1Notion polysémique par excellence, la qualité fait débat, dans le secteur social et bien au-delà. De la normalisation industrielle aux démarches d’amélioration des pratiques professionnelles, elle nourrit des interprétations plurielles. La recherche de qualité donne lieu à des mobilisations variées de la part de réformateurs institutionnels, d’usagers comme de professionnels des services publics. Certification des comptes publics, méthodologies de maîtrise des risques, démarches participatives ou indicateurs d’évaluation… : la qualité prend des formes concrètes et des logiques d’usages très diverses, que ce numéro se propose d’explorer.
2La première partie étudie la qualité en tant qu’entreprise institutionnelle. Registre d’action mobilisateur, elle fait l’objet de multiples déclinaisons sous la forme de « démarches qualité », d’approches de « maîtrise des risques » ou de déploiement de « logiques client ». Il peut s’agir de rapporter la qualité aux moyens engagés et aux résultats obtenus (efficience), de rechercher la minimisation des erreurs dans le traitement des dossiers ou de mesurer la satisfaction des usagers. Évaluer la qualité est souvent, également, un moyen de réformer les organisations et à cet égard elle constitue une modalité originale du New Public Management (Bertillot, 2016). Ces démarches de transformation de l’action publique menées au nom de la qualité ont beaucoup à nous apprendre. Les contributions de cette partie analysent tout d’abord le contexte dans lequel elles s’inscrivent, les enjeux auxquels elles répondent, les logiques selon lesquelles elles sont construites et les instruments qui les véhiculent. Ces contributions s’interrogent également sur la « face cachée » des entreprises menées au nom de la qualité : leurs dimensions réformatrices parfois implicites, leurs effets paradoxaux sur le fonctionnement ou leur place dans les missions des administrations et des services publics (Martin, 2016).
3Le secteur social s’est emparé de la qualité sous l’impulsion des pouvoirs publics et l’influence de l’expérience acquise par le secteur de la santé. Ainsi, dans le secteur médico-social, différents outils et procédures ont été développés dans le sillage de la loi 2002-2, telles les évaluations internes et externes. Même si ces dispositifs mettent en avant l’autoévaluation des acteurs, leur impact sur la transformation des organisations dépend de leur réception et en particulier de la manière dont l’encadrement s’en empare ou non (article d’Éric Garcia et Gérald Vanzetto). L’entretien réalisé avec Denis Segrestin, sociologue spécialiste des démarches qualité en entreprise, apporte un éclairage historique et sociologique sur les dynamiques de la qualité dans les services publics d’aujourd’hui. Après avoir émergé dans l’industrie au cours des années 1990, les démarches qualité se sont généralisées dans les autres secteurs, sans pour autant résoudre les problèmes récurrents des organisations, comme la coordination dans les bureaucraties, l’écart entre la qualité formelle et la qualité réelle, la place des apprentissages organisationnels…
4Le parallèle avec l’industrie est essentiel pour comprendre la place singulière de la qualité au sein de la Sécurité sociale en général et de la branche Famille en particulier. Entreprises de services de masse empruntant à l’industrie pour la gestion de leur relation client, les Caf s’inscrivent dans une démarche globale de réflexion et d’action en matière de qualité, afin de délivrer des prestations et des services individualisés ou collectifs tout en s’adaptant à une population aux besoins très divers. La nécessité pour les Caf de fournir un service « attentionné » doit rester en cohérence avec une législation devenue très complexe au fil du temps. Or la contradiction entre la demande d’individualisation du service et la complexité réglementaire est une source potentielle d’erreurs de traitement – la prévention de celles-ci constitue d’ailleurs une activité continue. La « démarche qualité intégrée » de la branche Famille tente d’apporter une réponse à ces défis en activant différents leviers processuels, comptables et, à terme, de formation continue (focus de Céline Barbosa). C’est l’usage d’outils de cet ordre qu’Hugo Bertillot analyse dans son article, en retraçant la genèse des indicateurs de qualité et de sécurité des soins déployés dans le secteur hospitalier depuis le milieu des années 2000. Il montre comment les démarches qualité peuvent être utilisées comme une modalité douce de rationalisation des organisations professionnelles. Le déploiement d’instruments d’évaluation de la qualité des soins équipe une ambition de transformation du secteur hospitalier, également conçue pour limiter l’émergence de conflits avec les professionnels de l’hôpital.
