En France comme en Allemagne, un modèle d’économie sociale et solidaire a longtemps prévalu : celui d’un partenariat bien compris entre l’État financeur et des organisations bénéficiant d’une certaine indépendance opérationnelle pour mener des missions de service public, qu’elles soient éducatives, sociales ou sanitaires. Ce modèle est de plus en plus remis en question par les règles de la nouvelle gestion publique, conduisant à un soutien conditionnel des pouvoirs publics et à une marchandisation du secteur.
1En France, l’économie sociale et solidaire est souvent considérée comme un champ innovant et en pleine expansion. Certains en attendent même des transformations sociales profondes (Draperi, 2011). Toutefois, les expériences internationales incitent à relativiser ces attentes, du moins quand il s’agit d’activités économiques à visée d’utilité publique, se situant au-delà des pratiques entrepreneuriales commerciales et de celles qui s’engagent sous la bannière de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE). Le détour par l’Allemagne montre que le potentiel de ce secteur est certes considérable, mais qu’il est soumis à une forte pression par des dynamiques institutionnelles qui s’expriment, entre autres, par une mutation de la réglementation publique ainsi que par de nouvelles conceptions organisationnelles. Ce constat vaut notamment pour ce qui forme le cœur des activités en question, à savoir les services à la personne (dont l’aide à domicile et les activités pour l’insertion sociale), régulés par l’État-providence. Cet article met en lumière ces dynamiques en les croisant avec la conjoncture française ainsi qu’avec les tendances internationales.
Les structures de l’économie sociale et solidaire mises en relief
2Le concept d’économie sociale et solidaire suscite aujourd’hui moins d’enthousiasme en Allemagne que chez quelques-uns des pays voisins européens, où il inspire depuis longtemps déjà des débats scientifiques ainsi que des politiques publiques spécifiques (Cary et Laville, 2015). Pourtant, la réalité ne présente pas tellement de différences entre la France et l’Allemagne : les piliers du secteur sont les organismes de services à la personne – protégés par l’État-providence – dans les champs de l’éducation, de la santé et de l’aide ou de l’insertion sociale ; ils sont complétés par des coopératives traditionnelles et divers projets d’« économie alternative », en général de petite dimension (Lorthiois, 2005) et souvent à caractère expérimental (Bode et Russ-Satar, 2017). Puisque que, précisément, les services à la personne et les activités pour l’insertion sociale forment jusqu’à aujourd’hui le centre de gravité de ce secteur, « l’économie sociale et solidaire » est tout sauf un phénomène nouveau : sa croissance est presque exclusivement due à l’expansion de ces activités « protégées », comme on peut observer à l’échelle internationale (Bode, 2017). Si des variantes inédites de formes traditionnelles d’économie sociale existent et si l’on ne peut nier certaines innovations dans l’économie dite alternative, ces « nouveautés » restent relativement marginales du point de vue quantitatif.
3Du point de vue du statut juridique, les organisations qui mènent des activités économiques sans se définir comme des entreprises commerciales et en poursuivant des missions d’utilité publique sont très répandues en Allemagne (Birkhölzer, 2015). L’organisation représentant les coopératives recense ainsi 5 600 entités qui totalisent 20 millions de membres dont, par exemple, les locataires de 2 000 coopératives d’habitation (Wohnungsbaugenossenschaften). Elle accueille également quelques coopératives « alternatives » d’un genre nouveau, telles 800 coopératives énergétiques. Mais si l’on retient le nombre d’actifs et le pouvoir de ces organisations, alors ce sont 580 000 associations qui forment le cœur de l’économie sociale et solidaire, dont 100 000 ont un caractère entrepreneurial et 10 000 sont des sociétés d’utilité publique à responsabilité limitée (gemeinnützige Gesellschaft mit beschränkter Haftung ou GmbH).
4Ces dernières emploient 2,3 millions de personnes, dont 1,5 million pour le seul champ de la santé et des affaires sociales (salariés assujettis à la sécurité sociale, fréquemment employés à temps partiel). On parle en général à leur propos en Allemagne de Wohlfahrtsverbände (associations de bienfaisance), qui forment des réseaux d’institutions indépendantes opérant la plupart du temps à l’échelon local. Beaucoup d’entre elles ont aujourd’hui adopté la forme juridique de société d’utilité publique à responsabilité limitée et sont contrôlées par un conseil de surveillance composé de bénévoles.
