L’économie sociale et solidaire est hétérogène. Elle s’est construite par l’incorporation successive d’organisations et de réseaux autonomes, tout d’abord au sein de l’économie sociale puis de l’économie solidaire. Toutes deux ont ensuite été réunies par divers acteurs académiques et politiques, et/ou praticiens. Si elles partagent la revendication de produire autrement que ne le font le marché et l’État, les organisations de l’ESS n’en restent pas moins divisées quant au fait de savoir si elles constituent une économie « alternative » ou de « réparation ».
1Fin juillet 2014 était adoptée la loi relative à l’économie sociale et solidaire (ESS). Si le terme commence à être bien connu, sa définition reste encore floue (Demoustier et al., 2003 ; Jany-Catrice, 2013). L’ESS ne renvoie pas toujours à des démarches claires pour le grand public. Un retour sur l’émergence de cet objet encore mal identifié s’impose donc. Il ne s’agira pas ici de retracer l’histoire exhaustive de chacune des composantes de l’ESS [1] mais d’en esquisser les principaux jalons afin de mieux comprendre la diversité d’acteurs sociaux, d’organisations et de projets auxquels le terme renvoie. Bien qu’il existe des démarches comparables dans divers pays, seule l’histoire française sera rappelée ici.
2Nous reviendrons sur la création de trois statuts d’organisation, l’association, la coopérative et la mutuelle, réunis au sein de l’« économie sociale » pour défendre un fonctionnement distinct à la fois de celui de l’État et de celui des entreprises privées lucratives. Nous verrons ensuite que des démarches partageant ce positionnement mais non nécessairement les mêmes statuts se multiplient à partir des années 1960 et font également l’objet de regroupements. Il s’agira enfin de montrer comment ces initiatives diverses sont réunies sous le terme d’« économie sociale et solidaire » à partir des années 2000, par des acteurs multipositionnés entre pratiques et politique.
Des associations, coopératives et mutuelles à l’économie sociale
3L’économie sociale désigne depuis les années 1970 les coopératives, mutuelles et associations (Defourny, 2006 ; Draperi, 2007) [2]. Chacun de ces statuts a d’abord une histoire propre.
Trois histoires anciennes et distinctes
4L’existence d’associations remonte au Moyen-Âge si l’on en retient l’acception large de pratiques d’activités sociales et d’échange de services entre membres d’un collectif (Draperi, 2009a). Perçues à la Révolution comme un obstacle entre l’État et les citoyens, les associations professionnelles que sont les corporations sont interdites par le décret d’Allarde (mars 1791) avant que la loi Le Chapelier (juin 1791) ne supprime toute forme d’association. Un peu plus d’un siècle plus tard, la fameuse « loi de 1901 » assure le renouveau de l’association en définissant celle-ci comme un groupement d’au moins deux personnes, ayant un but autre que le partage des bénéfices et n’ayant pas pour résultat d’enrichir l’un de ses membres. Il peut s’agir d’une association déclarée en préfecture (ayant une personnalité juridique) ou non (association de fait).
5Les coopératives, deuxième grande famille constitutive de la future économie sociale, ont une histoire qui remonterait au milieu du XVIIIe siècle, pendant lequel des fruitières du Jura transforment en fromage le lait livré par leurs adhérents. Des expériences comparables se multiplient au XIXe siècle. Certaines sont des coopératives de production, tels les ateliers des moulins textiles de New Lanark au pays de Galles, repris par Robert Owen en 1800, ou l’Association des bijoutiers en doré de Philippe Buchez en 1834 en France. D’autres sont des coopératives de consommation, comme la « Société des équitables pionniers de Rochdale », près de Manchester en Angleterre, qui formule pour la première fois les principes de la coopération : la règle d’égalité, selon laquelle une personne équivaut à une voix, la liberté d’adhésion, la répartition des bénéfices proportionnellement aux activités de chaque membre et la limitation de la rémunération du capital. Les coopératives sont peu à peu institutionnalisées par des lois distinctes selon leur forme : la loi du 18 décembre 1915 sur les sociétés coopératives de production (Scop), intégrée dans le Code du travail, la loi du 7 mai 1917 sur les coopératives de consommation, celle du 12 juillet 1923 définissant le régime des Sica (Société d’intérêt collectif agricole)…, jusqu’à la loi du 10 septembre 1947 sur les coopératives. Des lois ultérieures précisent et modifient en partie ces premiers textes (Clerc 2006 ; Draperi, 2009a).