5La deuxième partie du numéro s’intéresse à la place des usagers dans la recherche de la qualité. Du simple usager aux représentants associatifs systématiquement consultés par les responsables politiques et institutionnels, la figure de l’usager se révèle plurielle. Tour à tour absents des réflexions sur la qualité ou instrumentalisés dans des réformes déployées au nom de leur satisfaction, les usagers peuvent aussi être des réformateurs sociaux (Lascoumes, 2007) autonomes et collectivement organisés, qui mettent en question la qualité du service rendu, la solvabilisation des bénéficiaires, les inégalités d’accès aux services publics et aux droits sociaux (Warin, 2007). Les contributions de cette partie décrivent les différents visages que peuvent prendre les destinataires des services publics : bénéficiaire des services, « ayant droit » n’ayant pas recours à ses droits, citoyen contributeur au financement public ou client/consommateur éclairé d’une « offre » de services. S’intéresser à la manière dont les usagers se saisissent ou ne se saisissent pas de la qualité permet de renouveler l’appréhension de leur place dans les politiques sociales contemporaines.
6La place des destinataires de l’action publique dans les réformes de la protection sociale a été problématisée de différentes manières depuis l’émergence de la notion d’usagers dans les années 1980 (article de Jean-Marc Weller). Derrière un même terme, les réformes successives dessinent elles-mêmes plusieurs figures de l’usager, « citoyen » dont il s’agit de protéger les droits, « partenaire » dont il faut assurer la représentation politique, « client » dont il s’agit de promouvoir la satisfaction ou « expert » mobilisé dans l’élaboration des politiques publiques. Dans certains secteurs, comme la petite enfance ou la prise en charge de la dépendance, l’analyse par la qualité met en évidence les limites d’une définition au singulier de l’usager ou du bénéficiaire. Une crèche s’adresse autant à l’enfant qu’à ses parents, tout comme un service d’aide à domicile est utile aux personnes souffrant d’une perte d’autonomie, comme à ceux, membres de la famille ou proches, qui les aident au quotidien. Une étude sur les besoins de ces « proches-aidants » montre l’intérêt de leur proposer des plans d’aide personnalisés et « coconstruits », c’est-à-dire élaborés avec l’ensemble des parties prenantes : l’usager (la personne dépendante), ses proches et l’ensemble des intervenants présents sur le territoire. La coordination de ces derniers devient alors une composante essentielle de la qualité (article de Sébastien Gand, Léonie Hénaut et Jean-Claude Sardas).
7En aval du service, l’analyse des plaintes des usagers et de leur traitement est un vecteur d’analyse intéressant de la qualité du point de vue du bénéficiaire. Différents dispositifs de médiation administrative existent, telle la commission des usagers (CDU) qui, dans les établissements de santé, a pris en 2016 la suite de la commission des relations avec les usagers et de la qualité de la prise en charge (CRU) (focus d’Audrey Mourgues). La CDU est ainsi à la fois un lieu d’expression des bénéficiaires et de recueil et de gestion de leur insatisfaction. Cet espace permet aux usagers de participer, dans une certaine mesure, à la démarche d’amélioration collective de la qualité des établissements et du système de santé.
