CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le système de protection sociale français est structuré par des dispositifs qui dans leur diversité poursuivent un objectif commun : protéger les individus face aux aléas de la vie. Ces aléas, qui peuvent également être qualifiés de risques sociaux, sont associés à des événements qui ont des conséquences importantes en affectant sensiblement les ressources financières des individus (perte d’un emploi, séparation d’un conjoint) ou en générant des dépenses supplémentaires (maladie, naissance d’un enfant).

2Les dispositifs sociaux développés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale visaient à instituer une prise en charge collective de ces risques dans un contexte de stabilité relative des carrières et des familles. Si ce système continue de constituer un rempart non négligeable contre la vulnérabilité et la précarité [1], il est confronté depuis plusieurs décennies à un environnement qui a beaucoup évolué. Les discontinuités et les ruptures professionnelles et conjugales (Costemalle, 2015 ; Gazier, Picart et Minni, 2016) et la complexité croissante des trajectoires individuelles amènent en effet à réinterroger la prise en compte des événements auxquels les individus sont confrontés et les dispositifs censés les protéger face aux risques sociaux qui en découlent. Sur le plan de l’égalité femmes-hommes, la montée du salariat féminin invite par exemple à faire évoluer le système de protection sociale, fondé initialement sur des assurances sociales couvrant le travailleur et sa famille par le biais de droits dérivés (modèle « Monsieur Gagnepain et Madame Aufoyer »), vers des droits plus individualisés (Périvier, 2015).

3La protection sociale doit saisir ces évolutions dans leur long cours et de façon globale. En particulier, en raison de la fréquence des changements familiaux et professionnels tout au long du cycle de vie, ceux-ci ne peuvent être appréhendés indépendamment du reste des trajectoires individuelles – et ce pour au moins deux raisons. D’une part, ces événements sont bien la conséquence de la trajectoire antérieure : les propositions qui invitent à penser les protections et l’accompagnement des individus en amont de la survenue des risques sociaux s’inscrivent par exemple dans cette optique (Gazier, Palier et Périvier, 2014). D’autre part, ces événements peuvent avoir des impacts à long terme par le biais de désavantages cumulatifs[2] et conduire à de fortes polarisations entre les trajectoires individuelles. Les écarts de pensions de retraite entre les femmes et les hommes en sont une illustration : le niveau de retraite moyen des femmes est moins élevé que celui des hommes parce qu’elles ont, sur fond d’une répartition inégale des tâches dans la sphère domestique qui pèse lourdement sur leur vie professionnelle, des carrières plus heurtées et des rémunérations plus faibles.

4Il est déjà possible d’observer que la logique de parcours irrigue de manière progressive les politiques publiques (portabilité des droits sociaux, compte pénibilité, etc.) et les sciences sociales (méthode des récits de vie, production d’enquêtes et d’indicateurs sur de longues périodes, etc.). Ce numéro d’Informations sociales a pour objectif de présenter les principaux débats et enjeux témoignant de l’intérêt croissant pour cette perspective longitudinale (venant ainsi actualiser le numéro 156 de la revue, paru en 2009 sur cette problématique alors émergente, intitulé Parcours de vie et Société). Il traite successivement de trois dimensions :

  • les outils théoriques et méthodologiques permettant d’analyser la dynamique des trajectoires et des inégalités sur le long terme (première partie) ;
  • les réformes actuelles visant une meilleure prise en compte de la complexité des parcours ainsi que les réflexions en cours sur la mise en place d’une nouvelle génération de droits sociaux (deuxième partie) ;
  • la prise en compte des itinéraires individuels dans les politiques d’accompagnement social et les organisations de protection sociale (troisième partie).