6Les mutuelles représentent la troisième famille de l’économie sociale et dateraient du XIVe siècle au cours duquel apparaissent des sociétés de secours mutuel. Ces groupements de personnes prennent en charge obsèques et maladie sur la base de principes démocratiques : les cotisations sont forfaitaires, parfois proportionnelles aux revenus, et ne dépendent donc pas du risque couru par l’assuré. Les premières se développent autour de 1820. La Charte de la mutualité est adoptée en 1898 et la Fédération nationale de la mutualité française créée en 1902 (Dreyfus, 2006).
Former l’économie sociale pour défendre des intérêts communs
7Coopératives, mutuelles et associations n’ont pas de projet commun pendant plus d’un siècle. L’idée d’une unité émerge à partir des années 1960 (Draperi, 2009a ; Duverger, 2012).
8Un premier rapprochement s’opère tout d’abord entre coopératives et mutuelles. Ces deux familles font face à des difficultés qui les incitent à se rapprocher pour défendre ensemble leurs intérêts. Les mutuelles subissent la concurrence des sociétés d’assurance et sont confrontées à des mesures publiques de réduction des dépenses de santé. Le crédit coopératif cherche de son côté à diversifier ses sources de financement pour sauvegarder son autonomie vis-à-vis de l’État. Leur regroupement se fait autour de la notion de non-lucrativité et de la constitution d’un espace entre le secteur public et le secteur privé lucratif (Duverger, 2012). La nécessité de créer un lieu de médiation entre ces deux réseaux ne va pas sans difficultés ; leurs structures sont hétérogènes, aussi bien en termes de statut juridique ou de taille que de liens avec le monde des entreprises capitalistes. Un « Comité national de liaison des activités mutualistes et coopératives » (CNLAMC) est créé le 11 juin 1970. Les quatre principes qui fondent la convergence des coopératives et des mutuelles sont rappelés à cette occasion : liberté d’adhésion, gestion démocratique, absence de but lucratif et indépendance vis-à-vis de l’État. Il n’est pas encore question d’économie sociale.
9Les associations ne sont quant à elles invitées à les rejoindre qu’en 1975, à l’occasion de la progression de la réflexion sur les entreprises à but non lucratif, et le CNLAMC devient le Comité national de liaison des activités mutualistes, coopératives et associatives (CNLAMCA).
10Si les premiers usages du terme d’« économie sociale » datent du tout début du XIXe siècle, celui-ci désigne alors une utopie harmonieuse vers laquelle tendre. L’expression est reprise plus tard par différents auteurs tels que Charles Gide (professeur « d’économie sociale » et théoricien de la coopérative de consommation) et Georges Gurvitch, qui lui donnent des définitions sensiblement différentes.
11Son emploi pour désigner les associations, coopératives et mutuelles remonterait à un colloque du CNLAMCA en 1977. Chargé de la synthèse de l’événement, le sociologue Henri Desroche remplace les termes « d’entreprises à but non lucratif » par ceux « d’entreprises d’économie sociale » et contribue à théoriser ce qui unit les trois familles. L’institutionnalisation de cet ensemble d’activités se poursuit en France avec la création de la Délégation interministérielle à l’économie sociale (Dies) par le décret du 15 décembre 1981, sous l’impulsion de Michel Rocard. Son premier délégué est l’ancien trésorier de la MGEN, Pierre Roussel. Adoptée en 1980, la Charte de l’économie sociale en énonce les principes : liberté d’adhésion, gestion démocratique, administrateurs bénévoles, non-lucrativité et priorité de l’humain sur le capital.
Multiplication de démarches se positionnant comme alternatives et/ou solidaires
12En parallèle, d’autres démarches économiques et sociales se développent à partir des années 1960 en se positionnant également comme « différentes » de l’État et du capitalisme, sans pour autant relever des mêmes statuts. Partageant les principes d’une lucrativité limitée et d’un fonctionnement démocratique, elles sont par la suite rassemblées par différents acteurs contribuant à leur multiplication.
