Les missions d’intérêt général et d’utilité sociale non marchandes qui relevaient historiquement de l’État ont été progressivement externalisées, notamment à travers la décentralisation. Elles sont aujourd’hui en grande partie effectuées par les travailleurs des structures de l’économie sociale et solidaire. Ceux-ci, dont les profils sont proches de ceux des fonctionnaires, forment une sorte de « 4e fonction publique » sans bénéficier des avantages et des protections statutaires de celle-ci.
1En France, le principe « d’intérêt général » est fortement associé à la tradition jacobine du gouvernement révolutionnaire (loi Le Chapelier et décret d’Allarde) et à l’édification de l’État républicain sous la Troisième République, qui étend le périmètre de l’intervention publique au-delà des missions strictement régaliennes (éducation, assistance publique, services postaux, etc.). Cette matrice historique constitue le socle d’une « idéologie de l’intérêt général » (Rangeon, 1986) qui n’est pas sans effet sur le rôle joué par la « société civile », rôle qui fut longtemps marginalisé par les pouvoirs (Rosanvallon, 2004). En choisissant la France pour décrire le processus occidental de construction de l’État, qu’il appréhende à partir de la constitution de « monopoles » territoriaux et fiscaux, Norbert Elias avait déjà souligné, dans son œuvre majeure consacrée au procès de civilisation, la continuité structurelle entre la monarchie absolue et les régimes politiques fondés sur l’égalité des citoyens devant la loi (Elias, 2003). La concentration des missions, à la fois régaliennes et sociales, par un État chargé d’assurer « l’interdépendance sociale », pour reprendre la formule du doyen de droit public Léon Duguit (Duguit, 1930), a abouti à une identification totale à l’intérêt général qui s’est incarnée jusque dans les personnes dont le rôle professionnel consiste précisément à le servir. Jusqu’à une période récente, les fonctionnaires avaient, en effet, pour obligation de se consacrer exclusivement à leurs missions, ce qui justifiait un statut « hors du droit commun » et une stabilité de carrière indispensable à leur dévouement au service de l’intérêt général.
2La loi Hamon de 2014 a rassemblé au sein d’une même catégorie, celle de « l’économie sociale et solidaire » (ESS), une diversité de pratiques issues de la société civile et qui participent également à produire de « l’intérêt général » [1]. En effet, il est désormais communément admis que cette « société civile » représente un partenaire indispensable dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques dans de très nombreux domaines (social, santé, environnement, handicap, insertion, logement, etc.). Les organisations historiques de l’économie sociale – mutuelles, coopératives, associations et fondations – et désormais les sociétés commerciales (à condition qu’elles se conforment aux principes formels de la lucrativité limitée, de la gouvernance démocratique et de la recherche d’une « utilité sociale »), ont ainsi été regroupées au sein de la même catégorie juridique et qualifiées comme « entreprises de l’ESS » [2].
L’institutionnalisation de « l’utilité sociale » comme catégorie d’action publique
3Sur le plan juridique, les entreprises de l’ESS, à l’exception notable de celles agréées par les services de l’État comme des « entreprises solidaires d’utilité sociale » [3], ne sont pas des sociétés commerciales. Elles se composent essentiellement d’entreprises de l’économie sociale qui peuvent être régies par : la loi de 1901 ; le statut coopératif (de consommation ou de production) ; le statut de mutuelle (loi de 1898) ou encore le statut de fondation privée à but non lucratif.
4Cette différence juridique a des conséquences pratiques : par exemple, en comptabilité des associations, le terme « d’excédent » est préféré à celui de « bénéfice » du fait du caractère non lucratif de l’objet poursuivi (Jaouen, 2011). De même, les individus qui font l’objet des services de l’association sont désignés, la plupart du temps, comme des « usagers » et non comme des « clients ». Autrement dit, il est désormais juridiquement admis par la loi Hamon que l’objet fondateur des entreprises de l’ESS est la recherche d’une « utilité sociale » [4]. Il s’agit là d’une différence de nature avec la société commerciale, pour laquelle la vente de biens et de services dans un but lucratif constitue la finalité première. Cette catégorie « d’utilité sociale » a déjà une longue histoire qui remonte à l’arrêt Saint-Luc du 30 novembre 1973 et qui a connu plusieurs étapes d’institutionnalisation (Hély, 2009).
