Soumis à des réformes successives, et à la faveur de l’émergence d’un champ de recherche hybride entre gestion et santé, le secteur hospitalier a progressivement adopté des indicateurs de qualité et de sécurité des soins. Ceux-ci ont, en douceur, contribué à rationaliser et améliorer l’information sur les établissements comme la formalisation, la traçabilité et l’auditabilité des pratiques et processus. Leur intégration récente dans la tarification hospitalière pose de nouveaux défis.
1À travers une succession de réformes (Pierru, 2007) et le déploiement de divers outils empruntés au « nouveau management public » (Belorgey, 2010), l’hôpital est travaillé depuis plus de vingt ans par de multiples projets de rationalisation, qui prétendent optimiser sa gestion et améliorer l’efficacité des activités de soin. Le mouvement le plus visible est la diffusion de nouveaux instruments de tarification à l’activité (T2A) qui reposent sur l’introduction des indicateurs du programme de médicalisation des systèmes d’information (Juven, 2015). En parallèle de cette rationalisation économique à forte visibilité, un autre mouvement s’épanouit, plus discrètement, autour de la qualité des soins (Setbon, 2000). Reposant davantage sur l’engagement des professionnels, cette dynamique autour de la qualité s’est sédimentée en une variété de dispositifs : certification des établissements de santé par la Haute Autorité de Santé (HAS), référentiels pour la pratique ou encore évaluation des pratiques professionnelles (Castel et Robelet, 2009).
2Depuis le milieu des années 2000, le ministère de la Santé et la HAS ont généralisé le recours à des indicateurs de qualité et de sécurité des soins, qui se sont progressivement imposés dans le secteur hospitalier. Ils sont utilisés dans la certification, mobilisés dans la contractualisation régionale par les agences régionales de santé, repris par les palmarès, communiqués par les hôpitaux et affichés publiquement sur les sites institutionnels.
3L’analyse sociologique [1] de la genèse et du déploiement de ces indicateurs (Bertillot, 2016 a et 2016 b) montre comment la qualité a constitué une modalité originale de la transformation des établissements de santé, s’attachant à les rationaliser… mais en douceur. En effet, loin d’être anodins, ces indicateurs incarnent une inflexion subtile mais décisive dans l’évaluation de la qualité des soins, dans la mesure où ils introduisent un recours à la quantification et à la mise en équivalence des établissements, à partir de la traçabilité des pratiques médicales et des processus organisationnels. Cet article retrace la genèse de ces indicateurs de qualité en France, en exposant tour à tour leurs origines, leurs caractéristiques et leurs usages.
Aux origines des indicateurs de qualité : une crise de confiance multiforme
4L’origine des indicateurs de qualité peut être esquissée à grands traits, au croisement de plusieurs mouvements concomitants dans le contexte sanitaire singulier de la fin des années 1990. Le premier est le fait de la société civile : dans la seconde moitié des années 1990, les publications des premières « listes noires » dans la presse, puis des premiers palmarès des hôpitaux, suscitent d’importants remous dans le monde de la santé ; l’affaire de la clinique du Sport éclate en 1997, presque une décennie après les premières contaminations de patients lors d’opérations pratiquées dans des conditions de stérilisation insuffisantes, et entraîne la constitution d’une association représentant les victimes d’infections nosocomiales (nommée « Le Lien ») qui dénonce l’incapacité des responsables sanitaires à contrôler la qualité des établissements ; plus généralement, on assiste à l’essor d’une certaine défiance vis-à-vis des professionnels de la médecine, des gestionnaires des établissements et des institutions publiques chargées de veiller sur la qualité hospitalière.
5Au début des années 2000, ce mouvement de défiance de la société civile rencontre une deuxième dynamique davantage portée par les organisations internationales, telles que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), qui s’emparent de la question de la mesure de la qualité et de l’efficacité des systèmes de santé.
6Ces deux mouvements – civil et international – en rencontrent ensuite un troisième, plus institutionnel, qui s’inscrit dans l’organisation d’une nouvelle forme d’expertise au carrefour de la santé publique et des sciences de gestion ; elle est composée de chercheurs qui travaillent sur les bases de données médico-économiques mais aussi sur l’élaboration des référentiels de la qualité, notamment à l’Agence nationale d’accréditation des établissements de santé (Anaes), précurseuse de la HAS.
