1La perspective du parcours de vie (Life Course Perspective) est apparue aux États-Unis il y a plus d’un demi-siècle, et s’est ensuite développée dans de nombreuses disciplines, notamment en sociologie, psychologie, socio-économie, démographie, socio-histoire et en épidémiologie (Lignon, 2014 ; Hutchison, 2010 ; Sapin et al., 2007). Pour reprendre les propos de Sapin et al. (2007, p. 34), le paradigme du parcours de vie s’intéresse « au développement des individus de la conception à la mort. Il cherche à saisir les logiques qui structurent des trajectoires diverses, mais il permet aussi d’appréhender les interactions qui les lient les unes aux autres, tout en les ancrant dans des contextes sociaux particuliers ». En cela, il se distingue de l’approche du cycle de vie (Life Cycle) qui, elle, a émergé en économie avec les travaux des économistes Irving Fisher et Paul Samuelson dans les années 1930. Elle considère que les trajectoires sont déterminées par les décisions intertemporelles des individus qui cherchent à maximiser leur bien-être, autrement dit elle repose sur l’individualisme méthodologique (Lignon, 2014).
2Aujourd’hui, l’approche du parcours de vie est une perspective majeure dans la recherche, comme en témoigne l’organisation de colloques nationaux et internationaux autour des questions de parcours de vie et de trajectoires. Ainsi, en 2017, plus de 50 chercheurs sont intervenus dans le colloque « Le parcours en question : comprendre les tensions entre les logiques individuelles », coordonné par l’Association française de sociologie ; en septembre 2019, la Society for Longitudinal and Lifecourse Studies (SLLS) a organisé sa conférence annuelle en Allemagne [1]. Enfin, pas moins de trois revues anglophones (Advances in Life Course, Research in Human Development, Longitudinal and Life Course Studies) et un manuel (Shanahan et al., 2016) sont dédiés à l’approche du parcours de vie.
3L’engouement pour cette approche est tel qu’elle est aussi très usitée dans le champ des politiques publiques. En protection de l’enfance par exemple, « la notion de parcours est très en vogue », où elle est entendue comme une « injonction à la continuité et à la stabilité » (Robin, 2016, p. 34).
Les concepts et principes fondamentaux au cœur de l’approche du parcours de vie
4Les termes de parcours de vie (Life Course) – employé et défini pour la première fois en 1964 sous la plume du sociologue Leonard D. Cain – et de trajectoires (Trajectories) sont des concepts clés de l’approche du parcours de vie. Si ces catégories sont parentes, elles ne recouvrent pas tout à fait la même chose. Le parcours se définit comme « un chemin pour aller d’un point à un autre » (Robin, 2016, p. 33). Il est composé d’un ensemble de trajectoires scolaires, professionnelles, familiales, relationnelles, de santé et autres. Loin d’être linéaires, les trajectoires individuelles sont caractérisées par un enchaînement de séquences d’expériences, de statuts et de rôles. Elles sont marquées, tout au long de la vie, par une série d’événements (Life Events) désirés, imprévus ou subis, de transitions (Transitions) ou encore de tournants ou de bifurcations (Turning Points) (Van de Velde, 2015) (Hutchison, 2010). La mise en couple, la séparation, le décès d’un proche, la naissance d’un premier enfant sont des exemples d’événements qui peuvent survenir au cours des trajectoires, tandis que la transition est un processus progressif qui induit un changement de statut et de rôle de l’individu. Les femmes et les hommes pourront par exemple, au fil de leur vie et de façon concomitante ou non, avoir le statut d’étudiant, de salarié, de chômeur, de conjoint, de mère ou de père. Quant aux tournants ou aux bifurcations, il s’agit d’événements qui ont des répercussions notables sur les trajectoires individuelles. Tout au long de la vie, les individus vont aussi accumuler des avantages ou au contraire des désavantages – théorisés sous le terme d’« avantages/désavantages cumulatifs » – qui vont participer à l’hétérogénéité des trajectoires et, à terme, à la production d’inégalités entre les individus (Dannefer, 2003).
5La notion de cohorte (Cohort) est également centrale dans le paradigme du parcours de vie, lequel soutient que les trajectoires de vie sont structurées par le contexte social, historique et institutionnel dans lesquelles elles s’inscrivent (Hutchison, 2010). Le concept de cohorte, introduit par le démographe Norman Ryder en 1965, est défini comme « un ensemble d’individus ayant vécu un même événement démographique, appelé parfois événement-origine ou événement fondateur, durant la même période et sur un même territoire. La génération est un cas particulier de cohorte qui désigne l’ensemble des personnes nées la même année » (Meslé et al., 2011, p. 56-57). On parle aussi d’effet de cohorte (Cohort Effect), ou d’effet de génération, pour désigner « l’influence des caractéristiques propres d’une cohorte ou d’une génération sur son comportement démographique ». L’effet de cohorte s’oppose à l’effet de période (Period Effect) et à l’effet d’âge (Age Effect). L’effet de période désigne « l’influence de la conjoncture sur les comportements démographiques » de l’ensemble des générations d’une population concernée. Les guerres, par exemple, affectent toutes les générations. Quant à l’effet d’âge, il fait référence à « l’influence de l’âge sur les comportements démographiques ou la probabilité de vivre un événement » (Meslé et al., 2011, p. 116-118). Les effets de cohorte, d’âge et de période sont souvent intriqués, comme l’illustrent les travaux sur les enfants de la Grande Dépression menés par le sociologue Glen H. Elder, reconnu comme l’une des figures pionnières de l’approche du parcours de vie. En analysant deux cohortes états-uniennes, G. H. Elder a montré que « les individus nés au début des années 1920 aux États-Unis, qui ont grandi dans une période économique relativement prospère, ont beaucoup moins souffert du contexte de privation des années 1930 que ceux nés peu avant ou au début de la Grande Dépression de 1929 » (Sapin et al., 2007, p. 25).