5La loi de 2014 franchit une étape supplémentaire en lui donnant une signification comptable. En effet, comme l’indique l’instruction du 20 septembre 2016 [5], qui précise la procédure d’attribution de l’agrément Entreprise solidaire d’utilité sociale (Esus) à l’attention des agents administratifs des services déconcentrés, les entreprises qui n’appartiendraient pas de droit à l’ESS et qui souhaitent bénéficier de cet agrément doivent justifier de leur « utilité sociale ». La procédure stipule que cette utilité sociale consiste soit à œuvrer en faveur de publics défavorisés, soit à créer ou maintenir des solidarités territoriales, soit à contribuer à l’éducation à la citoyenneté. Les services instructeurs ont alors pour mission de vérifier que cette norme de l’utilité sociale est bien remplie en s’appuyant sur les comptes de résultats et les statuts juridiques de l’entreprise. La prise en compte d’indicateurs de performance tangibles donne ainsi un contenu matériel à l’utilité sociale des entreprises de l’ESS. Cette procédure prescrite par la loi s’inscrit, par ailleurs, dans un contexte où l’effort pour élaborer des outils de mesure des impacts sociaux connaît un certain essor, qui dépasse largement les seules préoccupations des administrations publiques (Stievenart et Pache, 2014).
6Il convient d’ajouter que ce processus de normalisation des pratiques d’évaluation s’inscrit également dans un contexte où, à la suite de la publication du rapport coordonné par Hugues Sibille [6] (Sibille, 2014), la mise en place des premiers contrats à impact social a été officialisée par le gouvernement le 11 mars 2016. En juin 2016, la Caisse des Dépôts, le Centre français des fonds et des fondations, le Comptoir de l’innovation, le Crédit coopératif, Finansol et le Mouvement des entrepreneurs sociaux lancent l’Impact Invest Lab, une initiative sous forme de « Lab » de l’investissement à impact social : « Les six membres fondateurs de ce Lab ont l’ambition de contribuer au débat, d’expérimenter et d’accélérer le développement de l’investissement à impact social en appuyant des projets innovants à forts enjeux sociétaux qui bénéficient à toutes les parties prenantes » [7]. Ce nouveau mode de financement, inspiré par l’expérience britannique de la Big Society lancée par David Cameron, repose sur la mobilisation de la finance privée au service de projets à but non lucratif. Il ne va pas sans susciter des critiques de la part de certains acteurs rassemblés au sein du Collectif des associations citoyennes, critiques exprimées dans une brochure qui en pointe les effets pervers et les conséquences pour les travailleurs sociaux impliqués dans la mise en œuvre de ces nouveaux dispositifs (Collectif des associations citoyennes, 2016).
Y-a-t-il trois ou quatre fonctions publiques ?