Des réseaux créés de façon autonome
13S’il est impossible de retracer ici l’histoire de tous les réseaux aujourd’hui rattachés à l’économie solidaire [3], on peut évoquer certains des plus anciens. Les Réseaux d’échanges réciproques des savoirs » (RERS) naissent en 1967 de l’expérience menée par une institutrice dans sa classe d’Orly (Héber-Suffrin et Héber-Suffrin, 2012). Favorisant l’échange non marchand et non monétaire de savoirs, ces associations se multiplient des années 1970 à aujourd’hui. L’Insertion par l’activité économique (IAE) date également du milieu des années 1960 (Eme, 2010). Les Entreprises d’insertion (EI) emploient des personnes en difficulté auxquelles elles assurent un accompagnement social (chômeurs de longue durée, allocataires du revenu de solidarité active socle…) et peuvent avoir un statut commercial ou associatif. Les EI sont inscrites dans le Code du travail en 1998. Les régies de quartier naissent à Roubaix à la fin des années 1970, quand des habitants créent une structure pour gérer les espaces communs de leur quartier. Les régies ultérieures associent habitants, bailleurs HLM et élus municipaux. On peut encore citer, parmi les démarches ensuite rattachées à l’économie solidaire, l’agriculture biologique, pour la promotion de laquelle des associations se créent dès le milieu des années 1960, telle Nature et Progrès (1964), ou encore le commerce équitable avec l’ouverture de la première boutique Artisans du monde à Paris en 1974.
14Si ces initiatives commencent à s’associer dans les années 1980, d’autres ne cessent d’être créées de façon relativement autonome : réseaux de commerce équitable tels que Minga (1999) et Max Havelaar (1992 en France), Systèmes d’échanges locaux (Sel, 1994), Association pour la finance solidaire Finansol (1995), Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap, 2001) ou encore Association pour un tourisme équitable et solidaire (Ates, 2006)… Cette énumération non exhaustive témoigne de la diversité des démarches qui émergent des années 1960 à aujourd’hui, de façon relativement autonome.
Valoriser une économie « autre »
15Ces initiatives sont réunies à partir des années 1980 au sein de différents espaces intermédiaires.
Mobilisations pour l’emploi et l’économie alternative
16Des mobilisations contre le chômage et pour la création d’activités d’utilité sociale se multiplient au milieu des années 1980. Il s’agit notamment de l’appel « Vivre Solidaires – Contre le chômage », lancé en 1984 par des personnalités proches de la deuxième gauche. Le succès de ces mobilisations conduit à la création en 1985 de l’association « Solidarité Emploi », destinée à soutenir les chômeurs dans des projets de création d’emplois d’utilité sociale (Darbus, 2009 ; Jérôme, 2014).
17En parallèle, l’Agence pour le développement d’une économie alternative (Aldea) est fondée en 1981 par le haut fonctionnaire et militant associatif Patrick Sauvage. Son objectif est d’encourager la création d’activités différentes de celles des entreprises capitalistes, de l’État mais aussi de l’économie sociale. Les statuts de celle-ci ne sont pas considérés comme les garanties suffisantes d’une économie « alternative ». Le réseau aboutit notamment à la création des Clubs d’investissement pour une gestion alternative de l’épargne solidaire (Cigales), de la société de capital-risque Garrigue et à la participation au contre-sommet The Other Economic Summit (Toes) lors du G7 qui se tient à Paris en 1984 (Duverger, 2016 ; Ros, 2014).
Multiplication des espaces intermédiaires
18L’Aldea fusionne en 1992 avec plusieurs associations, dont Solidarité emploi, dans le Réseau pour une économie alternative et solidaire (Reas), englobant ainsi les « alternatifs » et les « solidaires ». Il s’agit d’un espace d’interconnaissance et de promotion de politiques municipales en faveur de cette économie.
19Des réseaux de soutien à une « autre » économie se multiplient dans les années 1990. Visant la reconnaissance de ce secteur par les institutions publiques, l’Inter-réseau de l’économie solidaire (Ires) est créé en 1997 et devient en 2002 le Mouvement pour l’économie solidaire (Mes) en 2002. Les membres du Reas participent en parallèle à la création d’un secrétariat d’État à l’Économie solidaire en 2000. Des politiques publiques contribuent à la construction progressive du secteur. Plusieurs démarches sont financées : les Cigales, l’Adie (Agence pour le développement de l’initiative économique), les Sel ou encore le commerce équitable. Le Reas devient le Réseau des territoires pour l’économie solidaire (RTES) en 2002.
Militants multipositionnés
20La construction de l’économie solidaire est le fait d’anciens acteurs de l’extrême gauche sensibilisés aux questions environnementales et à l’autogestion dans le contexte de Mai 1968. Plusieurs d’entre eux militent alors au sein du parti écologiste, dont la montée électorale est concomitante de celle de l’économie solidaire (Darbus, 2009 ; Jérôme, 2014). Le parti est signataire de l’appel « Vivre Solidaires » et nombre d’adhérents Verts des années 1980 sont ainsi praticiens de ce qui s’appelle encore « l’économie alternative ». Citons, parmi les figures emblématiques de ces liens entre pratiques et politique, Jacques et Aline Archimbaud, impliqués dans l’association Solidarité Emploi, puis au Reas et enfin chez les Verts, ou encore Guy Hascoët, qui contribue à la création du parti écologiste en 1984 et devient le premier secrétaire d’État à l’Économie solidaire (2000-2002). En 1992, l’élection de plusieurs conseillers régionaux Verts se traduit par un soutien local aux projets d’économie solidaire, comme c’est le cas en particulier en Nord-Pas-de-Calais (Jérôme, 2014).