6Les nombreux travaux sur les âges de la vie et les classes d’âge ont également nourri le paradigme du parcours de vie. Ils ont notamment mis en lumière les multiples dimensions de l’âge (âge chronologique, biologique, psychologique, social) et ont remis en cause les grandes étapes de l’existence (jeunesse, âge adulte, vieillesse) (Van de Velde, 2015 ; Helfter, 2009 ; Hutchison, 2010).
7Outre ces concepts clés, l’approche du parcours de vie repose également sur cinq principes de base théorisés par G. H. Elder dans les années 1990 : 1) « le développement tout au long de la vie » (Life Span Development) considère que les individus évoluent de la naissance à la mort et qu’il est nécessaire d’étudier les trajectoires à long terme ; 2) « la temporalité des événements de la vie » (Timing in lives) suggère que les répercussions d’un événement ou d’une transition varient selon la position de l’individu dans son parcours et selon l’ordre dans lequel l’événement ou la transition survient ; 3) « l’insertion des vies dans un temps historique et dans un lieu » (Historical Time and Place) soutient que les trajectoires individuelles sont façonnées par l’époque et le lieu dans lesquels elles se déroulent ; 4) « le principe des vies liées » (Linked Lives) signifie que les trajectoires des individus sont interdépendantes. Les individus sont reliés à des réseaux familiaux, amicaux, professionnels et autres qui sont eux-mêmes influencés par le contexte social et historique ; 5) enfin, « l’intentionnalité ou la capacité d’agir » des individus (Human Agency) signifie que, malgré tout, l’individu a la capacité d’agir sur son parcours (Van de Velde, 2015 ; p. 23 ; Sapin et al., 2007, p. 32-33 ; Hutchison, 2010).
Comment appréhender et étudier les parcours de vie ?
8Selon le démographe Nicolas Robette (2014, p. 8), l’essor de l’étude des parcours de vie « est lié simultanément à des questions théoriques et aux progrès des techniques de collecte et d’analyse statistiques des données longitudinales ». Concernant la collecte, il existe en effet à ce jour un large spectre d’approches quantitatives et qualitatives qui saisissent les trajectoires de vie.
9Sans prétention d’exhaustivité, parmi ces approches on compte les enquêtes biographiques, qui permettent de reconstruire finement les trajectoires des répondante-s, voire de leurs proches, au moyen d’un questionnement rétrospectif (Antoine et al., 1999). À titre illustratif, l’enquête Biographies et entourage, réalisée en 2001 par l’Ined, a permis de retracer l’histoire familiale, résidentielle et professionnelle de 2 830 Franciliens âgés de 50 à 70 ans ainsi que celle de leur entourage. Les données ont été collectées via un questionnaire fermé « qui suscite un discours plus proche de l’entretien libre que du jeu de questions-réponses habituel dans une approche quantitative » (Vivier et Lelièvre, 2001, p. 1066). Les enquêtes biographiques se situent donc à mi-chemin entre l’approche quantitative et l’approche qualitative proposée par le sociologue Daniel Bertaux par exemple. Celui-ci est en effet connu pour avoir réhabilité le récit de vie dans les années 1970 et 1980 (Bertaux, 2016). Le récit de vie est un type d’entretien au cours duquel le narrateur est invité à raconter sa vie ou une partie de son expérience (Pruvost, 2010, p. 38-39).
10Les enquêtes de cohortes, qui suivent et interrogent un même échantillon d’individus à plusieurs reprises et sur plusieurs années, sont un autre type d’outil permettant d’étudier les trajectoires à long terme. Pilotée par l’Institut national d’études démographiques (Ined) et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), l’Étude longitudinale française depuis l’enfance (Elfe) est un exemple d’enquête de cohortes (Pirus et Leridon, 2010). Elfe suit de la naissance à l’âge adulte plus de 18 000 enfants nés en 2011. Elle étudie leur développement en collectant tout au long de leur existence de multiples informations sur leur santé, leur scolarité, leur alimentation, leur vie familiale et sociale ou encore leur lieu d’habitation.
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12Le paradigme du parcours de vie, qui considère que les trajectoires individuelles sont principalement déterminées par l’effet du contexte social, historique et institutionnel, peut donc être mobilisé dans de multiples domaines de recherche ainsi que par les politiques publiques, nationales, européennes ou internationales. Bien qu’il soit malaisé d’articuler et de capter l’ensemble des concepts et des principes au cœur de ce paradigme, il offre un cadre théorique solide et riche, permettant d’appréhender les dynamiques des trajectoires scolaires, familiales, professionnelles, de santé et autres au regard des contextes dans lesquelles elles s’inscrivent.
Note
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[1]
25 au 27 septembre 2019, Université de Potsdam : « Life Courses in Comparable Perspective : Similarities and Differences of Predictors and Outcomes Between Countries, Times and Populations ».