CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’économie sociale et solidaire est juridiquement reconnue en France par la loi du 31 juillet 2014 qui la définit comme « un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine auquel adhèrent des personnes morales de droit privé qui remplissent les conditions cumulatives suivantes :

  1. Un but poursuivi autre que le seul partage des bénéfices ;
  2. Une gouvernance démocratique, définie et organisée par les statuts, prévoyant l’information et la participation, dont l’expression n’est pas seulement liée à leur apport en capital ou au montant de leur contribution financière, des associés, des salariés et des parties prenantes aux réalisations de l’entreprise ;
  3. Une gestion conforme aux principes suivants : a) Les bénéfices sont majoritairement consacrés à l’objectif de maintien ou de développement de l’activité de l’entreprise ; b) Les réserves obligatoires constituées, impartageables, ne peuvent pas être distribuées ».

2Cette loi consacre au plan juridique un modèle spécifique d’entreprise qui s’est construit depuis les années 1970 sous l’influence de quelques acteurs historiques opérant sous des statuts juridiques bien identifiés (ceux de coopérative, mutuelle, association et, plus tard, fondation). Elle est considérée comme « inclusive » car elle étend ce périmètre historique à des acteurs nouveaux en précisant que peuvent être également reconnues comme appartenant à l’ESS des sociétés sous statut commercial classique qui, aux termes de leurs statuts, remplissent les conditions de la définition juridique de l’ESS, sont engagées dans une recherche d’utilité sociale et adoptent des principes de gestion qui les obligent à consacrer une part de leurs bénéfices à une réserve statutaire obligatoire. Cette extension du périmètre dit historique de l’ESS est un prolongement de l’orientation qui avait été donnée en 2000 par la création d’un secrétariat d’État à l’Économie solidaire, dont le domaine englobait, en plus des acteurs historiques, les champs de l’insertion par l’activité économique et du commerce équitable, où intervenaient déjà des sociétés commerciales.

L’ESS, un secteur économique à part entière

3Cette définition juridique n’a toutefois pas encore de traduction statistique très solide. D’une part, parce que les chiffres disponibles font encore essentiellement référence au périmètre traditionnel de l’ESS défini sur la base des statuts juridiques ; d’autre part, parce que les chambres régionales de l’ESS, qui sont chargées d’établir les listes d’organisations reconnues d’ESS dans chaque région, n’ont commencé à le faire qu’en 2016. On peut espérer que l’adéquation entre les données statistiques et le périmètre légal de l’ESS se fasse progressivement dans les années qui viennent.

4Néanmoins, si les chiffres disponibles ne sont pas encore en parfaite adéquation avec la loi votée en 2014, ils offrent depuis une dizaine d’années une indication assez précise de la contribution et des principales caractéristiques des entreprises de l’ESS, grâce aux statistiques régulières diffusées par l’Insee d’une part [1], et par l’Observatoire national du Conseil national des chambres régionales de l’ESS (CNCRES) d’autre part [2].

5En France, on considère ainsi qu’une personne sur deux est membre d’une coopérative, que les mutuelles de santé protègent plus de 60 % de la population, que les assurances mutuelles ont plus de 20 millions de sociétaires, que les associations comptent 22 millions d’adhérents bénévoles, etc. Ces chiffres donnent un ordre de grandeur de la présence de l’ESS au plan national. Ils sont cependant à manier avec prudence car les double, voire triple, comptes sont évidemment nombreux et ne sont pas toujours faciles à déceler (une personne peut être membre ou bénévole dans plusieurs coopératives, mutuelles ou associations). En termes de parts de marché, l’ESS représente environ 60 % des dépôts bancaires, 40 % de l’agroalimentaire ou 25 % environ du commerce de distribution. Et à l’aune de l’emploi salarié, les statistiques montrent de manière plus précise que l’ESS compte environ 2,4 millions de salariés, soit environ 10,5 % de l’emploi total et près de 14 % de l’emploi privé en France. Sa contribution au PIB national n’est pas clairement établie mais elle est estimée entre 6 et 8 %. La contribution des seules associations représenterait environ 3,2 % du PIB, l’équivalent de l’agriculture – pour comparer avec un autre domaine où les subventions publiques jouent un rôle important.