L’ESS : combien de divisions ?
21La structuration de l’économie solidaire pose la question de son rapprochement avec l’économie sociale, lequel s’opère grâce à la mise en place d’institutions publiques et l’appui d’acteurs académiques, en dépit de leur grande hétérogénéité.
Un espace hétérogène
22Les organisations de la future ESS partagent la volonté de produire et d’échanger autrement que ne le permet le système économique dominant, ce qui se traduit néanmoins par des représentations et des pratiques très diverses.
Hétérogénéité des organisations, diversité des membres
23L’économie sociale recouvre tout d’abord un spectre étendu d’organisations ayant parfois peu de choses en commun, incluant aussi bien le Crédit coopératif qu’une association de quartier. Cette hétérogénéité concerne les différents statuts (associations, mutuelles…) et traverse aussi chaque famille. Par exemple, dans l’économie sociale, la réunion entre coopératives de production, de consommation et agricoles a été progressive. De même, parmi les associations, des clubs de loisirs de petite taille coexistent avec Emmaüs France, qui salarie plus de 5 000 personnes. En dépit du principe de gestion démocratique et de l’égalité en devoirs et en droits des sociétaires, les organisations de l’économie sociale se trouvent de plus confrontées à d’importances différences d’engagement entre sociétaires.
24L’économie solidaire recouvre au moins autant de diversité. Les initiatives qui en relèvent ont été créées pour résoudre une situation sociale envisagée comme problématique et défendre une cause : l’amélioration des conditions de travail (commerce équitable), la lutte contre l’exclusion (IAE), la protection de l’environnement et/ou la santé (agriculture biologique, circuits courts), le lien social (Sel)… Elles sont envisagées par leurs créateurs comme des formes plus ou moins modestes de contestation de l’ordre économique et social dominant. Pour ces personnes et certains adhérents, ces structures apparaissent comme des espaces de militantisme alternatifs, prolongeant des engagements passés lors de Mai 1968 au sein d’un parti politique de gauche, de l’économie sociale ou de mouvements chrétiens. À la diversité de leurs origines militantes correspond celle des représentations et pratiques qui constituent l’ESS aujourd’hui : il existe autant de visions d’une agriculture alternative à la production intensive que de réseaux d’agriculture biologique. Le commerce équitable est de même loin de répondre à une unique conception. De plus, la visée contestataire poursuivie par les membres les plus centraux est très loin d’être partagée par l’ensemble de leurs adhérents ou usagers. Un grand nombre d’entre eux participent à une de ces initiatives avant tout pour l’activité qu’ils y exercent en tant que telle (achat équitable, emploi dans une entreprise d’insertion…) et renvoient de façon plus secondaire ou moins explicite à un objectif de changement social (Rodet, 2015, 2013).
Accords et désaccords
25Ces démarches diverses partagent la volonté de se distinguer à la fois du secteur privé lucratif et de l’État, sans pour autant s’accorder sur ce que recouvre cette différence. Certains visent un renversement du système actuel, d’autres une amélioration des pratiques (Rodet, 2014). La question de savoir si celles ci sont susceptibles de se substituer au capitalisme ou ne font qu’en corriger les faiblesses, c’est-à-dire s’il s’agit d’une économie « alternative » ou « de réparation », ne cesse d’être posée par les praticiens et les acteurs académiques (Lipietz, 2001 ; Hersent et Palma Torres, 2014 ; Hély et Moulévrier, 2013).
26Aujourd’hui rapprochées, l’économie sociale et l’économie solidaire n’en restent pas moins deux univers aux histoires distinctes. Si l’économie solidaire est à présent pensée par les principaux acteurs et théoriciens de l’économie sociale comme partie intégrante de celle-ci (Draperi, 2007 ; Demoustier, 2013), elle s’est pourtant construite dans une forme d’opposition à l’économie sociale, l’accusant de renier ses valeurs originelles et d’avoir renoncé à défendre un projet de transformation sociale (Frère, 2009). Un ouvrage récent donnant la parole aux praticiens de l’économie solidaire parle ainsi de « jeux d’alliance » pour désigner les liens entretenus avec l’économie sociale (Hersent et Palma Torres, 2014, p. 12). Les partis politiques qui soutiennent ces deux secteurs sont par ailleurs distincts : les Verts ont contribué à l’émergence de l’économie solidaire tandis que le parti socialiste est un appui historique de l’économie sociale.