5Le numéro s’ouvre par une présentation des développements récents du paradigme du parcours de vie (point de repère d’Amélie Charruault). Ce cadre théorique, né au croisement de différentes disciplines (sociologie, psychologie, histoire, démographie), constitue aujourd’hui une des perspectives majeures pour comprendre la dynamique des trajectoires (Butz et Torrey, 2006). L’étude de l’hétérogénéité des parcours met au premier plan le rôle des déterminants institutionnels (environnement économique, normes sociales, cadre légal, etc.) sur les statuts qu’occupent les individus au cours de leur vie. À travers ses multiples développements, l’analyse du parcours de vie a débouché sur une série de principes communs et une carte conceptuelle permettant de mieux comprendre et décrire les itinéraires individuels.

6Dans la continuité de cette présentation théorique, la première partie du numéro montre comment l’étude des parcours nécessite le recours à des méthodologies spécifiques et variées permettant d’aller au-delà de l’observation des individus à un moment donné du temps. Plusieurs approches sont illustrées ici. L’article de Jacques-Antoine Gauthier fournit un exemple de l’analyse des séquences qui permet d’établir des typologies de la dynamique des parcours et de mesurer leur degré de similarité ; les résultats obtenus montrent que, si les parcours restent encore largement standardisés, il émerge des modèles alternatifs de trajectoires plus irrégulières. Christine Erhel propose, dans une perspective comparative, une approche fondée sur une typologie de situations familiales reflétant les phases clés de la vie (célibat, vie en couple, présence d’enfants, etc.). Elle souligne que les cycles de vie sont fortement différenciés entre pays et selon le sexe, et que les politiques de garde d’enfant constituent un moyen privilégié pour lutter contre les inégalités entre les femmes et les hommes. Parallèlement à ces approches, le recours à des données de panel consistant à interroger les individus à plusieurs reprises s’est fortement développé ces deux dernières décennies dans plusieurs champs [3]. L’article sur l’enquête Erfi d’Arnaud Régnier-Loilier illustre les avantages de ce type de données : elles permettent d’une part de confronter, par leur dimension prospective, les projets des individus et leur réalisation concrète (en matière d’intention de fécondité par exemple) et d’autre part d’identifier l’impact d’un événement sur les comportements individuels (ici, les effets de la naissance d’un enfant sur la redéfinition des rôles au sein du couple).

7La deuxième partie de ce numéro se focalise sur la manière dont les politiques publiques intègrent une approche en termes de parcours fondée sur une logique transversale et continue de prise en charge. La complexité croissante des trajectoires appelle tout d’abord à penser différemment la protection des individus face aux risques sociaux (article de Bernard Gazier) : une génération nouvelle de droits sociaux, fondée sur des principes assurantiels élargis au-delà du salariat traditionnel et articulant de manière cohérente les transitions personnelles et professionnelles sur la base d’un socle de droits individuels universels, pourrait alors voir le jour. Le rattachement des droits aux personnes plutôt qu’à un statut (de salarié par exemple) est d’ores et déjà à l’œuvre en France à travers des dispositifs visant à assurer, pour les individus, une portabilité de leurs droits au-delà des transitions professionnelles qu’ils peuvent effectuer (article de Pascal Caillaud). Ces dispositifs, aujourd’hui limités aux champs de la complémentaire santé et de la formation continue, nécessitent des garanties financières indispensables à leur mise en œuvre et un accompagnement renforcé des potentiels bénéficiaires afin que ceux-ci s’en saisissent réellement. Enfin, l’approche en termes de parcours est au cœur de réformes récentes des prestations sociales (revenu universel d’activité, aides au logement) dans le but de rendre celles-ci plus réactives aux changements de situation individuels tout en privilégiant une automatisation dans la récupération des revenus nécessaires au calcul des aides sociales (article d’Adélaïde Favrat). Le défi à relever consiste à conserver une lisibilité des droits pour les bénéficiaires de prestations dont le versement est encore largement conditionné à une déclaration de ressources, annuelle ou trimestrielle selon la prestation.

