1De l’œuvre, trop tôt interrompue par la mort, de Pierre Clastres (1934-1977), anthropologue d’inspiration libertaire, on connaît surtout l’étude très précise de la société des indiens Guyaki du Paraguay, publiée en 1972, et l’exposé développé en 1974 dans La société contre l’État sur les formes du pouvoir dans les sociétés primitives. Sa thèse principale est que ces sociétés ne doivent pas être considérées comme étant à un stade d’évolution mineur dans lequel elles n’auraient pas encore découvert le pouvoir et l’État mais qu’elles sont, au contraire, organisées en tribus de tailles modestes pour éviter que ces principes n’y prospèrent. Pour P. Clastres, les guerres qui opposent ces tribus, et qui seraient l’une des rares circonstances pour lesquelles elles se donnent un chef provisoire, constitueraient un moyen de repousser la fusion politique et donc la menace d’une délégation de pouvoir conduisant aux dérives qu’entraîne la croissance de la taille des sociétés.
2Une autre question, celle du mode de production des biens nécessaires au groupe et de leur accumulation, c’est-à-dire de l’économie, a retenu l’attention de P. Clastres. S’il ne l’a pas directement traitée dans ses écrits, il a clairement exprimé l’intérêt qu’il lui portait, en particulier à travers la préface qu’il a donnée à la traduction française d’un ouvrage de l’ethnologue américain Marshall Sahlins sur les sociétés mélanésiennes, Âge de pierre, âge d’abondance, l’économie des sociétés primitives [1].
3L’hypothèse qu’il pose est que les sociétés primitives (qu’il appelle aussi « segmentaires ») refuseraient délibérément la différenciation politique et économique en interdisant le surplus matériel et l’inégalité sociale. Dans une économie de subsistance ne cherchant ainsi à produire que ce qui est nécessaire pour assurer la survie du groupe (mode domestique de production), il n’y a pas besoin de développer les forces productives et d’adopter une organisation favorisant un tel objectif. L’économie n’y jouit donc d’aucune autonomie et moins encore d’un primat vis-à-vis de la politique et il est impossible de la séparer de la vie sociale, de la vie religieuse ou de la vie rituelle. Les observations que rapporte M. Sahlins, souligne P. Clastres, suggèrent que c’est plutôt la société qui contrôle la production et en limite le rendement dans une volonté de sous-production en réduisant par exemple le temps du travail humain à sa plus juste et courte durée nécessaire.
4Fondamentalement, P. Clastres soupçonne beaucoup des ethnologues qui l’ont précédé d’avoir délibérément négligé des témoignages pourtant connus de longue date, tels ceux rapportés par M. Sahlins. En entretenant ainsi le mythe de l’homme sauvage condamné à vivre une condition quasi animale par son incapacité à exploiter efficacement son environnement naturel, leur objectif était, dénonce-t-il, de contribuer à la promotion idéologique d’un modèle d’organisation sociale menant à l’État de type occidental.
Notes
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[1]
Paris, Gallimard, 1976, 420 pages.