6En mettant en perspective les différentes estimations chiffrées disponibles, on peut affirmer qu’en trente ans (1980-2010), le secteur de l’ESS a probablement doublé son importance relative dans la population active (de 5 à 10 %) et également doublé ses effectifs salariés en valeur absolue (de 1,1 million à 2,3 millions). S’il convient de garder à l’esprit que les statistiques concernant l’emploi dans l’ESS ne sont homogènes que depuis 2006 environ, ces chiffres donnent une indication globale du dynamisme de l’ESS. Cette tendance est largement confirmée par des données plus récentes et plus fiables qui montrent que les effectifs salariés de l’ESS ont augmenté environ quatre fois plus que ceux du secteur privé pour la période 2000-2015 (voir graphique 1).

Graphique 1

Évolution comparée de l’emploi ESS/privé hors ESS 2000-2015

Graphique 1

Évolution comparée de l’emploi ESS/privé hors ESS 2000-2015

Source : Acoss-Urssaf et MSA

7Pour 80 % de ses effectifs (mais seulement 70 % de ses rémunérations), l’ESS est représentée par le secteur associatif. Les créations d’emploi enregistrées au cours des vingt dernières années sont surtout à porter au crédit du mouvement associatif, en partie parce qu’une partie des emplois qu’il crée se substituent à des emplois supprimés dans le secteur public. Ce dynamisme associatif a toutefois été altéré par la crise de 2008 puisqu’on observe dans les associations un déclin de l’emploi salarié en 2011, après une hausse ininterrompue depuis le début des années 2000. L’emploi associatif n’a retrouvé son niveau de 2010 qu’en 2014. Une étude récente de Valérie Tchernonog et Lionel Prouteau estime que de 2011 à 2017 les effectifs salariés dans les associations ont augmenté de 2,4 % [3]. Selon des études du CNCRES, ce dynamisme de l’ESS en matière d’emploi devrait se poursuivre en raison d’une pyramide des âges spécifique qui entraînera de nombreux de départs en retraite dans les années à venir.

L’ESS rassemble des activités tertiaires principalement dans le secteur social

8Dans quels secteurs se trouvent les emplois de l’ESS ? C’est une question qu’il est intéressant de considérer de deux points de vue. D’une part, pour apprécier l’importance de l’ESS dans un secteur d’activité donné et déterminer s’il existe des secteurs d’activité où l’ESS est l’acteur principal ; d’autre part, pour mesurer l’importance d’un secteur d’activité donné au sein de l’ESS et déterminer ainsi si l’ESS est concentrée dans certains grands secteurs d’activité.

9Sur la base du nombre d’emplois, on peut tout d’abord noter que l’ESS est essentiellement présente dans le secteur tertiaire. Pour les deux tiers, ses salariés sont concentrés dans trois domaines : l’action sociale, les activités financières et d’assurance et l’enseignement. On peut également souligner que les domaines cumulés de l’action sociale, de l’enseignement et de la santé, qui font une place importante à des activités non marchandes, concentrent 60 % environ des effectifs de l’ESS : même si celle-ci ne se confond pas avec le secteur non marchand, elle partage avec celui-ci des éléments communs importants.

10Les principaux domaines d’activité dans lesquels l’ESS est un acteur majeur sont l’action sociale, l’enseignement, la santé, le sport, les activités financières et d’assurance, les arts et spectacles [4] Dans ce dernier cas, cependant, si l’ESS est l’un des acteurs importants du champ (26,7 % des emplois), celui-ci ne représente qu’un faible pourcentage des effectifs de l’ESS en raison de sa taille très réduite. En matière d’action sociale, les organisations de l’ESS sont l’acteur économique majoritaire (60 % des emplois du secteur) tout comme dans le sport (54 % des emplois). S’agissant de l’action sociale, on estime par exemple que les associations assurent presque 70 % de l’emploi salarié dans l’aide à domicile. Au niveau de l’activité économique nationale, l’aide à domicile représente plus de 800 000 emplois, soit à peu près autant que le secteur des sociétés financières. Dans l’éducation, à travers notamment les établissements privés sous statut associatif, souvent d’obédience chrétienne, les associations regroupent plus de 20 % des emplois (340 000 salariés). Un autre domaine important est celui de l’éducation populaire, où l’on compte près de 230 000 emplois associatifs. Dans la santé, les acteurs de l’ESS sont des associations, fondations et mutuelles qui représentent environ 11 % des emplois salariés. Enfin, dans les activités financières et d’assurance, à travers des coopératives et mutuelles, l’ESS représente 30 % des effectifs salariés, dont 165 000 emplois environ dans les banques coopératives et 80 000 dans les mutuelles d’assurance.