7Par conséquent, au début des années 2000, il est devenu à la fois possible et impératif, pour les pouvoirs publics, de justifier une action volontariste et transparente dans le domaine de la qualité des soins. En 2003, le ministre de la Santé, Jean-François Mattéi, passe commande pour un « palmarès d’État » qui permettrait à l’administration de classer avec objectivité les établissements de santé en fonction de la qualité des soins qu’ils prodiguent. La HAS, d’abord hésitante à adopter une approche plus « quantifiée » de la qualité, suit le mouvement deux ans plus tard à travers une décision de son Collège [2] qui prévoit d’intégrer des indicateurs à sa procédure de certification des établissements. Le ministère de la Santé et la HAS chargent alors plusieurs équipes de recherche d’expérimenter et de valider des indicateurs susceptibles d’être généralisés par l’État. L’une de ces équipes fonde le projet « Coordination pour la mesure de la performance et l’amélioration de la qualité hospitalière » (Compaqh), lequel mobilise une méthodologie visant à créer le consensus entre l’ensemble des parties prenantes (chercheurs-experts, institutions publiques, fédérations hospitalières, sociétés savantes, représentants des usagers). À partir des travaux, le ministère de la Santé instaure, dès 2005, un tableau de bord des infections nosocomiales qui comprend cinq indicateurs à vocation d’affichage public. À partir de 2008, la HAS déploie sept indicateurs permettant d’évaluer la qualité à partir de la traçabilité des informations dans le dossier patient ; depuis la toute fin des années 2000, ils sont mobilisés pour objectiver la procédure de certification. Enfin, par un décret d’application de la loi Hôpital, Patients, Santé, Territoires (HPST) du 21 juillet 2009, l’affichage public des résultats de ces indicateurs devient une obligation réglementaire.
8Afin de répondre à des pressions extérieures dans un contexte de défiance, l’État s’est donc lancé dans l’élaboration d’indicateurs de qualité et de sécurité des soins, ce qui n’a pas été sans conséquences sur les caractéristiques de ses instruments de mesure.
Prendre des mesures acceptables, grâce à des indicateurs prudents
9De manière générale, les indicateurs de qualité s’attachent à évaluer certaines dimensions de la qualité hospitalière, dans le but affiché de les améliorer. Ils mesurent ainsi une dimension du monde empirique sous la forme d’un score, d’une classe ou d’un rang, en référence à une cible (tableau 1).
Caractéristiques de cinq indicateurs de qualité typiques

Caractéristiques de cinq indicateurs de qualité typiques
10Pour permettre aux institutions étatiques de prendre des mesures sans brusquer les professionnels ni les gestionnaires d’établissements, les concepteurs des indicateurs de qualité ont privilégié la construction d’indicateurs relativement consensuels. D’une part, ces indicateurs mesurent certaines dimensions spécifiques de la qualité : pour la plupart des indicateurs de processus, ils ne mesurent pas les résultats du soin mais plutôt l’organisation ou la traçabilité de la prise en charge, d’après les informations recueillies dans des documents administratifs (notamment le dossier patient). Si quelques-uns s’approchent davantage d’indicateurs de résultat dans le sens où ils mesurent la traçabilité de pratiques scientifiquement recommandées dans la prise en charge de pathologies spécifiques (telle la prise en charge de l’infarctus du myocarde dans sa phase aiguë), aucun n’est construit pour évaluer le cœur des pratiques médicales ou les résultats du soin en termes de mortalité. D’autre part, ces indicateurs mesurent la qualité à l’échelle de l’établissement de santé plutôt qu’à l’échelle des services ou des praticiens hospitaliers, de manière à ne pas mettre en cause directement des individus ou des équipes comme ont pu le faire les listes noires parues à la fin des années 1990.
11Ces indicateurs donnent toutefois lieu à un affichage public comparatif des résultats chiffrés, à travers des formes graphiques construites pour mettre en visibilité et en équivalence la qualité. L’affichage des scores permet de faire apparaître les établissements qui sont dans les normes, ceux qui se distinguent positivement des autres mais aussi les déviants, qui ont de mauvais scores ou, pire, qui ont refusé de se plier à la mesure (classe des « non-répondants »). Les indicateurs prétendent ainsi à la fois évaluer l’état de la qualité en toute objectivité et permettre de l’améliorer. Ils constituent une douce technologie de gouvernement des établissements de santé.
Des usages équivoques pour transformer l’hôpital sans faire de vagues
12Les multiples conflits suscités par les palmarès hospitaliers ont servi de contre-modèles dans la construction des indicateurs officiels. Tout en permettant aux pouvoirs publics de faire la preuve de leur volontarisme, ces indicateurs doivent permettre d’agir sur la qualité par des formes plurielles d’incitations, et sans brusquer les acteurs des établissements. Leur orientation consensuelle se traduit par les objectifs multiples qui sont associés aux indicateurs de qualité et de sécurité. En premier lieu, ces indicateurs s’attachent à donner une information valide à propos de la qualité à tout patient devant choisir un hôpital, selon un principe de démocratie et de transparence : un site internet ministériel, Platines (devenu par la suite Scope-Santé) est créé en 2006 pour afficher publiquement ces informations, qui sont par ailleurs mises à disposition par tous les établissements et reprises dans la plupart des palmarès hospitaliers. L’usage effectif des indicateurs par les patients n’a toutefois rien d’évident (Bras et al., 2010).