8La troisième partie du numéro saisit la qualité à l’épreuve des organisations et des professionnels des services publics. Loin d’être utilisée de manière univoque dans une logique de modernisation néomanagériale, la recherche de la qualité est aussi au fondement de démarches de rationalisation professionnelle (Gadrey, 1994). Quelle que soit leur origine, les démarches autour de la qualité prennent corps dans des univers de pratiques structurées autour de multiples organisations et acteurs professionnels. Par ailleurs, la qualité est un registre d’action singulier, qui revendique une forte légitimité au nom de la fonction même des services publics et du principe de l’intérêt général. L’émergence de la qualité comme « mot d’ordre » réformateur ne signifie pas cependant que les professionnels du secteur sanitaire et social se désintéressaient auparavant de cette question. Au contraire, elle était souvent au cœur de leur conscience ou de leur ethos professionnels. En revanche, ces entreprises de rationalisation conduites au nom de la qualité souvent imposée par le haut (« satisfaction » des usagers, « performance » des organisations, etc.) suscitent parfois une adhésion limitée des agents, voire leur opposition, même s’ils ont des difficultés pour l’exprimer. La qualité peut ainsi faire l’objet de réceptions « plurivoques » de la part des professionnels (Bezes et al., 2011), suscitant des formes diverses de mobilisations et de démobilisations. En privilégiant l’étude de la mise en œuvre des démarches d’évaluation de la qualité à l’intérieur des organisations de services publics, les contributions de cette partie s’intéressent au développement de démarches professionnelles mais, aussi, à la manière dont les définitions institutionnelles et professionnelles de la qualité se côtoient sans se rencontrer, entrent en tension ou s’hybrident dans les pratiques, à travers une pluralité de mécanismes d’appropriation, de participation ou d’opposition aux démarches menées au nom de la qualité.
9Le champ de la petite enfance se recompose ainsi aujourd’hui à l’aune de trois conceptions distinctes – et peu articulées – de la qualité des services (article de Pierre Moisset). Entre la qualité économique (conciliation de la vie familiale et professionnelle), la qualité sociale (lutte contre la pauvreté) et la qualité éducative (investissement social), cette « valse-hésitation » atteste du caractère composite des objectifs de la politique en faveur de la petite enfance et de la difficulté, voire l’impossibilité, de construire un référentiel qualité univoque dans ce domaine (comme dans d’autres). À Pôle emploi, la démarche de rationalisation traduit la stratégie d’activation des chômeurs dans des dispositifs gestionnaires – indicateurs de performance et mesures de suivi individualisé – auxquels les conseillers tentent de s’ajuster au quotidien sans pour autant y adhérer totalement (article de Lynda Lavitry). Au nom de l’amélioration de la qualité des services, l’activité statistique et gestionnaire a tendance à prendre le pas sur le travail relationnel. Toutefois, loin de rester passifs, les conseillers mettent en place des pratiques de contournement, en réinjectant des aspects relationnels au nom de ce que doit être à leurs yeux un travail « de qualité ». Dans le secteur social, la mobilisation des autorités publiques en faveur de la qualité du service est un phénomène récent, étroitement articulé, selon Michel Chauvière, à l’essor d’un modèle économique marchand qui bouleverse la conception du travail social. Or la qualité, définie dans sa dimension relationnelle et informelle, fait depuis longtemps partie intégrante des rapports entre bénéficiaires et professionnels du social. Michel Chauvière défend ici l’idée que ce qui s’échange dans le travail social ne peut se réduire à une transaction marchande régulée par la qualité formalisable et évaluable.
10Le déploiement d’une logique « d’accompagnement » – laquelle tend à prendre le pas sur les logiques de « rencontre » et de solidarité – porte alors le risque de voir des pratiques reposant sur un fort engagement professionnel se trouver en porte-à-faux avec les nouvelles injonctions managériales. Frederik Mispelblom Beyer, au contraire, insiste sur l’opportunité que peut représenter pour des professionnels d’horizons variés du médico-social la participation aux démarches qualité. À partir de deux exemples empiriques – un institut médico-éducatif qui amorce une démarche qualité et une association qui gère des appartements de coordination thérapeutique –, il soutient que la contrainte institutionnelle peut se transformer en ressource pluriprofessionnelle, en aidant à élaborer une vision partagée des activités de soin, penser les interventions professionnelles en complémentarité et révéler un ensemble de préoccupations communes.