Un emploi plus féminin et un peu plus précaire que dans le secteur privé

11La question des caractéristiques de l’emploi dans les organisations de l’ESS mobilise de plus en plus l’attention et plusieurs études s’y sont intéressées depuis une dizaine d’années. Elles montrent que la pyramide des âges des salariés de l’ESS se rapproche de celle du secteur public. Plus précisément, le profil par âge des salariés de l’ESS est intermédiaire entre celui du secteur public, où l’âge moyen est un peu plus élevé que la moyenne, et celui du secteur privé classique, où il est inférieur. Globalement, l’âge moyen des salariés de l’ESS est supérieur d’environ trois ans à ce qu’il est dans le secteur privé, et inférieur de près de deux ans à ce qu’il est dans le secteur public.

12L’ESS se distingue également par une proportion élevée des emplois occupés par des femmes : elles y constituent les deux tiers des salariés et représentent plus de la moitié des cadres, ce qui correspond presque exactement à la situation dans le secteur public mais distingue très nettement l’ESS des autres entreprises privées. Cette différence est plus marquée dans les associations et mutuelles que dans les coopératives et fondations. Une particularité des associations est de salarier un nombre important de femmes seules et sans enfant (la part des femmes salariées de 30 à 44 ans sans enfant y est ainsi quatre fois plus élevée que dans la population totale).

13Enfin, certaines études se sont intéressées aux conditions de travail dans l’ESS. Elles montrent que celles-ci sont très variables selon les composantes de l’ESS. Ainsi, par rapport à la moyenne des entreprises, si l’emploi dans les associations présente un niveau inférieur en matière de salaires, de contrats de travail à durée indéterminée et d’emplois à temps plein, les mutuelles et les coopératives offrent des résultats plutôt supérieurs. Dans les coopératives et les mutuelles, les salaires des cadres sont au-dessus de la moyenne des cadres du privé. En fait, ces caractéristiques considérées comme propres à l’emploi en ESS ont tendance à disparaître, voire à s’inverser, quand on réalise une comparaison entre différents types d’organisations au sein d’un même secteur d’activité. La moindre qualité de l’emploi associatif traduit surtout en réalité le fait que les associations sont davantage présentes dans des secteurs d’activité où la qualification de l’emploi est globalement moins élevée. De même, le niveau de qualification supérieur dans les mutuelles ou coopératives illustre le fait que celles-ci sont concentrées dans des secteurs, notamment la banque et l’assurance, où la qualité moyenne des emplois est élevée. Enfin, considérée globalement, l’ESS se caractérise par une politique salariale globalement plus égalitaire que dans les entreprises privées, une tendance favorisée par la loi sur l’ESS de 2014.

Notes

Éric Bidet
Maître de conférences en sciences de gestion
Maître de conférences en sciences de gestion à l’Université du Mans, où il dirige le master Économie sociale et solidaire et la chaire ESS. Il copréside actuellement avec Nadine Richez-Battesti l’Association pour le développement des données sur l’économie sociale (Addes). Il travaille sur l’ESS depuis une vingtaine d’années et plus spécialement sur l’ESS en Corée du Sud et en Asie. Il a publié plusieurs articles sur ce thème et codirigé en 2016, dans la Revue des études coopératives, mutualistes et associatives (Recma), deux dossiers consacrés à l’ESS et à l’entreprise sociale en Asie.
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/10/2019
https://doi.org/10.3917/inso.199.0010
Pour citer cet article
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