13En deuxième lieu, les indicateurs de qualité sont présentés comme un instrument de régulation du système hospitalier. Depuis 2009, ils sont intégrés au processus de certification des établissements par la HAS, avec l’objectif de renforcer son objectivité. Selon leurs promoteurs, ils peuvent également être mobilisés par les Agences régionales de santé (ARS) dans leurs contrats de gestion avec les hôpitaux. Toutefois, les sanctions institutionnelles en cas de mauvais résultats sont peu claires : si le décret d’application de la loi HPST prévoit que les établissements qui ne publient pas les résultats de leurs indicateurs de qualité et de sécurité peuvent être amputés de 0,1 % de leur budget, les conséquences en cas de publication de mauvais résultats restent floues et sont soumises à l’appréciation de chaque ARS.
14En troisième lieu, ces indicateurs sont présentés comme un levier interne pour l’amélioration de la qualité à l’échelle des établissements, servant à tous les acteurs mobilisés sur cette thématique : directeurs en charge de la qualité, acteurs en charge de la qualité et de la gestion des risques, médecins et infirmiers hygiénistes, professionnels participant aux différents comités de la qualité.
15Ces différents aspects sont le fruit d’un vaste et complexe jeu de négociations au cours de la construction des indicateurs à l’échelle institutionnelle. Bien que les indicateurs soient en constante évolution, cette « prudence » dans la démarche existe toujours aujourd’hui.
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17En une petite décennie, les indicateurs de qualité et de sécurité des soins se sont discrètement imposés dans le paysage hospitalier, où ils contribuent à transformer les établissements dans le sens d’une formalisation, d’une traçabilité et d’une auditabilité accrue. Il s’agit bien d’une entreprise de rationalisation, dans la mesure où les indicateurs déployés vont au-delà d’une simple euphémisation de la mise en transparence des prises en charge à l’hôpital. Loin d’être des coquilles vides, ils sont dotés d’une certaine épaisseur cognitive et d’une robustesse métrologique. Et loin d’être neutres, ils sont ouverts sur une pluralité d’usages normatifs en matière de régulation hospitalière, de normalisation des pratiques, de mise en transparence et de contrôle des établissements et des activités professionnelles. Pour autant, si cette entreprise institutionnelle s’attache à rationaliser l’hôpital, elle le fait en douceur. L’une des particularités de cette entreprise collective réside, en effet, dans son mode opératoire prudent, passant par des indicateurs institutionnalisés pas à pas, en évitant de susciter des conflits ouverts avec les acteurs hospitaliers.
18Cette dynamique entretient des rapports complexes avec le mouvement concomitant de rationalisation économique : l’engagement dans la qualité doit beaucoup à une forme d’anxiété par rapport à la pérennité des établissements, qui vivent bien souvent les deux mouvements comme des injonctions contradictoires. Depuis 2015, les indicateurs sont progressivement intégrés dans la tarification hospitalière, à travers des mécanismes d’incitations financières présentés comme une manière d’équilibrer la tarification à l’activité et de valoriser la qualité. Ces évolutions récentes soulèvent plusieurs questions. Tout d’abord, il est difficile de s’appuyer sur les indicateurs existants, forcément partiels puisque mesurant uniquement certaines dimensions et certains processus. Ensuite, l’usage financier soulève la question des risques importants que posent des stratégies d’amélioration des scores sans amélioration effective des pratiques. Enfin, un tel durcissement autour de la régulation peut limiter l’adhésion des professionnels qui se reconnaissaient dans cette démarche d’évaluation prudente et ses multiples usages.
Notes
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[1]
Cet article s’appuie sur une enquête qualitative réalisée dans le cadre d’une thèse de sociologie de l’action publique. La méthodologie adoptée articule une enquête par entretiens auprès des acteurs institutionnels qui ont participé au développement de ces indicateurs en France (ministère de la Santé, Haute Autorité de Santé, chercheurs en gestion et en santé publique développant les indicateurs, fédérations hospitalières, sociétés savantes d’anesthésie-réanimation, structures régionales mobilisées sur la qualité, etc.) et une analyse bibliographique des sources écrites consacrées aux indicateurs de qualité hospitalière en France depuis 1997 (rapports institutionnels, articles dans des revues scientifiques, publications dans des revues professionnelles).
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[2]
NDLR : le collège de Haute Autorité de Santé est l’instance de direction collégiale de cette autorité administrative indépendante à caractère scientifique, créée en 2004. Ses 8 membres sont nommés par le Président de la République et les présidents du Sénat, de l’Assemblée nationale et du Conseil, social, économique et environnemental. Outre l’établissement des référentiels de qualité, les missions de la HAS comprennent notamment : la certification des établissements, les recommandations de bonnes pratiques et l’évaluation des produits et technologies de santé.