CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Parler des autres, c’est aussi livrer quelque chose de soi ; parler de soi, c’est aussi révéler beaucoup du milieu dans lequel on vit. Cette interaction identitaire, souvent relevée par les philosophes et dont les aspects les plus variés ont alimenté maints commentaires, a aussi beaucoup irrigué le champ des sciences humaines. Mais si, de l’histoire à l’ethnologie en passant par la psychanalyse, presque toutes ces disciplines ont exploité le récit de vie et ses nombreuses déclinaisons dans leur registre respectif, c’est sans conteste la sociologie qui en a le plus développé les potentialités en l’érigeant au rang de méthode, voire de branche autonome.

2Bien qu’il ne soit sorti que dans les années 1970 de l’indifférence dans laquelle elle stagnait depuis sa publication au début du XXe siècle, on tient souvent le livre de Jean-Marie Déguignet, Les mémoires d’un paysan bas-breton, pour une œuvre pionnière. Cette autobiographie est souvent citée, avec Soleil hopi : l’autobiographie d’un Indien hopi, de Don C. Talayesva (1942), Les Enfants de Sanchez, de l’anthropologue Oscar Lewis (1965), le plus littéraire Cheval d’orgueil, de Pierre Jakez Helias (1975) ou le très historique Montaillou, village occitan (1975), comme les éléments majeurs du corpus fondateur de l’idéologie du récit de vie, qui semble accorder plus d’importance aux déterminations sociales, géographiques, historiques et politiques qu’à la problématique de la personne.

3En France, l’intérêt des sciences sociales pour ces récits de vie doit beaucoup aux sociologues Daniel Bertaux et Jean-Claude Passeron. Au cours des années 1970, ceux-ci réhabilitèrent une méthode inspirée un demi-siècle plus tôt outre-Atlantique à leurs collègues de l’École de Chicago par des travaux d’ethnologues, alors qu’en Europe la recherche quantitative et statistique jouissait de la considération à peu près exclusive des milieux universitaires. Aujourd’hui, quelle que soit sa nature – production autobiographique spontanée, récit reconstitué par entretien ouvert ou guidé par une grille d’enquête, exercice d’écriture collective à finalité « clinique » –, le récit de vie s’est imposé comme une source majeure dans le champ des sciences humaines, qu’il nourrit abondamment.

4La démarche a été féconde mais on doit rappeler, à l’ère des réseaux sociaux et de leur extraordinaire capacité de diffusion des témoignages bruts de chacun sur sa propre vie, les mises en garde de Jean-Claude Passeron et Claude Grignon [*] contre « l’excès de sens et de cohérence », qui risque de conduire à des situations où « chaque biographie contient tout ». Si les récits de vie peuvent, dans une perspective de sociologie clinique, faciliter la construction ou la reconstruction identitaire, ils paraissent, lorsqu’ils sont conçus pour les réseaux sociaux, de plus en plus contraints par des règles formelles qui en font des objets standards et un « matériau » de moins en moins fertile pour le sociologue.

Notes

  • [*]
    Passeron J.-C. et Grignon C., 1989Le Savant et le populaire, misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil - Gallimard.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/12/2020
https://doi.org/10.3917/inso.201.0035
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