8La dernière partie s’intéresse aux effets de l’approche en termes de parcours sur la structuration des organisations de la protection sociale et plus particulièrement des services offerts aux bénéficiaires. En matière d’action sociale, la logique de parcours est particulièrement perceptible dans le champ de la protection sociale de l’enfance (article de Flore Capelier) : les évolutions légales récentes ont en effet pour objectif central de garantir la stabilité du parcours des enfants suivis ; ce faisant, elles amènent à réinterroger les organisations et les pratiques au cœur de l’aide sociale à l’enfance. L’appréhension de la trajectoire des individus a donné lieu à différentes expérimentations. Les ateliers d’écriture biographique (focus de Lise Mingasson) permettent à des personnes, parfois en situation de fragilité, de se réapproprier leur propre histoire de manière positive et de reconstruire leur estime de soi. Plus généralement, le droit de l’action sociale tend à apporter une attention de plus en plus importante au parcours de vie des individus. La branche Famille de la Sécurité sociale a saisi cette perspective de travail pour améliorer la visibilité de ses offres de service et la qualité du service, en mettant en place des parcours usagers qui s’alignent sur les besoins évolutifs des allocataires. Élaboré par la Cnaf avec l’appui de son réseau, leur mise en œuvre locale mobilise les Caf, leurs partenaires et des bénéficiaires, soutenue par une boîte à outils et des modèles de référence. Pour l’expérimenter, la Branche a choisi d’accompagner les familles lors des ruptures familiales avec le « Parcours Séparation » (article de Lucie Hourcade et Aurélien Place).

Notes

  • [1]
    En 2015, le taux de pauvreté après redistribution opérée par les transferts sociofiscaux était ainsi de 14,2 % contre 22,3 % avant redistribution. Source : Insee, DGFiP, Cnaf, Cnav, CCMSA, enquête Revenus fiscaux et sociaux 2015.
  • [2]
    Dannefer (2003) définit les désavantages cumulatifs comme la « tendance systémique à la divergence interindividuelle au cours du temps ». Ils traduisent l’idée que les inégalités observées à un moment donné du temps ont tendance à s’accentuer au fil des trajectoires par le biais de phénomènes cumulatifs.
  • [3]
    Ces données concernent par exemple les champs de la santé (cohorte Constances), de l’éducation (enquêtes Génération du Céreq) ou encore des parcours familiaux (enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles).

Bibliographie

  • En ligneButz W. P. et Torrey B. B., 2006, Some frontiers in social science, Science, vol. 312, p. 1898-1899.
  • En ligneDannefer D., 2003, Cumulative advantage/disadvantage and the life course : Cross-fertilizing age and social science theory, The Journals of Gerontology Series B : Psychological Sciences and Social Sciences, vol. 58, n° 6, p. S327-S337.
  • Costemalle V., 2015, Parcours conjugaux et familiaux des hommes et des femmes selon les milieux sociaux et les générations, Insee références Couples et Familles.
  • Gazier B., Picart C. et Minni C., 2016, La diversité des formes d’emploi, rapport pour le Conseil national de l’information statistique (Cnis).
  • En ligneGazier B., Palier B. et Périver H. 2014, Refonder le système de protection sociale. Pour une nouvelle génération de droits sociaux, Presses de Sciences Po.
  • En lignePérivier H., 2015, Une lecture genrée de la Sécurité sociale, soixante-dix ans après sa fondation : quel bilan pour l’égalité des femmes et des hommes ?, Informations sociales, 2015/3, n° 189, p. 107-114.
Vincent Lignon
Coordonateur du numéro
Maître de conférences en économie à l’université de Perpignan Via Domitia (UPVD) au centre de Droit économique et du Développement (CDED). Sa thèse de doctorat en sciences économiques, sous la direction de Pierre Courtioux, a été consacrée aux « transitions familiales, professionnelles et investissements éducatifs : une analyse par microsimulation dynamique » (université Paris 1 Sorbonne, École doctorale d’Économie (Paris), en partenariat avec centre d’économie de la Sorbonne). Avant l’université, il a travaillé notamment au sein de la direction des statistiques, des études et de la recherche de la Cnaf en tant que conseiller technique statisticien. « Vers une allocation unique ? Effets sur la pauvreté et les taux marginaux d’imposition », Revue économique, 2019/7.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/12/2020
https://doi.org/10.3917/inso.201.0004
Pour citer cet article
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