5En Allemagne toujours, environ 400 entreprises d’insertion par l’activité économique opèrent dans un domaine à la charnière entre ces organisations classiques et l’économie alternative, et emploient 100 000 personnes en CDD. Beaucoup sont sous régie communale, d’autres sont des coopératives affiliées aux associations caritatives. Les réajustements des politiques de l’emploi ont provoqué dans cette branche une phase de régression depuis le milieu des années 2000. La récente extension des programmes destinés aux réfugiés et aux chômeurs de longue durée pourrait cependant inverser la tendance. Enfin, quelque 700 ateliers pour personnes handicapées (310 000 employés) œuvrent dans une branche spécifique du secteur. Ils fournissent des biens et des services sur le marché concurrentiel, mais leurs emplois sont subventionnés.
6En France, l’« économie sociale » traditionnelle se présente comme un secteur économique particulier certainement depuis plus longtemps qu’en Allemagne. Cela vaut notamment pour les mutuelles du secteur de la santé. En Allemagne, si une grande partie des caisses d’assurance maladie non commerciales sont également gérées par des organisations indépendantes sans but lucratif, leur compétence se limite à la sécurité sociale de base obligatoire. Directement placées sous la tutelle de l’État, elles sont légèrement plus autonomes que les caisses de la Sécurité sociale française (Bode, 2000). Depuis quelque temps, elles s’efforcent de se présenter comme des entreprises de services « comme les autres ». Dans les deux pays, le secteur de l’assurance mutualiste s’est, dans son ensemble, notablement aligné sur la concurrence commerciale ; le recours discursif à l’économie sociale semble toutefois plus marqué dans l’Hexagone.
7Les projets déclarés d’économie solidaire dans les débats français (par exemple les « régies des quartiers » ou « entreprises d’insertion ») ne se distinguent pas non plus foncièrement de leurs homologues allemands. Dans les deux pays, ces projets dépendent largement des politiques publiques. Plus généralement, la masse de leurs actifs est employée par des structures qui effectuent, au titre d’association gestionnaire, des prestations financées par l’État, par la « Sécu » ou par des avantages fiscaux. Des projets récents, tels que des crèches autogérées, s’insèrent également dans ce paysage. Leur organisation se distingue parfois entre les deux pays : en matière d’aide à domicile aux personnes âgées, par exemple, en Allemagne bénévoles et professionnels sont depuis longtemps dissociés tandis que cette séparation fonctionnelle semble moins marquée en France (Bode et Streicher, 2014).
8Cela dit, ce sont les caractéristiques regroupées à l’échelle internationale sous l’étiquette de « tiers secteur » (Defourny et al., 2014) qui forment jusqu’à aujourd’hui la raison d’être principale de toutes ces organisations. Celles-ci agissent sans but lucratif ni propriété privée et sont centrées sur des objectifs professionnels souvent revendiqués par les bénévoles qui s’y engagent. Au nom de ces principes, le secteur assure d’importantes fonctions d’intégration sociale. Ses organisations jouissent d’une bonne réputation dans la population et il est souvent considéré comme la « conscience sociale » de la société contemporaine.
9Les débats récents évoquent de plus en plus souvent des projets relevant du « social business ». Il s’agit d’entrepreneurs dont les idées et activités commerciales visent à réaliser des profits qui sont réinvestis dans des missions d’utilité publique (Schwarz, 2014). Leur approche s’apparente à celle des fondations et associations caritatives des pays anglo-saxons ou des social enterprises qui y prennent une importance croissante (Garrow et Hasenfeld, 2014). Pourtant ces dernières ne se caractérisent pas par une gouvernance interne démocratique ni par un appel aux bénévoles s’il s’agit de l’administration de ces structures. Elles reposent d’abord sur la maximisation des revenus et la doctrine de l’efficacité mesurable [1]. Il en va de même pour les entreprises à caractère d’utilité publique qui se concentrent sur la consommation éthique. Tous ces projets sont en nombre restreint en Allemagne, mais ils jouent un rôle croissant dans les débats publics. De plus, l’esprit qui les sous-tend semble également se diffuser de façon croissante dans les organisations mieux implantées du secteur. Il faut donc s’interroger sur l’évolution de cette situation. Alors qu’en France, si l’on se fie aux débats qui y ont cours, l’économie sociale et solidaire, avec ses mécanismes propres, a le vent en poupe, en Allemagne, on se pose davantage la question de savoir si ces mécanismes pourront persister – et il serait sans doute indiqué de mener ce débat en France également, puisque les changements en cours dans l’Hexagone vont dans le même sens.