7Il est d’usage de distinguer, parmi les agents publics, ceux qui relèvent de l’État, des collectivités territoriales et des hôpitaux. Quid du 1,8 million de salariés employés par des entreprises de l’ESS régies par le statut associatif de la loi de 1901 [8] ? En effet, comme le confirme un rapport d’économistes du laboratoire Clerse, « sur bien des points les travailleurs associatifs empruntent des traits aux “gens du public” mais au sein de structures dont les ressources sont nettement limitées » (Devetter et al., 2017, p. 338). Autrement dit, depuis les différents actes de décentralisation qui ont favorisé l’externalisation des politiques publiques aux opérateurs associatifs, dans un contexte d’accroissement de la dépense publique locale au sein de la dépense publique globale [9], une fraction significative des salariés de cette forme particulière « d’entreprise de l’ESS » exercent les missions du public dans les conditions du privé (Hély, 2012). Ne disposant pas d’un statut aussi protecteur que les agents publics, les salariés de l’ESS n’en partagent pas moins avec ceux-ci certaines caractéristiques, comme un taux plus élevé de femmes, un niveau de diplôme supérieur à la moyenne de la population active et une surreprésentation d’enfants de fonctionnaires. Par ailleurs, l’augmentation constante de l’emploi salarié dans le monde associatif intervient dans un contexte où les nouvelles générations d’actifs sont confrontées à une contraction inédite de l’emploi public, comme l’ont bien mis en évidence Sibylle Gollac et Cédric Hugrée : « Entre 1982 et 2002, la part de l’emploi public chez les trentenaires a baissé de 8,2 points (…). Alors que 34,2 % des trentenaires actifs de 1982 travaillaient dans le secteur public, ils n’étaient plus que 26 % en 2002. Cette baisse est particulièrement forte au sein des administrations nationales (7,31 points) et au sein des entreprises publiques et nationales (3 points) » (Gollac et Hugrée, 2015). Autrement dit, tout se passe comme si les salariés du monde associatif incarnaient une « quatrième fonction publique » [10] qui ne dit pas son nom.
8On ne peut comprendre ces enjeux sans remettre en perspective les grandes transformations de l’action publique et leur mise en œuvre. En effet, les différentes étapes de la décentralisation (1982, 2003 et 2014 avec la loi NOTRe) se sont accompagnées de multiples transferts de compétences et de personnels. Or, depuis quelques années, la croissance des effectifs d’agents territoriaux a fortement décéléré (elle était quasi nulle en 2015). Les effectifs d’agents titulaires se révèlent même en baisse sur 2016 et 2017. Or, la fonction publique territoriale avait jusqu’ici tiré la croissance globale des effectifs d’agents publics. Force est de constater que cette puissance motrice est aujourd’hui au point mort et que, pour la première fois depuis l’institution du statut de fonctionnaire en 1946, la société française devrait connaître une baisse significative et durable du nombre d’agents publics titulaires. À l’appui de cette hypothèse, les données collectées par la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGFAP), dans les rapports annuels sur l’état de la fonction publique, rendent compte d’un flux d’entrants sur des emplois contractuels constamment supérieur aux entrants sur des postes de titulaires. En outre, les collectivités territoriales sont confrontées à une dégradation de leur situation financière. Elles assument, en effet, une part de plus en plus importante des dépenses publiques (notamment les prestations sociales : Allocation personnalisée d’autonomie (APA), prestations sociales et Revenu de solidarité active (RSA)) tout en subissant une contraction des ressources (réforme de la taxe professionnelle et baisse structurelle des dotations de l’État). Depuis le début des années 1980, la part des dépenses des Administrations publiques locales (Apul) dans la dépense publique globale est passée de 16 % à plus de 20 %.
