1La loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire institutionnalise la spécificité des organisations relevant de l’Économie sociale et solidaire (ESS). Leurs adhérents doivent poursuivre un but « autre que le seul partage des bénéfices », leur gouvernance doit être « démocratique » et « pas seulement liée à [l’]apport en capital ou au montant de [la] contribution financière des associés, salariés et parties prenantes » et leur gestion, conforme aux principes d’attribution des bénéfices au maintien ou au développement de l’activité ainsi que de non-distribution des réserves obligatoires, impartageables (titre 1er, chapitre 1er, article 1, I). Ces trois critères de définition permettent d’inclure une grande variété d’organisations : les coopératives, les mutuelles, les sociétés d’assurance mutuelles, les fondations et les associations loi 1901, ainsi que les sociétés commerciales qui « recherchent une utilité sociale ».
2La diversité des formes juridiques de l’ESS, revendiquées par les acteurs eux-mêmes, pose d’emblée le problème de la cohérence du champ. Celle-ci reposerait sur la spécificité de ce « mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine » (titre 1er, chapitre 1er, article 1, I), mais la loi ne prescrit pas pour autant le statut juridique que doivent emprunter ces organisations. Cette spécificité est considérée comme la caractéristique décisive du champ : au fondement de son unité, elle en explique également la diversité. Le problème posé est donc celui de la spécificité des organisations ESS.
3En première analyse, ces organisations regroupent des acteurs qui souhaitent faire de l’économie « autrement » et se différencier des organisations privées à but lucratif (Chevalier et Gaulène, 2015). De manière générale, il s’agit de promouvoir une alternative au capitalisme, voire de proposer une solution à la crise (Draperi, 2015). Dans les deux cas, les organisations ESS sont considérées comme des formes spécifiques et alternatives à une logique « utilitaire et marchande ». Les théoriciens de l’ESS analysent les tensions entre, d’un côté, l’ancrage politique, social et a priori altruiste des valeurs portées par les membres de ces organisations et, d’un autre, leur ancrage économique (Laville et Hoarau, 2008). Ces études reposent donc sur une dichotomie entre la dimension économique (échange marchand utilitaire et intéressé reposant sur des mises en équivalence et sur des logiques d’accumulation) et la dimension sociale (échange non utilitaire et désintéressé reposant sur une logique d’anti-accumulation) (Godbout et Caillé, 1992), entre logique d’intérêt et logique de don. Ils mettent en avant la spécificité de leur objet qui serait caractérisé par l’importance des relations solidaires et des valeurs, au contraire des organisations capitalistes. Par conséquent, leurs travaux s’accompagnent de prises de position politiques explicites visant à lutter contre le « désencastrement » du monde économique et la « chalandisation » des organisations alternatives (Jaubert et Cret, 2014). En opposant logique marchande encastrée et logique marchande désencastrée, ces auteurs regrettent explicitement la « managérialisation » des organisations alternatives et de leur gouvernance (Chauvière, 2010).
4Cette thèse pose indirectement la question de la gouvernance de ces organisations considérées comme spécifiques. Quel est l’effet de la primauté des valeurs, de la logique du don sur la gouvernance des organisations de l’ESS ? Leur gouvernance est-elle fondamentalement différente de celle des entreprises privées à but lucratif ?
5Gérard Charreaux (Charreaux, 1997) propose une grille qui permet d’identifier les fondements éthiques et moraux des systèmes de gouvernance. Selon les cas, les valeurs sont considérées comme un mécanisme de gouvernance intentionnel spécifique ou comme un mécanisme spontané non spécifique (Charreaux, 2006). Dès lors, la gouvernance des entreprises, alternatives ou non, est tout autant un phénomène politique que financier. À l’opposé des théories de l’ESS, les organisations « atypiques » ne sont donc pas différentes des organisations capitalistiques par nature : s’appuyer sur la grille « élargie » distinguant mécanismes spécifiques/non spécifiques et mécanismes intentionnels/non intentionnels permet de prendre en compte tous les modèles de gouvernance, organisations ESS incluses. Il s’agit alors d’expliciter des configurations singulières de gouvernance. L’élargissement de la grille de lecture « gouvernance » et sa « démoralisation » débouche alors sur une grille de lecture générique, quelle que soit l’organisation (privée lucrative, privée non lucrative, etc.).