La construction de l’ESS
27Les divergences de l’économie sociale et de l’économie solidaire n’empêchent pas, dès les années 1980, différents acteurs de contribuer à réunir ces démarches, en mettant avant tout l’accent sur ce qui les rapproche.
L’appui d’acteurs académiques
28Plusieurs acteurs académiques encouragent la construction de l’économie solidaire, puis de l’ESS. Le premier terme émerge à la fin des années 1980 autour du Centre de recherches et d’interventions pour la démocratie et l’autonomie (Crida), fondé par les sociologues Jean-Louis Laville et Bernard Eme. Ces derniers, présents au sein de l’Aldea et de l’Ires, contribuent à la diffusion de l’expression et de la thématique, en s’exprimant dans divers espaces, tels que la revue Esprit et la revue du Mauss ou les partis socialiste et écologistes, ainsi qu’à travers la création de formations universitaires (Darbus, 2009 ; Hersent et Palma Torres, 2014). Ils popularisent, ainsi que l’économiste spécialiste de la coopération, Danièle Demoustier (2001), l’association de ces deux économies comme participant d’une même dynamique sous la forme de l’« ESS ».
Le rôle du secteur public
29En soutenant la genèse de l’économie solidaire, les Verts encouragent également sa réunion avec l’économie sociale. La construction de l’ESS est favorisée par divers dispositifs et institutions publics, telles les Chambres régionales d’économie sociale et/ou solidaire (Cres/S) créées à partir de 2001 (Darbus, 2009) et chapeautées par le Conseil national des Cres (CNCRES) dès 2004. En 2001, un Conseil des employeurs et groupements d’économie sociale (Ceges) remplace le CNLAMCA. Quant à la Dies, elle se transforme en 2006 en Délégation interministérielle à l’innovation, à l’économie sociale et à l’expérimentation sociale (Diieses), avant d’être absorbée en 2010 dans la Direction générale à la cohésion sociale (DGCS) rattachée aux Affaires sociales. La reconnaissance institutionnelle de l’ESS se poursuit avec la commande d’un rapport sur l’entrepreneuriat social au député Francis Vercamer en 2010, la création du ministère délégué à l’ESS en mai 2012 et, enfin, la loi sur l’ESS du 21 juillet 2014. L’économie « sociale et solidaire » s’installe peu à peu dans les représentations et l’action publique.
30***
31Ce retour sur la genèse de l’ESS souligne qu’il s’agit d’une construction sociale récente : elle correspond au regroupement, par des acteurs économiques et sociaux, politiques et académiques, d’initiatives apparues de façon relativement indépendante. Celles-ci partagent la volonté de se démarquer à la fois de l’État et de l’entreprise capitaliste et hiérarchisée, sans pour autant recourir aux mêmes représentations, pratiques ou objectifs en termes de changement social. Elles fédèrent d’anciens militants politiques aussi bien que des adhérents davantage présents pour les échanges qu’ils y réalisent que mus par un objectif explicite de transformation sociale. La catégorie de l’ESS renvoie ainsi à une réalité hétérogène soutenue par des acteurs désireux d’en valoriser les intérêts communs via des politiques et dispositifs publics. Se souvenir de son histoire permet de mieux saisir la diversité des réalités observables, les tensions qui peuvent exister entre des réseaux poursuivant des horizons distincts, ou encore le fait que cette catégorie ne soit pas toujours utilisée : au sein d’associations, il n’est pas rare de rencontrer des directeurs et des salariés ne connaissant ni la charte de l’économie sociale, ni même le terme, et doutant d’appartenir à « l’ESS ». L’entrée des entreprises sociales dans ce secteur avec la loi de 2014 illustre à quel point les frontières de celui-ci sont mouvantes et renvoient encore à la même question de savoir s’il constitue une économie « alternative », « de réparation » ou « d’amélioration » du système économique et social dominant.
Notes
-
[1]
Voir : Draperi, 2009a ; Duverger, 2016 ; Hersent et Palma Torres, 2014.
-
[2]
On ne traitera pas ici des fondations, dont l’appartenance à l’économie sociale, souvent mentionnée, fait encore débat.
-
[3]
Voir Rodet, 2013, pour un plus long développement de l’histoire de douze réseaux se reconnaissant aujourd’hui sous ce terme.