
24La période de l’adolescence se caractérise par le passage d’une logique de filiation à une logique de l’affiliation, qui marque la culture numérique des adolescents. Ces changements mettent à l’épreuve des parents qui, soucieux de la réussite scolaire et sociale de leurs enfants, s’efforcent de réguler des pratiques médiatiques qu’ils ont du mal à appréhender dans leur globalité (Barrère, 2015). L’intensité et les formes de régulation développées par les familles varient selon la propre proximité des parents avec la culture numérique, leur perception des activités numériques de leurs enfants, les contraintes auxquelles ils font face dans l’exercice de leur mission éducative et leurs objectifs éducatifs spécifiques. Des différences socioculturelles sont également observées. Si les familles favorisées valorisent l’autonomie de leurs enfants et leur créativité, ce sont néanmoins elles qui sont les plus actives dans la régulation des pratiques numériques. Mais, loin d’être démissionnaires, les parents de milieux populaires s’efforcent également de poser un cadre, même si celui-ci peut être fragilisé par un rapport plus distant à la culture numérique qui affaiblit les possibilités de résistance à la pression des enfants.
Note
-
[1]
Pour respecter l’anonymat des interviewés, les noms et prénoms ont été modifiés.