Les dynamiques institutionnelles récentes et leurs effets
10Par le passé, l’économie sociale et solidaire allemande s’est développée massivement grâce à un partenariat avec les pouvoirs publics, en tout cas pour ce qui concerne le cœur du secteur, c’est-à-dire les organisations non lucratives intervenant dans le médico-social ou le champ d’insertion professionnelle. Elle devait sa capacité d’action à la fois à son indépendance opérationnelle et à la prise en compte des intérêts de la société civile ou de groupes sociaux particuliers, ce qui entraînait un certain pluralisme idéologique dans le secteur en question. L’État faisait directement intervenir les organisations d’utilité publique pour fournir des prestations que ne proposait pas le secteur marchand. Les marges de manœuvre de ces organisations en ce qui concerne la réalisation des programmes, l’élaboration conceptuelle ou la défense des intérêts (par exemple, comme avocat des populations défavorisées) étaient réelles, mais aussi contraintes à plusieurs égards. Les associations confessionnelles ont longtemps été au cœur de cet arrangement qui a favorisé leurs particularismes traditionnels. Il en va de même pour une fédération d’associations de bienfaisance liée au mouvement ouvrier, créée durant les années 1920. Or, d’autres milieux ont eu progressivement accès à cet arrangement. Les foyers d’accueil de femmes battues ou les services d’aide contre le sida dans les années 1970 et 1980 en sont de bons exemples. Les initiatives d’économie solidaire formant l’épine dorsale des politiques d’insertion grâce à leurs activités innovantes (par exemple dans le secteur du recyclage) ont également été incluses dans cet arrangement, bien que le soutien des pouvoirs publics fût dans ce cas moins prégnant.
11Dans cet arrangement, l’État a assumé l’essentiel des risques économiques – mais pas tous –, laissant aux organisations une large autonomie pour organiser l’aide en faveur de leurs publics cibles. Ainsi, leur action n’était pas uniquement jugée à l’aune de leurs coûts ou, pour les programmes publics de soutien à l’emploi, de sa productivité mesurable pour diverses catégories d’actifs. En outre, des mécanismes de consultation politique se mettaient en place lorsque les fonds prévus se révélaient insuffisants, afin de modifier les objectifs ou d’augmenter l’apport de ressources, prélevées dans d’autres secteurs de la société (la plupart du temps par le biais du système fiscal et redistributif). Si, en France, les relations partenariales [entre l’État et les organisations de l’ESS – NDLR] étaient moins denses, l’arrangement ne se différenciait pas fondamentalement de celui à l’œuvre en Allemagne ou dans de nombreux autres pays européens, ainsi qu’en attestent les attributions de la Fédération des acteurs de la solidarité (Fnars) [2], des services d’aide aux personnes âgées par le réseau ADMR [3] ou des organisations d’aide aux handicapés (Bode, 2010).
Depuis vingt ans, un secteur sous contraintes
12Ces deux dernières décennies, ce « modèle de partenariat » s’est toutefois retrouvé sous pression dans les deux pays. Certaines évolutions réglementaires, tout d’abord, ont réduit le degré d’autonomie de l’économie sociale et solidaire (Bode, 2014). La cause en est un désengagement public multidimensionnel, mené au nom du New Public Management (Nouvelle gestion publique) : les subventions sont de moins en moins liées aux coûts effectifs des prestations fournies ; les organismes de tutelle et les organisations de l’économie sociale signent des conventions pour une durée déterminée, fondées sur des objectifs détaillés et souvent chiffrés ; les concurrents issus du secteur marchand sont admis et les missions sont parfois soumises à des appels d’offres. Comme dans d’autres pays, la tendance est donc à la marchandisation de l’économie sociale (voir Bode et Champetier 2012, sur l’aide aux personnes âgées).