6Si la gouvernance des organisations ESS ne réside pas dans la configuration singulière entre les dimensions économiques et les dimensions sociales, se repose alors directement la question de la spécificité de cette gouvernance. Georg Simmel (1908) propose une grille d’analyse qui permet d’alimenter les réflexions proposées par les chercheurs de la gouvernance cognitive. La conception de la gouvernance dans les travaux de l’ESS repose alors sur la distinction entre effets positifs et négatifs : d’un côté, les éléments qui participent à la construction d’une unité (dimension sociale), de l’autre ceux qui tendent à la détruire (dimension économique). D’un côté, les éléments qui tendent vers l’accord et l’harmonie, de l’autre ceux qui excluent, qui dissonent, qui disjoignent. En décomposant les faits comme les relations, ceux-ci sont classés selon des catégories opposées : on divise, on distingue plusieurs tendances qui s’opposeraient et s’équilibreraient. Cependant, la dimension économique et la dimension des organisations (alternatives ou non) n’agissent pas isolément, elles se combinent avec d’autres dimensions (d’autres actions réciproques, selon G. Simmel) de façon à ce que le résultat soit précisément « la création d’une image tout à fait nouvelle ». On peut alors penser que la spécificité des organisations ESS est cette « image tout à fait nouvelle », dont il reste à décrire les caractéristiques principales.
7Pour répondre à la question de la spécificité des organisations ESS, ce numéro de la revue Informations sociales propose dans un premier temps d’en délimiter le champ. Il s’agit ici de mettre à jour les processus de construction de l’unité et de la cohérence interne de l’objet ESS au regard de son hétérogénéité organisationnelle (première partie : l’ESS, un monde hétérogène). Nous organisons ensuite le débat entre deux thèses. L’une est que la spécificité des organisations ESS repose sur le modèle de fonctionnement alternatif qu’elles promeuvent (deuxième partie : l’ESS, un champ pour l’innovation). L’autre thèse est que les organisations ESS sont des organisations comme les autres : d’un côté, elles ne disposent pas du monopole des valeurs, y compris de solidarité, de l’autre elles ont développé une activité de gestion de leurs ressources depuis leur création (troisième partie : l’ESS, des organisations comme les autres).
8Éric Bidet introduit ce numéro en proposant un panorama global de l’ESS. Il revient sur la définition inclusive du modèle d’entreprise induite par la loi du 31 juillet 2014 et décrit la morphologie du champ, ainsi que son périmètre.
9L’histoire de la construction de l’ESS n’est pas linéaire, comme le montrent Diane Rodet et Timothée Duverger. Économie sociale et économie solidaire ont des histoires distinctes, voire se sont construites en opposition l’une à l’autre. Leur regroupement est récent (D. Rodet) et T. Duverger identifie trois temps d’institutionnalisation de l’ESS. Ingo Bode élargit le panorama en proposant un comparatif des champs français et Cendrine Duquenne clôt la présentation en zoomant sur un des acteurs majeurs du champ, les entreprises d’insertion.
10La deuxième partie présente une vision plus classique de l’ESS, en insistant sur la diversité et le potentiel de transformation sociale et d’innovation de ce secteur économique. Alors que l’ESS est souvent considérée comme une alternative au monde marchand, Jean-Louis Laville insiste sur ses enjeux épistémologique et théorique : elle ne saurait se résumer à un « sous-secteur public » mais doit être appréhendée comme un véritable levier de changement, ainsi que le proposent notamment les chercheurs sud-américains. Anne-Sophie Franc et Arnaud Laroche, pour leur part, montrent en quoi l’ESS peut être considérée comme un frein à l’entrepreneuriat. Benoît Mounier insiste sur la dimension multidimensionnelle de l’utilité sociale, dont l’évaluation ne peut être réduite au simple critère monétaire. Cela permet d’affirmer en creux la spécificité des organisations ESS. Boris Tavernier propose un focus sur une association locale, intitulée Vrac (Vers un réseau d’achat en commun) qui développe des groupements d’achat de nourriture dans les quartiers populaires.
11La troisième et dernière partie s’ouvre sur un article de Matthieu Hély, qui montre qu’une grande partie des travailleurs de l’ESS accomplit des missions de service public dans les conditions du secteur privé. Guillaume Jaubert montre quant à lui que la gouvernance des associations gestionnaires d’équipements à destination d’un public handicapé repose à leur création sur l’exclusion du principe démocratique, puis qu’un fonctionnement autocratique permet ensuite d’affirmer, contre la base militante, un projet d’intérêt général. Benoît Cret systématise l’analyse de l’évolution du champ du handicap, majoritairement composé d’associations, et montre que la concurrence entre associations gestionnaires non seulement existe depuis la création de ce secteur mais qu’elle est aussi coproduite avec les acteurs publics. Thomas Dermine termine cette partie en insistant sur les Contrats à impact social (CIS), un mécanisme de financement grâce auquel des investisseurs privés préfinancent un programme social qui présente un intérêt pour un groupe mandataire, et s’interroge sur ses possibilités de généralisation à l’ensemble du secteur.