9Autrement dit, l’effritement du cadre historique au sein duquel le travail non marchand était jusqu’ici accompli dans la société française conduit à s’interroger sur l’émergence d’une nouvelle figure, celle des travailleurs de l’utilité sociale employés par des entreprises de l’ESS. Ceux-ci ne disposent en effet pas des protections statutaires garantissant leur dévouement au service d’une mission d’intérêt général. En 1946, le législateur avait en effet considéré que les spécificités du service de l’État nécessitaient un statut protecteur (Chevallier, 1996). Soixante-dix ans plus tard, ce statut fait l’objet de controverses récurrentes dans un contexte où la condition salariale des travailleurs du secteur marchand s’est globalement dégradée sous l’effet de la violence de la concurrence internationale (Didry, 2016). Le fait qu’une fraction importante des travailleurs de l’ESS (et notamment ceux employés par une association) accomplisse les missions du public dans les conditions du privé ne suscite, pour le moment, aucun débat public peut laisser perplexe. La principale confédération patronale du secteur, l’Union des employeurs de l’ESS, semble en effet davantage préoccupée par la question de la représentativité patronale que par une réflexion sur la spécificité des emplois et des branches professionnelles qu’elle regroupe. Quant à la Chambre française de l’ESS, elle est focalisée sur la reconnaissance institutionnelle de l’ESS comme outil des politiques publiques [11]. Pour qui connaît l’héritage historique de l’association ouvrière et de l’utopie d’un « capitalisme démocratique » qui caractérisent l’économie sociale (Dreyfus, 2017 ; Duverger, 2016 ; Gueslin, 1992), ce silence des institutions de l’ESS appelle à tempérer les apologies exaltées d’un ensemble de pratiques censées incarner, selon certains, une « alternative au néolibéralisme » (Defalvard, 2015). En effet, considérée sous certains aspects, notamment ceux du travail et de l’emploi, l’ESS, sous sa forme contemporaine, apparaît moins comme une « alternative » qu’un excipient permettant de rendre socialement acceptables les nouvelles formes du capitalisme néolibéral.
Notes
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[1]
Pour éviter la confusion et dans la continuité d’autres réglementations, la loi utilise plutôt le terme « d’utilité sociale ».
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[2]
La liste actualisée des « entreprises de l’ESS » fait l’objet d’un recensement systématique (après enregistrement de cette qualité par les tribunaux de commerce) sous l’égide du Conseil national des chambres de l’ESS et en collaboration avec la Délégation interministérielle à l’ESS et l’Insee : http://liste-entreprises.cncres.org/
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[3]
Sous certaines conditions, les sociétés commerciales peuvent faire partie du périmètre de l’ESS. Elles demeurent, pour l’instant, largement marginales. Cf. Décret n° 2015-719 du 23 juin 2015 relatif à « l’agrément “entreprise solidaire d’utilité sociale” régi par l’article L. 3332-17-1 du code du travail ». Le dossier de demande d’agrément a été précisé par l’arrêté ministériel du 5 août 2015.
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[4]
L’article 2 de la loi liste les éléments, inscrits dans l’objet social de l’entreprise, qui sont favorables à la poursuite d’une utilité sociale. Voir la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire.
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[5]
Instruction à destination des services instructeurs en vue de la mise en œuvre du dispositif de l’agrément Entreprise solidaire d’utilité sociale (Esus), NOR : ECFT1624490J.
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[6]
Haut fonctionnaire, ancien délégué interministériel à la Délégation interministérielle à l’économie sociale, Hugues Sibille est un acteur historique important de l’ESS. Il est en particulier à l’initiative de la création de l’Agence de valorisation des initiatives socio-économiques en 2002.
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[7]
Communiqué de presse du 10 juin 2016 sur le site : https://iilab.fr/2016/06/10/lancement-ii-lab-impact-invest-lab/
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[8]
Voir les bilans annuels de l’emploi dans l’économie sociale réalisée par l’Insee. Le secteur associatif représente environ 80 % de l’emploi salarié dans l’ESS.
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[9]
Selon les données de l’Insee relatives à la comptabilité nationale, depuis le début des années 1980, la part des dépenses des Administrations publiques locales (Apul) dans la dépense publique globale est passée de 16 % à plus de 20 % en 2013.
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[10]
Les résultats de l’édition 2017 du baromètre national « Qualité de la vie au travail dans l’ESS », réalisé sous l’égide l’organisme de prévoyance Chorum, fait état d’une dégradation de la perception des conditions de travail par les salariés des entreprises de l’ESS (le monde associatif est très représenté parmi les répondants) : https://www.chorum-cides.fr/actualite/barometre-national-sur-la-qualite-de-vie-au-travail-dans-less-2017
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[11]
Propositions de ESS France pour l’élection présidentielle 2017 : http://www.ess-france.org/actualites/ess-france-presente-ses-propositions-pour-lelection-presidentielle-2017