13Ces changements institutionnels ont conduit les associations de bienfaisance allemandes à insister plus fortement sur leur fonction économique, et moins sur leur vocation caritative. Elles accordent une priorité croissante aux objectifs comptables tout en privilégiant des conceptions en matière d’organisation et des pratiques quotidiennes qui prennent un tour plus entrepreneurial. De nombreuses structures ont copié les stratégies de rationalisation caractéristiques du secteur marchand, en recourant aux bas salaires et aux contrats précaires. En outre, leur coopération avec les pouvoirs publics et les usagers est plus instrumentale et souvent interprétée comme une relation commerciale dont la finalité est la maximisation de leurs revenus et la minimisation de leurs risques futurs. Désormais, seules les fédérations ou organisations cheffes de file nationales des différents secteurs, des initiatives politiques ciblées (lobbying, campagnes, etc.) et quelques projets phares sont porteurs des idées émanant de la société civile. Les structures traditionnelles de l’économie sociale et solidaire manquent fréquemment de ressources pour assurer leur mission au-delà des directives restrictives des organismes payeurs. Il en va de même pour les activités d’insertion susmentionnées, qui, aujourd’hui, doivent se contenter d’exécuter les mandats de courte durée, formulés par les instances publiques compétentes.
14Somme toute, quelques-unes de ces tendances sont probablement moins prononcées en France. Toutefois, si l’on regarde par exemple du côté du soutien à l’emploi et de l’aide aux personnes âgées dans ce pays, l’économie sociale et solidaire subit une incertitude économique semblable (Tchernonog et Vercamer, 2012 ; Garabige et al., 2015). Des deux côtés du Rhin, l’heure est à l’improvisation permanente (Bode, 2014) : lorsque les subventions publiques viennent à manquer ou sont incertaines ou irrégulières, du fait de l’application de règles d’attribution concurrentielles copiés sur les mécanismes du marché, les missions d’utilité publique – c’est-à-dire les services qui ne génèrent aucun profit – sont menés dans des conditions contraintes – quand il ne faut pas les ajourner complètement lorsque la situation devient ingérable et que les moyens font défaut, notamment pour ce qui est des bénévoles. Ainsi, un secteur à vocation d’être social et solidaire le devient de moins en moins.
15***
16Au XXe siècle, la pratique économique à des fins d’utilité publique a pu s’épanouir sur une base solide dans l’Europe rhénane, avant tout dans les secteurs des services à la personne et de l’insertion sociale. Mûri en Europe continentale, le partenariat entre l’État et l’économie sociale rayonne désormais dans les États nordiques comme en Grande-Bretagne, où de plus en plus d’organisations non étatiques assurent des missions éducatives, sociales et sanitaires (Bode, 2010). Cependant les cadres institutionnels (réglementation publique, approches d’organisation, etc.) qui façonnent ce domaine, mais aussi les relations avec les usagers, sont de plus en plus fondées sur des relations marchandes.
17De ce point de vue, les discours français sur les potentiels de l’économie sociale et solidaire ne semblent pas véritablement en adéquation avec les évolutions au plan international. Une perspective plus réaliste s’impose. À certains égards, la situation en Allemagne et en France se rapproche du modèle anglo-saxon. Une bonne part des acteurs politiques et associatifs présument – à tort, après tout – que les organisations d’utilité publique peuvent garantir elles-mêmes leur viabilité économique, qu’elles peuvent fonctionner dans les conditions de la libre concurrence comme n’importe quel acteur de marché, en tirant leurs ressources des ventes mais aussi de la mobilisation du volontariat (bénévolat, dons). De nombreuses organisations s’apparentent pourtant de plus en plus à des entreprises commerciales (Maier et al., 2016) et sont donc moins sociales. Seule une refondation du partenariat entre ces organisations et un État respectueux des libertés de la société civile, limitant les risques économiques et la compétition par les coûts, pourra empêcher une « banalisation » définitive des structures d’un secteur toujours porteur de grands espoirs.
Notes
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[1]
Cette mesure de l’efficacité est menée par un recours systématisé à l’évaluation, notamment d’impact. Pourtant, des influences externes sur la performance des structures, ainsi que les effets immesurables de leurs activités, souvent échappent à ce type d’évaluation.
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[2]
Depuis 2016, l’acronyme Fnars désigne la Fédération des acteurs de la solidarité, anciennement Fédération nationale des associations de réinsertion sociale (NDLR).
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[3]
Anciennement « Aide à domicile en milieu rural », l’ADMR est un réseau associatif de services à la personne qui intervient dans quatre domaines : autonomie (surtout des personnes âgées), services de confort à domicile, famille et santé. Il est constitué de 2 900 associations locales autonomes (NDLR).